Le Capitaine Burle
Émile Zola
1882
Il était neuf heures. La petite ville de Vauchamp venait de
se mettre au lit, muette et noire, sous une pluie glacée de novembre.
Dans la rue des Récollets, une des rues les plus étroites,
les plus désertes du quartier Saint-Jean, une fenêtre restait
éclairée, au troisième étage dune
vieille maison, dont les gouttières
rompues lâchaient des torrents deau. Cétait
madame
Burle qui veillait devant un maigre feu de souches de vigne,
pendant que son petit-fils Charles faisait ses devoirs, dans la
clarté pâle de la lampe.
Lappartement, loué cent soixante
francs par an, se composait
de quatre pièces énormes, quon ne parvenait pas
à chauffer
lhiver. Madame Burle couchait dans la plus vaste ; son fils, le
capitaine-trésorier Burle, avait pris la chambre donnant sur
la
rue, près de la salle à manger ; et le petit Charles,
avec son lit de
fer, était perdu au fond dun immense salon aux tentures
moisies,
qui ne servait pas. Les quelques meubles du capitaine et de
sa mère, un mobilier Empire dacajou massif, dont les continuels
changements de garnison avaient bossué et arraché les
cuivres, disparaissaient sous les hauts plafonds, doù tombait
comme une fine poussière de ténèbres. Le carreau,
peint en
rouge, froid et dur, glaçait les pieds ; et il ny avait,
devant les
sièges, que des petits tapis usés, dune pauvreté
grelottante dans
ce désert, où tous les vents soufflaient, par les portes
et les fenêtres
disjointes.
Près de la cheminée, madame
Burle était accoudée, au fond
de son fauteuil de velours jaune, regardant fumer une dernière
racine, de ces regards fixes et vides des vieilles gens qui revivent
en eux-mêmes. Elle restait ainsi les journées entières,
avec sa
haute taille, sa longue figure grave dont les lèvres minces ne
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souriaient jamais. Veuve dun colonel, mort à la veille
de passer
général, mère dun capitaine, quelle
avait accompagné jusque
dans ses campagnes, elle gardait une raideur militaire, elle
sétait fait des idées de devoir, dhonneur,
de patriotisme, qui la
tenaient rigide, comme séchée sous la rudesse de la discipline.
Rarement une plainte lui échappait. Quand son fils était
devenu
veuf, après cinq ans de mariage, elle avait naturellement accepté
léducation de Charles, avec la sévérité
dun sergent chargé
dinstruire les recrues. Elle surveillait lenfant, sans lui
tolérer
un caprice ni une irrégularité, le forçant à
veiller jusquà minuit,
et veillant elle-même, si les devoirs nétaient pas
faits. Charles,
de tempérament délicat, grandissait très pâle
sous cette règle
implacable, la face éclairée par de beaux yeux, trop grands
et
trop clairs.
Dans ses longs silences, madame Burle ne remuait
jamais
quune même idée : son fils avait trahi son espoir.
Cela suffisait
à loccuper, lui faisait revivre sa vie, depuis la naissance
du petit,
quelle voyait atteindre les plus hauts grades, au milieu dun
fracas
de gloire, jusquà cette existence étroite de garnison,
ces
journées mornes et toujours semblables, cette chute dans ce
poste de capitaine-trésorier, dont il ne sortirait pas, et où
il
sappesantissait. Pourtant, les débuts lavaient gonflée
dorgueil ; un instant, elle put croire son rêve réalisé.
Burle quittait
à peine lécole de Saint-Cyr, lorsquil sétait
distingué à la
bataille de Solférino, en prenant, avec une poignée dhommes,
toute une batterie ennemie ; on le décora, les journaux parlèrent
de son héroïsme, il fut connu pour un des soldats les plus
braves
de larmée. Et, lentement, le héros engraissa, se
noya dans sa
chair, épais, heureux, détendu et lâche. En 1870,
il nétait que
capitaine ; fait prisonnier dans la première rencontre, il revint
dAllemagne furieux, jurant bien quon ne le reprendrait plus
à
se battre, trouvant ça trop bête ; et, comme il ne pouvait
quitter
larmée, incapable dun métier, il réussit
à se faire nommer capitaine-
trésorier, une niche, disait-il, où du moins on le laisserait
crever tranquille. Ce jour-là, madame Burle avait senti un grand
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déchirement en elle. Cétait fini, et elle navait
plus quitté son
altitude raidie, les dents serrées.
Le vent sengouffra dans la rue des Récollets,
un flot de
pluie vint battre rageusement les vitres. La vieille femme avait
levé les yeux des souches de vigne qui séteignaient,
pour
sassurer que Charles ne sendormait pas sur sa version latine.
Cet enfant de douze ans redevenait une espérance suprême,
où
se rattachait son besoin entêté de gloire. Dabord,
elle lavait
détesté, de toute la haine quelle portait à
sa mère, une petite
ouvrière en dentelles, jolie, délicate, que le capitaine
avait eu la
bêtise dépouser, ne pouvant en faire sa maîtresse,
fou de désir.
Puis, la mère morte, le père vautré dans son vice,
madame Burle
sétait remise à rêver devant le pauvre être
souffreteux, quelle
élevait à grandpeine. Elle le voulait fort, il serait
le héros que
Burle avait refusé dêtre ; et, dans sa froideur sévère,
elle le regardait
pousser avec anxiété, lui tâtant les membres, lui
enfonçant
du courage dans le crâne. Peu à peu, aveuglée par
sa passion,
elle avait cru quelle tenait enfin lhomme de sa famille.
Lenfant, de nature tendre et rêveuse, avait une horreur
physique
du métier des armes ; mais, comme sa grandmère lui
faisait
une peur horrible, et quil était très doux, très
obéissant, il répétait
ce quelle disait, lair résigné à être
soldat un jour.
Cependant, madame Burle remarqua que la version
ne
marchait guère. Charles, assourdi par le bruit de la tempête,
dormait, la plume à la main, les yeux ouverts sur le papier.
Alors, elle tapa de ses doigts secs le bord de la table ; et il fit
un
saut, il ouvrit son dictionnaire quil feuilleta fiévreusement.
Toujours muette, la vieille femme rapprocha les souches, essaya
de rallumer le feu, sans y parvenir.
Au temps où elle croyait à son
fils, elle sétait dépouillée, il
lui avait mangé ses petites rentes, dans des passions quelle
nosait approfondir. À cette heure encore, il vidait la
maison,
tout coulait à la rue ; cétait la misère,
les pièces nues, la cuisine
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froide. Jamais elle ne lui parlait de ces choses ; car, dans son
respect de la discipline, il restait le maître. Seulement, elle
était
parfois prise dun frisson à la pensée que Burle
pourrait bien un
jour commettre quelque sottise, qui empêcherait Charles
dentrer dans larmée.
Elle se levait pour aller chercher à
la cuisine un sarment,
lorsquune terrible bourrasque, qui sabattit sur la maison,
secoua
les portes, arracha une persienne, rabattit leau des gouttières
crevées, dont le torrent inonda les fenêtres. Et, dans
ce
vacarme, un coup de sonnette lui causa une surprise. Qui pouvait
venir à une telle heure et par un temps pareil ? Burle ne
rentrait plus que passé minuit, quand il rentrait. Elle ouvrit.
Un
officier parut, trempé, éclatant en jurons.
Sacré nom de Dieu !
Ah
! quel chien de temps !
Cétait le major Laguitte, un vieux brave qui avait servi
sous
le colonel Burle, au beau temps de madame Burle. Parti enfant
de troupe, il était arrivé par sa bravoure, beaucoup plus
que par
son intelligence, au grade de chef de bataillon, lorsquune infirmité,
un raccourcissement des muscles de la cuisse, à la suite
dune blessure, lavait forcé daccepter le poste
de major. Il boitait
même légèrement ; mais il naurait pas fallu
le lui dire en
face, car il refusait den convenir.
Cest vous, major ? dit madame
Burle, de plus en plus
étonnée.
Oui, nom de Dieu ! grogna Laguitte, et il faut bougrement
vous aimer pour courir les rues par cette sacrée pluie
Cest à
ne pas mettre un curé dehors.
Il se secouait, des mares coulaient de ses bottes sur le plancher.
Puis, il regarda autour de lui.
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Jai absolument besoin de voir Burle
Est-ce quil
est déjà
couché, ce fainéant ?
Non, il nest pas rentré, dit la vieille femme de
sa voix
dure.
Le major parut exaspéré. Il semporta, criant :
Comment ! pas rentré ! Mais
alors ils se sont fichus de
moi, à son café, chez la Mélanie, vous savez bien
!
Jarrive, et il
y a une bonne qui me rit au nez, en me disant que le capitaine
est allé se coucher. Ah ! nom de Dieu ! je sentais ça,
javais envie
de lui tirer les oreilles !
Il se calma, il piétina dans la pièce, indécis,
lair bouleversé.
Madame Burle le regardait fixement.
Cest au capitaine lui-même
que vous avez besoin de parler
? demanda-t-elle enfin.
Oui, répondit-il.
Et je ne puis lui répéter ce que vous avez à
lui dire ?
Non.
Elle ninsista pas. Mais elle restait debout, elle regardait
toujours le major, qui ne semblait pouvoir se décider à
partir. À
la fin, la colère le reprit.
Tant pis ! sacré nom !
Puisque je suis venu, il faut que
vous sachiez
Ça vaut mieux peut-être.
Et il sassit devant la cheminée, allongeant ses bottes
boueuses, comme si un feu clair avait flambé sur les chenets.
Madame Burle allait reprendre sa place dans son fauteuil, lors
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quelle saperçut que Charles, vaincu par la fatigue,
venait de
laisser tomber sa tête entre les pages ouvertes de son dictionnaire.
Lentrée du major lavait dabord secoué
; puis, voyant
quon ne soccupait plus de lui, il navait pu résister
au sommeil.
Sa grandmère se dirigeait vers la table, pour donner une
tape
sur ses mains frêles qui blanchissaient sous la lampe, lorsque
Laguitte larrêta.
Non, non, laissez, ce pauvre petit
homme dormir
Ce
nest pas si drôle, il na pas besoin dentendre.
La vieille femme revint sasseoir. Un silence régna. Tous
deux se contemplaient.
Eh bien ! ça y est ! dit enfin
le major, en appuyant sa
phrase dun furieux mouvement du menton. Ce salaud de Burle
a fait le coup !
Madame Burle neut pas un tressaillement. Elle blêmissait,
plus raide dans son fauteuil. Lautre continua :
Je me méfiais bien
Je
métais promis de vous en parler
un jour. Burle dépensait trop, puis il avait un air idiot qui
ne
mallait guère. Mais jamais je naurais cru
Ah
! nom de Dieu !
faut-il être bête pour faire des saletés pareilles
!
Et il sallongeait des coups de poing féroces sur le genou,
étranglé dindignation. La vieille femme dut lui
poser une question
nette.
Il a volé ?
Vous ne pouvez vous imaginer la chose
Nest-ce pas
? je
ne vérifiais jamais, moi ! Japprouvais ses comptes, je
donnais
des signatures. Vous savez comment ça se passe, dans le conseil.
Au moment de linspection seulement, à cause du colonel
qui est
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un maniaque, je lui disais : « Mon vieux, veille à ta caisse,
cest
moi qui en réponds. » Et jétais bien tranquille
Pourtant, depuis
un mois, comme il avait une si drôle de tête et quon
me
rapportait des choses pas propres, je mettais davantage mon
nez dans ses registres, jépluchais ses écritures.
Tout mavait
lair en ordre, cétait très bien tenu
Il sarrêta, soulevé par
une telle bouffée de fureur, quil dut
se soulager tout de suite.
Cré nom de Dieu ! cré
nom de Dieu !
Ce nest pas sa coquinerie
qui me lâche, cest la façon dégoûtante
dont il sest
conduit à mon égard. Il sest foutu de moi, entendez-vous,
madame
Burle !
Cré nom de Dieu ! est-ce quil me prend pour
une vieille bête ?
Alors, il a volé ? demanda de nouveau la mère.
Ce soir, reprit le major un peu calmé, je sortais de table,
lorsque Gagneux est venu
Vous connaissez Gagneux, le boucher
qui est au coin de la place aux Herbes. Encore un sale coquin,
celui-là, qui a eu ladjudication de la viande et qui fait
manger à nos hommes toutes les vaches crevées du département
!
Bon ! je le reçois comme un chien, quand il me découvre
le pot aux roses. Ah ! cest du propre ! Il paraît que Burle
ne
lui donnait jamais que des acomptes ; un mic-mac épouvantable,
un embrouillamini de chiffres où le diable ne pourrait se
reconnaître ; bref, Burle lui redoit deux mille francs, et le
boucher
parle daller tout dire au colonel, si on ne le paye pas
Le
pis est que mon cochon de Burle, pour me flanquer dedans, me
donnait chaque semaine un reçu faux, quil signait carrément
du
nom de Gagneux
À moi, à moi son vieil ami, une pareille
farce ! Nom de Dieu de nom de Dieu !
Le major se leva, lança les poings au plafond et se laissa retomber
sur sa chaise. Madame Burle répéta encore :
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Il a volé, ça devait être.
Puis, sans un mot de jugement et de condamnation sur son
fils, elle ajouta simplement :
Deux mille francs, mais nous ne les
avons pas
Il y a
peut-être trente francs ici.
Je men doutais, dit Laguitte. Et vous savez où tout
ça
passe ? chez la Mélanie, une sacrée roulure qui a rendu
Burle
complètement idiot
Oh ! les femmes ! je lavais bien
dit,
quelles lui casseraient les reins ! Je ne sais pas comment il
est
fait, cet animal-là ! Il na que cinq ans de moins que moi,
et il est
encore enragé. Quel fichu tempérament !
Il y eut un nouveau silence. Au dehors, la pluie redoublait,
et lon entendait, dans la petite ville endormie, le fracas des
tuyaux de cheminée et des ardoises que louragan écrasait
sur le
pavé des rues.
Voyons, reprit le major en se mettant
debout, ça
narrange pas les affaires, de rester là
Vous êtes
prévenue, je
file.
Quel parti prendre ? où sadresser ? murmurait la
vieille
femme.
Ne vous désespérez pas, il faut voir
Si javais
seulement
ces deux mille francs ; mais vous savez que je ne suis pas riche.
Il se tut, embarrassé. Lui, vieux garçon, sans femme,
sans
enfants, buvait scrupuleusement sa paye et perdait à lécarté
ce
que le cognac et labsinthe épargnaient. Avec cela, très
honnête,
par règle.
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Nimporte ! continua-t-il, quand il fut sur le seuil, je
vais
toujours aller relancer mon gredin chez sa donzelle. Je remuerai
ciel et terre
Burle, le fils de Burle, condamné pour vol
! Allons
donc ! est-ce que cest possible ! Ce serait la fin du monde.
Jaimerais mieux faire sauter la ville
Et, tonnerre de Dieu
! ne
vous faites pas de peine. Tout ça, cest encore plus vexant
pour
moi !
Il lui donna une rude poignée de main, il disparut dans
lombre de lescalier, pendant quelle léclairait,
en levant la
lampe. Quand elle eut reposé cette lampe sur la table, dans le
silence et la nudité de la vaste pièce, elle resta un
instant immobile,
devant Charles qui dormait toujours, le visage entre les
feuillets du dictionnaire. Cétait, avec de longs cheveux
blonds,
une tête pâle de fille. Et elle rêvait, et sur son
visage durci et
fermé un attendrissement parut ; mais ce ne fut quune rougeur
passagère, le masque reprit tout de suite son entêtement
de
froide volonté. Elle appliqua une tape sèche sur la main
du petit,
en disant :
Charles, ta version !
Lenfant se réveilla, effaré, grelottant, et se remit
à feuilleter
rapidement le dictionnaire. À ce moment, le major Laguitte,
qui refermait à la volée la porte de la rue, recevait
sur la tête un
tel paquet deau, tombé des gouttières, quon
lentendit jurer
dans le vacarme de la tempête. Puis, il ny eut plus, au
milieu du
roulement de laverse, que le léger grincement de la plume
de
Charles sur le papier. Madame Burle avait repris sa place devant
la cheminée, raidie, les yeux sur le feu mort, dans son idée
fixe
et dans son altitude de tous les soirs.
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II
Le Café de Paris, tenu par madame veuve Mélanie Cartier,
se trouvait sur la place du Palais, une grande place irrégulière,
plantée de petits ormes poussiéreux. À Vauchamp,
on disait :
« Viens-tu chez Mélanie ? » Au bout de la première
salle, assez
vaste, il y en avait une autre : « le Divan », très
étroite, garnie de
banquettes de moleskine le long des murs, avec quatre tables de
marbre dans les angles. Cétait là que Mélanie,
désertant son
comptoir où elle installait sa bonne Phrosine, passait la soirée
avec quelques habitués, les intimes, ceux quon appelait
dans la
ville : « Ces messieurs du divan. » Cela notait un homme
; on ne
le nommait plus quavec des sourires, où il entrait à
la fois de la
déconsidération et une sourde envie.
Madame Cartier était devenue veuve
à vingt-cinq ans. Son
mari, un charron qui avait stupéfié Vauchamp en prenant
le
Café de Paris, à la mort dun oncle, était
revenu un beau matin
avec elle de Montpellier, où il faisait tous les six mois un
voyage
pour ses liqueurs. Il montait sa maison ; il avait, avec ses fournitures,
choisi une femme telle quil la voulait sans doute, engageante
et poussant aux consommations. Jamais on ne sut où il
lavait ramassée ; et il ne lépousa même
que six mois après
lavoir essayée dans son comptoir. Les avis, dailleurs,
se trouvaient
partagés, à Vauchamp : les uns déclaraient Mélanie
superbe
; les autres la traitaient de gendarme. Cétait une grande
femme, avec de grands traits et des cheveux durs, qui lui tombaient
sur les sourcils. Mais personne ne niait sa force à « entortiller
les hommes ». Elle avait de beaux yeux, elle en abusait
pour regarder fixement ces messieurs du divan, qui pâlissaient
et devenaient souples. Puis, le bruit courait que cétait
un beau
corps de femme ; et, dans le Midi, on aime ça. Cartier était
mort
dune façon singulière. On parla dune querelle
entre les époux,
dun dépôt qui sétait formé à
la suite dun coup de pied dans le
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ventre. Du reste, Mélanie se trouva fort embarrassée,
car le café
ne prospérait guère. Le charron avait mangé largent
de loncle à
boire lui-même son absinthe et à user son billard. On crut
un
instant quelle serait forcée de vendre. Mais cette vie
lui plaisait,
et pour une dame linstallation était toute faite. Il ne
lui fallait
jamais que quelques clients, la grande salle pouvait rester vide.
Elle se contenta donc de faire coller du papier blanc et or dans le
divan et de renouveler la moleskine des banquettes. Dabord,
elle y tint compagnie à un pharmacien ; puis, vinrent un fabricant
de vermicelle, un avoué, un magistrat en retraite. Et ce fut
ainsi que le Café demeura ouvert, bien que le garçon ny
servît
pas vingt consommations en un jour. Lautorité tolérait
létablissement, parce que les convenances étaient
gardées et
quen somme beaucoup de gens respectables se seraient trouvés
compromis.
Le soir, dans la grande salle, quatre ou cinq
petits rentiers
du voisinage faisaient quand même leur partie de dominos. Cartier
était mort, le Café de Paris avait pris détranges
allures ;
eux, ne voyaient rien, conservaient leurs habitudes. Comme le
garçon devenait inutile, Mélanie finit par le congédier.
Cétait
Phrosine qui allumait un seul bec de gaz, dans un coin, pour la
partie des petits rentiers. Parfois, une bande de jeunes gens,
attirés par les histoires quon racontait, après
sêtre excités à
entrer chez Mélanie, envahissaient la salle, avec des rires
bruyants et gênés. Mais on les recevait dun air de
dignité glaciale
; ils ne voyaient pas la patronne, où, si elle était là,
elle, les
écrasait sous un mépris de belle femme, qui les laissait
balbutiants.
Mélanie avait trop dintelligence pour soublier à
des sottises.
Pendant que la grande salle restait obscure, éclairée
seulement
dans langle où les petits rentiers remuaient mécaniquement
leurs dominos, elle servait elle-même ces messieurs du
divan, aimable sans licence, se permettant, aux heures
dabandon, de sappuyer sur lépaule dun
dentre eux, pour suivre
un coup délicat décarté.
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Un soir, ces messieurs, qui avaient fini par se tolérer, eurent
une surprise bien désagréable en trouvant le capitaine
Burle installé dans le divan. Il était, paraît-il,
entré le matin
boire un vermout, par hasard ; et, seul avec Mélanie, il avait
causé. Le soir, quand il était revenu, Phrosine lavait
tout de
suite fait passer dans la petite salle.
Deux jours après, Burle régnait,
sans avoir pour cela mis en
fuite ni le pharmacien, ni le fabricant de vermicelle, ni lavoué,
ni lancien magistrat. Le capitaine, petit et large, adorait les
grandes femmes. Au régiment, on lavait surnommé
« Juponeux
», pour sa continuelle faim de la femme, pour sa rage
dappétits, qui se satisfaisait nimporte où
et nimporte comment,
dautant plus violente, quelle pouvait mordre dans un
morceau plus gros. Lorsque les officiers et même les simples
soldats rencontraient quelque outre de chair, un débordement
dappas, une géante soufflée de graisse, ils sécriaient,
quelle fût
en guenilles ou habillée de velours : « En voilà
encore une pour
ce sacré Juponeux ! » Toutes y passaient ; et, le soir,
dans les
chambrées, on prédisait quil sen ferait crever.
Aussi Mélanie,
ce beau corps de femme, le prit-elle en entier, avec une puissance
irrésistible. Il sombra, il sabîma en elle. Au bout
de
quinze jours, il était tombé dans un hébétement
damoureux
gras qui se vide sans maigrir. Ses petits yeux, noyés au milieu
de
sa face bouffie, suivaient partout la veuve, de leur regard de
chien battu. Il soubliait, en continuelle extase devant cette
large
figure dhomme, plantée de cheveux rudes comme des poils.
De
peur quelle ne lui coupât les vivres, comme il disait, il
tolérait
ces messieurs du divan et donnait sa paie jusquau dernier liard.
Ce fut un sergent qui prononça le mot de la situation : «
Juponeux
a trouvé son trou, il y restera. » Un homme enterré
!
Il était près de dix heures,
lorsque le major Laguitte rouvrit
furieusement la porte du Café de Paris. Par le battant, lancé
à
toute volée, on aperçut un instant la place du Palais,
noire,
changée en un lac de fange liquide, bouillonnante sous la terri
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ble averse. Le major, trempé cette fois jusquà la
peau, laissant
derrière lui un fleuve, marcha droit au comptoir, où Phrosine
lisait un roman.
Bougresse ! cria-t-il, cest toi
qui te fous des militaires ?
Tu mériterais
Et il leva la main, il ébaucha une claque à assommer un
boeuf. La petite bonne se reculait, effarée, tandis que les bourgeois,
béants, tournaient la tête sans comprendre. Mais le major
ne sattarda pas ; il poussa la porte du divan, tomba entre Burle
et Mélanie, juste au moment où celle-ci, par gentillesse,
faisait
boire un grog au capitaine à petites cuillerées, comme
on donne
la becquée à un serin favori. Il nétait venu,
ce soir-là, que le
magistrat en retraite et le pharmacien, qui tous deux sen
étaient allés de bonne heure, pris de tristesse. Et Mélanie,
ayant
besoin de trois cents francs le lendemain, profitait de loccasion
pour se montrer câline.
Voyons, le chéri à sa
mère
Donnez votre bec
Cest
bon, hein ? petit cochon !
Le capitaine, très rouge, avachi, les yeux morts, suçait
la
cuiller, dun air de jouissance profonde.
Nom de Dieu ! gueula le major, debout
sur le seuil, tu te
fais donc garder par les femelles, maintenant ! On me dit que tu
nes pas venu, on me flanque à la porte, pendant que tu
es là, à
te ramollir !
Burle, repoussant le grog, avait tressailli. Dun mouvement
irrité, Mélanie sétait avancée, comme
pour le couvrir de son
grand corps. Mais Laguitte la regarda en face, avec cet air tranquille
et résolu que connaissent bien les femmes menacées de
recevoir une gifle.
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Laissez-nous, dit-il simplement.
Elle hésita encore une seconde. Elle avait cru sentir le vent
de la gifle, et, blême de rage, elle rejoignit Phrosine dans le
comptoir.
Quand ils furent enfin seuls, le major Laguitte
se posa devant
le capitaine Burle ; puis, les bras croisés, se courbant, à
pleine voix il lui cria dans la figure :
Salaud !
Lautre, ahuri, voulut se fâcher. Il nen eut pas le
temps.
Tais-toi !
Tu tes fichu
salement dun ami. Tu mas collé
des reçus faux qui pouvaient nous conduire aux galères
tous les
deux. Est-ce que cest propre, ça ? Est-ce quon se
fait des plaisanteries
pareilles, quand on se connaît depuis trente ans ?
Burle, retombé sur sa chaise, était devenu livide. Un
grelottement
de fiévreux agitait ses membres. Le major continua, en
marchant autour de lui, et en donnant des coups de poing sur
les tables :
Alors, tu as volé comme un gratte-papier,
et pour ce
grand chameau !
Encore, si tu avais volé pour ta mère,
ce serait
honorable. Mais, nom de Dieu ! aller manger la grenouille et
apporter la monnaie dans cette baraque, cest ça qui
menrage !
Dis ? quas-tu donc dans le coco pour te
crever à
ton âge, avec un pareil gendarme ? Ne mens pas, je vous ai vus
tout à lheure faire vos saletés.
Tu joues bien, toi, bégaya le capitaine.
Oui, je joue, tonnerre ! reprit le major, dont cette remarque
redoubla la fureur, et je suis un sacré cochon de jouer, parce
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que ça me mange tout mon saint-frusquin, et que ce nest
guère
à lhonneur de larmée française. Mais,
cré nom de Dieu ! si je
joue, je ne vole pas !
Crève, toi, si tu veux, laisse mourir
de
faim la maman et le moutard, seulement respecte la caisse et ne
fous pas les amis dans lembarras !
Il se tut. Burle restait les yeux fixes, lair
imbécile. On
nentendit pendant un instant que le bruit des bottes du major.
Et pas un radis ! reprit celui-ci violemment.
Hein ? te
vois-tu entre deux gendarmes ? Ah ! salaud !
Il se calma, il le prit par le poignet et le mit debout.
Allons, viens ! Il faut tenter tout
de suite quelque chose,
car je ne veux pas me coucher avec ça sur lestomac
Jai une
idée.
Dans la grande salle, Mélanie et sa bonne Phrosine causaient
vivement, à demi-voix. Lorsquelle vit sortir les deux
hommes, Mélanie osa sapprocher, pour dire à Burle
sur un ton
flûte :
Comment ? capitaine, vous partez déjà
?
