Emile Zola
Thérèse
Raquin
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35 - Un échange
de lettres La lettre de Sainte-Beuve à Émile Zola, 10 juin 1868
Je ne sais si je vous enverrai cette lettre, car je ne me sens aucun droit de critique privée sur Thérèse Raquin, et il me faudra bien une troisième sommation pour que je vous obéisse. Votre uvre est remarquable, consciencieuse, et, à certains égards même, elle peut faire époque dans lhistoire du roman contemporain. Selon moi, cependant, elle dépasse les limites, elle sort des conditions de lart à quelque point de vue quon lenvisage ; et, en réduisant lart à nêtre que la seule et simple vérité, elle me paraît hors de cette vérité. Et tout dabord, vous prenez une épigraphe que rien ne justifie dans le roman. Si le vice et la vertu ne sont que des produits comme le vitriol et le sucre, il sensuivrait quun crime expliqué et motivé comme celui que vous exposez nest pas chose si miraculeuse et si monstrueuse, et on se demande dès lors pourquoi tout cet appareil de remords qui nest quune transformation et une transposition du remords moral ordinaire, du remords chrétien, et une sorte denfer retourné. Dès les premières pages, vous décrivez le passage du Pont-Neuf : je connais ce passage autant que personne et par toutes les raisons quun jeune homme a pu avoir dy rôder. Eh bien ! ce nest pas vrai, cest fantastique de description : cest comme la rue Soli, de Balzac. Le passage est plat, banal, laid, surtout étroit, mais il na pas toute cette noirceur profonde et ces teintes à la Rembrandt que vous lui prêtez. Cest là une manière aussi dêtre infidèle. Vos personnages dailleurs, si vous les avez faits exprès plats et vulgaires (excepté la jeune femme qui a quelque chose dalgérien) sont ressemblants, bien présentés, analysés en conscience, copiés avec probité. A vrai dire, si peu idéaliste que je sois, je me demande bien si le crayon ou la plume ont nécessairement pour objet de choisir des objets vulgaires, sans nul agrément (je me le suis même demandé déjà au sujet de Germinie Lacerteux de mes amis les Goncourt) ; je me suis persuadé quun peu dagréable, un peu de touchant, nest point entièrement inutile, ne fût-ce que sur un point ou deux, dans un tableau même quon veut faire parfaitement triste et terne. Mais enfin je passe. Il y a un endroit où je trouve particulièrement du talent, au sens de linvention : cest dans la hardiesse des rendez-vous : la page sur le chat, sur ce quil pourrait dire, est charmante et cela ne rentre plus dans la copie pure et simple. Je trouve encore un grand talent danalyse et de vraisemblance (le genre admis) dans les scènes préparatoires de la noyade, et dans celles qui suivent immédiatement. Mais là je marrête, et le roman me semble faire fausse route. Je prétends quici vous manquez à lobservation ou à la divination. Cest fait de tête et non daprès nature. Et, en effet, les passions sont féroces. Une fois déchaînées, tant quelles ne sont pas assouvies, elles nont pas de cesse. Si Clytemnestre et Egisthe, saimant à la fureur, navaient pu se posséder complètement quà côté du cadavre tout chaud et saignant dAgamemnon, le cadavre dAgamemnon ne les aurait pas gênés, au moins pour les premières nuits. Aussi je ne comprends rien à vos amants, à leurs remords et à leur refroidissement subit, avant dêtre arrivés à leurs fins. Ah ! plus tard, je ne dis pas. Quand la passion principale est satisfaite, on réfléchit, on voit les inconvénients : le chapitre des remords commence Vous voyez mes objections, cher Monsieur. Ce qui ne maveugle pas sur le mérite technique et dexécution de bien des pages. Je désirerais seulement que le mot de vautrer se rencontrât moins souvent, et que cet autre mot brutal, qui reparaît sans cesse, ne vînt pas accuser la note dominante, qui na nullement besoin de ce rappel pour ne pas se laisser oublier. Vous avez fait un acte hardi : vous avez bravé dans cette uvre et le public et aussi la critique. Ne vous étonnez pas de certaines colères ; le combat est engagé ; votre nom y est signalé : de tels conflits se terminent, quand un auteur de talent le veut bien, par un autre ouvrage, également hardi, mais un peu détendu, où le public et la critique croient voir une concession à leur gré, et tout finit par un de ces traités de paix qui consacrent une réputation de plus. Tout à vous. Sainte-Beuve P.S. Voici un aphorisme moral qui, selon moi, atteint votre roman par le milieu : « Une passion, une fois déchaînée, ne séteint point, ne se coupe point brusquement par le remords, comme la fièvre par la quinine, avant de sêtre assouvie. » * *
Monsieur et cher maître, Si je me suis permis dinsister pour avoir votre opinion sur Thérèse Raquin, cest que je savais à lavance combien votre critique serait juste et sympathique. Les jeunes gens comme moi ont tout à gagner à connaître le jugement de leurs illustres aînés sur leur compte. Jaccepte vos critiques avec plus de reconnaissance encore que vos éloges. Permettez-moi, cependant, de me défendre contre un de vos blâmes. Vous me dites que jai menti à la vérité en ne jetant pas Laurent et Thérèse dans les bras lun de lautre, le lendemain du meurtre. Si jai cru devoir les séparer, leur donner des répugnances et des lassitudes, cest que je nai pas voulu peindre une passion tragique, âpre, insatiable. Lorsquils tuent, ils sont déjà presque dégoûtés lun de lautre. Leur crime est une fatalité à laquelle ils ne peuvent échapper. Ils éprouvent comme un affaissement après lassassinat, comme une paix dêtre débarrassés dun effort trop violent pour leur nature. Je ne sais si je mexprime clairement. Mes héros nont que des instincts ; plus tard, quand ils se marient après une année dindifférence, ils obéissent aux conséquences des faits. A la vérité, ils ne saiment jamais, dans le sens français et italien du mot. Le jour où Laurent jette Thérèse sur le carreau, il a à peine des désirs ; toujours cette femme le troublera ; quand il la possèdera tout à fait, elle achèvera de détraquer son être. Le drame est surtout physiologique. Le meurtre est pour ces tempéraments une crise aiguë, qui les laisse hébétés et comme étrangers. Dailleurs, lorsquils tuent, ils ne tuent déjà plus pour se posséder ; je crois que tout acte violent, dans des natures lâches et vulgaires, saccomplit mécaniquement et amène un oubli presque complet des causes et du but. Ils tuent parce quils se sont promis de tuer et ils sépousent plus tard parce que leur mariage est un résultat nécessaire du meurtre. Sils tardent pendant plus dune année, cest quà la vérité ils ne saiment pas, cest quils sont secoués et écurés, cest quils ne se retrouvent plus eux-mêmes, et quils ont besoin dun long temps pour éprouver de nouveau le désir de leurs étreintes. Ôtez-leur la passion tragique, faites-en des brutes, et vous comprendrez leurs crises et leurs affaissements. Je sais bien que tout cela est très particulier, très exceptionnel ; je lai voulu ainsi, à la suite de certaines observations et de certaines intuitions que je crois vraies. Me pardonnez-vous, Monsieur et cher maître, davoir cherché à me défendre, bien mal sans doute, au courant de la plume. Vous avez mille fois raison : je sais bien quil me faut écrire une autre uvre, mieux équilibrée, plus vraie et plus étudiée. Le malheur est que ma plume est mon seul gagne-pain, et que je ne puis travailler aux ouvrages que je rêve. La lutte est rude pour moi. Quand je serai assez connu, quand le livre pourra me faire vivre, quand il me sera permis de quitter le journalisme pour lequel je ne suis pas fait, alors seulement je me mettrai sérieusement à la besogne. Vous mavez donné quelques espérances, et je vous remercie mille fois. Veuillez me croire, Monsieur et cher maître, votre tout reconnaissant et tout dévoué Émile Zola |