Oui, il part, répondit brutalement Laguitte, et je compte
bien quil ne remettra jamais les pieds dans votre sale trou.
La petite bonne, effrayée, tirait sa maîtresse par la robe.
Elle eut le malheur de murmurer le mot « ivrogne ». Du coup,
le
major lâcha la gifle qui lui brûlait la main depuis un instant.
Les
deux femmes sétaient baissées, il nattrapa
que le chignon de
Phrosine, dont il aplatit le bonnet et cassa le peigne. Ce fut une
indignation parmi les petits rentiers.
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Nom de Dieu ! filons, dit Laguitte en poussant Burle sur
le trottoir. Si je reste, je les assomme tous, là dedans.
Dehors, pour traverser la place, ils eurent de leau jusquaux
chevilles. La pluie, poussée par le vent, ruisselait sur
leurs visages. Pendant que le capitaine marchait silencieux, le
major se remit à lui reprocher sa « couillonnade »,
avec plus
demportement. Un joli temps, nest-ce pas ? pour courir les
rues. Sil navait pas fait de bêtise, tous deux seraient
chaudement
dans leur lit, au lieu de patauger comme ça. Puis, il parla
de Gagneux. Un gredin dont les viandes gâtées avaient par
trois
fois donné des coliques à tout le régiment ! Cétait
dans huit
jours que finissait le marché passé avec lui. Du diable
si, à
ladjudication, on accepterait son offre !
Ça dépend de moi, je
choisis qui je veux, grondait le major.
Jaimerais mieux me couper un bras que de faire encore gagner
un sou à cet empoisonneur !
Il glissa, entra dans un ruisseau jusquaux genoux ; et, la
voix étranglée de jurons, il ajouta :
Tu sais, je vais chez lui
Je
monterai, tu mattendras à la
porte
Je veux voir ce que cette crapule a dans le ventre, et sil
osera aller demain chez le colonel, comme il men a menacé
Avec un boucher, nom de Dieu ! se compromettre avec un boucher
! Ah ! tu nes pas fier, toi ! cest ce que je ne te pardonnerai
jamais !
Ils arrivaient à la place aux Herbes. La maison de Gagneux
était toute noire ; mais Laguitte frappa violemment, et lon
finit
par lui ouvrir. Resté seul dans la nuit épaisse, le capitaine
Burle
ne songea même pas à chercher un abri. Il demeurait planté
au
coin du marché, debout sous la pluie battante, la tête
pleine
dun grand bourdonnement qui lempêchait de réfléchir.
Il ne
sennuya pas, il neut pas conscience du temps. La maison,
avec
20
sa porte et ses fenêtres closes, était comme morte ; et
il la regardait.
Lorsque le major en sortit au bout dune heure, il sembla
au capitaine quil venait à peine dy entrer.
Laguitte, lair sombre, ne dit rien.
Burle nosa linterroger.
Un instant, ils se cherchèrent, se devinant dans les ténèbres.
Puis, ils se remirent à suivre les rues obscures, où leau
roulait
comme dans un lit de torrent. Ils allaient ainsi côte à
côte, vagues
et muets ; le major, enfoncé dans son silence, ne jurait
même plus. Pourtant, comme ils passaient de nouveau par la
place du Palais, et que le Café de Paris était encore
éclairé, il
tapa sur lépaule de Burle, en disant :
Si jamais tu rentres dans ce trou
Naie pas peur ! répondit le capitaine, sans le laisser
achever la phrase.
Et il lui tendit la main. Mais Laguitte reprit :
Non, non, je taccompagne jusquà
ta porte. Comme ça, je
serai sûr au moins que tu ny retourneras pas cette nuit.
Ils continuèrent leur marche. En remontant la rue des Récollets,
tous deux ralentirent le pas. Puis, devant sa porte, après
avoir sorti sa clef de la poche, le capitaine finit par se décider.
Eh bien ? demanda-t-il.
Eh bien ! reprit le major dune voix rude, je suis un salaud
comme toi
Oui, jai fait une saleté
Ah ! sacré
nom ! que
le diable temporte ! Nos soldats mangeront encore de la carne
pendant trois mois.
Et il expliqua que Gagneux, ce dégoûtant Gagneux, était
un
bougre de tête, qui, petit à petit, lavait amené
à un marché : il
21
nirait pas trouver le colonel, il ferait même cadeau des
deux
mille francs, en remplaçant les faux reçus par des reçus
signés
de lui ; mais, en retour, il exigeait que le major lui assurât,
aux
prochaines adjudications, la fourniture de la viande. Cétait
une
chose arrangée.
Hein ? reprit Laguitte, doit-il faire
du rabiot, lanimal,
pour nous lâcher ainsi deux mille francs !
Burle, étranglé démotion, avait saisi les
mains de son vieil
ami. Il ne put que balbutier des remerciements confus. La saleté
que le major venait de commettre pour le sauver, le touchait aux
larmes.
Cest bien la première
fois, grognait celui-ci. Il le fallait
Nom de Dieu ! ne pas avoir deux mille francs dans son secrétaire
! Cest à vous dégoûter de jamais toucher une
carte
Tant
pis pour moi ! Je suis un pas grandchose
Seulement, écoute,
ne recommence pas, car du diable si je recommence, moi !
Le capitaine lembrassa. Quand il fut rentré, le major resta
un instant devant la porte, pour être certain quil se couchait.
Puis, comme minuit sonnait et que la pluie battait toujours la
ville noire, il rentra péniblement chez lui. Lidée
de ses hommes
le navrait. Il sarrêta, il dit tout haut dune voix
changée, pleine
dune piété tendre :
Les pauvres bougres ! vont-ils en avaler
de la vache, pour
deux mille francs !
22
III
Dans le régiment, ce fut une stupéfaction. Juponeux avait
rompu avec Mélanie. Au bout dune semaine, la chose était
prouvée, indéniable : le capitaine ne remettait pas les
pieds au
Café de Paris, on racontait que le pharmacien avait repris la
place toute chaude, à la grande tristesse de lancien magistrat.
Et, fait plus incroyable encore, le capitaine Burle vivait enfermé
rue des Récollets. Il se rangeait décidément, jusquà
passer les
soirées au coin du feu, à faire répéter
des leçons au petit Charles.
Sa mère, qui ne lui avait pas soufflé mot de ses tripotages
avec Gagneux, gardait, en face de lui, dans son fauteuil, sa raideur
sévère ; mais ses regards disaient quelle le croyait
guéri.
Quinze jours plus tard, le major Laguitte
vint un soir
sinviter à dîner. Il éprouvait quelque gêne
à se retrouver avec
Burle, non pour lui certes, mais pour le capitaine, auquel il craignait
de rappeler de vilains souvenirs. Cependant, puisque le
capitaine se corrigeait, il voulait lui donner une poignée de
main
et casser une croûte ensemble. Ça lui ferait plaisir.
Burle était dans sa chambre, lorsque
Laguitte se présenta.
Ce fut madame Burle qui reçut ce dernier. Après avoir
dit quil
venait manger la soupe, il ajouta, en baissant la voix :
Eh bien ?
Tout va pour le mieux, répondit la vieille femme.
Rien de louche ?
Rien absolument !
Couché à neuf heures, pas
une absence,
et lair très heureux.
23
Ah ! nom de Dieu ! cest gentil ! cria le major. Je savais
bien quil fallait le secouer. Il a encore du coeur, lanimal
!
Quand Burle parut, il lui serra les mains à les écraser.
Et,
devant la cheminée, avant de se mettre à table, on causa
honnêtement,
on célébra les douceurs du foyer domestique. Le capitaine
déclara quil ne donnerait pas son chez-lui pour un
royaume ; lorsquil avait retiré ses bretelles, mis ses
pantoufles,
et quil sallongeait dans son fauteuil, le roi, disait-il,
nétait pas
son oncle. Le major approuvait, en lexaminant. Certes, la bonne
conduite ne le maigrissait pas, car il avait encore enflé, les
yeux
gros, la bouche épaisse. Il sommeillait à demi, tassé
dans sa
chair, en répétant :
La vie de famille, il ny a que
ça !
Ah ! la vie de famille !
Cest très bien, dit le major inquiet de le voir
si crevé,
mais il ne faut de lexagération en rien
Prends de
lexercice,
entre de temps à autre au Café.
Au Café, pourquoi faire ?
Jai tout ce quil
me faut ici.
Non, non, je reste chez moi.
Charles rangeait ses livres, et Laguitte resta surpris de voir
paraître une bonne, qui venait mettre la table.
Tiens ! Vous avez pris quelquun
? dit-il à madame Burle.
Il la bien fallu, répondit celle-ci en soupirant.
Mes jambes
ne vont plus, tout le ménage était à labandon
Heureusement
que le père Cabrol ma confié sa fille. Vous connaissez
le
père Cabrol, ce vieux qui a le balayage du marché ?
Il ne savait
que faire de Rose. Je lui apprends un peu de cuisine.
La bonne sortait.
24
Quel âge a-t-elle donc ? demanda le major.
À peine dix-sept ans. Cest bête, cest
sale. Mais je ne lui
donne que dix francs par mois, et elle ne mange que de la soupe.
Lorsque Rose rentra avec une pile dassiettes, Laguitte, que
les filles intéressaient peu, la suivit du regard, étonné
den rencontrer
une si laide. Elle était petite, très noire, légèrement
bossue,
avec une face de guenon à nez épaté, à bouche
fendue largement,
et où luisaient de minces yeux verdâtres. Les reins larges
et les bras longs, elle avait lair très fort.
Sacré nom ! quelle gueule !
dit Laguitte égayé, quand la
bonne fut sortie de nouveau, en quête du sel et du poivre.
Bah ! murmura Burle négligemment, elle est très
complaisante,
elle fait tout ce quon veut. Cest toujours assez bon
pour laver la vaisselle.
Le dîner fut charmant. Il y avait le pot-au-feu et un ragoût
de mouton. On fit raconter à Charles des histoires de son collège.
Madame Burle, afin de montrer combien il était gentil, lui
posa plusieurs fois sa question : « Nest-ce pas que tu veux
être
militaire ? » Et un sourire effleurait ses lèvres blanches,
lorsque
le petit répondait avec une obéissance craintive de chien
savant
: « Oui, grandmère. ». Le capitaine Burle avait
posé les
coudes sur la table, mâchant lentement, absorbé. Une chaleur
montait, lunique lampe qui éclairait la table, laissait
les coins
de la vaste pièce dans une ombre vague. Cétait un
bien-être
alourdi, une intimité de gens sans fortune, qui ne changent pas
dassiette à tous les plats, et quun compotier plein
doeufs à la
neige, servi au dernier moment, met en gaieté.
Rose, dont les talons lourds faisaient danser
la table, lors-
quelle tournait derrière les convives, navait pas
encore ouvert
25
la bouche. Elle vint se planter près du capitaine, elle demanda
dune voix rauque :
Monsieur veut du fromage ?
Hein ? quoi ? dit Burle en tressaillant. Ah ! oui, du fromage
Tiens bien lassiette.
Il coupa un morceau de gruyère, tandis que la petite, debout,
le regardait de ses yeux minces. Laguitte riait. Depuis le
commencement du repas, Rose lamusait énormément.
Il baissait
la voix, il murmurait à loreille du capitaine :
Non, tu sais, je la trouve épatante
! On na pas le nez ni la
bouche bâtis comme ça
Envoie-la donc un jour chez
le colonel,
histoire de la lui montrer. Ça le distraira.
Cette laideur lépanouissait paternellement. Il désira
la voir
de près.
Dis donc, ma fille, et moi ? Jen
veux bien, du fromage.
Elle vint avec lassiette ; et lui, le couteau planté dans
le
gruyère, soubliait à la regarder, riant daise,
parce quil découvrait
quelle avait une narine plus large que lautre. Rose, très
sérieuse, se laissant dévisager, attendait que le monsieur
eût fini
de rire.
Elle ôta la table, elle disparut. Burle
sendormit tout de
suite, au coin du feu, pendant que le major et madame Burle
causaient. Charles sétait remis à ses devoirs. Une
grande paix
tombait du haut plafond, cette paix des familles bourgeoises que
leur bonne entente rassemble dans la même pièce. À
neuf heures,
Burle se réveilla en bâillant et déclara quil
allait se coucher
; il demandait pardon, mais ses yeux se fermaient malgré
lui. Quand le major partit, une demi-heure plus tard, madame
26
Burle chercha vainement Rose, pour quelle léclairât
: elle devait
être déjà montée dans sa chambre ; une vraie
poule, cette
fille, qui ronflait des douze heures à poings fermés.
Ne dérangez personne, dit Laguitte,
sur le palier. Je nai
pas de meilleures jambes que vous ; mais, en tenant la rampe, je
ne me casserai rien
Enfin, chère dame, je suis bien heureux.
Voilà vos chagrins finis. Jai étudié Burle
et je vous jure quil ne
cache pas la moindre farce
Nom de Dieu ! il était temps
quil
sortît des jupons. Ça tournait mal.
Le major sen allait ravi. Une maison de braves gens, et où
les murs étaient de verre ; pas moyen dy enfouir des saletés
!
Dans cette conversion, ce qui lenchantait,
au fond, cétait
de navoir plus à vérifier les écritures du
capitaine. Rien ne
lassommait comme toutes ces paperasses. Du moment que
Burle se rangeait, lui pouvait fumer des pipes et donner des signatures,
les yeux fermés. Pourtant, il veillait toujours dun oeil.
Les reçus étaient bons, les totaux séquilibraient
admirablement
; aucune irrégularité. Au bout dun mois, il ne faisait
plus
que feuilleter les reçus et sassurer des totaux, comme
il avait
toujours fait, dailleurs. Mais, un matin, sans aucune méfiance,
uniquement parce quil avait rallumé une pipe, ses yeux
sattardèrent à une addition, il constata une erreur
de treize
francs ; le total était forcé de treize francs, pour balancer
les
comptes ; et il ny avait pas eu derreur dans les sommes
portées,
car il les collationna sur les reçus. Cela lui sembla louche
;
il nen parla pas à Burle, il se promit de revoir les additions.
La
semaine suivante, nouvelle erreur, dix-neuf francs en moins.
Alors, saisi dinquiétude, il senferma avec les registres,
il passa
une matinée abominable à tout reprendre, à tout
additionner,
suant, jurant, le crâne éclatant de chiffres. Et, à
chaque addition,
il constatait un vol de quelques francs : cétait misérable,
dix francs, huit francs, onze francs ; dans les dernières, cela
tombait à quatre et trois francs, et il y en avait même
une sur
27
laquelle Burle navait pris quun franc cinquante. Depuis
près de
deux mois, le capitaine rognait ainsi les écus de sa caisse.
En
comparant les dates, le major put établir que la fameuse leçon
lavait fait se tenir tranquille juste pendant huit jours. Cette
découverte
acheva de lexaspérer.
Nom de Dieu de nom de Dieu ! gueulait-il
tout seul, en
donnant des coups de poing sur les registres, cest encore plus
sale !
Au moins les faux reçus de Gagneux, cétait
crâne
Tandis que, cette fois, nom de Dieu ! le voilà aussi bas quune
cuisinière qui chipe deux sous sur un pot-au-feu
Aller
gratter
sur les additions ! Foutre un franc cinquante dans sa poche !
Nom de Dieu ! nom de Dieu !
Sois donc plus fier, salaud !
Emporte la caisse, et va la bouffer avec des actrices !
La pauvreté honteuse de ces vols lindignait. En outre,
il
était furieux davoir été dupé de nouveau
par ce moyen des additions
fausses, si simple et si bête. Il se leva, il marcha pendant
une heure dans son cabinet, hors de lui, ne sachant que faire,
lâchant des phrases à voix haute.
Décidément, cest
un homme toisé. Il faut agir
Je lui
flanquerais une suée chaque matin, que ça ne lempêcherait
pas,
tous les après-midi, de se coller dans le gousset sa pièce
de trois
francs
Mais, tonnerre de Dieu ! où mange-il ça ?
Il ne sort
plus, il se couche à neuf heures, et tout paraît si honnête,
si gentil
chez eux !
Est-ce que le cochon a encore des vices quon
ne
lui connaît pas ?
Il se remit à son bureau, additionna les sommes soustraites,
qui montaient à cinq cent quarante-cinq francs. Où prendre
cet argent ? Linspection justement approchait ; il suffisait que
ce maniaque de colonel savisât de refaire une addition,
pour
que le pot aux roses fût découvert. Cette fois, Burle était
fichu.
28
Cette idée calma le major. Il ne jurait plus, il restait glacé,
avec limage de madame Burle toute droite et désespérée
devant
lui. En même temps, il avait le coeur si gros pour son compte,
que sa poitrine éclatait.
Voyons, murmura-t-il, il faut avant
tout que je voie clair
dans les histoires de ce bougre-là. Après, il sera toujours
temps
dagir.
Il se rendit au bureau de Burle. Du trottoir den face, il
aperçut une jupe qui disparaissait dans lentre-bâillement
de la
porte. Croyant tenir le pot aux roses, il se glissa derrière
elle, et
écouta. Cétait Mélanie, il la reconnut à
sa voix flûtée de grosse
femme. Elle se plaignait de ces messieurs du divan, elle parlait
dun billet, quelle ne savait comment payer ; les huissiers
étaient chez elle, tout allait être vendu. Puis, comme
le capitaine
répondait à peine, disant quil navait pas
un sou, elle finit par
éclater en larmes. Elle le tutoya, lappela « le chéri
à sa mère ».
Mais elle eut beau employer les grands moyens, ses séductions
ne durent avoir aucun effet, car la voix sourde de Burle répétait
toujours : « Pas possible ! pas possible ! » Au bout dune
heure,
quand Mélanie se retira, elle était furieuse. Le major,
étonné de
la façon dont tournaient les choses, attendit un instant pour
entrer dans la pièce, où le capitaine était resté
seul. Il le trouva
très calme, et, malgré une furieuse envie de le traiter
de triple
cochon, il ne lui dit rien, résolu à savoir la vérité
dabord. Le
bureau ne sentait pas la coquinerie. Devant la table de bois noir,
il y avait, sur le fauteuil canné du capitaine, un honnête
rond de
cuir ; et, dans un coin, la caisse était solidement fermée,
sans
une fente. Lété venait, un chant de serin entrait
par une fenêtre.
Cétait très en ordre, les cartons exhalaient une
odeur de vieux
papiers, qui inspirait la confiance.
Nest-ce pas cette carcasse de
Mélanie qui sortait comme
jentrais ? demanda Laguitte.
29
Burle haussa les épaules, en murmurant :
Oui
Elle est encore venue me
tanner pour que je lui
donne deux cents francs
Pas dix francs, pas dix sous !
Tiens ! reprit lautre voulant le sonder, on mavait
dit que
tu la revoyais.
Moi !
Ah ! non par exemple ! jen ai assez, de tous
ces
chameaux-là !
Laguitte se retira, très perplexe. À quoi avaient bien
pu
passer les cinq cent quarante-cinq francs ? Est-ce que le brigand,
après les femmes, aurait tâté du vin et du jeu ?
Il se promit
de surprendre Burle chez lui, le soir même ; peut-être,
en le
faisant causer et en questionnant sa mère, arriverait-il à
connaître
la vérité. Mais, laprès-midi, il souffrit
cruellement de sa
jambe ; depuis quelque temps, ça nallait plus du tout,
il avait dû
se résigner à se servir dune canne, pour ne pas
boiter trop violemment.
Cette canne le désespérait ; comme il le disait avec
une rage désolée, maintenant il était dans les
invalides. Pourtant,
le soir, par un effort de volonté, il se leva de son fauteuil
;
et, sabandonnant sur sa canne dans la nuit noire, il se traîna
rue des Récollets. Neuf heures sonnaient, quand il y arriva.
En
bas, la porte de la rue était entrouverte. Il soufflait
sur le palier
du troisième étage, lorsquun bruit de voix, à
létage supérieur,
le surprit. Il avait cru reconnaître la voix de Burle. Par curiosité,
il monta. Au fond dun couloir, à gauche, une porte laissait
passer
une raie de lumière ; mais, au craquement de ses bottes, la
porte se referma, et il se trouva dans une obscurité profonde.
Cest idiot ! pensa-t-il. Quelque
cuisinière qui se couche.
Pourtant, il vint le plus doucement possible coller son
oreille contre la porte. Deux voix causaient. Il resta béant.
Cétaient ce cochon de Burle et ce monstre de Rose.
30
Tu mavais promis trois francs, disait rudement la petite
bonne. Donne-moi trois francs.
Ma chérie, je te les apporterai demain, reprenait le capitaine
dune voix suppliante. Aujourdhui, je nai pas pu
Tu sais
que je tiens toujours mes promesses.
Non, donne-moi trois francs, ou tu vas redescendre.
Elle devait être déshabillée déjà,
assise sur le bord de son
lit de sangles, car le lit craquait à chacun de ses mouvements.
Le
capitaine, debout, piétinait. Il sapprocha.
Sois gentille. Fais-moi de la place.
Veux-tu me laisser ! cria Rose de sa voix mauvaise.
Jappelle, je dis tout à la vieille, en bas
Quand
tu mauras donné
trois francs !
Et elle ne sortait pas de ses trois francs, comme une bête
têtue qui refuse de passer.
Burle se fâcha, pleura ; puis, pour
lattendrir, il sortit de sa
poche un pot de confiture, quil avait pris dans larmoire
de sa
mère. Rose laccepta, se mit tout de suite à le vider,
sans pain,
avec le manche dune fourchette qui traînait sur sa commode.
Cétait très bon. Mais, quand le capitaine crut lavoir
conquise,
elle le repoussa du même geste obstiné.
Je men fiche de ta confiture
!
Cest les trois francs quil
me faut !
À cette dernière exigence, le major leva sa canne pour
fendre
la porte en deux. Il suffoquait. Nom de Dieu ! la sacrée
garce ! Et dire quun capitaine de larmée française
acceptait ça !
31
Il oubliait la saleté de Burle, il aurait étranglé
cette horreur de
femme, à cause de ses manières. Est-ce quon marchandait,
quand on avait une gueule comme la sienne ! Cest elle qui aurait
dû payer ! Mais il se retint pour entendre la suite.
Tu me fais beaucoup de peine, répétait
le capitaine. Moi
qui me suis montré si bon pour toi
Je tai donné
une robe, puis
des boucles doreilles, puis une petite montre
Tu ne te sers
pas
même de mes cadeaux.
Tiens ! pour les abîmer !
Cest papa qui me
garde mes
affaires.
Et tout largent que tu mas tiré ?
Papa me le place.
Il y eut un silence. Rose réfléchissait.
Écoute, si tu jures que tu mapporteras
six francs demain
soir, je veux bien
Mets-toi à genoux et jure que tu
mapporteras six francs
Non, non, à genoux !
Le major Laguitte, frémissant, séloigna de la porte
et resta
sur le palier, adossé au mur. Ses jambes sen allaient,
et il brandissait
sa canne comme un sabre, dans la nuit noire de
lescalier. Ah ! nom de Dieu ! il comprenait pourquoi ce cochon
de Burle ne quittait plus son chez-lui et se couchait à neuf
heures
! Une jolie conversion, je ten fiche ! et avec un sale trognon
que le dernier des troupiers naurait pas ramassé sur un
tas
dordures !
Mais, sacré nom ! dit le major
tout haut, pourquoi na-t-il
pas gardé Mélanie ?
32
Que faire maintenant ? Entrer et leur flanquer à tous les
deux une volée de coups de canne ? Cétait son idée
dabord ;
puis, il avait eu pitié de la pauvre vieille, en bas. Le mieux
était
de les laisser à leur ordure. On ne tirerait plus rien de propre
du
capitaine. Quand un homme en tombait là, on pouvait lui jeter
une pelletée de terre sur la tête, pour en finir comme
avec une
bête pourrie, empoisonnant le monde. Et lon aurait beau
lui
mettre le nez dans son caca, il recommencerait le lendemain, il
finirait par prendre des sous, afin de payer des sucres dorge
aux
petites mendiantes pouilleuses. Nom de Dieu ! largent de
larmée française ! et lhonneur du drapeau
! et le nom de Burle,
ce nom respecté qui allait finir dans la crotte ! Nom de Dieu
de
nom de Dieu ! ça ne pouvait pas se terminer comme ça !
Un instant, le major sattendrit. Si
encore il avait eu les
cinq cent quarante-cinq francs ; mais pas un liard ! La veille, à
la pension, après sêtre grisé de cognac comme
un sous-
lieutenant, il avait pris une culotte abominable. Cétait
bien fait,
sil traînait la jambe ! Il aurait mérité den
crever !
Alors, il laissa les deux vaches faire dodo.
Il descendit et
sonna chez madame Burle. Au bout de cinq grandes minutes, ce
fut la vieille dame qui vint ouvrir elle-même.
Je vous demande pardon, dit-elle. Je
croyais que cette
marmotte de Rose était encore là
Il faut que jaille
la secouer
dans son lit.
Le major la retint.
Et Burle ? demanda-t-il.
Oh ! lui, ronfle depuis neuf heures
Voulez-vous frapper
à la porte de sa chambre ?
33
Non, non
Je désire seulement vous dire un petit
bonsoir.
Dans la salle à manger, Charles, devant la table, à sa
place
ordinaire, venait dachever sa version. Mais il avait lair
terrifié,
et ses pauvres mains blanches tremblaient. Sa grandmère,
avant de lenvoyer se coucher, lui lisait des récits de
bataille,
pour développer en lui lhéroïsme de la famille.
Ce soir-là,
lhistoire du Vengeur, ce vaisseau chargé de mourants qui
sengloutit dans la vaste mer, laissait lenfant sous le coup
dune
crise nerveuse, la tête emplie dun horrible cauchemar.
Madame Burle demanda au major la permission
dachever
sa lecture. Puis, elle ferma le livre solennellement, quand le
dernier matelot eut crié : « Vive la République
! » Charles était
blanc comme un linge.
Tu as entendu ? dit la vieille dame.
Le devoir de tout soldat
français est de mourir pour la patrie.
Oui, grandmère.
Il lembrassa sur le front, et sen alla grelottant de peur,
se
coucher dans sa grande chambre, où le moindre craquement
des boiseries lui donnait des sueurs froides.
Le major avait écouté dun
air grave. Oui, nom de Dieu !
lhonneur était lhonneur, et jamais il ne laisserait
ce gredin de
Burle déshonorer la pauvre vieille et ce moutard. Puisque le
gamin avait tant de goût pour létat militaire, il
fallait quil pût
entrer à Saint-Cyr, la tête haute. Pourtant, le major reculait
devant
une sacrée idée qui lui entrait dans la tête, depuis
lhistoire
des six francs là-haut, lorsque madame Burle prit la lampe et
laccompagna. Comme elle passait devant la chambre du capitaine,
elle fut surprise de voir la clef sur la porte, ce qui
narrivait jamais.
34
Entrez donc, dit-elle, cest mauvais pour lui de tant dormir,
ça le rend lourd.
Et, avant quil pût len empêcher, elle ouvrit
la porte et demeura
glacée, en trouvant la chambre vide. Laguitte était devenu
très rouge, et il avait lair si bête, quelle
comprit tout dun
coup, éclairée par le souvenir de mille petits faits.
Vous le saviez, vous le saviez, bégaya-t-elle.
Pourquoi ne
pas mavertir ?
Mon Dieu ! chez moi, à côté
de son fils, avec
cette laveuse de vaisselle, avec ce monstre !
Et il a encore volé,
je le sens !
Elle restait toute droite, blanche et raidie. Puis, elle ajouta
dune voix dure :
Tenez ! je le voudrais mort !
Laguitte lui prit les deux mains, quil tint un moment serrées
fortement dans les siennes. Ensuite, il fila, car il avait un
noeud en travers de la gorge, il aurait pleuré. Ah ! nom de Dieu
de nom de Dieu ! cette fois, par exemple, il était décidé
!
IV
Linspection générale devait avoir lieu à
la fin du mois. Le
major avait dix jours, devant lui. Dès le lendemain, il se traîna
en boitant au Café de Paris, où il commanda un bock. Mélanie
était devenue toute pâle, et ce fut avec la crainte de
recevoir une
gifle que Phrosine se résigna à servir le bock demandé.
Mais le
major semblait très calme ; il se fit donner une chaise pour
allonger
sa jambe ; puis, il but sa bière en brave homme qui a soif.
35
Depuis une heure, il était là, quand il vit passer sur
la place du
Palais deux officiers, le chef de bataillon Morandot et le capitaine
Doucet. Et il les appela, en agitant violemment sa canne.
Entrez donc prendre un bock ! leur
cria-t-il, dès quils se
furent approchés.
Les officiers nosèrent refuser. Lorsque la petite bonne
les
eut servis :
Vous venez ici, maintenant ? demanda
Morandot au major.
Oui, la bière y est bonne.
Le capitaine Doucet cligna les yeux dun air malin.
Est-ce que vous êtes du divan,
major ?
Laguitte se mit à rire, sans répondre. Alors, on le plaisanta
sur Mélanie. Lui, haussait les épaules dun air bonhomme.
Cétait tout de même un beau corps de femme, et lon
pouvait
blaguer, ceux qui avaient lair de cracher dessus, en auraient
tout de même fait leurs choux gras. Puis, se tournant vers le
comptoir, tâchant de prendre une mine gracieuse, il dit :
Madame, dautres bocks !
Mélanie était si surprise, quelle se leva et apporta
la bière.
Quand elle fut devant la table, le major la retint ; même il
soublia jusquà lui donner de petites tapes sur la
main quelle
avait posée au dossier dune chaise. Alors, elle-même,
habituée
aux calottes et aux caresses, se montra très galante, croyant
à
une fantaisie chez ce vieux démoli, comme elle le nommait avec
Phrosine. Doucet et Morandot se regardaient. Comment ! ce
36
sacré major succédait à Juponeux ! Ah ! saperlotte
! on allait
rire au régiment !
Tout dun coup, Laguitte qui, à
travers la porte ouverte,
surveillait dun oeil la place du Palais, eut une exclamation.
Tiens ! Burle !
Oui, cest son heure, dit Phrosine en sapprochant,
elle
aussi. Le capitaine passe tous les après-midi, au retour de son
bureau.
Le major, malgré sa mauvaise jambe, sétait mis debout.
Il
bousculait les chaises, il criait :
Eh ! Burle !
Arrive donc ! tu
prendras un bock !
Le capitaine, ahuri, ne comprenant pas comment Laguitte
pouvait se trouver chez Mélanie, avec Doucet et Morandot,
savança machinalement. Cétait le renversement
de toutes ses
idées. Il sarrêta sur le seuil, hésitant encore.
Un bock ! commanda le major.
Puis, se tournant :
Quest-ce que tu as ?
Entre
donc, et assieds-toi. As-tu
peur quon ne te mange !
Quand le capitaine se fut assis, il y eut une gêne. Mélanie
apportait le bock avec un léger tremblement des mains, travaillée
par la continuelle crainte dune scène qui ferait fermer
son
établissement. Maintenant, la galanterie du major linquiétait.
Elle tâcha de sesquiver, lorsquil linvita à
prendre quelque
chose avec ces messieurs. Mais, comme sil eût parlé
en maître
dans la maison, il avait déjà commandé à
Phrosine un petit
37
verre danisette ; et Mélanie fut forcée de sasseoir,
entre lui et le
capitaine. Il répétait, dun ton cassant :
Moi, je veux quon respecte les
dames
Soyons chevaliers
français, nom de Dieu ! À la santé de madame !
Burle, les yeux sur sa chope, gardait un sourire embarrassé.
Les deux autres officiers, choqués de trinquer ainsi, avaient
déjà
tenté de partir. Heureusement, la salle était vide. Seuls,
les petits
rentiers, autour de leur table, faisaient leur partie de laprèsmidi,
tournant la tête à chaque juron, scandalisés de
voir tant de
monde et prêts à menacer Mélanie daller au
Café de la Gare, si
la troupe devait les envahir. Tout un vol de mouches bourdonnait,
attiré par la saleté des tables, que Phrosine ne lavait
plus
que le samedi. Étendue dans le comptoir, la petite bonne sétait
remise à lire un roman.
Eh bien ! tu ne trinques pas avec madame
? dit rudement
le major à Burle. Sois poli au moins !
Et, comme Doucet et Morandot se levaient de nouveau :
Attendez donc, nom de Dieu ! nous partons
ensemble
Cest cet animal-là qui na jamais su se conduire.
Les deux officiers restèrent debout, étonnés de
la brusque
colère du major. Mélanie voulut mettre la paix, avec son
rire de
fille complaisante, en posant ses mains sur les bras des deux
hommes. Mais Laguitte reparlait.
Non, laissez-moi
Pourquoi na-t-il
pas trinqué ? Je ne
vous laisserai pas insulter, entendez-vous !
À la fin,
jen ai assez
de ce cochon-là !
Burle, très pâle sous cette insulte, se leva et dit à
Morandot
:
38
Qua-t-il donc ? Il mappelle pour me faire une scène
Est-ce quil est soûl ?
Nom de Dieu de nom de Dieu ! gueula le major.
Et, se mettant debout à son tour, tremblant sur ses jambes,
il allongea à toute volée une gifle au capitaine. Mélanie
neut
que le temps de se baisser pour nen pas recevoir la moitié
sur
loreille. Ce fut un tapage affreux. Phrosine jeta des cris dans
le
comptoir, comme si on lavait battue. Les petits rentiers, terrifiés,
se retranchèrent derrière leur table, croyant que tous
ces
soldats allaient tirer leurs sabres et se massacrer. Cependant,
Doucet et Morandot avaient saisi le capitaine par les bras, pour
lempêcher de sauter à la gorge du major ; et ils
lemmenaient
doucement vers la porte. Dehors, ils le calmèrent un peu, en
donnant tous les torts à Laguitte. Le colonel prononcerait, car
le
soir même ils iraient lui soumettre le cas, comme témoins
de
laffaire. Quand ils eurent éloigné Burle, ils rentrèrent
dans le
café, où Laguitte, très ému, des larmes
sous les paupières, affectait
un grand calme en achevant son bock.
Écoutez, major, dit le chef
de bataillon, cest très mal
Le
capitaine na pas votre grade, et vous savez quon ne peut
lautoriser à se battre avec vous.
Oh ! nous verrons, répondit le major.
Mais que vous a-t-il fait ? Il ne vous parlait seulement
pas
Deux vieux camarades, cest absurde !
Le major eut un geste vague.
Tant pis ! Il membêtait.
39
Et il ne sortit plus de cette réponse. On nen sut jamais
davantage.
Le bruit nen fut pas moins énorme. En somme,
lopinion de tout le régiment était que Mélanie,
enragée davoir
été lâchée par le capitaine, lavait
fait gifler par le major, tombé,
lui aussi, dans ses griffes, et auquel elle devait raconter des histoires
abominables. Qui aurait cru ça, de cette vieille peau de
Laguitte, après toutes les horreurs quil lâchait
sur les femmes ?
À son tour, il était pincé. Malgré le soulèvement
contre Mélanie,
laventure la posa comme une femme très en vue, à
la fois
crainte et désirée, et dont la maison fit dès lors
des affaires superbes.
Le lendemain, le colonel avait convoqué le major et le capitaine.
Il les sermonna durement, en leur reprochant davoir
déshonoré larmée dans des endroits malpropres.
Quallaient-ils
résoudre à présent, puisquil ne pouvait les
autoriser à se battre
? Cétait la question qui, depuis la veille, passionnait
le régiment.
Des excuses semblaient inacceptables, à cause de la gifle ;
pourtant, comme Laguitte, avec sa mauvaise jambe, ne se tenait
plus debout, on pensait quune réconciliation aurait peut-être
lieu, si le colonel lexigeait.
Voyons, reprit le colonel, me prenez-vous
pour arbitre ?
Pardon, mon colonel, interrompit le major. Je viens vous
apporter ma démission
La voici. Cela arrange tout. Veuillez
fixer le jour de la rencontre.
Burle le regarda dun air surpris. De son côté, le
colonel
crut devoir présenter quelques observations.
Cest bien grave, major, la détermination
que vous prenez
là
Vous naviez plus que deux ans pour arriver à
la retraite
Mais, de nouveau, Laguitte lui coupa la parole, en disant
dune voix bourrue :
40
Ça me regarde.
Oh ! parfaitement
Eh bien ! je vais envoyer votre démission,
et dès quelle aura été acceptée, je
fixerai le jour de la
rencontre.
Ce dénouement stupéfia le régiment. Quavait-il
donc dans
le ventre, cet enragé de major, à vouloir quand même
se couper
la gorge avec son vieux camarade Burle ? On reparla de Mélanie
et de son beau corps de femme ; tous les officiers en rêvaient
maintenant, allumés par cette idée quelle devait
être décidément
très bien, pour emballer ainsi de vieux durs à cuire.
Le
chef de bataillon Morandot, ayant rencontré Laguitte, ne lui
cacha pas ses inquiétudes. Sil nétait pas
tué, comment vivrait-
il ? car il navait pas de fortune, et cétait tout
juste sil mangerait
du pain, avec la pension de sa croix dofficier et largent
de
sa retraite, réduite de moitié. Pendant que Morandot parlait,
Laguitte, roulant ses gros yeux, regardait fixement le vide, enfoncé
dans la muette obstination de son crâne étroit. Puis, lorsque
lautre tâcha de le questionner sur sa haine contre Burle,
il
répéta sa phrase, en laccompagnant du même
geste vague.
Il membêtait. Tant pis
!
Chaque matin, à la cantine, à la pension des officiers,
la
première parole était : « Eh bien ! est-elle arrivée,
cette démission
? » On attendait le duel, on en discutait surtout lissue
probable.
Le plus grand nombre croyait que Laguitte serait embroché
en trois secondes, car cétait absurde de vouloir se battre
à
son âge, avec une jambe paralysée, qui ne lui permettrait
seulement
pas de se fendre. Quelques-uns pourtant hochaient la
tête. Certes, Laguitte navait jamais été un
prodige
dintelligence ; on le citait même, depuis vingt ans, pour
sa stupidité
; mais, autrefois, il était connu comme le premier tireur
du régiment ; et, parti enfant de troupe, il avait gagné
ses épau
41
lettes de chef de bataillon par une bravoure dhomme sanguin
qui na pas conscience du danger. Au contraire, Burle, tireur
médiocre, passait pour un poltron. Enfin, il faudrait voir. Et
lémotion grandissait, car cette diablesse de démission
restait
bien longtemps en route.
Le plus inquiet, le plus bouleversé
était certainement le
major. Huit jours sétaient passés, linspection
générale devait
commencer le surlendemain. Rien ne venait. Il tremblait davoir
giflé son vieil ami, donné sa démission, pour le
plaisir, sans retarder
le scandale dune minute. Lui tué, il naurait pas
lembêtement de voir ça ; et, sil tuait Burle,
comme il y comptait,
on étoufferait laffaire tout de suite : il aurait sauvé
lhonneur de larmée, et le petit pourrait entrer à
Saint-Cyr.
Mais, nom de Dieu ! ces gratte-papier du ministère avaient besoin
de se presser ! Le major ne tenait plus en place ; on le
voyait rôder devant la poste, guetter les courriers, interroger
le
planton chez le colonel, pour savoir. Il ne dormait plus, et se
fichant du monde désormais, il sabandonnait sur sa canne,
il
boitait abominablement.
La veille de linspection, il se rendait
chez le colonel une
fois encore, lorsquil resta saisi, en apercevant à quelques
pas
madame Burle, qui menait Charles au collège. Il ne lavait
pas
revue, et, de son côté, elle sétait enfermée
chez elle. Défaillant,
il se rangea sur le trottoir, pour le lui laisser tout entier. Ni lun
ni lautre ne se saluèrent, ce qui fit lever de grands yeux
étonnés
au petit garçon. Madame Burle, lair froid, la taille haute,
frôla le
major, sans un tressaillement. Et lui, quand elle leut dépassé,
la
regarda séloigner dun air dahurissement tendre.
Nom de Dieu ! je ne suis donc pas un
homme ! grogna-til
en renfonçant ses larmes.
Comme il entrait chez le colonel, un capitaine, qui était là,
lui dit :
42
Eh bien ! ça y est, le papier vient darriver.
Ah ! murmura-t-il, très pâle.
Et il revoyait la vieille dame sen aller, avec lenfant à
la
main, dans sa raideur implacable. Tonnerre de Dieu ! dire quil
avait souhaité si ardemment larrivée du papier depuis
huit
jours, et que ce chiffon-là, maintenant, le bousculait et lui
chauffait à ce point les entrailles !
Le duel eut lieu le lendemain matin, dans
la cour de la caserne,
derrière un petit mur. Lair était vif, un clair
soleil luisait.
On fut presque obligé de porter Laguitte. Un de ses témoins
lui
donnait le bras, tandis quil sappuyait de lautre côté
sur sa
canne. Burle, le visage bouffi dune mauvaise graisse jaune,
avait lair de dormir debout, comme assommé par une nuit
de
noce. Pas une parole ne fut échangée. Tout le monde avait
hâte
den finir.
Ce fut le capitaine Doucet, un des témoins,
qui engagea le
fer. Il recula et dit :
Allez, messieurs !
Burle attaqua aussitôt, voulant tâter Laguitte et savoir
ce
quil devait en attendre. Depuis dix jours, cette affaire était
pour
lui un cauchemar absurde, où il ne pouvait se retrouver. Un
soupçon lui venait bien ; mais il lécartait avec
un frisson, car la
mort était au bout ; et il se refusait à croire quun
ami lui jouât
une pareille farce, pour arranger les choses. Dailleurs, la jambe
de Laguitte le rassurait un peu. Il le piquerait à lépaule,
et tout
serait dit.
Pendant près de deux minutes, les épées
se froissèrent avec
leur petit bruit dacier. Puis, le capitaine fit un dégagé
et voulut
43
se fendre. Mais le major, retrouvant son poignet dautrefois, eut
une terrible parade de quinte ; et, sil avait riposté,
le capitaine
était percé de part en part. Celui-ci se hâta de
rompre, livide, se
sentant à la merci de cet homme, qui venait de lui faire grâce
cette fois. Il comprenait enfin, cétait bien une exécution.
Pourtant Laguitte, carrément posé
sur ses mauvaises jambes,
devenu de pierre, attendait. Les deux adversaires se regardaient
fixement. Dans les yeux troubles de Burle, parut une supplication,
une prière de grâce ; il savait pourquoi il allait mourir,
et, comme un enfant, il jurait de ne plus recommencer. Mais les
yeux du major restaient implacables ; lhonneur parlait, il étranglait
son attendrissement de brave homme.
Finissons ! murmura-il entre ses dents.
Cette fois, ce fut lui qui attaqua. Il y eut un éclair. Son épée
flamba en passant de droite à gauche, revint, et alla se planter
par un coup droit foudroyant dans la poitrine du capitaine, qui
tomba comme une masse, sans même pousser un cri.
Laguitte avait lâché lépée,
tout en regardant sa pauvre
vieille vache de Burle étendu sur le dos, avec son gros ventre
en
lair. Il répétait, furieux et cassé démotion
:
Nom de Dieu de nom de Dieu !
On lemmena. Ses deux jambes étaient prises, ses témoins
durent le soutenir à droite et à gauche, car il ne pouvait
même
plus se servir de sa canne.
Deux mois plus tard, lancien major se
traînait au soleil,
dans une rue déserte de Vauchamp, lorsquil se trouva de
nouveau
face à face avec madame Burle et le petit Charles. Tous les
deux étaient en grand deuil. Il voulut les éviter, mais
il marchait
mal, et ils arrivaient droit sur lui, sans ralentir ni presser le pas.
44
Charles avait toujours son doux visage effrayé de fille. Madame
Burle gardait sa haute mine rigide, plus dure et plus creusée.
Comme Laguitte se rentrait dans langle dune porte cochère,
pour leur abandonner toute la rue, elle sarrêta brusquement
devant lui, elle tendit la main. Il hésita, il finit par la prendre
et
la serrer ; mais il tremblait tellement, quil secouait le bras
de la
vieille dame. Il y eut un silence, un échange muet de regards.
Charles, dit enfin la grandmère,
donne la main au major.
Lenfant obéit, sans comprendre. Le major était devenu
très pâle. À peine osa-t-il effleurer les doigts
délicats du petit.
Puis, comprenant quil devait dire quelque chose, il ne trouva
que cette phrase :
Cest toujours à Saint-Cyr
que vous comptez le mettre ?
Sans doute, quand il aura lâge, répondit madame
Burle.
La semaine suivante, Charles fut emporté par une fièvre
typhoïde. Un soir, sa grandmère lui avait relu le
combat du
Vengeur, pour laguerrir ; et le délire lavait pris
dans la nuit. Il
était mort de peur.
45
COMMENT ON MEURT
46
I
Le comte de Verteuil a cinquante-cinq ans. Il appartient à
une des plus illustres familles de France, et possède une grande
fortune. Boudant le Gouvernement, il sest occupé comme
il a
pu, a donné des articles aux revues sérieuses, qui lont
fait entrer
à lAcadémie des sciences morales et politiques,
sest jeté
dans les affaires, sest passionné successivement pour
lagriculture, lélevage, les beaux-arts. Même,
un instant, il a été
député, et sest distingué par la violence
de son opposition.
La comtesse Mathilde de Verteuil a quarante-six
ans. Elle
est encore citée comme la blonde la plus adorable de Paris.
Lâge semble blanchir sa peau. Elle était un peu maigre
; maintenant,
ses épaules, en mûrissant, ont pris la rondeur dun
fruit
soyeux. Jamais elle na été plus belle. Quand elle
entre dans un
salon, avec ses cheveux dor et le satin de sa gorge, elle paraît
être un astre à son lever ; et les femmes de vingt ans
la jalousent.
Le ménage du comte et de la comtesse est un de ceux dont
on ne dit rien. Ils se sont épousés comme on sépouse
le plus
souvent dans leur monde. Même on assure quils ont vécu
six
ans très bien ensemble. À cette époque, ils ont
eu un fils, Roger,
qui est lieutenant, et une fille, Blanche, quils ont mariée
lannée
dernière à M. de Bussac, maître des requêtes.
Ils se rallient dans
leurs enfants. Depuis des années quils ont rompu, ils restent
bons amis, avec un grand fond dégoïsme. Ils se consultent,
sont
parfaits lun pour lautre devant le monde, mais senferment
ensuite dans leurs appartements, où ils reçoivent des
intimes à
leur guise.
47
Cependant, une nuit, Mathilde rentre dun bal vers deux
heures du matin. Sa femme de chambre la déshabille ; puis, au
moment de se retirer, elle dit :
Monsieur le comte sest trouvé
un peu indisposé ce soir.
La comtesse, à demi endormie, tourne paresseusement la
tête.
Ah ! murmure-t-elle.
Elle sallonge, elle ajoute :
Réveillez-moi demain à
dix heures, jattends la modiste.
Le lendemain, au déjeuner, comme le comte ne paraît pas,
la comtesse fait dabord demander de ses nouvelles ; ensuite,
elle se décide à monter auprès de lui. Elle le
trouve très pâle
dans son lit, très correct. Trois médecins sont déjà
venus, ont
causé à voix basse et laissé des ordonnances ;
ils doivent revenir
le soir. Le malade est soigné par deux domestiques, qui sagitent
graves et muets, étouffant le bruit de leurs talons sur les tapis.
La grande chambre sommeille, dans une sévérité
froide ; pas un
linge ne traîne, pas un meuble nest dérangé.
Cest la maladie
propre et digne, la maladie cérémonieuse, qui attend des
visites.
Vous souffrez donc, mon ami ? demande
la comtesse en
entrant.
Le comte fait un effort pour sourire.
Oh ! un peu de fatigue, répond-il.
Je nai besoin que de
repos
Je vous remercie de vous être dérangée.
Deux jours se passent. La chambre reste digne ; chaque objet
est à sa place, les potions disparaissent sans tacher un meu
48
ble. Les faces rasées des domestiques ne se permettent même
pas dexprimer un sentiment dennui. Cependant, le comte sait
quil est en danger de mort ; il a exigé la vérité
des médecins, et
il les laisse agir, sans une plainte. Le plus souvent, il demeure
les yeux fermés, ou bien il regarde fixement devant lui, comme
sil réfléchissait à sa solitude.
Dans le monde, la comtesse dit que son mari
est souffrant.
Elle na rien changé à son existence, mange et dort,
se promène
à ses heures. Chaque matin et chaque soir, elle vient elle-même
demander au comte comment il se porte.
Eh bien ? allez-vous mieux, mon ami
?
Mais oui, beaucoup mieux, je vous remercie, ma chère
Mathilde.
Si vous le désiriez, je resterais près de vous.
Non, cest inutile. Julien et François suffisent
À quoi
bon vous fatiguer ?
Entre eux, ils se comprennent, ils ont vécu séparés
et tiennent
à mourir séparés. Le comte a cette jouissance amère
de
légoïste, désireux de sen aller seul,
sans avoir autour de sa couche
lennui des comédies de la douleur. Il abrège le
plus possible,
pour lui et pour la comtesse, le désagrément du suprême
tête-à-tête. Sa volonté dernière est
de disparaître proprement,
en homme du monde qui entend ne déranger et ne répugner
personne.
Pourtant, un soir, il na plus que le
souffle, il sait quil ne
passera pas la nuit. Alors, quand la comtesse monte faire sa visite
accoutumée, il lui dit en trouvant un dernier sourire :
Ne sortez pas
Je ne me sens pas
bien.
49
Il veut lui éviter les propos du monde. Elle, de son côté,
attendait
cet avis. Et elle sinstalle dans la chambre. Les médecins
ne quittent plus lagonisant. Les deux domestiques achèvent
leur service, avec le même empressement silencieux. On a envoyé
chercher les enfants, Roger et Blanche, qui se tiennent près
du lit, à côté de leur mère. Dautres
parents occupent une pièce
voisine. La nuit se passe de la sorte, dans une attente grave. Au
matin, les derniers sacrements sont apportés, le comte communie
devant tous, pour donner un dernier appui à la religion. Le
cérémonial est rempli, il peut mourir.
Mais il ne se hâte point, semble retrouver
des forces, afin
déviter une mort convulsée et bruyante. Son souffle,
dans la
vaste pièce sévère, émet seulement le bruit
cassé dune horloge
qui se détraque. Cest un homme bien élevé
qui sen va. Et, lors-
quil a embrassé sa femme et ses enfants, il les repousse
dun
geste, il retombe du côté de la muraille, et meurt seul.
Alors, un des médecins se penche, ferme
les yeux du mort.
Puis, il dit à demi voix :
Cest fini.
Des soupirs et des larmes montent dans le silence. La comtesse,
Roger et Blanche se sont agenouillés. Ils pleurent entre
leurs mains jointes ; on ne voit pas leurs visages. Puis, les deux
enfants emmènent leur mère, qui, à la porte, voulant
marquer
son désespoir, balance sa taille dans un dernier sanglot. Et,
dès
ce moment, le mort appartient à la pompe de ses obsèques.
Les médecins sen sont allés,
en arrondissant le dos et en
prenant une figure vaguement désolée. On a fait demander
un
prêtre à la paroisse, pour veiller le corps. Les deux domestiques
restent avec ce prêtre, assis sur des chaises, raides et dignes
;
cest la fin attendue de leur service. Lun deux aperçoit
une cuil
50
ler oubliée sur un meuble ; il se lève et la glisse vivement
dans
sa poche, pour que le bel ordre de la chambre ne soit pas troublé.
On entend au-dessous, dans le grand salon, un bruit de
marteaux : ce sont les tapissiers, qui disposent cette pièce
en
chapelle ardente. Toute la journée est prise par
lembaumement ; les portes sont fermées, lembaumeur
est seul
avec ses aides. Lorsquon descend le comte, le lendemain, et
quon lexpose, il est en habit, il a une fraîcheur
de jeunesse.
Dès neuf heures, le matin des obsèques,
lhôtel semplit
dun murmure de voix. Le fils et le gendre du défunt, dans
un
salon du rez-de-chaussée, reçoivent la cohue ; ils sinclinent,
ils
gardent une politesse muette de gens affligés. Toutes les illustrations
sont là, la noblesse, larmée, la magistrature ;
il y a jusquà
des sénateurs et des membres de lInstitut.
À dix heures enfin, le convoi se met
en marche pour se
rendre à léglise. Le corbillard est une voiture
de première
classe, empanachée de plumes, drapée de tentures à
franges
dargent. Les cordons du poêle sont tenus par un maréchal
de
France, un duc vieil ami du défunt, un ancien ministre et un
académicien. Roger de Verteuil et M. de Bussac conduisent le
deuil. Ensuite, vient le cortège, un flot de monde ganté
et cravaté
de noir, tous des personnages importants qui soufflent dans
la poussière et marchent avec le piétinement sourd dun
troupeau
débandé. Le quartier ameuté est aux fenêtres
; des gens
font la haie sur les trottoirs, se découvrent et regardent passer
avec des hochements de tête le corbillard triomphal. La circulation
est interrompue par la file interminable des voitures de
deuil, presque toutes vides ; les omnibus, les fiacres, samassent
dans les carrefours ; on entend les jurons des cochers et les claquements
des fouets. Et, pendant ce temps, la comtesse de Verteuil,
restée chez elle, sest enfermée dans son appartement,
en
faisant dire que les larmes lont brisée. Étendue
sur une chaise
51
longue, jouant avec le gland de sa ceinture, elle regarde le plafond,
soulagée et rêveuse.
À léglise, la cérémonie
dure près de deux heures. Tout le
clergé est en lair ; depuis le matin, on ne voit que des
prêtres
affairés courir en surplis, donner des ordres, séponger
le front
et se moucher avec des bruits retentissants. Au milieu de la nef
tendue de noir, un catafalque flamboie. Enfin, le cortège sest
casé, les femmes à gauche, les hommes à droite
; et les orgues
roulent leurs lamentations, les chantres gémissent sourdement,
les enfants de choeur ont des sanglots aigus ; tandis que, dans
des torchères, brûlent de hautes flammes vertes, qui ajoutent
leur pâleur funèbre à la pompe de la cérémonie.
Est-ce que Faure ne doit pas chanter
? demande un député
à son voisin.
Oui, je crois, répond le voisin, un ancien préfet,
homme
superbe qui sourit de loin aux dames.
Et, lorsque la voix du chanteur sélève dans la nef
frissonnante
:
Hein ! quelle méthode, quelle
ampleur ! reprend-il à
demi voix, en balançant la tête de ravissement.
Toute lassistance est séduite. Les dames, un vague sourire
aux lèvres, songent à leurs soirées de lOpéra.
Ce Faure a vraiment
du talent ! Un ami du défunt va jusquà dire :
Jamais il na mieux chanté
!
Cest fâcheux que ce pauvre
Verteuil ne puisse lentendre, lui qui laimait tant !
Les chantres, en chapes noires, se promènent autour du catafalque.
Les prêtres, au nombre dune vingtaine, compliquent
le cérémonial, saluent, reprennent des phrases latines,
agitent
52
des goupillons. Enfin, les assistants eux-mêmes défilent
devant
le cercueil, les goupillons circulent. Et lon sort, après
les poignées
de mains à la famille. Dehors, le plein jour aveugle la cohue.
Cest une belle journée de juin. Dans lair chaud,
des fils légers
volent. Alors, devant léglise, sur la petite place, il
y a des
bousculades. Le cortège est long à se réorganiser.
Ceux qui ne
veulent pas aller plus loin, disparaissent. À deux cents mètres,
au bout dune rue, on aperçoit déjà les plumets
du corbillard qui
se balancent et se perdent, lorsque la place est encore tout encombrée
de voitures. On entend les claquements des portières
et le trot brusque des chevaux sur le pavé. Pourtant, les cochers
prennent la file, le convoi se dirige vers le cimetière.
Dans les voitures, on est à laise,
on peut croire quon se
rend au Bois lentement, au milieu de Paris printanier. Comme
on naperçoit plus le corbillard, on oublie vite lenterrement
; et
des conversations sengagent, les dames parlent de la saison
dété, les hommes causent de leurs affaires.
Dites donc, ma chère, allez-vous
encore à Dieppe, cette
année ?
Oui, peut-être. Mais ce ne serait jamais quen août
Nous partons samedi pour notre propriété de la Loire.
Alors, mon cher, il a surpris la lettre, et ils se sont battus,
oh ! très gentiment, une simple égratignure
Le soir,
jai dîné
avec lui au cercle. Il ma même gagné vingt-cinq louis.
Nest-ce pas ? la réunion des actionnaires est pour
après-
demain
On veut me nommer au comité. Je suis si occupé,
je
ne sais si je pourrai.
53
Le cortège, depuis un instant, suit une avenue. Une ombre
fraîche tombe des arbres, et les gaietés du soleil chantent
dans
les verdures. Tout dun coup, une dame étourdie, qui se
penche
à une portière, laisse échapper :
Tiens ! cest charmant par ici
!
Justement, le convoi entre dans le cimetière Montparnasse.
Les voix se taisent, on nentend plus que le grincement des
roues sur le sable des allées. Il faut aller tout au bout, la
sépulture
des Verteuil est au fond, à gauche : un grand tombeau de
marbre blanc, une sorte de chapelle, très ornée de sculptures.
On pose le cercueil devant la porte de cette chapelle, et les discours
commencent.
Il y en a quatre. Lancien ministre retrace
la vie politique
du défunt, quil présente comme un génie modeste,
qui aurait
sauvé la France, sil navait pas méprisé
lintrigue. Ensuite, un
ami parle des vertus privées de celui que tout le monde pleure.
Puis, un monsieur inconnu prend la parole comme délégué
dune Société industrielle, dont le comte de Verteuil
était président
honoraire. Enfin, un petit homme à mine grise dit les regrets
de lAcadémie des sciences morales et politiques.
Pendant ce temps, les assistants sintéressent
aux tombes
voisines, lisent des inscriptions sur les plaques de marbre. Ceux
qui tendent loreille, attrapent seulement des mots. Un vieillard,
aux lèvres pincées, après avoir saisi ce bout de
phrase : «
les
qualités du coeur, la générosité et la bonté
des grands caractères
» hoche le menton, en murmurant :
Ah bien ! oui, je lai connu,
cétait un chien fini !
Le dernier adieu senvole dans lair. Quand les prêtres
ont
béni le corps, le monde se retire, et il ny a plus, dans
ce coin
écarté, que les fossoyeurs qui descendent le cercueil.
Les cordes
54
ont un frottement sourd, la bière de chêne craque. Monsieur
le
comte de Verteuil est chez lui.
Et la comtesse, sur sa chaise longue, na
pas bougé. Elle
joue toujours avec le gland de sa ceinture, les yeux au plafond,
perdue dans une rêverie, qui, peu à peu, fait monter une
rougeur
à ses joues de belle blonde.
II
Madame Guérard est veuve. Son mari, quelle a perdu depuis
huit ans, était magistrat. Elle appartient à la haute
bourgeoisie
et possède une fortune de deux millions. Elle a trois enfants,
trois fils, qui, à la mort de leur père, ont hérité
chacun de
cinq cent mille francs. Mais ces fils, dans cette famille sévère,
froide et guindée, ont poussé comme des rejetons sauvages,
avec des appétits et des fêlures venus on ne sait doù.
En quelques
années, ils ont mangé leurs cinq cent mille francs. Laîné,
Charles, sest passionné pour la mécanique et a gâché
un argent
fou en inventions extraordinaires. Le second, Georges, sest laissé
dévorer par les femmes. Le troisième, Maurice, a été
volé par
un ami, avec lequel il a entrepris de bâtir un théâtre.
Aujourdhui,
les trois fils sont à la charge de la mère, qui veut bien
les nourrir et les loger, mais qui garde sur elle par prudence les
clefs des armoires.
Tout ce monde habite un vaste appartement
de la rue de
Turenne, au Marais. Madame Guérard a soixante-huit ans. Avec
lâge, les manies sont venues. Elle exige, chez elle, une
tranquillité
et une propreté de cloître. Elle est avare, compte les
morceaux
de sucre, serre elle-même les bouteilles entamées, donne
le linge et la vaisselle au fur et à mesure des besoins du service.
Ses fils sans doute laiment beaucoup, et elle a gardé sur
eux,
55
malgré leurs trente ans et leurs sottises, une autorité
absolue.
Mais, quand elle se voit seule au milieu de ces trois grands diables,
elle a des inquiétudes sourdes, elle craint toujours des demandes
dargent, quelle ne saurait comment repousser. Aussi
a-t-elle eu soin de mettre sa fortune en propriétés foncières
:
elle possède trois maisons dans Paris et des terrains du côté
de
Vincennes. Ces propriétés lui donnent le plus grand mal
; seulement,
elle est tranquille, elle trouve des excuses pour ne pas
donner de grosses sommes à la fois.
Charles, Georges et Maurice, dailleurs,
grugent la maison
le plus quils peuvent. Ils campent là, se disputant les
morceaux,
se reprochant mutuellement leur grosse faim. La mort de leur
mère les enrichira de nouveau ; ils le savent, et le prétexte
leur
semble suffisant pour attendre sans rien faire. Bien quils nen
causent jamais, leur continuelle préoccupation est de savoir
comment le partage aura lieu ; sils ne sentendent pas, il
faudra
vendre, ce qui est toujours une opération ruineuse. Et ils songent
à ces choses sans aucun mauvais désir, uniquement parce
quil faut tout prévoir. Ils sont gais, bons enfants, dune
honnêteté
moyenne ; comme tout le monde, ils souhaitent que leur
mère vive le plus longtemps possible. Elle ne les gêne
pas. Ils
attendent, voilà tout.
Un soir, en sortant de table, madame Guérard
est prise
dun malaise. Ses fils la forcent de se coucher, et ils la laissent
avec sa femme de chambre, lorsquelle leur assure quelle
est
mieux, quelle a seulement une grosse migraine. Mais, le lendemain,
létat de la vieille dame a empiré, le médecin
de la famille,
inquiet, demande une consultation. Madame Guérard est en
grand danger. Alors, pendant huit jours, un drame se joue autour
du lit de la mourante.
Son premier soin, lorsquelle sest
vue clouée dans sa
chambre par la maladie, a été de se faire donner toutes
les clefs
et de les cacher sous son oreiller. Elle veut, de son lit, gouverner
56
encore, protéger ses armoires contre le gaspillage. Des luttes
se
livrent en elle, des doutes la déchirent. Elle ne se décide
quaprès de longues hésitations. Ses trois fils sont
là, et elle les
étudie de ses yeux vagues, elle attend une bonne inspiration.
Un jour, cest dans Georges quelle
a confiance. Elle lui fait
signe dapprocher, elle lui dit à demi-voix :
Tiens, voilà la clef du buffet,
prends le sucre
Tu refermeras
bien et tu me rapporteras la clef.
Un autre jour, elle se défie de Georges, elle le suit du regard,
dès quil bouge, comme si elle craignait de lui voir glisser
les bibelots de la cheminée dans ses poches. Elle appelle Charles,
lui confie une clef à son tour, en murmurant :
La femme de chambre va aller avec toi.
Tu la regarderas
prendre des draps et tu refermeras toi-même.
Dans son agonie, cest là son supplice : ne plus pouvoir
veiller aux dépenses de la maison. Elle se souvient des folies
de
ses enfants, elle les sait paresseux, gros mangeurs, le crâne
fêlé,
les mains ouvertes. Depuis longtemps, elle na plus destime
pour eux, qui nont réalisé aucun de ses rêves,
qui blessent ses
habitudes déconomie et de rigidité. Laffection
seule surnage et
pardonne. Au fond de ses yeux suppliants, on lit quelle leur
demande en grâce dattendre quelle ne soit plus là,
avant de
vider ses tiroirs et de se partager son bien. Ce partage, devant
elle, serait une torture pour son avarice expirante.
Cependant, Charles, Georges et Maurice se
montrent très
bons. Ils sentendent, de façon à ce quun deux
soit toujours
près de leur mère. Une sincère affection paraît
dans leurs moindres
soins. Mais, forcément, ils apportent avec eux les insouciances
du dehors, lodeur du cigare quils ont fumé, la préoccupation
des nouvelles qui courent la ville. Et légoïsme de
la ma
57
lade souffre de nêtre pas tout pour ses enfants, à
son heure
dernière. Puis, lorsquelle saffaiblit, ses méfiances
mettent une
gêne croissante entre les jeunes gens et elle. Sils ne songeaient
pas à la fortune dont ils vont hériter, elle leur donnerait
la pensée
de cet argent, par la manière dont elle le défend jusquau
dernier souffle. Elle les regarde dun air si aigu, avec des craintes
si claires, quils détournent la tête. Alors, elle
croit quils
guettent son agonie ; et, en vérité, ils y pensent, ils
sont ramenés
continuellement à cette idée, par linterrogation
muette de ses
regards. Cest elle qui fait pousser en eux la cupidité.
Quand elle
en surprend un rêveur, la face pâle, elle lui dit :
Viens près de moi
À
quoi réfléchis-tu ?
À rien, mère.
Mais il a eu un sursaut. Elle hoche lentement la tête, elle
ajoute :
Je vous donne bien du souci, mes enfants.
Allez, ne vous
tourmentez pas, je ne serai bientôt plus là.
Ils lentourent, ils lui jurent quils laiment et quils
la sauveront.
Elle répond que non, dun signe entêté ; elle
senfonce
davantage dans sa défiance. Cest une agonie affreuse, empoisonnée
par largent.
La maladie dure trois semaines. Il y a déjà
eu cinq consultations,
on a fait venir les plus grandes célébrités médicales.
La
femme de chambre aide les fils de madame à la soigner ; et,
malgré les précautions, un peu de désordre sest
mis dans
lappartement. Tout espoir est perdu, le médecin annonce
que,
dune heure à lautre, la malade peut succomber.
Alors, un matin que ses fils la croient endormie,
ils causent
entre eux, près dune fenêtre, dune difficulté
qui se présente.
58
On est au 15 juillet, elle avait lhabitude de toucher elle-même
les loyers de ses maisons, et ils sont fort embarrassés, ne sachant
comment faire rentrer cet argent. Déjà, les concierges
ont
demandé des ordres. Dans létat de faiblesse où
elle est, ils ne
peuvent lui parler daffaires. Cependant, si une catastrophe arrivait,
ils auraient besoin des loyers, pour parer à certains frais
personnels.
Mon Dieu ! dit Charles à demi
voix, je vais, si vous le voulez,
me présenter chez les locataires
Ils comprendront la situation,
ils paieront.
Mais Georges et Maurice paraissent peu goûter ce moyen.
Eux aussi, sont devenus défiants.
Nous pourrions taccompagner,
dit le premier. Nous
avons tous les trois des dépenses à faire.
Eh bien ! je vous remettrai largent
Vous ne me croyez
pas capable de me sauver avec, bien sûr !
Non, mais il est bon que nous soyons ensemble. Ce sera
plus régulier.
Et ils se regardent, avec des yeux où luisent déjà
les colères
et les rancunes du partage. La succession est ouverte, chacun
veut sassurer la part la plus large. Charles reprend brusquement,
en continuant tout haut les réflexions que ses frères
font
tout bas :
Écoutez, nous vendrons, ça
vaudra mieux
Si nous nous
querellons aujourdhui, nous nous mangerons demain.
Mais un râle leur fait vivement tourner la tête. Leur mère
sest soulevée, blanche, les yeux hagards, le corps secoué
dun
59
frisson. Elle a entendu, elle tend ses bras maigres, elle répète
dune voix épouvantée :
Mes enfants
mes enfants
Et une convulsion la rejette sur loreiller, elle meurt dans la
pensée abominable que ses fils la volent.
Tous les trois, terrifiés, sont tombés
à genoux devant le lit.
Ils baisent les mains de la morte, ils lui ferment les yeux avec
des sanglots. À ce moment, leur enfance leur revient au coeur,
et
ils ne sont plus que des orphelins. Mais cette mort affreuse reste
au fond deux, comme un remords et comme une haine.
La toilette de la morte est faite par la femme
de chambre.
On envoie chercher une religieuse pour veiller le corps. Pendant
ce temps, les trois fils sont en courses ; ils vont déclarer
le décès,
commander les lettres de faire-part, régler la cérémonie
funèbre.
La nuit, ils se relaient et veillent chacun à son tour avec la
religieuse. Dans la chambre, dont les rideaux sont tirés, la
morte
est restée étendue au milieu du lit, la tête roide,
les mains croisées,
un crucifix dargent sur la poitrine. À côté
delle, brûle un
cierge. Un brin de buis trempe au bord dun vase plein deau
bénite. Et la veillée sachève dans le frisson
du matin. La religieuse
demande du lait chaud, parce quelle nest pas à son
aise.
Une heure avant le convoi, lescalier
semplit de monde. La
porte cochère est tendue de draperies noires, à frange
dargent.
Cest là que le cercueil est exposé, comme au fond
dune étroite
chapelle, entouré de cierges, recouvert de couronnes et de bouquets.
Chaque personne qui entre prend un goupillon dans un
bénitier, au pied de la bière, et asperge le corps. À
onze heures,
le convoi se met en marche. Les fils de la défunte conduisent
le
deuil. Derrière eux, on reconnaît des magistrats, quelques
grands industriels, toute une bourgeoisie grave et importante,
qui marche à pas comptés, avec des regards obliques sur
les
60
curieux arrêtés le long des trottoirs. Il y a, au bout
du cortège,
douze voitures de deuil. On les compte, on les remarque beaucoup
dans le quartier.
Cependant, les assistants sapitoyent
sur Charles, Georges
et Maurice, en habit, gantés de noir, qui marchent derrière
le
cercueil, la tête basse, le visage rougi de larmes. Du reste,
il ny a
quun cri : ils enterrent leur mère dune façon
très convenable.
Le corbillard est de troisième classe, on calcule quils
en auront
pour plusieurs milliers de francs. Un vieux notaire dit avec un
fin sourire :
Si madame Guérard avait payé
elle-même son convoi,
elle aurait économisé six voitures.
À léglise, la porte est tendue, les orgues jouent,
labsoute
est donnée par le curé de la paroisse. Puis, quand les
assistants
ont défilé devant le corps, ils trouvent à lentrée
de la nef les
trois fils rangés sur une seule file, placés là
pour recevoir les
poignées de main des assistants qui ne peuvent aller jusquau
cimetière. Pendant dix minutes, ils ont le bras tendu, ils serrent
des mains sans même reconnaître les gens, mordant leurs
lèvres,
rentrant leurs larmes. Et cest un grand soulagement pour
eux, lorsque léglise est vide et quils reprennent
leur marche
lente derrière le corbillard.
Le caveau de famille des Guérard est
au cimetière du Père-
Lachaise. Beaucoup de personnes restent à pied, dautres
montent
dans les voitures de deuil. Le cortège traverse la place de la
Bastille et suit la rue de la Roquette. Des passants lèvent les
yeux, se découvrent. Cest un convoi riche, que les ouvriers
de ce
quartier populeux regardent passer, en mangeant des saucisses
dans des morceaux de pain fendus.
En arrivant au cimetière, le convoi
tourne à gauche et se
trouve tout de suite devant le tombeau : un petit monument,
61
une chapelle gothique, qui porte sur son fronton ces mots gravés
en noir : Famille Guérard. La porte en fonte découpée,
grande ouverte, laisse apercevoir la table dun autel, où
des cierges
brûlent. Autour du monument, dautres constructions dans
le même goût salignent et forment des rues ; on dirait
la devanture
dun marchand de meubles, avec des armoires, des commodes,
des secrétaires, fraîchement terminés et rangés
symétriquement
à létalage. Les assistants sont distraits, occupés
de
cette architecture, cherchant un peu dombre sous les arbres de
lallée voisine. Une dame sest éloignée
pour admirer un rosier
magnifique, un bouquet fleuri et odorant, qui a poussé sur une
tombe.
Cependant, le cercueil a été
descendu. Un prêtre dit les
dernières prières, tandis que les fossoyeurs, en veste
bleue, attendent
à quelques pas. Les trois fils sanglotent, les yeux fixés
sur le caveau béant, dont on a enlevé la dalle ; cest
là, dans cette
ombre fraîche, quils viendront dormir à leur tour.
Des amis les
emmènent, quand les fossoyeurs sapprochent.
Et, deux jours plus tard, chez le notaire
de leur mère, ils
discutent, les dents serrées, les yeux secs, avec un emportement
dennemis décidés à ne pas céder sur
un centime. Leur intérêt
serait dattendre, de ne pas hâter la vente des propriétés.
Mais
ils se jettent leurs vérités à la face : Charles
mangerait tout avec
ses inventions ; Georges doit avoir quelque fille qui le plume ;
Maurice est certainement encore dans une spéculation folle, où
il engloutirait leurs capitaux. Vainement, le notaire essaye de
leur faire conclure un arrangement à lamiable. Ils se séparent,
en menaçant de senvoyer du papier timbré.
Cest la morte qui se réveille
en eux, avec son avarice et ses
terreurs dêtre volée. Quand largent empoisonne
la mort, il ne
sort de la mort que de la colère. On se bat sur les cercueils.
62
III
M. Rousseau sest marié à vingt ans avec une orpheline,
Adèle Lemercier, qui en avait dix-huit. À eux deux, ils
possédaient
soixante-dix francs, le soir de leur entrée en ménage.
Ils
ont dabord vendu du papier à lettre et des bâtons
de cire à cacheter,
sous une porte cochère. Puis, ils ont loué un trou, une
boutique large comme la main, dans laquelle ils sont restés dix
ans à élargir petit à petit leur commerce. Maintenant,
ils possèdent
un magasin de papeterie, rue de Clichy, qui vaut bien une
cinquantaine de mille francs.
Adèle nest pas dune forte santé. Elle a toujours
toussé un
peu. Lair enfermé de la boutique, limmobilité
du comptoir, ne
lui valent rien. Un médecin quils ont consulté,
lui a recommandé
le repos et les promenades par les beaux temps. Mais ce sont
là des ordonnances quon ne peut suivre, quand on veut vite
amasser de petites rentes, pour les manger en paix. Adèle dit
quelle se reposera, quelle se promènera plus tard,
lorsquils
auront vendu et quils se seront retirés en province.
M. Rousseau, lui, sinquiète bien,
les jours où il la voit pâle,
avec des taches rouges sur les joues. Seulement, il a sa papeterie
qui labsorbe, il ne saurait être sans cesse derrière
elle, à
lempêcher de commettre des imprudences. Pendant des semaines,
il ne trouve pas une minute pour lui parler de sa santé.
Puis, sil vient à entendre sa petite toux sèche,
il se fâche, il la
force à mettre son châle et à faire un tour avec
lui aux Champs-
Élysées. Mais elle rentre plus fatiguée, toussant
davantage ; les
tracas du commerce reprennent M. Rousseau ; la maladie est de
nouveau oubliée, jusquà une nouvelle crise. Cest
ainsi dans le
commerce : on y meurt, sans avoir le temps de se soigner.
63
Un jour, M. Rousseau prend le médecin à part et lui demande
franchement si sa femme est en danger. Le médecin
commence par dire quon doit compter sur la nature, quil
a vu
des gens beaucoup plus malades se tirer daffaire. Puis, pressé
de questions, il confesse que madame Rousseau est phthisique,
même à un degré assez avancé. Le mari est
devenu blême, en
entendant cet aveu. Il aime Adèle, pour le long effort quils
ont
fait ensemble, avant de manger du pain blanc tous les jours. Il
na pas seulement en elle une femme, il a aussi un associé,
dont
il connaît lactivité et lintelligence. Sil
la perd, il sera frappé à la
fois dans son affection et dans son commerce. Cependant, il lui
faut du courage, il ne peut fermer sa boutique pour pleurer à
son aise. Alors, il ne laisse rien voir, il tâche de ne pas effrayer
Adèle en lui montrant des yeux rouges. Il reprend son traintrain.
Au bout dun mois, quand il pense à ces choses tristes,
il
finit par se persuader que les médecins se trompent souvent.
Sa
femme na pas lair plus malade. Et il en arrive à
la voir mourir
lentement, sans trop souffrir lui-même, distrait par ses occupations,
sattendant à une catastrophe, mais la reculant dans un
avenir illimité.
Adèle répète parfois
:
Ah ! quand nous serons à la
campagne, tu verras comme
je me porterai !
Mon Dieu ! il ny a plus que huit ans à
attendre.
Ça passera vite.
Et M. Rousseau ne songe pas quils pourraient se retirer
tout de suite, avec de plus petites économies. Adèle ne
voudrait
pas dabord. Quand on sest fixé un chiffre, on doit
latteindre.
Pourtant, deux fois déjà, madame
Rousseau a dû prendre
le lit. Elle sest relevée, est redescendue au comptoir.
Les voisins
disent : « Voilà une petite femme qui nira pas loin.
» Et ils ne se
trompent pas. Juste au moment de linventaire, elle reprend le
lit une troisième fois. Le médecin vient le matin, cause
avec elle,
64
signe une ordonnance dune main distraite. M. Rousseau, prévenu,
sait que le fatal dénouement approche. Mais linventaire
le tient en bas, dans la boutique, et cest à peine sil
peut
séchapper cinq minutes, de temps à autre. Il monte,
quand le
médecin est là ; puis, il sen va avec lui et reparaît
un instant
avant le déjeuner ; il se couche à onze heures, au fond
dun cabinet,
où il a fait mettre un lit de sangles. Cest la bonne, Françoise,
qui soigne la malade. Une terrible fille, cette Françoise,
une auvergnate aux grosses mains brutales, dune politesse et
dune propreté douteuses ! Elle bouscule la mourante, lui
apporte
ses potions dun air maussade, fait un bruit intolérable
en
balayant la chambre, quelle laisse dans un grand désordre
; des
fioles toutes poissées traînent sur la commode, les cuvettes
ne
sont jamais lavées, les torchons pendent aux dossiers des chaises
; on ne sait plus où mettre le pied, tant le carreau est encombré.
Madame Rousseau, cependant, ne se plaint pas et se
contente de donner des coups de poing contre le mur, lors-
quelle appelle la bonne et que celle-ci ne veut pas répondre.
Françoise na pas quà la soigner ; il faut,
en bas, quelle tienne
la boutique propre, quelle fasse la cuisine pour le patron et
les
employés, sans compter les courses dans le quartier et les autres
besognes imprévues. Aussi madame ne peut-elle exiger de
lavoir toujours auprès delle. On la soigne quand
on a le temps.
Dailleurs, même dans son lit,
Adèle soccupe de son commerce.
Elle suit la vente, demande chaque soir comment ça
marche. Linventaire linquiète. Dès que son
mari peut monter
quelques minutes, elle ne lui parle jamais de sa santé, elle
le
questionne uniquement sur les bénéfices probables. Cest
un
grand chagrin pour elle dapprendre que lannée est
médiocre,
quatorze cents francs de moins que lannée précédente.
Quand
la fièvre la brûle, elle se souvient encore sur loreiller
des commandes
de la dernière semaine, elle débrouille des comptes, elle
dirige la maison. Et cest elle qui renvoie son mari, sil
soublie
dans la chambre. Ça ne la guérit pas quil soit là,
et ça compro
65
met les affaires. Elle est sûre que les commis regardent passer
le
monde, elle lui répète :
Descends, mon ami, je nai besoin
de rien, je tassure. Et
noublie pas de tapprovisionner de registres, parce que voilà
la
rentrée des classes, et que nous en manquerions.
Longtemps, elle sabuse sur son véritable état. Elle
espère
toujours se lever le lendemain et reprendre sa place au comptoir.
Elle fait même des projets : si elle peut sortir bientôt,
ils
iront passer un dimanche à Saint-Cloud. Jamais elle na
eu un si
gros désir de voir des arbres. Puis, tout dun coup, un
matin, elle
devient grave. Dans la nuit, toute seule, les yeux ouverts, elle a
compris quelle allait mourir. Elle ne dit rien jusquau soir,
réfléchit,
les regards au plafond. Et, le soir, elle retient son mari,
elle cause tranquillement, comme si elle lui soumettait une facture.
Écoute, dit-elle, tu iras chercher demain un notaire.
Il y
en a un près dici, rue Saint-Lazare.
Pourquoi un notaire ? sécrie M. Rousseau, nous nen
sommes pas là, bien sûr !
Mais elle reprend de son air calme et raisonnable :
Possible ! Seulement, cela me tranquillisera,
de savoir
nos affaires en ordre
Nous nous sommes mariés sous le régime
de la communauté, quand nous ne possédions rien ni lun
ni lautre. Aujourdhui que nous avons gagné quelques
sous, je
ne veux pas que ma famille puisse venir te dépouiller
Ma
soeur
Agathe nest pas si gentille pour que je lui laisse quelque chose.
Jaimerais mieux tout emporter avec moi.
Et elle sentête, il faut que son mari aille le lendemain
chercher
le notaire. Elle questionne ce dernier longuement, désirant
66
que les précautions soient bien prises et quil ny
ait pas de
contestations. Quand le testament est fait et que le notaire est
parti, elle sallonge, en murmurant :
Maintenant, je mourrai contente
Javais bien gagné
daller à la campagne, je ne peux pas dire que je ne regrette
pas
la campagne. Mais tu iras, toi
Promets-moi de te retirer dans
lendroit que nous avions choisi, tu sais, le village où
ta mère est
née, près de Melun
Ça me fera plaisir.
M. Rousseau pleure à chaudes larmes. Elle le console, lui
donne de bons conseils. Sil sennuie tout seul, il aura raison
de
se remarier ; seulement, il devra choisir une femme un peu
âgée, parce que les jeunes filles qui épousent des
veufs, épousent
leur argent. Et elle lui indique une dame de leur connaissance,
avec laquelle elle serait heureuse de le savoir.
Puis, la nuit même, elle a une agonie affreuse. Elle étouffe,
demande de lair. Françoise sest endormie sur une
chaise.
M. Rousseau, debout au chevet du lit, ne peut
que prendre la
main de la mourante et la serrer, pour lui dire quil est là,
quil
ne la quitte pas. Le matin, tout dun coup, elle éprouve
un grand
calme ; elle est très blanche, les yeux fermés, respirant
lentement.
Son mari croit pouvoir descendre avec Françoise, pour
ouvrir la boutique. Quand il remonte, il trouve sa femme toujours
très blanche, raidie dans la même attitude ; seulement,
ses
yeux se sont ouverts. Elle est morte.
Depuis trop longtemps, M. Rousseau sattendait à la perdre.
Il ne pleure pas, il est simplement écrasé de lassitude.
Il
redescend, regarde Françoise remettre les volets de la boutique
;
et, lui-même, il écrit sur une feuille de papier : «
Fermé pour
cause de décès ; » puis, il colle cette feuille
sur le volet du milieu,
avec quatre pains à cacheter. En haut, toute la matinée
est
employée à nettoyer et à disposer la chambre. Françoise
passe
un torchon par terre, fait disparaître les fioles, met près
de la
67
morte un cierge allumé et une tasse deau bénite
; car on attend
la soeur dAdèle, cette Agathe qui a une langue de serpent,
et la
bonne ne veut pas quon puisse laccuser de mal tenir le ménage.
M. Rousseau a envoyé un commis remplir les formalités
nécessaires. Lui, se rend à léglise et discute
longuement le tarif
des convois. Ce nest pas parce quil a du chagrin quon
doit le
voler. Il aimait bien sa femme, et, si elle peut encore le voir, il
est certain quil lui fait plaisir, en marchandant les curés
et les
employés des pompes funèbres. Cependant, il veut, pour
le
quartier, que lenterrement soit convenable. Enfin, il tombe
daccord, il donnera cent soixante francs à léglise
et trois cents
francs aux pompes funèbres. Il estime quavec les petits
frais, il
nen sera pas quitte à moins de cinq cents francs.
Quand M. Rousseau rentre chez lui, il aperçoit
Agathe, sa
belle-soeur, installée près de la morte. Agathe est une
grande
personne sèche, aux yeux rouges, aux lèvres bleuâtres
et minces.
Depuis trois ans, le ménage était brouillé avec
elle et ne la voyait
plus. Elle se lève cérémonieusement, puis embrasse
son beau-
frère. Devant la mort, toutes les querelles finissent.
M. Rousseau qui na pu pleurer, le matin,
sanglote alors, en retrouvant
sa pauvre femme blanche et raide, le nez pincé davantage,
la face si diminuée, quil la reconnaît à peine.
Agathe reste
les yeux secs. Elle a pris le meilleur fauteuil, elle promène
lentement
ses regards dans la chambre, comme si elle dressait un
inventaire minutieux des meubles qui la garnissent. Jusque-là,
elle na pas soulevé la question des intérêts,
mais il est visible
quelle est très anxieuse et quelle doit se demander
sil existe un
testament.
Le matin des obsèques, au moment de la mise en bière,
il
arrive que les pompes funèbres se sont trompées et ont
envoyé
un cercueil trop court. Les croque-morts doivent aller en chercher
un autre. Cependant, le corbillard attend devant la porte, le
quartier est en révolution. Cest là une nouvelle
torture pour
M. Rousseau. Si encore ça ressuscitait
sa femme, de la garder si
68
longtemps ! Enfin, on descend la pauvre madame Rousseau, et
le cercueil ne reste exposé que dix minutes en bas, sous la porte,
tendue de noir. Une centaine de personnes attendent dans la
rue, des commerçants du quartier, les locataires de la maison,
les amis du ménage, quelques ouvriers en paletot. Le cortège
part, M. Rousseau conduit le deuil.
Et, sur le passage du convoi, les voisines
font un signe de
croix rapide, en parlant à voix basse. Cest la papetière,
nest-ce
pas ? cette petite femme si jaune, qui navait plus que la peau
et
les os. Ah bien ! elle sera mieux dans la terre ! Ce que cest
que
de nous pourtant ! des commerçants très à leur
aise, qui travaillaient
pour prendre du plaisir sur leurs vieux jours ! Elle va en
prendre maintenant, du plaisir, la papetière ! Et les voisines
trouvent M. Rousseau très bien, parce quil marche derrière
le
corbillard, tête nue, tout seul, pâle et ses rares cheveux
envolés
dans le vent.
En quarante minutes, à léglise,
les prêtres bâclent la cérémonie.
Agathe, qui sest assise au premier rang, semble compter
les cierges allumés. Sans doute, elle pense que son beau-frère
aurait pu y mettre moins dostentation ; car, enfin, sil
ny a pas
de testament et quelle hérite de la moitié de la
fortune, elle devra
payer sa part du convoi. Les prêtres disent une dernière
oraison, le goupillon passe de main en main, et lon sort. Presque
tout le monde sen va. On a fait avancer les trois voitures de
deuil, dans lesquelles des dames sont montées. Derrière
le corbillard,
il ne reste que M. Rousseau, toujours tête nue, et une
trentaine de personnes, les amis qui nosent sesquiver. Le
corbillard
est simplement orné dune draperie noire à frange
blanche.
Les passants se découvrent et filent vite.
Comme M. Rousseau na pas de tombeau
de famille, il a
simplement pris une concession de cinq ans au cimetière
Montmartre, en se promettant dacheter plus tard une conces
69
sion à perpétuité, et dexhumer sa femme,
pour linstaller définitivement
chez elle.
Le corbillard sarrête au bout
dune allée, et lon porte à
bras le cercueil parmi des tombes basses, jusquà une fosse,
creusée dans la terre molle. Les assistants piétinent,
silencieux.
Puis, le prêtre se retire, après avoir mâché
vingt paroles entre
ses dents. De tous côtés sétendent des petits
jardins fermés de
grilles, des sépultures garnies de giroflées et darbres
verts ; les
pierres blanches, au milieu de ces verdures, semblent toutes
neuves et toutes gaies. M. Rousseau est très frappé par
la vue
dun monument, une colonne mince, surmontée de lurne
symbolique.
Le matin, un marbrier est venu le tourmenter avec des
plans. Et il songe que, lorsquil achètera une concession
à perpétuité,
il fera mettre, sur la tombe de sa femme, une colonne pareille,
avec ce joli vase.
Cependant, Agathe lemmène, et
de retour à la boutique,
elle se décide enfin à parler intérêts. Quand
elle apprend quil
existe un testament, elle se lève toute droite, elle sen
va, en faisant
claquer la porte. Jamais elle ne remettra les pieds dans
cette baraque. M. Rousseau a toujours, par moments, un gros
chagrin qui létrangle ; mais ce qui le rend bête
surtout, la tête
perdue et les membres inquiets, cest que le magasin soit fermé,
un jour de semaine.
IV
Janvier a été dur. Pas de travail, pas de pain et pas
de feu à
la maison. Les Morisseau ont crevé la misère. La femme
est
blanchisseuse, le mari est maçon. Ils habitent aux Batignolles,
rue Cardinet, dans une maison noire, qui empoisonne le quartier.
Leur chambre, au cinquième, est si délabrée, que
la pluie
70
entre par les fentes du plafond. Encore ne se plaindraient-ils
pas, si leur petit Charlot, un gamin de dix ans, navait besoin
dune bonne nourriture pour devenir un homme.
Lenfant est chétif, un rien le
met sur le flanc. Lorsquil allait
à lécole, sil sappliquait en voulant
tout apprendre dun
coup, il revenait malade. Avec ça, très intelligent, un
crapaud
trop gentil, qui a une conversation au-dessus de son âge. Les
jours où ils nont pas de pain à lui donner, les
parents pleurent
comme des bêtes. Dautant plus que les enfants meurent ainsi
que des mouches du haut en bas de la maison, tant cest malsain.
On casse la glace dans les rues. Même le père a pu se faire
embaucher ; il déblaie les ruisseaux à coups de pioche,
et le soir
il rapporte quarante sous. En attendant que la bâtisse reprenne,
cest toujours de quoi ne pas mourir de faim.
Mais, un jour, lhomme en rentrant trouve
Charlot couché.
La mère ne sait ce quil a. Elle lavait envoyé
à Courcelles, chez
sa tante, qui est fripière, voir sil ne trouverait pas
une veste plus
chaude que sa blouse de toile, dans laquelle il grelotte. Sa tante
navait que de vieux paletots dhomme trop larges, et le petit
est
rentré tout frissonnant, lair ivre, comme sil avait
bu. Maintenant,
il est très rouge sur loreiller, il dit des bêtises,
il croit quil
joue aux billes et il chante des chansons.
La mère a pendu un lambeau de châle
devant la fenêtre,
pour boucher un carreau cassé ; en haut, il ne reste que deux
vitres libres, qui laissent pénétrer le gris livide du
ciel. La misère
a vidé la commode, tout le linge est au Mont-de-Piété.
Un soir,
on a vendu une table et deux chaises. Charlot couchait par
terre ; mais, depuis quil est malade, on lui a donné le
lit, et encore
y est-il très mal, car on a porté poignée à
poignée la laine
du matelas chez une brocanteuse, des demi-livres à la fois, pour
quatre ou cinq sous. À cette heure, ce sont le père et
la mère qui
71
couchent dans un coin, sur une paillasse dont les chiens ne voudraient
pas.
Cependant, tous deux regardent Charlot sauter
dans le lit.
Qua-t-il donc, ce mioche, à battre la campagne ? Peut-être
bien
quune bête la mordu ou quon lui a fait boire
quelque chose de
mauvais. Une voisine, madame Bonnet, est entrée ; et, après
avoir flairé le petit, elle prétend que cest un
froid et chaud. Elle
sy connaît, elle a perdu son mari dans une maladie pareille.
La mère pleure en serrant Charlot entre
ses bras. Le père
sort comme un fou et court chercher un médecin. Il en ramène
un, très grand, lair pincé, qui écoute dans
le dos de lenfant, lui
tape sur la poitrine, sans dire une parole. Puis, il faut que madame
Bonnet aille prendre chez elle un crayon et du papier,
pour quil puisse écrire son ordonnance. Quand il se retire,
toujours
muet, la mère linterroge dune voix étranglée.
Quest-ce que cest, monsieur
?
Une pleurésie, répond-il dun ton bref, sans
explication.
Puis, il demande à son tour :
Êtes-vous inscrits au bureau
de bienfaisance ?
Non, monsieur
Nous étions à notre aise, lété
dernier.
Cest lhiver qui nous a tués.
Tant pis ! tant pis !
Et il promet de revenir. Madame Bonnet prête vingt sous
pour aller chez le pharmacien. Avec les quarante sous de Morisseau,
on a acheté deux livres de boeuf, du charbon de terre et de
la chandelle. Cette première nuit se passe bien. On entretient
le
feu. Le malade, comme endormi par la grosse chaleur, ne cause
72
plus. Ses petites mains brûlent. En le voyant écrasé
sous la fièvre,
les parents se tranquillisent ; et, le lendemain, ils restent
hébétés, repris dépouvante, lorsque
le médecin hoche la tête
devant le lit, avec la grimace dun homme qui na plus despoir.
Pendant cinq jours, aucun changement ne se
produit.
Charlot dort, assommé sur loreiller. Dans la chambre, la
misère
qui souffle plus fort, semble entrer avec le vent, par les trous de
la toiture et de la fenêtre. Le deuxième soir, on a vendu
la dernière
chemise de la mère ; le troisième, il a fallu retirer
encore
des poignées de laine, sous le malade, pour payer le pharmacien.
Puis, tout a manqué, il ny a plus rien eu.
Morisseau casse toujours la glace ; seulement,
ses quarante
sous ne suffisent pas. Comme ce froid rigoureux peut tuer Charlot,
il souhaite le dégel, tout en le redoutant Quand il part au
travail, il est heureux de voir les rues blanches ; puis, il songe au
petit qui agonise là-haut, et il demande ardemment un rayon de
soleil, une tiédeur de printemps balayant la neige. Sils
étaient
seulement inscrits au bureau de bienfaisance, ils auraient le
médecin et les remèdes pour rien. La mère sest
présentée à la
mairie, mais on lui a répondu que les demandes étaient
trop
nombreuses, quelle devait attendre. Pourtant, elle a obtenu
quelques bons de pain ; une dame charitable lui a donné cinq
francs. Ensuite, la misère a recommencé.
Le cinquième jour, Morisseau apporte
sa dernière pièce de
quarante sous. Le dégel est venu, on la remercié.
Alors, cest la
fin de tout : le poêle reste froid, le pain manque, on ne descend
plus les ordonnances chez le pharmacien. Dans la chambre ruisselante
dhumidité, le père et la mère grelottent,
en face du petit
qui râle. Madame Bonnet nentre plus les voir, parce quelle
est
sensible et que ça lui fait trop de peine. Les gens de la maison
passent vite devant leur porte. Par moments, la mère, prise
dune crise de larmes, se jette sur le lit, embrasse lenfant,
comme pour le soulager et le guérir. Le père, imbécile,
reste des
73
heures devant la fenêtre, soulevant le vieux châle, regardant
le
dégel ruisseler, leau tomber des toits, à grosses
gouttes, et noircir
la rue. Peut-être ça fait-il du bien à Charlot.
Un matin, le médecin déclare
quil ne reviendra pas.
Lenfant est perdu.
Cest ce temps humide qui la
achevé, dit-il.
Morisseau montre le poing au ciel. Tous les temps font
donc crever le pauvre monde ! Il gelait, et cela ne valait rien ; il
dégèle, et cela est pis encore. Si la femme voulait, ils
allumeraient
un boisseau de charbon, ils sen iraient tous les trois ensemble.
Ce serait plus vite fini.
Pourtant, la mère est retournée
à la mairie ; on a promis de
leur envoyer des secours, et ils attendent. Quelle affreuse journée
! Un froid noir tombe du plafond ; dans un coin, la pluie
coule ; il faut mettre un seau, pour recevoir les gouttes. Depuis
la veille, ils nont rien mangé, lenfant a bu seulement
une tasse
de tisane, que la concierge a montée. Le père, assis devant
la
table, la tête dans les mains, demeure stupide, les oreilles bourdonnantes.
À chaque bruit de pas, la mère court à la porte,
croit
que ce sont enfin les secours promis. Six heures sonnent, rien
nest venu. Le crépuscule est boueux, lent et sinistre comme
une
agonie.
Brusquement, dans la nuit qui augmente, Charlot
balbutie
des paroles entrecoupées :
Maman
maman
La mère sapproche, reçoit au visage un souffle fort.
Et elle
nentend plus rien ; elle distingue vaguement lenfant, la
tête
renversée, le cou raidi. Elle crie, affolée, suppliante
:
74
De la lumière ! vite, de la lumière !
Mon
Charlot, parle-
moi !
Il ny a plus de chandelle. Dans sa hâte, elle frotte des
allumettes,
les casse entre ses doigts. Puis, de ses mains tremblantes,
elle tâte le visage de lenfant.
Ah ! mon Dieu ! il est mort !
Dis donc, Morisseau, il est
mort !
Le père lève la tête, aveuglé par les ténèbres.
Eh bien ! que veux-tu ? il est mort
Ça vaut mieux.
Aux sanglots de la mère, madame Bonnet sest décidée
à
paraître avec sa lampe. Alors, comme les deux femmes arrangent
proprement Charlot, on frappe : ce sont les secours qui arrivent,
dix francs, des bons de pain et de viande. Morisseau rit
dun air imbécile, en disant quils manquent toujours
le train, au
bureau de bienfaisance.
Et quel pauvre cadavre denfant, maigre,
léger comme une
plume ! On aurait couché sur le matelas un moineau tué
par la
neige et ramassé dans la rue, quil ne ferait pas un tas
plus petit.
Pourtant, madame Bonnet, qui est redevenue
très obligeante,
explique que ça ne ressuscitera pas Charlot, de jeûner
à
côté de lui. Elle offre daller chercher du pain et
de la viande, en
ajoutant quelle rapportera aussi de la chandelle. Ils la laissent
faire. Quand elle rentre, elle met la table, sert des saucisses toutes
chaudes. Et les Morisseau, affamés, mangent gloutonnement
près du mort, dont on aperçoit dans lombre la petite
figure
blanche. Le poêle ronfle, on est très bien. Par moments,
les yeux
de la mère se mouillent. De grosses larmes tombent sur son
pain. Comme Charlot aurait chaud ! comme il mangerait volontiers
de la saucisse !
75
Madame Bonnet veut veiller à toute force. Vers une heure,
lorsque Morisseau a fini par sendormir, la tête posée
sur le pied
du lit, les deux femmes font du café. Une autre voisine, une
couturière
de dix-huit ans, est invitée ; et elle apporte un fond de
bouteille deau-de-vie, pour payer quelque chose. Alors, les trois
femmes boivent leur café à petits coups, en parlant tout
bas, en
se contant des histoires de morts extraordinaires ; peu à peu,
leurs voix sélèvent, leurs cancans sélargissent,
elles causent de
la maison, du quartier, dun crime quon a commis rue Nollet.
Et, parfois, la mère se lève, vient regarder Charlot,
comme pour
sassurer quil na pas remué.
La déclaration nayant pas été
faite le soir, il leur faut garder
le petit le lendemain, toute la journée. Ils nont quune
chambre, ils vivent avec Charlot, mangent et dorment avec lui.
Par instants, ils loublient ; puis, quand ils le retrouvent, cest
comme sils le perdaient une fois encore.
Enfin, le surlendemain, on apporte la bière,
pas plus
grande quune boîte à joujoux, quatre planches mal
rabotées,
fournies gratuitement par ladministration, sur le certificat
dindigence. Et, en route ! on se rend à léglise
en courant. Derrière
Charlot, il y a le père avec deux camarades rencontrés
en
chemin, puis la mère, madame Bonnet et lautre voisine,
la couturière.
Ce monde patauge dans la crotte jusquà mi-jambe. Il ne
pleut pas, mais le brouillard est si mouillé, quil trempe
les vêtements.
À léglise, on expédie la cérémonie.
Et la course reprend
sur le pavé gras.
Le cimetière est au diable, en dehors
des fortifications. On
descend lavenue de Saint-Ouen, on passe la barrière, enfin
on
arrive. Cest un vaste enclos, un terrain vague, fermé de
murailles
blanches. Des herbes y poussent, la terre remuée fait des
bosses, tandis quau fond il y a une rangée darbres
maigres,
salissant le ciel de leurs branches noires.
76
Lentement, le convoi avance dans la terre molle. Maintenant,
il pleut ; et il faut attendre sous laverse un vieux prêtre,
qui se décide à sortir dune petite chapelle. Charlot
va dormir au
fond de la fosse commune. Le champ est semé de croix renversées
par le vent, de couronnes pourries par la pluie, un champ
de misère et de deuil, dévasté, piétiné,
suant cet encombrement
de cadavres quentassent la faim et le froid des faubourgs.
Cest fini. La terre coule, Charlot est
au fond du trou, et les
parents sen vont, sans avoir pu sagenouiller, dans la boue
liquide
où ils enfoncent. Dehors, comme il pleut toujours, Morisseau,
qui a encore trois francs sur les dix francs du bureau de
bienfaisance, invite les camarades et les voisines à prendre
quelque
chose, chez un marchand de vin. On sattable, on boit deux
litres, on mange un morceau de fromage de Brie. Puis, les camarades,
à leur tour, paient deux autres litres. Quand la société
rentre dans Paris, elle est très gaie.
V
Jean-Louis Lacour a soixante-dix ans. Il est né à la Cour-
teille, un hameau de cent cinquante habitants, perdu dans un
pays de loups. En sa vie, il est allé une seule fois à
Angers, qui se
trouve à quinze lieues ; mais il était si jeune, quil
ne se souvient
plus. Il a eu trois enfants, deux fils, Antoine et Joseph, et une
fille, Catherine. Celle-ci sest mariée ; puis, son mari
est mort, et
elle est revenue chez son père, avec un petit de douze ans, Jacquinet.
La famille vit sur cinq ou six arpents, juste assez de terre
pour manger du pain et ne pas aller tout nu. Quand ils boivent
un verre de vin, ils lont sué.
77
La Courteille est au fond dun vallon, avec des bois de tous
les côtés, qui lenferment et la cachent. Il ny
a pas déglise, la
commune est trop pauvre. Cest le curé des Cormiers qui
vient
dire la messe ; et, comme on compte deux bonnes lieues de
chemin, il ne vient que tous les quinze jours. Les maisons, une
vingtaine de masures branlantes, sont jetées le long de la
grandroute. Des poules grattent le fumier devant les portes.
Lorsquun étranger passe, les femmes allongent la tête,
tandis
que les enfants, en train de se vautrer au soleil, se sauvent au
milieu des bandes doies effarées.
Jamais Jean-Louis na été
malade. Il est grand et noueux
comme un chêne. Le soleil la séché, a cuit
et fendu sa peau ; et
il a pris la couleur, la rudesse et le calme des arbres. En vieillissant,
il a perdu sa langue. Il ne parle plus, trouvant ça inutile.
Dun pas long et entêté, il marche, avec la force
paisible des
boeufs.
Lannée dernière, il était
encore plus vigoureux que ses fils,
il réservait pour lui les grosses besognes, silencieux dans son
champ, qui semblait le connaître et trembler. Mais, un jour, voici
deux mois, ses membres ont craqué tout dun coup ; et il
est
resté deux heures en travers dun sillon, ainsi quun
tronc abattu.
Le lendemain, il a voulu se remettre au travail ; seulement,
ses bras sen étaient allés, la terre ne lui obéissait
plus. Ses fils
hochent la tête. Sa fille tâche de le retenir à la
maison. Il
sobstine, et on le fait accompagner par Jacquinet, pour que
lenfant crie, si le grand-père tombe.
Que fais-tu là, paresseux ?
demande Jean-Louis au gamin,
qui ne le quitte pas. À ton âge, je gagnais mon pain.
Grand-père, je vous garde, répond lenfant.
Ce mot donne une secousse au vieillard. Il najoute rien. Le
soir, il se couche et ne se relève plus. Quand les fils et la
fille
78
vont aux champs, le lendemain, ils entrent voir le père, quils
nentendent pas remuer. Ils le trouvent étendu sur son lit,
les
yeux ouverts, avec un air de réfléchir. Il a la peau si
dure et si
tannée, quon ne peut pas savoir seulement la couleur de
sa maladie.
Eh bien ? père, ça ne va donc pas ?
Il grogne, il dit non de la tête.
Alors, vous ne venez pas, nous partons
sans vous ?
Oui, il leur fait signe de partir sans lui. On a commencé la
moisson, tous les bras sont nécessaires. Peut-être bien
que, si
lon perdait une matinée, un orage brusque emporterait les
gerbes.
Jacquinet lui-même suit sa mère et ses oncles. Le père
La-
cour reste seul. Le soir, quand les enfants reviennent, il est à
la
même place, toujours sur le dos, les yeux ouverts, avec son air
de réfléchir.
Alors, père, ça ne va
pas mieux ?
Non, ça ne va pas mieux. Il grogne, il branle la tête.
Questce
quon pourrait bien lui faire ? Catherine a lidée
de mettre
bouillir du vin avec des herbes ; mais cest trop fort, ça
manque
de le tuer. Joseph dit quon verra le lendemain, et tout le monde
se couche.
Le lendemain, avant de partir pour la moisson,
les fils et la
fille restent un instant debout devant le lit. Décidément,
le vieux
est malade. Jamais il na vécu comme ça sur le dos.
On devrait
peut-être bien tout de même faire venir le médecin.
Lennui,
cest quil faut aller à Rougemont ; six lieues pour
aller, six
lieues pour revenir, ça fait douze. On perdra tout un jour. Le
vieux, qui écoute les enfants, sagite et semble se fâcher.
Il na
pas besoin de médecin, ça ne sert à rien et ça
coûte.
79
Vous ne voulez pas ? demande Antoine. Alors, nous partons
travailler ?
Sans doute, quils partent travailler. Ils ne le soulageraient
pas bien sûr, en restant là. La terre a plus besoin dêtre
soignée
que lui. Et trois jours se passent, les enfants vont chaque matin
aux champs, Jean-Louis ne bouge point, tout seul, buvant à une
cruche quand il a soif. Il est comme un de ces vieux chevaux qui
tombent de fatigue dans un coin, et quon laisse mourir. Il a travaillé
soixante ans, il peut bien sen aller, puisquil nest
plus
bon à rien, quà tenir de la place et à gêner
le monde.
Les enfants eux-mêmes nont pas
une grande douleur. La
terre les a résignés à ces choses ; ils sont trop
près delle, pour
lui en vouloir de reprendre le vieux. Un coup doeil le matin,
un
coup doeil le soir, ils ne peuvent pas faire davantage. Si le
père
sen relevait tout de même, ça prouverait quil
est rudement bâti.
Sil meurt, cest quil avait la mort dans le corps ;
et tout le
monde sait que, lorsquon a la mort dans le corps, rien ne len
déloge, pas plus les signes de croix que les médicaments.
Une
vache encore, ça se soigne.
Jean-Louis, le soir, interroge dun regard
les enfants sur la
moisson. Quand il les entend compter les gerbes, se féliciter
du
beau temps qui favorise la besogne, il a une joie dans les yeux.
Une fois encore, on parle daller chercher le médecin ;
mais le
vieux semporte, et lon craint de le tuer plus vite, si on
le
contrarie. Il fait seulement demander le garde champêtre, un
ancien camarade. Le père Nicolas est son aîné, car
il a eu
soixante-quinze ans à la Chandeleur. Lui, reste droit comme un
peuplier. Il vient et sasseoit près de Jean-Louis, dun
air sérieux.
Jean-Louis qui ne peut plus parler, le regarde de ses petits
yeux pâlis. Le père Nicolas le regarde aussi, nayant
rien à
lui dire. Et ces deux vieillards restent face à face pendant
une
heure, sans prononcer une parole, heureux de se voir, se rappe
80
lant sans doute des choses, bien loin, dans leurs jours
dautrefois. Cest ce soir-là que les enfants, au retour
de la moisson,
trouvent Jean-Louis mort, étendu sur le dos, raide et les
yeux en lair.
Oui, le vieux est mort, sans remuer un membre.
Il a soufflé
son dernier souffle droit devant lui, une haleine de plus dans la
vaste campagne. Comme les bêtes qui se cachent et se résignent,
il na pas même dérangé un voisin, il a fait
sa petite affaire tout
seul.
Le père est mort, dit Joseph,
en appelant les autres.
Et tous, Antoine, Catherine, Jacquinet, répètent :
Le père est mort.
Ça ne les étonne pas. Jacquinet allonge curieusement le
cou, la femme tire son mouchoir, les deux garçons marchent
sans rien dire, la face grave et blêmie sous le hâle. Il
a tout de
même joliment duré, il était solide, le vieux père
! Cette idée
console les enfants, ils sont fiers de la solidité de la famille.
La nuit, on veille le père jusquà
onze heures, puis tout le
monde cède au sommeil ; et Jean-Louis dort seul encore, avec
son visage fermé qui semble toujours réfléchir.
Dès le petit jour, Joseph part pour
les Cormiers, afin
davertir le curé. Cependant, comme il y a encore des gerbes
à
rentrer, Antoine et Catherine sen vont tout de même aux
champs le matin, en laissant le corps à la garde de Jacquinet.
Le
petit sennuie avec le vieux, qui ne remue seulement pas, et il
sort par moments sur la route, lance des pierres aux moineaux,
regarde un colporteur étalant des foulards devant deux voisines
; puis, quand il se souvient du grand-père, il rentre vite,
81
sassure quil na point bougé, et séchappe
de nouveau pour voir
deux chiens se battre.
Comme la porte reste ouverte, les poules entrent,
se promènent
tranquillement, en fouillant à coups de bec le sol battu.
Un coq rouge se dresse sur ses pattes, allonge le cou, arrondit
son oeil de braise, inquiet de ce corps dont il ne sexplique pas
la
présence ; cest un coq prudent et sagace, qui sait sans
doute
que le vieux na pas lhabitude de rester au lit après
le soleil levé
; et il finit par jeter son cri sonore de clairon, chantant la
mort du vieux, tandis que les poules ressortent une à une, en
gloussant et en piquant la terre.
Le curé des Cormiers ne peut venir
quà cinq heures. Depuis
le matin, on entend le charron qui scie du sapin et enfonce
des clous. Ceux qui ignorent la nouvelle, disent : « Tiens ! cest
donc que Jean-Louis est mort », parce que les gens de la Cour-
teille connaissent bien ces bruits-là.
Antoine et Catherine sont revenus, la moisson
est terminée
; ils ne peuvent pas dire quils sont mécontents, car, depuis
dix ans, le grain na pas été si beau.
Toute la famille attend le curé, on
soccupe pour prendre
patience : Catherine met la soupe au feu, Joseph tire de leau,
on
envoie Jacquinet voir si le trou a été fait au cimetière.
Enfin, à
six heures seulement, le curé arrive. Il est dans une carriole,
avec un gamin qui lui sert de clerc. Il descend devant la porte
des Lacour, sort dun journal son étole et son surplis ;
puis, il
shabille en disant :
Dépêchons-nous, il faut
que je sois rentré à sept heures.
Pourtant, personne ne se presse. On est obligé daller chercher
les deux voisins qui doivent porter le défunt sur la vieille
civière de bois noir. Comme on va partir enfin, Jacquinet ac
82
court et crie que le trou nest pas fini, mais quon peut
venir tout
de même.
Alors, le prêtre marche le premier,
en lisant du latin dans
un livre. Le petit clerc qui le suit, tient un vieux bénitier
de cuivre
bossué, dans lequel trempe un goupillon. Cest seulement
au
milieu du village quun autre enfant sort de la grange où
lon dit
la messe tous les quinze jours, et prend la tête du cortège,
avec
une croix emmanchée au bout dun bâton. La famille
est derrière
le corps ; peu à peu, tous les gens du village se joignent à
elle ; une queue de galopins, nu-tête, débraillés,
sans souliers,
ferme la marche.
Le cimetière se trouve à lautre
bout de la Courteille. Aussi
les deux voisins lâchent-ils la civière à trois
reprises ; ils soufflent,
pendant que le convoi sarrête ; et lon repart. On
entend
le piétinement des sabots sur la terre dure. Quand on arrive,
le
trou, en effet, nest pas terminé ; le fossoyeur est encore
dedans,
et on le voit qui senfonce, puis qui reparaît, régulièrement,
à
chaque pelletée de terre.
Une simple haie entoure le cimetière.
Des ronces ont poussé,
où les gamins viennent, les soirs de septembre, manger des
mûres. Cest un jardin en rase campagne. Au fond, il y a
des groseillers
énormes ; un poirier, dans un coin, a grandi comme un
chêne ; une courte allée de tilleuls, au milieu, fait un
ombrage,
sous lequel les vieux en été fument leur pipe. Le soleil
brûle, des
sauterelles seffarent, des mouches dor ronflent dans le
frisson
de la chaleur. Le silence est tout frémissant de vie, la sève
de
cette terre grasse coule avec le sang rouge des coquelicots.
On a posé le cercueil près du
trou. Le gamin qui porte la
croix, vient la planter aux pieds du mort, pendant que le prêtre,
debout à la tête, continue de lire du latin dans son livre.
Mais les
assistants sintéressent surtout au travail du fossoyeur.
Ils entourent
la fosse, suivent la pelle des yeux ; et, quand ils se re
83
tournent, le curé sen est allé avec les deux enfants
; il ny a plus
là que la famille, qui attend dun air de patience.
Enfin, la fosse est creusée.
Cest assez profond, va ! crie
lun des paysans qui ont
porté le corps.
Et tout le monde aide pour descendre le cercueil. Le père
Lacour sera bien, dans ce trou. Il connaît la terre, et la terre
le
connaît. Ils feront bon ménage ensemble. Voici près
de soixante
ans quelle lui a donné ce rendez-vous, le jour où
il la entamée
de son premier coup de pioche. Leurs tendresses devaient finir
par là, la terre devait le prendre et le garder. Et quel bon
repos !
Il entendra seulement les pattes légères des oiseaux plier
les
brins dherbe. Personne ne marchera sur sa tête, il restera
des
années chez lui, sans quon le dérange. Cest
la mort ensoleillée,
le sommeil sans fin dans la paix des campagnes.
Les enfants se sont approchés. Catherine,
Antoine, Joseph,
ramassent une poignée de terre et la jettent sur le vieux. Jacquinet,
qui a cueilli des coquelicots, jette aussi son bouquet.
Puis, la famille rentre manger la soupe, les bêtes reviennent
des
champs, le soleil se couche. Une nuit chaude endort le village.
84
POUR UNE NUIT DAMOUR1
1 Lidée première de cette nouvelle a été
prise dans Casanova.
85
I
La petite ville de P
est bâtie sur une colline. Au pied
des
anciens remparts, coule un ruisseau, encaissé et très
profond, le
Chanteclair, quon nomme sans doute ainsi pour le bruit cristallin
de ses eaux limpides. Lorsquon arrive par la route de Versailles,
on traverse le Chanteclair, à la porte sud de la ville, sur
un pont de pierre dune seule arche, dont les larges parapets,
bas et arrondis, servent de bancs à tous les vieillards du faubourg.
En face, monte la rue Beau-Soleil, au bout de laquelle se
trouve une place silencieuse, la place des Quatre-Femmes, pavée
de grosses pierres, envahie par une herbe drue, qui la verdit
comme un pré. Les maisons dorment. Toutes les demi-heures,
le pas traînard dun passant fait aboyer un chien, derrière
la
porte dune écurie ; et lémotion de ce coin
perdu est encore le
passage régulier, deux fois par jour, des officiers qui se rendent
à leur pension, une table dhôte de la rue Beau-Soleil.
Cétait dans la maison dun
jardinier, à gauche, que demeurait
Julien Michon. Le jardinier lui avait loué une grande chambre,
au premier étage ; et, comme cet homme habitait lautre
façade de la maison, sur la rue Catherine, où était
son jardin,
Julien vivait là tranquille, ayant son escalier et sa porte,
senfermant déjà, à vingt-cinq ans, dans les
manies dun petit
bourgeois retiré.
Le jeune homme avait perdu son père
et sa mère très jeune.
Autrefois, les Michon étaient bourreliers aux Alluets, près
de
Mantes. À leur mort, un oncle avait envoyé lenfant
en pension.
Puis, loncle lui-même était parti, et Julien, depuis
cinq ans,
remplissait à la poste de P
un petit emploi dexpéditionnaire.
Il touchait quinze cents francs, sans espoir den gagner jamais
86
davantage. Dailleurs, il faisait des économies, il nimaginait
point une condition plus large ni plus heureuse que la sienne.
Grand, fort, osseux, Julien avait de grosses
mains qui le
gênaient. Il se sentait laid, la tête carrée et comme
laissée à létat
débauche, sous le coup de pouce dun sculpteur trop
rude ; et
cela le rendait timide, surtout quand il y avait des demoiselles.
Une blanchisseuse lui ayant dit en riant quil nétait
pas si vilain,
il en avait gardé un grand trouble. Dehors, les bras ballants,
le
dos voûté, la tête basse, il faisait de longues enjambées,
pour
rentrer plus vite dans son ombre. Sa gaucherie lui donnait un
effarouchement continu, un besoin maladif de médiocrité
et
dobscurité. Il semblait sêtre résigné
à vieillir de la sorte, sans
une camaraderie, sans une amourette, avec ses goûts de moine
cloîtré.
Et cette vie ne pesait point à ses
larges épaules. Julien, au
fond, était très heureux. Il avait une âme calme
et transparente.
Son existence quotidienne, avec les règles fixes qui la menaient,
était faite de sérénité. Le matin, il se
rendait à son bureau, recommençait
paisiblement la besogne de la veille ; puis, il déjeunait
dun petit pain, et reprenait ses écritures ; puis, il dînait,
il
se couchait, il dormait. Le lendemain, le soleil ramenait la
même journée, cela pendant des semaines, des mois. Ce lent
défilé finissait par prendre une musique pleine de douceur,
le
berçait du rêve de ces boeufs qui tirent la charrue et
qui ruminent
le soir, dans de la paille fraîche. Il buvait tout le charme de
la monotonie. Son plaisir était parfois, après son dîner,
de descendre
la rue Beau-Soleil et de sasseoir sur le pont, pour attendre
neuf heures. Il laissait pendre ses jambes au-dessus de leau,
il regardait passer continuellement sous lui le Chanteclair, avec
le bruit pur de ses flots dargent. Des saules, le long des deux
rives, penchaient leurs têtes pâles, enfonçaient
leurs images. Au
ciel, tombait la cendre fine du crépuscule. Et il restait, dans
ce
grand calme, charmé, songeant confusément que le Chanteclair
devait être heureux comme lui, à rouler toujours sur les
mêmes
87
herbes, au milieu dun si beau silence. Quand les étoiles
brillaient,
il rentrait se coucher, avec de la fraîcheur plein la poitrine.
Dailleurs, Julien se donnait dautres plaisirs. Les jours
de
congé, il partait à pied, tout seul, heureux daller
très loin et de
revenir rompu de fatigue. Il sétait aussi fait un camarade
dun
muet, un ouvrier graveur, au bras duquel il se promenait sur le
Mail, pendant des après-midi entières, sans même
échanger un
signe. Dautres fois, au fond du Café des Voyageurs, il
entamait
avec le muet dinterminables parties de dames, pleines
dimmobilité et de réflexion. Il avait eu un chien
écrasé par une
voiture, et il lui gardait un si religieux souvenir, quil ne voulait
plus de bête chez lui. À la poste, on le plaisantait sur
une gamine
de dix ans, une fille en haillons qui vendait, pieds nus, des boîtes
dallumettes, et quil régalait de gros sous, sans
vouloir emporter
sa marchandise ; mais il se fâchait, il se cachait pour glisser
les sous à la petite. Jamais on ne le rencontrait en compagnie
dune jupe, le soir, aux remparts. Les ouvrières de P
,
des
gaillardes très dégourdies, avaient fini elles-mêmes
par le laisser
tranquille, en le voyant, suffoqué devant elles, prendre leurs
rires dencouragement pour des moqueries. Dans la ville, les uns
le disaient stupide, dautres prétendaient quil fallait
se défier de
ces garçons-là, qui sont si doux et qui vivent solitaires.
Le paradis de Julien, lendroit où
il respirait à laise, cétait
sa chambre. Là seulement il se croyait à labri du
monde. Alors,
il se redressait, il riait tout seul ; et, quand il sapercevait
dans la
glace, il demeurait surpris de se voir très jeune. La chambre
était vaste ; il y avait installé un grand canapé,
une table ronde,
avec deux chaises et un fauteuil. Mais il lui restait encore de la
place pour marcher : le lit se perdait au fond dune immense
alcôve ; une petite commode de noyer, entre les deux fenêtres,
semblait un jouet denfant. Il se promenait, sallongeait,
ne
sennuyait point de lui-même. Jamais il nécrivait
en dehors de
son bureau, et la lecture le fatiguait. Comme la vieille dame qui
88
tenait la pension où il mangeait, sobstinait à vouloir
faire son
éducation en lui prêtant des romans, il les rapportait,
sans pouvoir
répéter ce quil y avait dedans, tant ces histoires
compliquées
manquaient pour lui de sens commun. Il dessinait un
peu, toujours la même tête, une femme de profil, lair
sévère,
avec de larges bandeaux et une torsade de perles dans le chignon.
Sa seule passion était la musique. Pendant des soirées
entières, il jouait de la flûte, et cétait
là, par-dessus tout, sa
grande récréation.
Julien avait appris la flûte tout seul.
Longtemps, une vieille
flûte de bois jaune, chez un marchand de bric-à-brac de
la place
du Marché, était restée une de ses plus âpres
convoitises. Il
avait largent, mais il nosait entrer lacheter, de
peur dêtre ridicule.
Enfin, un soir, il sétait enhardi jusquà emporter
la flûte
en courant, cachée sous son paletot, serrée contre sa
poitrine.
Puis, portes et fenêtres closes, très doucement pour quon
ne
lentendît pas, il avait épelé pendant deux
années une vieille
méthode, trouvée chez un petit libraire. Depuis six mois
seulement,
il se risquait à jouer, les croisées ouvertes. Il ne savait
que
des airs anciens, lents et simples, des romances du siècle dernier,
qui prenaient une tendresse infinie, lorsquil les bégayait
avec la maladresse dun élève plein démotion.
Dans les soirées
tièdes, quand le quartier dormait, et que ce chant léger
sortait
de la grande pièce éclairée dune bougie,
on aurait dit une voix
damour, tremblante et basse, qui confiait à la solitude
et à la
nuit ce quelle naurait jamais dit au plein jour.
Souvent même, comme il savait les airs
de mémoire, Julien
soufflait sa lumière, par économie. Du reste, il aimait
lobscurité. Alors, assis devant une fenêtre, en face
du ciel, il
jouait dans le noir. Des passants levaient la tête, cherchaient
doù venait cette musique si frêle et si jolie, pareille
aux roulades
lointaines dun rossignol. La vieille flûte de bois jaune
était un
peu fêlée, ce qui lui donnait un son voilé, le filet
de voix adorable
dune marquise dautrefois, chantant encore très purement
89
les menuets de sa jeunesse. Une à une, les notes senvolaient
avec leur petit bruit dailes. Il semblait que le chant vînt
de la
nuit elle-même, tant il se mêlait aux souffles discrets
de lombre.
Julien avait grandpeur quon se
plaignît dans le quartier.
Mais on a le sommeil dur, en province. Dailleurs, la place des
Quatre-Femmes nétait habitée que par un notaire,
maître Savournin,
et un ancien gendarme retraité, le capitaine Pidoux,
tous deux voisins commodes, couchés et endormis à neuf
heures.
Julien redoutait davantage les habitants dun noble logis,
lhôtel de Marsanne, qui dressait de lautre côté
de la place, juste
devant ses fenêtres, une façade grise et triste, dune
sévérité de
cloître. Un perron de cinq marches, envahi par les herbes, montait
à une porte ronde, que des têtes de clous énormes
défendaient.
Lunique étage alignait dix croisées, dont les persiennes
souvraient et se fermaient aux mêmes heures, sans rien laisser
voir des pièces, derrière les épais rideaux toujours
tirés. À gauche,
les grands marronniers du jardin mettaient un massif de
verdure, qui élargissait la houle de ses feuilles jusquaux
remparts.
Et cet hôtel imposant, avec son parc, ses murailles graves,
son air de royal ennui, faisait songer à Julien que, si les Marsanne
naimaient pas la flûte, ils nauraient certainement
quun
mot à dire, pour lempêcher den jouer.
Le jeune homme éprouvait du reste un
respect religieux,
quand il saccoudait à sa fenêtre, tant le développement
du jardin
et des constructions lui semblait vaste. Dans le pays, lhôtel
était célèbre, et lon racontait que des étrangers
venaient de loin
le visiter. Des légendes couraient également sur la richesse
des
Marsanne. Longtemps, il avait guetté le vieux logis, pour pénétrer
les mystères de cette fortune toute-puissante. Mais, pendant
les heures quil soubliait là, il ne voyait toujours
que la façade
grise et le massif noir des marronniers. Jamais une âme ne
montait les marches descellées du perron, jamais la porte verdie
de mousse ne souvrait. Les Marsanne avaient condamné cette
porte, on entrait par une grille, rue Saint-Anne ; en outre, au
90
bout dune ruelle, près des remparts, il y avait une petite
porte
donnant sur le jardin, que Julien ne pouvait apercevoir. Pour
lui, lhôtel restait mort, pareil à un de ces palais
des contes de
fée, peuplé dhabitants invisibles. Chaque matin
et chaque soir,
il distinguait seulement les bras du domestique qui poussaient
les persiennes. Puis, la maison reprenait son grand air mélancolique
de tombe abandonnée dans le recueillement dun cimetière.
Les marronniers étaient si touffus, quils cachaient sous
leurs branches les allées du jardin. Et cette existence hermétiquement
close, hautaine et muette, redoublait lémotion du
jeune homme. La richesse, cétait donc cette paix morne,
où il
retrouvait le frisson religieux qui tombe de la voûte des églises
?
Que de fois, avant de se coucher, il avait
soufflé sa bougie et
était resté une heure à sa fenêtre, pour
surprendre ainsi les secrets
de lhôtel de Marsanne ! La nuit, lhôtel barrait
le ciel
dune tache sombre, les marronniers étalaient une mare dencre.
On devait soigneusement tirer les rideaux à lintérieur,
pas une
lueur ne glissait entre les lames des persiennes. Même la maison
navait point cette respiration des maisons habitées, où
lon
sent les haleines des gens endormis. Elle sanéantissait
dans le
noir. Cétait alors que Julien senhardissait et prenait
sa flûte. Il
pouvait jouer impunément ; lhôtel vide lui renvoyait
lécho des
petites notes perlées ; certaines phrases ralenties se perdaient
dans les ténèbres du jardin, où lon nentendait
seulement pas
un battement dailes. La vieille flûte de bois jaune semblait
jouer
ses airs anciens devant le château de la Belle-au-Bois-dormant.
Un dimanche, sur la place de léglise,
un des employés de la
poste montra brusquement à Julien un grand vieillard et une
vieille dame, en les lui nommant. Cétaient le marquis et
la marquise
de Marsanne. Ils sortaient si rarement, quil ne les avait
jamais vus. Une grosse émotion le saisit, tant il les trouva
maigres
et solennels, comptant leurs pas, salués jusquà
terre et répondant
seulement dun léger signe de tête. Alors, son camarade
lui apprit coup sur coup quils avaient une fille encore au
91
couvent, mademoiselle Thérèse de Marsanne, puis que le
petit
Colombel, le clerc de maître Savournin, était le frère
de lait de
cette dernière. En effet, comme les deux vieilles gens allaient
prendre la rue Saint-Anne, le petit Colombel qui passait
sapprocha, et le marquis lui tendit la main, honneur quil
navait fait à personne. Julien souffrit de cette poignée
de main ;
car ce Colombel, un garçon de vingt ans, aux yeux vifs, à
la bouche
méchante, avait longtemps été son ennemi. Il le
plaisantait
de sa timidité, ameutait contre lui les blanchisseuses de la
rue
Beau-Soleil ; si bien quun jour, aux remparts, il y avait eu entre
eux un duel à coups de poing, dont le clerc de notaire était
sorti
avec les deux yeux pochés. Et Julien, le soir, joua de la flûte
plus
bas encore, quand il connut tous ces détails.
Dailleurs, le trouble que lui causait
lhôtel de Marsanne, ne
dérangeait pas ses habitudes, dune régularité
dhorloge. Il allait
à son bureau, il déjeunait, dînait, faisait son
tour de promenade
au bord du Chanteclair. Lhôtel lui-même, avec sa grande
paix,
finissait par entrer dans la douceur de sa vie. Deux années se
passèrent. Il était tellement habitué aux herbes
du perron, à la
façade grise, aux persiennes noires, que ces choses lui semblaient
définitives, nécessaires au sommeil du quartier.
Depuis cinq ans, Julien habitait la place
des Quatre-
Femmes, lorsque, un soir de juillet, un événement bouleversa
son existence. La nuit était très chaude, tout allumée
détoiles. Il
jouait de la flûte sans lumière, mais dune lèvre
distraite, ralentissant
le rythme et sendormant sur certains sons, lorsque, tout
dun coup, en face de lui, une fenêtre de lhôtel
de Marsanne
souvrit et resta béante, vivement éclairée
dans la façade sombre.
Une jeune fille était venue saccouder, et elle demeurait
là,
elle découpait sa mince silhouette, levait la tête comme
pour
prêter loreille. Julien, tremblant, avait cessé de
jouer. Il ne
pouvait distinguer le visage de la jeune fille, il ne voyait que le
flot de ses cheveux, déjà dénoués sur son
cou. Et une voix légère
lui arriva au milieu du silence.
92
Tu nas pas entendu ? Françoise. On aurait dit une
musique.
Quelque rossignol, mademoiselle, répondit une voix
grosse, à lintérieur. Fermez, prenez garde aux bêtes
de nuit.
Quand la façade fut redevenue noire, Julien ne put quitter
son fauteuil, les yeux pleins de la trouée lumineuse qui sétait
faite dans cette muraille, morte jusque-là. Et il gardait un
tremblement,
il se demandait sil devait être heureux de cette apparition.
Puis, une heure plus tard, il se remit à jouer tout bas. Il
souriait à la pensée que la jeune fille croyait sans doute
quil y
avait un rossignol dans les marronniers.
II
Le lendemain, à la poste, la grosse nouvelle était que
mademoiselle
Thérèse de Marsanne venait de quitter le couvent.
Julien ne raconta pas quil lavait aperçue en cheveux,
le cou nu.
Il était très inquiet ; il éprouvait un sentiment
indéfinissable
contre cette jeune fille, qui allait déranger ses habitudes.
Certainement,
cette fenêtre, dont il redouterait de voir souvrir les
persiennes à toute heure, le gênerait horriblement. Il
ne serait
plus chez lui, il aurait encore mieux aimé un homme quune
femme, car les femmes se moquent davantage. Comment, désormais,
oserait-il jouer de la flûte ? il en jouait trop mal pour
une demoiselle qui devait savoir la musique. Le soir donc, après
de longues réflexions, il croyait détester Thérèse.
Julien rentra furtivement. Il nalluma
pas de bougie. De
cette façon, elle ne le verrait point. Il voulait se coucher
tout de
suite, pour marquer sa mauvaise humeur. Mais il ne put résister
93
au besoin de savoir ce qui se passait en face. La fenêtre ne
souvrit pas. Vers dix heures seulement, une lueur pâle se
montra
entre les lames des persiennes ; puis, cette lueur séteignit,
et
il resta à regarder la fenêtre sombre. Tous les soirs,
dès lors, il
recommença malgré lui cet espionnage. Il guettait lhôtel
;
comme aux premiers temps, il sappliquait à noter les petits
souffles qui en ranimaient les vieilles pierres muettes. Rien ne
semblait changé, la maison dormait toujours son sommeil profond
; il fallait des oreilles et des yeux exercés, pour surprendre
la vie nouvelle. Cétait, parfois, une lumière courant
derrière les
vitres, un coin de rideau écarté, une pièce immense
entrevue.
Dautres fois, un pas léger traversait le jardin, un bruit
lointain
de piano arrivait, accompagnant une voix ; ou bien les bruits
demeuraient plus vagues encore, un frisson simplement passait,
qui indiquait dans la vieille demeure le battement dun sang
jeune. Julien sexpliquait à lui-même sa curiosité,
en se prétendant
très ennuyé de tout ce tapage. Combien il regrettait le
temps où lhôtel vide lui renvoyait lécho
adouci de sa flûte !
Un de ses plus ardents désirs, bien
quil ne se lavouât pas,
était de revoir Thérèse. Il se limaginait
le visage rose, lair moqueur,
avec des yeux luisants. Mais, comme il ne se hasardait
pas le jour à sa fenêtre, il ne lentrevoyait que
la nuit, toute grise
dombre. Un matin, au moment où il refermait une de ses
persiennes,
pour se garantir du soleil, il aperçut Thérèse
debout au
milieu de sa chambre. Il resta cloué, nosant risquer un
mouvement.
Elle semblait réfléchir, très grande, très
pâle, la face belle
et régulière. Et il eut presque peur delle, tant
elle était différente
de limage gaie quil sen était faite. Elle avait
surtout une
bouche un peu grande, dun rouge vif, et des yeux profonds,
noirs et sans éclat, qui lui donnaient un air de reine cruelle.
Lentement, elle vint à la fenêtre ; mais elle ne parut
pas le voir,
comme sil était trop loin, trop perdu. Elle sen alla,
et le mouvement
rythmé de son cou avait une grâce si forte, quil
se sentit
à côté delle plus débile quun
enfant, malgré ses larges épaules.
Quand il la connut, il la redouta davantage.
94
Alors, commença pour le jeune homme une existence misérable.
Cette belle demoiselle, si grave et si noble, qui vivait près
de lui, le désespérait. Elle ne le regardait jamais, elle
ignorait
son existence. Mais il nen défaillait pas moins en pensant
quelle pouvait le remarquer et le trouver ridicule. Sa timidité
maladive lui faisait croire quelle épiait chacun de ses
actes pour
se moquer. Il rentrait léchine basse, il évitait
de remuer dans sa
chambre. Puis, au bout dun mois, il souffrit du dédain
de la
jeune fille. Pourquoi ne le regardait-elle jamais ? Elle venait à
la
fenêtre, promenait son regard noir sur le pavé désert,
et se retirait
sans le deviner, anxieux, de lautre côté de la place.
Et de
même quil avait tremblé à lidée
dêtre aperçu par elle, il frissonnait
maintenant du besoin de la sentir fixer les yeux sur lui.
Elle occupait toutes les heures quil vivait.
Quand Thérèse se levait, le
matin, il oubliait son bureau, lui
si exact. Il avait toujours peur de ce visage blanc aux lèvres
rouges,
mais une peur délicieuse, dont il jouissait. Caché derrière
un rideau, il semplissait de la terreur quelle lui inspirait
jusquà
sen rendre malade, les jambes cassées comme après
une
longue marche. Il faisait le rêve quelle le remarquait tout
dun
coup, quelle lui souriait et quil navait plus peur.
Et il eut lidée alors de la séduire,
à laide de sa flûte. Par les
soirées chaudes, il se remit à jouer. Il laissait les
deux croisées
ouvertes, il jouait dans lobscurité ses airs les plus vieux,
des airs
de pastorale, naïfs comme des rondes de petite fille. Cétaient
des notes longuement tenues et tremblées, qui sen allaient
sur
des cadences simples les unes derrière les autres, pareilles
à des
dames amoureuses de lancien temps, étalant leurs jupes.
Il
choisissait les nuits sans lune ; la place était noire, on ne
savait
doù venait ce chant si doux, rasant les maisons endormies,
de
laile molle dun oiseau nocturne. Et, dès le premier
soir, il eut
lémotion de voir Thérèse à son coucher
sapprocher tout en
95
blanc de la fenêtre, où elle saccouda, surprise de
retrouver cette
musique, quelle avait entendue déjà, le jour de
son arrivée.
Écoute donc, Françoise,
dit-elle de sa voix grave, en se
tournant vers lintérieur de la pièce. Ce nest
pas un oiseau.
Oh ! répondit une femme âgée, dont Julien
napercevait
que lombre, cest bien sûr quelque comédien
qui samuse, et
très loin, dans le faubourg.
Oui, très loin, répéta la jeune fille, après
un silence, rafraîchissant
dans la nuit ses bras nus.
Dès lors, chaque soir, Julien joua plus fort. Ses lèvres
enflaient
le son, sa fièvre passait dans la vieille flûte de bois
jaune.
Et Thérèse, qui écoutait chaque soir, sétonnait
de cette musique
vivante, dont les phrases, volant de toiture en toiture, attendaient
la nuit pour faire un pas vers elle. Elle sentait bien que la
sérénade marchait vers sa fenêtre, elle se haussait
parfois,
comme pour voir par-dessus les maisons. Puis, une nuit, le
chant éclata si près, quelle en fut effleurée
; elle le devina sur la
place, dans une des vieilles demeures qui sommeillaient. Julien
soufflait de toute sa passion, la flûte vibrait avec des sonneries
de cristal. Lombre lui donnait une telle audace, quil espérait
lamener à lui par la force de son chant. Et Thérèse,
en effet, se
penchait, comme attirée et conquise.
Rentrez, dit la voix de la dame âgée.
La nuit est orageuse,
vous aurez des cauchemars.
Cette nuit-là, Julien ne put dormir. Il simaginait que
Thérèse
lavait deviné, lavait vu peut-être. Et il brûlait
sur son lit, il
se demandait sil ne devait pas se montrer le lendemain. Certes,
il serait ridicule, en se cachant davantage. Pourtant, il décida
quil ne se montrerait pas, et il était devant sa fenêtre,
à six heu
96
res, en train de remettre sa flûte dans létui, lorsque
les persiennes
de Thérèse souvrirent brusquement.
La jeune fille, qui ne se levait jamais avant
huit heures, parut
en peignoir, saccouda, les cheveux tordus sur la nuque. Julien
resta stupide, la tête levée, la regardant en face, sans
pouvoir
se détourner ; tandis que ses mains gauches essayaient vainement
de démonter la flûte. Thérèse aussi lexaminait,
dun
regard fixe et souverain. Elle sembla un instant létudier
dans
ses gros os, dans son corps énorme et mal ébauché,
dans toute
sa laideur de géant timide. Et elle nétait plus
lenfant fiévreuse,
quil avait vue la veille ; elle était hautaine et très
blanche, avec
ses yeux noirs et ses lèvres rouges. Quand elle leut jugé,
de lair
tranquille dont elle se serait demandé si un chien sur le pavé
lui
plaisait ou ne lui plaisait pas, elle le condamna dune légère
moue ; puis, tournant le dos, sans se hâter, elle ferma la fenêtre.
Julien, les jambes molles, se laissa tomber
dans son fauteuil.
Et des paroles entrecoupées lui échappaient.
Ah ! mon Dieu ! je lui déplais
Et moi qui laime, et moi
qui vais en mourir !
Il se prit la tête entre les mains, il sanglota. Aussi pourquoi
sêtre montré. Quand on était mal bâti,
on se cachait, on
népouvantait pas les filles. Il sinjuriait, furieux
de sa laideur.
Est-ce quil naurait pas dû continuer à jouer
de la flûte dans
lombre, comme un oiseau de nuit, qui séduit les coeurs
par son
chant, et qui ne doit jamais paraître au soleil, sil veut
plaire ? Il
serait resté pour elle une musique douce, rien que lair
ancien
dun amour mystérieux. Elle laurait adoré sans
le connaître,
ainsi quun Prince-Charmant, venu de loin, et se mourant de
tendresse sous sa fenêtre. Mais, lui, brutal et imbécile,
avait
rompu le charme. Voilà quelle le savait dune épaisseur
de boeuf
au labour, et que jamais plus elle naimerait sa musique !
97
En effet, il eut beau reprendre ses airs les plus tendres,
choisir les nuits tièdes, embaumées de lodeur des
verdures :
Thérèse nécoutait pas, nentendait pas.
Elle allait et venait dans
sa chambre, saccoudait à la fenêtre, comme sil
navait pas été
en face, à dire son amour avec des petites notes humbles. Un
jour même, elle sécria :
Mon Dieu ! que cest énervant,
cette flûte qui joue faux !
Alors, désespéré, il jeta sa flûte au fond
dun tiroir et ne
joua plus.
Il faut dire que le petit Colombel, lui aussi,
se moquait de
Julien. Un jour, en allant à son étude, il lavait
vu devant la fenêtre,
étudiant un morceau, et chaque fois quil passait sur la
place, il riait de son air mauvais. Julien savait que le clerc de
notaire était reçu chez les Marsanne, ce qui lui crevait
le coeur,
non quil fût jaloux de cet avorton, mais parce quil
aurait donné
tout son sang pour être une heure à sa place. La mère
du jeune
homme, Françoise, depuis des années dans la maison, veillait
maintenant sur Thérèse, dont elle était la nourrice.
Autrefois, la
demoiselle noble et le petit paysan avaient grandi ensemble, et il
semblait naturel quils eussent conservé quelque chose de
leur
camaraderie ancienne. Julien nen souffrait pas moins, quand il
rencontrait Colombel dans les rues, les lèvres pincées
de son
mince sourire. Sa répulsion devint plus grande, le jour où
il
saperçut que lavorton nétait pas laid
de visage, une tête ronde
de chat, mais très fine, jolie et diabolique, avec des yeux verts
et
une légère barbe frisée à son menton douillet.
Ah ! sil lavait
encore tenu dans un coin des remparts, comme il lui aurait fait
payer cher le bonheur de voir Thérèse chez elle !
Un an sécoula. Julien fut très
malheureux. Il ne vivait plus
que pour Thérèse. Son coeur était dans cet hôtel
glacial, en face
duquel il se mourait de gaucherie et damour. Dès quil
disposait
dune minute, il venait la passer là, les regards fixés
sur le pan
98
de muraille grise, dont il connaissait les moindres taches de
mousse. Il avait eu beau, pendant de longs mois, ouvrir les yeux
et prêter les oreilles, il ignorait encore lexistence intérieure
de
cette maison solennelle, où il emprisonnait son être. Des
bruits
vagues, des lueurs perdues légaraient. Étaient-ce
des fêtes,
étaient-ce des deuils ? il ne savait, la vie était sur
lautre façade.
Il rêvait ce quil voulait, selon ses tristesses ou ses joies
: des
jeux bruyants de Thérèse et de Colombel, des promenades
lentes
de la jeune fille sous les marronniers, des bals qui la balançaient
aux bras des danseurs, des chagrins brusques qui
lasseyaient pleurante dans des pièces sombres. Ou bien
il
nentendait peut-être que les petits pas du marquis et de
la
marquise trottant comme des souris sur les vieux parquets. Et,
dans son ignorance, il voyait toujours la seule fenêtre de Thérèse
trouer ce mur mystérieux. La jeune fille, journellement, se
montrait, plus muette que les pierres, sans que jamais son apparition
amenât un espoir. Elle le consternait, tant elle restait
inconnue et loin de lui.
Les grands bonheurs de Julien étaient
les heures où la fenêtre
demeurait ouverte. Alors, il pouvait apercevoir des coins
de la chambre, pendant labsence de la jeune fille. Il mit six
mois à savoir que le lit était à gauche, un lit
dans une alcôve,
avec des rideaux de soie rose. Puis, au bout de six autres mois, il
comprit quil y avait en face du lit, une commode Louis XV, surmontée
dune glace, dans un cadre de porcelaine. En face, il
voyait la cheminée de marbre blanc. Cette chambre était
le paradis
rêvé.
Son amour nallait pas sans de grandes
luttes. Il se tenait
caché pendant des semaines, honteux de sa laideur. Puis, des
rages le prenaient. Il avait le besoin détaler ses gros
membres,
de lui imposer la vue de son visage bossué, brûlé
de fièvre.
Alors, il restait des semaines à la fenêtre, il la fatiguait
de son
regard. Même, à deux reprises, il lui envoya des baisers
ardents,
avec cette brutalité des gens timides, quand laudace les
affole.
99
Thérèse ne se fâchait même pas. Lorsquil
était caché, il la
voyait aller et venir de son air royal, et lorsquil simposait,
elle
gardait cet air, plus haut et plus froid encore. Jamais il ne la surprenait
dans une heure dabandon. Si elle le rencontrait sous
son regard, elle navait aucune hâte à détourner
la tête. Quand il
entendait dire à la poste que mademoiselle de Marsanne était
très pieuse et très bonne, parfois il protestait violemment
en lui-
même. Non, non ! elle était sans religion, elle aimait
le sang, car
elle avait du sang aux lèvres, et la pâleur de sa face
venait de son
mépris du monde. Puis, il pleurait de lavoir insultée,
il lui demandait
pardon, comme à une sainte enveloppée dans la pureté
de ses ailes.
Pendant cette première année,
les jours suivirent les jours,
sans amener un changement. Lorsque lété revint,
il éprouva
une singulière sensation : Thérèse lui sembla marcher
dans un
autre air. Cétaient toujours les mêmes petits événements,
les
persiennes poussées le matin et refermées le soir, les
apparitions
régulières aux heures accoutumées ; mais un souffle
nouveau
sortait de la chambre. Thérèse était plus pâle,
plus grande.
Un jour de fièvre, il se hasarda une troisième fois à
lui adresser
un baiser du bout de ses doigts fiévreux. Elle le regarda fixement,
avec sa gravité troublante, sans quitter la fenêtre. Ce
fut
lui qui se retira, la face empourprée.
Un seul fait nouveau, vers la fin de lété,
se produisit et le
secoua profondément, bien que ce fait fût des plus simples.
Presque tous les jours, au crépuscule, la croisée de Thérèse,
laissée
entrouverte, se fermait violemment, avec un craquement de
toute la boiserie et de lespagnolette. Ce bruit faisait tressaillir
Julien dun sursaut douloureux ; et il demeurait torturé
dangoisse, le coeur meurtri, sans quil sût pourquoi.
Après cet
ébranlement brutal, la maison retombait dans une telle mort,
quil avait peur de ce silence. Longtemps, il ne put distinguer
quel bras fermait ainsi la fenêtre ; mais, un soir, il aperçut
les
100
mains pâles de Thérèse ; cétait elle
qui tournait lespagnolette
dun élan si furieux. Et, lorsque, une heure plus tard,
elle rouvrait
la fenêtre, mais sans hâte, pleine dune lenteur digne,
elle
paraissait lasse, saccoudait un instant ; puis, elle marchait
au
milieu de la pureté de sa chambre, occupée à des
futilités de
jeune fille. Julien restait la tête vide, avec le continuel grincement
de lespagnolette dans les oreilles.
Un soir dautomne, par un temps gris
et doux,
lespagnolette eut un grincement terrible. Julien tressaillit,
et
des larmes involontaires lui coulèrent des yeux, en face de
lhôtel lugubre que le crépuscule noyait dombre.
Il avait plu le
matin, les marronniers à moitié dépouillés
exhalaient une odeur
de mort.
Cependant, Julien attendait que la fenêtre
se rouvrît. Elle
se rouvrit tout dun coup, aussi rudement quelle sétait
fermée.
Thérèse parut. Elle était toute blanche, avec des
yeux très
grands, les cheveux tombés dans son cou. Elle se planta devant
la fenêtre, elle mit les dix doigts sur sa bouche rouge et envoya
un baiser à Julien.
Éperdu, il appuya les poings contre
sa poitrine, comme
pour demander si ce baiser était pour lui.
Alors, Thérèse crut quil
reculait. Elle se pencha davantage,
elle remit les dix doigts sur sa bouche rouge, et lui envoya un
second baiser. Puis, elle en envoya un troisième. Cétaient
comme les trois baisers du jeune homme quelle rendait. Il restait
béant. Le crépuscule était clair, il la voyait
nettement dans
le cadre dombre de la fenêtre.
Lorsquelle pensa lavoir conquis,
elle jeta un coup doeil sur
la petite place. Et, dune voix étouffée :
Venez, dit-elle simplement.
101
Il vint. Il descendit, sapprocha de lhôtel. Comme
il levait
la tête, la porte du perron sentrebâilla, cette porte
verrouillée
depuis un demi-siècle peut-être, dont la mousse avait collé
les
vantaux. Mais il marchait dans la stupeur, il ne sétonnait
plus.
Dès quil fût entré, la porte se referma, et
il suivit une petite
main glacée qui lemmenait. Il monta un étage, longea
un corridor,
traversa une première pièce, se trouva enfin dans une
chambre quil reconnut. Cétait le paradis rêvé,
la chambre aux
rideaux de soie rose. Le jour sy mourait avec une douceur lente.
Il fut tenté de se mettre à genoux. Cependant, Thérèse
se tenait
devant lui toute droite, les mains serrées fortement, si résolue,
quelle restait victorieuse du frisson dont elle était secouée.
Vous maimez ? demanda-t-elle
dune voix basse.
Oh ! oui, oh ! oui, balbutia-t-il.
Mais elle eut un geste, pour lui défendre les paroles inutiles.
Elle reprit, dun air hautain qui semblait rendre ses paroles
naturelles et chastes, dans sa bouche de jeune fille :
Si je me donnais, vous feriez tout,
nest-ce pas ?
Il ne put répondre, il joignit les mains. Pour un baiser
delle, il se vendrait.
Eh bien ! jai un service à
vous demander.
Comme il restait imbécile, elle eut une brusque violence, en
sentant que ses forces étaient à bout, et quelle
nallait plus oser.
Elle sécria :
Voyons, il faut jurer dabord
Moi je jure de tenir le
marché
Jurez, jurez donc !
102
Oh ! je jure ! oh ! tout ce que vous voudrez ! dit-il, dans
un élan dabandon absolu.
Lodeur pure de la chambre le grisait. Les rideaux de
lalcôve étaient tirés, et la seule pensée
du lit vierge, dans
lombre adoucie de la soie rose, lemplissait dune extase
religieuse.
Alors, de ses mains devenues brutales, elle écarta les
rideaux, montra lalcôve, où le crépuscule
laissait tomber une
lueur louche. Le lit était en désordre, les draps pendaient,
un
oreiller tombé par terre paraissait crevé dun coup
de dent. Et,
au milieu des dentelles froissées, gisait le corps dun
homme, les
pieds nus, vautré en travers.
Voilà, expliqua-t-elle dune
voix qui sétranglait, cet
homme était mon amant
Je lai poussé, il est
tombé, je ne sais
plus. Enfin, il est mort
Et il faut que vous lemportiez.
Vous
comprenez bien ?
Cest tout, oui, cest tout. Voilà
!
III
Toute petite, Thérèse de Marsanne prit Colombel pour
souffre-douleur. Il était son aîné de six mois à
peine, et Françoise,
sa mère, avait achevé de lélever au biberon,
pour la nourrir.
Plus tard, grandi dans la maison, il y occupa une position
vague, entre domestique et camarade de jeux de la jeune fille.
Thérèse était une enfant
terrible. Non quelle se montrât
garçonnière et bruyante. Elle gardait, au contraire, une
singulière
gravité, qui la faisait considérer comme une demoiselle
bien élevée, par les visiteurs auxquels elle adressait
de belles
révérences. Mais elle avait des inventions étranges
: elle éclatait
brusquement en cris inarticulés, en trépignements fous,
lors-
quelle était seule ; ou bien elle se couchait sur le dos,
au milieu
103
dune allée du jardin, puis restait là, allongée,
refusant obstinément
de se lever, malgré les corrections quon se décidait
à lui
administrer parfois.
Jamais on ne savait ce quelle pensait.
Déjà, dans ses
grands yeux denfant, elle éteignait toute flamme ; et,
au lieu de
ces clairs miroirs où lon aperçoit si nettement
lâme des fillettes,
elle avait deux trous sombres, dune épaisseur dencre,
dans
lesquels il était impossible de lire.
À six ans, elle commença à
torturer Colombel. Il était petit
et chétif. Alors, elle lemmenait au fond du jardin, sous
les marronniers,
à un endroit assombri par les feuilles, et elle lui sautait
sur le dos, elle se faisait porter. Cétaient des chevauchées
dune
heure, autour dun large rond-point. Elle le serrait au cou, lui
enfonçait des coups de talons dans les flancs, sans le laisser
reprendre
haleine. Il était le cheval, elle était la dame. Lorsque,
étourdi, il semblait près de tomber, elle lui mordait
une oreille
au sang, se cramponnait dune étreinte si furieuse, quelle
lui
entrait ses petits ongles dans la chair. Et le galop reprenait, cette
reine cruelle de six ans passait entre les arbres, les cheveux au
vent, emportée par le gamin qui lui servait de bête.
Plus tard, en présence de ses parents,
elle le pinçait, et lui
défendait de crier, sous la continuelle menace de le faire jeter
à
la rue, sil parlait de leurs amusements. Ils avaient de la sorte
une existence secrète, une façon dêtre ensemble,
qui changeait
devant le monde. Quand ils étaient seuls, elle le traitait en
joujou,
avec des envies de le casser, curieuse de savoir ce quil y
avait dedans. Nétait-elle pas marquise, ne voyait-elle
pas les
gens à ses pieds ? Puisquon lui laissait un petit homme
pour
jouer, elle pouvait bien en disposer à sa fantaisie. Et, comme
elle sennuyait de régner sur Colombel, loin de tous les
yeux, elle
soffrait ensuite le plaisir plus vif de lui allonger un coup de
pied
ou de lui enfoncer une épingle dans le bras, au milieu dune
104
nombreuse compagnie, en le magnétisant de ses yeux sombres,
pour quil neût même pas un tressaillement.
Colombel supporta cette existence de martyr,
avec des révoltes
muettes qui le laissaient tremblant, les yeux à terre, afin
déchapper à la tentation détrangler
sa jeune maîtresse. Mais il
était lui-même de tempérament sournois. Cela ne
lui déplaisait
pas dêtre battu. Il y goûtait une récréation
âpre, sarrangeait
parfois pour se faire piquer, attendait la piqûre avec un frisson
furieux et satisfait de sentir le coup dépingle ; et il
se perdait
alors dans les délices de la rancune. Dailleurs, il se
vengeait
déjà, se laissait tomber sur des pierres, en entraînant
Thérèse,
sans craindre de se casser un membre, enchanté quand elle attrapait
une bosse. Sil ne criait pas, lorsquelle le piquait devant
le monde, cétait pour que personne ne se mît entre
eux. Il y
avait simplement là une affaire qui les regardait, une querelle
dont il entendait sortir vainqueur, plus tard.
Cependant, le marquis sinquiéta
des allures violentes de sa
fille. Elle ressemblait, disait-on, à un de ses oncles, qui avait
mené une vie terrible daventures, et qui était mort
assassiné
dans un mauvais lieu, au fond dun faubourg. Les Marsanne
avaient ainsi, dans leur histoire, tout un filon tragique ; des
membres naissaient avec un mal étrange, de loin en loin, au milieu
de la descendance dune dignité hautaine ; et ce mal était
comme un coup de folie, une perversion des sentiments, une
écume mauvaise qui semblait pour un temps épurer la famille.
Le marquis, par prudence, crut donc devoir soumettre Thérèse
à
une éducation énergique, et il la plaça dans un
couvent, où il
espérait que la règle assouplirait sa nature. Elle y resta
jusquà
dix-huit ans.
Quand Thérèse revint, elle était
très sage et très grande. Ses
parents furent heureux de constater chez elle une piété
profonde.
À léglise, elle demeurait abîmée, son
front entre les
mains. Dans la maison, elle mettait un parfum dinnocence et de
105
paix. On lui reprochait un seul défaut : elle était gourmande,
elle
mangeait du matin au soir des bonbons, quelle suçait les
yeux
demi-clos, avec un petit frisson de ses lèvres rouges. Personne
naurait reconnu lenfant muette et entêtée,
qui revenait du jardin
en lambeaux, sans vouloir dire à quel jeu elle sétait
déchirée
ainsi. Le marquis et la marquise, cloîtrés depuis quinze
ans au
fond du grand hôtel vide, crurent devoir rouvrir leur salon. Ils
donnèrent quelques dîners à la noblesse du pays.
Ils firent
même danser. Leur dessein était de marier Thérèse.
Et, malgré
sa froideur, elle se montrait complaisante, shabillait et valsait,
mais avec un visage si blanc, quelle inquiétait les jeunes
hommes
qui se risquaient à laimer.
Jamais Thérèse navait
reparlé du petit Colombel. Le marquis
sétait occupé de lui et venait de le placer chez
Me Savournin, après lui avoir fait donner quelque instruction.
Un jour, Françoise, ayant amené son fils, le poussa devant
elle,
en rappelant à la jeune fille son camarade dautrefois.
Colombel
était souriant, très propre, sans le moindre embarras.
Thérèse le
regarda tranquillement, dit quelle se souvenait en effet, puis
tourna le dos. Mais, huit jours plus tard, Colombel revint, et
bientôt il avait repris ses habitudes anciennes. Il entrait chaque
soir à lhôtel, au sortir de son étude, apportait
des morceaux de
musique, des livres, des albums. On le traitait sans conséquence,
on le chargeait des commissions, comme un domestique
ou un parent pauvre. Il était une dépendance de la famille.
Aussi le laissait-on seul auprès de la jeune fille, sans songer
à
mal. Comme jadis, ils senfermaient ensemble dans les grandes
pièces, ils restaient des heures sous les ombrages du jardin.
À la
vérité, ils ny jouaient plus les mêmes jeux.
Thérèse se promenait
lentement, avec le petit bruit de sa robe dans les herbes.
Colombel, habillé comme les jeunes gens riches de la ville,
laccompagnait en battant la terre dune canne souple quil
portait
toujours.
106
Pourtant, elle redevenait reine et il redevenait esclave. Certes,
elle ne le mordait plus, mais elle avait une façon de marcher
près de lui, qui, peu à peu, le rapetissait encore, le
changeait en
un valet de cour, soutenant le manteau dune souveraine. Elle le
torturait par ses humeurs fantasques, sabandonnait en paroles
affectueuses, puis se montrait dure, simplement pour se récréer.
Lui, quand elle tournait la tête, coulait sur elle un regard luisant,
aigu comme une épée, et toute sa personne de garçon
vicieux
sallongeait et guettait, rêvant une traîtrise.
Un soir dété, sous les
ombrages lourds des marronniers, ils
se promenaient depuis longtemps, lorsque Thérèse, un instant
silencieuse, lui demanda dun air grave :
Dites donc, Colombel, je suis lasse.
Si vous me portiez,
vous vous souvenez, comme autrefois ?
Il eut un léger rire. Puis, très sérieux, il répondit
:
Je veux bien, Thérèse.
Mais elle se remit à marcher, en disant simplement :
Cest bon, cétait
pour savoir.
Ils continuèrent leur promenade. La nuit tombait, lombre
était noire sous les arbres. Ils causaient dune dame de
la ville
qui venait dépouser un officier. Comme ils sengageaient
dans
une allée plus étroite, le jeune homme voulut seffacer,
pour
quelle passât devant lui ; mais elle le heurta violemment,
le força
de marcher le premier. Maintenant, tous deux se taisaient.
Et, brusquement, Thérèse sauta
sur léchine de Colombel,
avec son ancienne élasticité de gamine féroce.
107
Allons, va ! dit-elle, la voix changée, étranglée
par sa passion
dautrefois.
Elle lui avait arraché sa canne, elle lui en battait les cuisses.
Cramponnée aux épaules, le serrant à létouffer
entre ses jambes
nerveuses décuyère, elle le poussait follement dans
lombre
noire des verdures. Longtemps, elle le cravacha, activa sa
course. Le galop précipité de Colombel sétouffait
sur lherbe. Il
navait pas prononcé une parole, il soufflait fortement,
se roidissait
sur ses jambes de petit homme, avec cette grande fille dont
le poids tiède lui écrasait le cou.
Mais, quand elle lui cria : Assez ! il ne
sarrêta pas. Il galopa
plus vite, comme emporté par son élan. Les mains nouées
en
arrière, il la tenait aux jarrets, si fortement, quelle
ne pouvait
sauter. Cétait le cheval maintenant qui senrageait
et qui enlevait
la maîtresse. Tout dun coup, malgré les cinglements
de
canne et les égratignures, il fila vers un hangar, dans lequel
le
jardinier serrait ses outils. Là, il la jeta par terre, et il
la viola sur
de la paille. Enfin, son tour était venu dêtre le
maître.
Thérèse pâlit davantage,
eut les lèvres plus rouges et les
yeux plus noirs. Elle continua sa vie de dévotion. À quelques
jours de distance, la scène recommença : elle sauta sur
le dos de
Colombel, voulut le dompter, et finit encore par être jetée
dans
la paille du hangar. Devant le monde, elle restait douce pour lui,
gardait une condescendance de grande soeur. Lui, était aussi
dune tranquillité souriante. Ils demeuraient, comme à
six ans,
des bêtes mauvaises, lâchées et samusant en
secret à se mordre.
Aujourdhui, seulement, le mâle avait la victoire, aux heures
troubles du désir.
Leurs amours furent terribles. Thérèse
reçut Colombel
dans sa chambre. Elle lui avait remis une clef de la petite porte
du jardin, qui ouvrait sur la ruelle des remparts. La nuit, il était
obligé de traverser une première pièce, dans laquelle
couchait
108
justement sa mère. Mais les amants montraient une audace si
tranquille, que jamais on ne les surprit. Ils osèrent se donner
des rendez-vous en plein jour. Colombel venait avant le dîner,
attendu par Thérèse, qui fermait la fenêtre, afin
déchapper aux
regards des voisins. À toute heure, ils avaient le besoin de
se
voir, non pour se dire les tendresses des amants de vingt ans,
mais pour reprendre le combat de leur orgueil. Souvent, une
querelle les secouait, sinjuriant lun lautre à
voix basse,
dautant plus tremblants de colère, quils ne pouvaient
céder à
lenvie de crier et de se battre.
Justement, un soir, avant le dîner,
Colombel était venu.
Puis, comme il marchait par la chambre, nu-pieds encore et en
manches de chemise, il avait eu lidée de saisir Thérèse,
de la
soulever ainsi que font les hercules de foire, au début dune
lutte. Thérèse voulut se dégager, en disant :
Laisse, tu sais que je suis plus forte
que toi. Je te ferais du
mal.
Colombel eut un petit rire.
Eh bien ! fais-moi du mal, murmura-t-il.
Il la secouait toujours, pour labattre. Alors, elle ferma les
bras. Ils jouaient souvent à ce jeu, par un besoin de bataille.
Le
plus souvent, cétait Colombel qui tombait à la renverse
sur le
tapis, suffoqué, les membres mous et abandonnés. Il était
trop
petit, elle le ramassait, létouffait contre elle, dun
geste de
géante.
Mais, ce jour-là, Thérèse
glissa sur les genoux, et Colombel,
dun élan brusque, la renversa. Lui, debout, triomphait.
Tu vois bien que tu nes pas la
plus forte, dit-il avec un
rire insultant.
109
Elle était devenue livide. Elle se releva lentement, et,
muette, le reprit, agitée dun tel tremblement de colère,
que lui-
même eut un frisson. Oh ! létouffer, en finir avec
lui, lavoir là
inerte, à jamais vaincu ! Pendant une minute, ils luttèrent
sans
une parole, lhaleine courte, les membres craquant sous leur
étreinte. Et ce nétait plus un jeu. Un souffle froid
dhomicide
battait sur leurs têtes. Il se mit à râler. Elle,
craignant quon ne
les entendît, le poussa dans un dernier et terrible effort. La
tempe heurta langle de la commode, il sallongea lourdement
par terre.
Thérèse, un instant, respira.
Elle ramenait ses cheveux devant
la glace, elle défripait sa jupe, en affectant de ne pas
soccuper du vaincu. Il pouvait bien se ramasser tout seul. Puis,
elle le remua du pied. Et, comme il ne bougeait toujours pas,
elle finit par se pencher, avec un petit froid dans les poils follets
de sa nuque. Alors, elle vit le visage de Colombel dune pâleur
de
cire, les yeux vitreux, la bouche tordue. À la tempe droite,
il y
avait un trou ; la tempe sétait défoncée
contre langle de la
commode. Colombel était mort.
Elle se releva, glacée. Elle parla
tout haut, dans le silence.
Mort ! le voilà mort, à
présent !
Et, tout dun coup, le sentiment de la réalité lemplit
dune
angoisse affreuse. Sans doute, une seconde, elle avait voulu le
tuer. Mais cétait bête, cette pensée de colère.
On veut toujours
tuer les gens, quand on se bat ; seulement, on ne les tue jamais,
parce que les gens morts sont trop gênants. Non, non, elle
nétait pas coupable, elle navait pas voulu cela.
Dans sa chambre,
songez donc !
Elle continuait de parler à voix haute,
lâchant des mots entrecoupés.
110
Eh bien ! cest fini
Il est mort, il ne sen
ira pas tout
seul.
À la stupeur froide du premier moment, succédait en elle
une fièvre qui lui montait des entrailles à la gorge,
comme une
onde de feu. Elle avait un homme mort dans sa chambre. Jamais
elle ne pourrait expliquer comment il était là, les pieds
nus, en manches de chemise, avec un trou à la tempe. Elle était
perdue.
Thérèse se baissa, regarda la
plaie. Mais une terreur
limmobilisa au-dessus du cadavre. Elle entendait Françoise,
la
mère de Colombel, passer dans le corridor. Dautres bruits
sélevaient, des pas, des voix, les préparatifs dune
soirée qui
devait avoir lieu le jour même. On pouvait lappeler, la
venir
chercher dune minute à lautre. Et ce mort qui était
là, cet
amant quelle avait tué et qui lui retombait sur les épaules,
avec
le poids écrasant de leur faute !
Alors, étourdie par la clameur qui
grandissait sous son
crâne, elle se leva et se mit à tourner dans la chambre.
Elle cherchait
un trou où jeter ce corps qui maintenant lui barrait
lavenir, regardait sous les meubles, dans les coins, toute secouée
du tremblement enragé de son impuissance. Non, il ny
avait pas de trou, lalcôve nétait pas assez
profonde, les armoires
étaient trop étroites, la chambre entière lui refusait
une aide.
Et cétait là, pourtant, quils avaient caché
leurs baisers ! Il entrait
avec son petit bruit de chat vicieux et partait de même. Jamais
elle naurait cru quil pût devenir si lourd.
Thérèse piétinait encore,
battait toujours la chambre avec
la folie dansante dune bête traquée, lorsquelle
crut avoir une
inspiration. Si elle jetait Colombel par la fenêtre ? Mais on
le
trouverait, on devinerait bien doù il était tombé.
Cependant,
elle avait soulevé le rideau pour regarder la rue ; et, tout
dun
111
coup, elle aperçut le jeune homme den face, limbécile
qui
jouait de la flûte, accoudé à sa fenêtre,
avec son air de chien
soumis. Elle connaissait bien sa figure blême, sans cesse tournée
vers elle, et dont elle était fatiguée, tant elle y lisait
de tendresse
lâche. La vue de Julien, si humble et si aimant, larrêta
net. Un sourire éclaira son visage pâle. Le salut était
là.
Limbécile den face laimait dune tendresse
de dogue enchaîné,
qui lui obéirait jusquau crime. Dailleurs, elle le
récompenserait
de tout son coeur, de toute sa chair. Elle ne lavait pas aimé,
parce quil était trop doux ; mais elle laimerait,
elle lachèterait
à jamais par le don loyal de son corps, sil touchait au
sang pour
elle. Ses lèvres rouges eurent un petit battement, comme à
la
saveur dun amour épouvanté dont linconnu lattirait.
Alors, vivement, ainsi quelle aurait
pris un paquet de linge,
elle souleva le corps de Colombel, quelle porta sur le lit. Puis,
ouvrant la fenêtre, elle envoya des baisers à Julien.
IV
Julien marchait dans un cauchemar. Quand il reconnut Colombel
sur le lit, il ne sétonna pas, il trouva cela naturel et
simple.
Oui, Colombel seul pouvait être au fond de cette alcôve,
la
tempe défoncée, les membres écartés, en
une pose de luxure
affreuse.
Cependant, Thérèse lui parlait
longuement. Il nentendait
pas dabord, les paroles coulaient dans sa stupeur, avec un bruit
confus. Puis, il comprit quelle lui donnait des ordres, et il
écouta.
Maintenant, il fallait quil ne sortît plus de la chambre,
il resterait
jusquà minuit, à attendre que lhôtel
fût noir et vide.
Cette soirée que donnait le marquis, les empêcherait dagir
plus
tôt ; mais elle offrait en somme des circonstances favorables,
112
elle occupait trop tout le monde pour quon songeât à
monter
chez la jeune fille. Lheure venue, Julien prendrait le cadavre
sur
son dos, le descendrait et lirait jeter dans le Chanteclair, au
bas
de la rue Beau-Soleil. Rien nétait plus facile, à
voir la tranquillité
avec laquelle Thérèse expliquait tout ce plan.
Elle sarrêta, puis posant les
mains sur les épaules du jeune
homme, elle demanda :
Vous avez compris, cest convenu
?
Il eut un tressaillement.
Oui, oui, tout ce que vous voudrez.
Je vous appartiens.
Alors, très sérieuse, elle se pencha. Comme il ne comprenait
pas ce quelle voulait, elle reprit :
Embrassez-moi.
Il posa en frissonnant un baiser sur son front glacé. Et tous
deux gardèrent le silence.
Thérèse avait de nouveau tiré
les rideaux du lit. Elle se laissa
tomber dans un fauteuil, où elle se reposa enfin, abîmée
dans
lombre. Julien, après être resté un instant
debout, sassit également
sur une chaise. Françoise nétait plus dans la pièce
voisine,
la maison nenvoyait que des bruits sourds, la chambre
semblait dormir, peu à peu emplie de ténèbres.
Pendant près dune heure, rien
ne bougea. Julien entendait,
contre son crâne, de grands coups qui lempêchaient
de
suivre un raisonnement. Il était chez Thérèse,
et cela
lemplissait de félicité. Puis, tout dun coup,
quand il venait à
penser quil y avait là le cadavre dun homme, au fond
de cette
alcôve dont les rideaux, en leffleurant, lui causaient un
frisson,
113
il se sentait défaillir. Elle avait aimé cet avorton,
Dieu juste !
était-ce possible ? Il lui pardonnait de lavoir tué
; ce qui lui allumait
le sang, cétaient les pieds nus de Colombel, les pieds
nus
de cet homme au milieu des dentelles du lit. Avec quelle joie il le
jetterait dans le Chanteclair, au bout du pont, à un endroit
profond
et noir quil connaissait bien ! Ils en seraient débarrassés
tous les deux, ils pourraient se prendre ensuite. Alors, à la
pensée
de ce bonheur quil nosait rêver le matin, il se voyait
brusquement
sur le lit, à la place même où gisait le cadavre,
et la
place était froide, et il éprouvait une répugnance
terrifiée.
Renversée au fond du fauteuil, Thérèse
ne remuait pas. Sur
la clarté vague de la fenêtre, il voyait simplement la
tache haute
de son chignon. Elle restait le visage entre les mains, sans quil
fût possible de connaître le sentiment qui lanéantissait
ainsi.
Était-ce une simple détente physique, après lhorrible
crise
quelle venait de traverser ? Était-ce un remords écrasé,
un regret
de cet amant endormi du dernier sommeil ? Soccupait-elle
tranquillement de mûrir son plan de salut, ou bien cachait-elle
le ravage de la peur sur sa face noyée dombre ? Il ne pouvait
le
deviner.
La pendule sonna, au milieu du grand silence.
Alors, Thérèse
se leva lentement, alluma les bougies de sa toilette ; et elle
apparut dans son beau calme accoutumé, reposée et forte.
Elle
semblait avoir oublié le corps vautré derrière
les rideaux de soie
rose, allant et venant du pas tranquille dune personne qui
soccupe, dans lintimité close de sa chambre. Puis,
comme elle
dénouait ses cheveux, elle dit sans même se retourner :
Je vais mhabiller pour cette
fête
Si lon venait, nest-ce
pas ? vous vous cacheriez au fond de lalcôve.
Il restait assis, il la regardait. Elle le traitait déjà
en amant,
comme si la complicité sanglante quelle mettait entre eux,
les
eût habitués lun à lautre, dans une
longue liaison.
114
Les bras levés, elle se coiffa. Il la regardait toujours avec
un
frisson, tant elle était désirable, le dos nu, remuant
paresseusement
dans lair ses coudes délicats et ses mains effilées,
qui enroulaient
des boucles. Voulait-elle donc le séduire, lui montrer
lamante quil allait gagner, afin de le rendre brave ?
Elle venait de se chausser, lorsquun
bruit de pas se fit entendre.
Cachez-vous dans lalcôve, dit-elle à voix
basse.
Et, dun mouvement prompt, elle jeta sur le cadavre raidi
de Colombel tout le linge quelle avait quitté, un linge
tiède encore,
parfumé de son odeur.
Ce fut Françoise qui entra, en disant
:
On vous attend, mademoiselle.
Jy vais, ma bonne, répondit paisiblement Thérèse.
Tiens ! tu vas maider à passer ma robe.
Julien, par un entrebâillement des rideaux, les apercevait
toutes les deux, et il frémissait de laudace de la jeune
fille, ses
dents claquaient si fort, quil sétait pris la mâchoire
dans son
poing, pour quon nentendît pas. À côté
de lui, sous la chemise
de femme, il voyait pendre lun des pieds glacés de Colombel.
Si
Françoise, si la mère avait tiré le rideau et sétait
heurtée au
pied de son enfant, ce pied nu qui passait !
Prends bien garde, répétait
Thérèse, va doucement : tu
arraches les fleurs.
Sa voix navait pas une émotion. Elle souriait maintenant,
en fille heureuse daller au bal. La robe était une robe
de soie
115
blanche, toute garnie de fleurs déglantier, des fleurs
blanches
au coeur teinté dune pointe de rouge. Et, quand elle se
tint debout
au milieu de la pièce, elle fut comme un grand bouquet,
dune blancheur virginale. Ses bras nus, son cou nu continuaient
la blancheur de la soie.
Oh ! que vous êtes belle ! que
vous êtes belle ! répétait
complaisamment la vieille Françoise. Et votre guirlande, attendez
!
Elle parut chercher, porta la main aux rideaux, comme
pour regarder sur le lit. Julien faillit laisser échapper un
cri
dangoisse. Mais Thérèse, sans se presser, toujours
souriante
devant la glace, reprit :
Elle est là, sur la commode,
ma guirlande. Donne-la
moi
Oh ! ne touche pas à mon lit. Jai mis des affaires
dessus.
Tu dérangerais tout.
Françoise laida à poser la longue branche déglantier,
qui
la couronnait, et dont un bout flexible lui tombait sur la nuque.
Puis, Thérèse resta là, un instant encore, complaisamment.
Elle
était prête, elle se gantait.
Ah bien ! sécria Françoise,
il ny a pas de bonnes-vierges
si blanches que vous, à léglise !
Ce compliment fit de nouveau sourire la jeune fille. Elle se
contempla une dernière fois et se dirigea vers la porte, en disant
:
Allons, descendons
Tu peux souffler
les bougies.
Dans lobscurité brusque qui régna, Julien entendit
la porte
se refermer et la robe de Thérèse sen aller, avec
le frôlement de
la soie le long du corridor. Il sassit par terre, au fond de la
116
ruelle, nosant encore sortir de lalcôve. La nuit profonde
lui
mettait un voile devant les yeux ; mais il gardait, près de lui,
la
sensation de ce pied nu, dont toute la pièce semblait glacée.
Il
était là depuis un laps de temps qui lui échappait,
dans un embarras
de pensées lourd comme une somnolence, lorsque la
porte fut rouverte. Au petit bruit de la soie, il reconnut Thérèse.
Elle ne savança pas, elle posa seulement quelque chose
sur la
commode, en murmurant :
Tenez, vous ne devez pas avoir dîné
Il faut manger, entendez-
vous !
Le petit bruit recommença, la robe sen alla une seconde
fois, le long du corridor. Julien, secoué, se leva. Il étouffait
dans
lalcôve, il ne pouvait plus rester contre ce lit, à
côté de Colombel.
La pendule sonna huit heures, il avait quatre heures à attendre.
Alors, il marcha en étouffant le bruit de ses pas.
Une clarté faible, la clarté
de la nuit étoilée, lui permettait
de distinguer les taches sombres des meubles. Certains coins se
noyaient. Seule, la glace gardait un reflet éteint de vieil argent.
Il
nétait pas peureux dhabitude ; mais, dans cette chambre,
des
sueurs, par moments, lui inondaient la face. Autour de lui, les
masses noires des meubles remuaient, prenaient des formes
menaçantes. Trois fois, il crut entendre des soupirs sortir de
lalcôve. Et il sarrêtait, terrifié. Puis,
quand il prêtait mieux
loreille, cétaient des bruits de fête qui montaient,
un air de
danse, le murmure rieur dune foule. Il fermait les yeux ; et,
brusquement, au lieu du trou noir de la chambre, une grande
lumière éclatait, un salon flambant, où il apercevait
Thérèse,
avec sa robe pure, passer sur un rythme amoureux, entre les
bras dun valseur. Tout lhôtel vibrait dune musique
heureuse.
Il était seul, dans ce coin abominable, à grelotter dépouvante.
Un moment, il recula, les cheveux hérissés : il lui semblait
voir
une lueur sallumer sur un siège. Lorsquil osa sapprocher
et
toucher, il reconnut un corset de satin blanc. Il le prit, enfonça
117
son visage dans létoffe assouplie par la gorge damazone
de la
jeune fille, respira longuement son odeur, pour sétourdir.
Oh ! quelles délices ! Il voulait tout
oublier. Non, ce nétait
pas une veillée de mort, cétait une veillée
damour. Il vint appuyer
le front contre les vitres, en gardant aux lèvres le corset de
satin ; et il recommença lhistoire de son coeur. En face,
de
lautre côté de la rue, il apercevait sa chambre dont
les fenêtres
étaient restées ouvertes. Cétait là
quil avait séduit Thérèse dans
ses longues soirées de musique dévote. Sa flûte
chantait sa tendresse,
disait ses aveux, avec un tremblement de voix si doux
damant timide, que la jeune fille, vaincue, avait fini par sourire.
Ce satin quil baisait, était un satin à elle, un
coin du satin de sa
peau, quelle lui avait laissé, pour quil ne simpatientât
pas. Son
rêve devenait si net, quil quitta la fenêtre et courut
à la porte,
croyant lentendre.
Le froid de la pièce tomba sur ses
épaules ; et, dégrisé, il se
souvint. Alors, une décision furieuse le prit. Ah ! il nhésitait
plus, il reviendrait la nuit même. Elle était trop belle,
il laimait
trop. Quand on saime dans le crime, on doit saimer dune
passion
dont les os craquent. Certes, il reviendrait, et en courant, et
sans perdre une minute, aussitôt le paquet jeté à
la rivière. Et,
fou, secoué par une crise nerveuse, il mordait le corset de satin,
il roulait sa tête dans létoffe, pour étouffer
ses sanglots de désir.
Dix heures sonnèrent. Il écouta.
Il croyait être là depuis des
années. Alors, il attendit dans lhébétement.
Ayant rencontré
sous sa main du pain et des fruits, il mangea debout, avidement,
avec une douleur à lestomac quil ne pouvait apaiser.
Cela le
rendrait fort, peut-être. Puis, quand il eut mangé, il
fut pris
dune lassitude immense. La nuit lui semblait devoir sétendre
à
jamais. Dans lhôtel, la musique lointaine se faisait plus
claire ;
le branle dune danse secouait par moments le parquet ; des
voitures commençaient à rouler. Et il regardait fixement
la
118
porte, lorsquil aperçut comme une étoile, dans le
trou de la serrure.
Il ne se cacha même pas. Tant pis, si quelquun entrait !
Non, merci, Françoise, dit Thérèse,
en paraissant avec
une bougie. Je me déshabillerai bien toute seule
Couche-toi,
tu dois être fatiguée.
Elle repoussa la porte, dont elle fit glisser le verrou. Puis,
elle resta un instant immobile, un doigt sur les lèvres, gardant
à
la main le bougeoir. La danse navait pas fait monter une rougeur
à ses joues. Elle ne parla pas, posa le bougeoir, sassit
en
face de Julien. Pendant une demi-heure encore, ils attendirent,
ils se regardèrent.
Les portes avaient battu, lhôtel
sendormait. Mais ce qui
inquiétait Thérèse, cétait surtout
le voisinage de Françoise,
cette chambre où logeait la vieille femme. Françoise marcha
quelques minutes, puis son lit craqua, elle venait de se coucher.
Longtemps, elle tourna entre ses draps, comme prise
dinsomnie. Enfin une respiration forte et régulière
vint à travers
la cloison.
Thérèse regardait toujours Julien,
gravement. Elle ne prononça
quun mot.
Allons, dit-elle.
Ils tirèrent les rideaux, ils voulurent rhabiller le cadavre
du
petit Colombel, qui avait déjà des raideurs de pantin
lugubre.
Quand cette besogne fut faite, leurs tempes à tous deux étaient
mouillées de sueur.
Allons ! dit-elle une seconde fois.
Julien, sans une hésitation, dun seul effort, saisit le
petit
Colombel, et le chargea sur ses épaules, comme les bouchers
119
chargent les veaux. Il courbait son grand corps, les pieds du cadavre
étaient à un mètre du sol.
Je marche devant vous, murmura rapidement
Thérèse.
Je vous tiens par votre paletot, vous naurez quà
vous laisser
guider. Et avancez doucement.
Il fallait passer dabord par la chambre de Françoise.
Cétait lendroit terrible. Ils avaient traversé
la pièce, lorsque
lune des jambes du cadavre alla heurter une chaise. Au bruit,
Françoise se réveilla. Ils lentendirent qui levait
la tête, en mâchant
de sourdes paroles. Et ils restaient immobiles, elle collée à
la porte, lui écrasé sous le poids du corps, avec la peur
que la
mère ne les surprît charriant son fils à la rivière.
Ce fut une minute
dune angoisse atroce. Puis, Françoise parut se rendormir,
et ils sengagèrent dans le corridor, prudemment.
Mais, là, une autre épouvante
les attendait. La marquise
nétait pas couchée, un filet de lumière glissait
par sa porte
entrouverte. Alors, ils nosèrent plus ni avancer
ni reculer. Julien
sentait que le petit Colombel lui échapperait des épaules,
sil était forcé de traverser une seconde fois la
chambre de Françoise.
Pendant près dun quart dheure, ils ne bougèrent
plus ; et
Thérèse avait leffroyable courage de soutenir le
cadavre, pour
que Julien ne se fatiguât pas. Enfin le filet de lumière
seffaça,
ils purent gagner le rez-de-chaussée. Ils étaient sauvés.
Ce fut Thérèse qui entrebâilla
de nouveau lancienne porte
cochère condamnée. Et, quand Julien sa trouva au milieu
de la
place des Quatre-Femmes, avec son fardeau, il laperçut
debout,
en haut du perron, les bras nus, toute blanche dans sa robe de
bal. Elle lattendait.
120
V
Julien était dune force de taureau. Tout jeune, dans la
forêt
voisine de son village, il samusait à aider les bûcherons,
il
chargeait des troncs darbre sur son échine denfant.
Aussi portait-
il le petit Colombel aussi légèrement quune plume.
Cétait
un oiseau sur son cou, ce cadavre davorton. Il le sentait à
peine,
il était pris dune joie mauvaise, à le trouver si
peu lourd, si
mince, si rien du tout. Le petit Colombel ne ricanerait plus en
passant sous sa fenêtre, les jours où il jouerait de la
flûte ; il ne
le criblerait plus de ses plaisanteries, dans la ville. Et, à
la pensée
quil tenait là un rival heureux, raide et froid, Julien
éprouvait
le long des reins un frémissement de satisfaction. Il le remontait
sur sa nuque dun coup dépaule, il serrait les dents
et
hâtait le pas.
La ville était noire. Cependant, il
y avait de la lumière sur la
place des Quatre-Femmes, à la fenêtre du capitaine Pidoux
;
sans doute le capitaine se trouvait indisposé, on voyait le profil
élargi de son ventre aller et venir derrière les rideaux.
Julien,
inquiet, filait le long des maisons den face, lorsquune
légère
toux le glaça. Il sarrêta dans le creux dune
porte, il reconnut la
femme du notaire Savournin, qui prenait lair, en regardant les
étoiles avec de gros soupirs. Cétait une fatalité
; dordinaire, à
cette heure, la place des Quatre-Femmes dormait dun sommeil
profond. Madame Savournin, heureusement, alla retrouver enfin
sur loreiller maître Savournin, dont les ronflements sonores
sentendaient du pavé, par la fenêtre ouverte. Et,
quand cette
fenêtre fut refermée, Julien traversa vivement la place,
en guettant
toujours le profil tourmenté et dansant du capitaine Pi-
doux.
Pourtant, il se rassura, dans létranglement
de la rue Beau-
Soleil. Là, les maisons étaient si rapprochées,
la pente du pavé si
121
tortueuse, que la clarté des étoiles ne descendait pas
au fond de
ce boyau, où semblait salourdir une coulée dombre.
Dès quil
se vit ainsi abrité, une irrésistible envie de courir
lemporta
brusquement dans un galop furieux. Cétait dangereux et
stupide,
il en avait la conscience très nette ; mais il ne pouvait
sempêcher de galoper, il sentait encore derrière
lui le carré vide
et clair de la place des Quatre-Femmes, avec les fenêtres de la
notaresse et du capitaine, allumées comme deux grands yeux
qui le regardaient. Ses souliers faisaient sur le pavé un tapage
tel, quil se croyait poursuivi. Puis, tout dun coup, il
sarrêta. À
trente mètres, il venait dentendre les voix des officiers
de la
table dhôte quune veuve blonde tenait rue Beau-Soleil.
Ces
messieurs devaient sêtre offert un punch, pour fêter
la permutation
de quelque camarade. Le jeune homme se disait que, sils
remontaient la rue, il était perdu ; aucune rue latérale
ne lui
permettait de fuir, et il naurait certainement pas le temps de
retourner en arrière. Il écoutait la cadence des bottes
et le léger
cliquetis des épées, pris dune anxiété
qui létranglait. Pendant
un instant, il ne put se rendre compte si les bruits se rapprochaient
ou séloignaient. Mais ces bruits, lentement,
saffaiblirent. Il attendit encore, puis il se décida à
continuer sa
marche, en étouffant ses pas. Il aurait marché pieds nus,
sil
avait osé prendre le temps de se déchausser.
Enfin, Julien déboucha devant la porte
de la ville.
On ne trouve là ni octroi, ni poste
daucune sorte. Il pouvait
donc passer librement. Mais le brusque élargissement de la
campagne le terrifia, au sortir de létroite rue Beau-Soleil.
La
campagne était toute bleue, dun bleu très doux ;
une haleine
fraîche soufflait ; et il lui sembla quune foule immense
lattendait et lui envoyait son souffle au visage. On le voyait,
un
cri formidable allait sélever et le clouer sur place.
Cependant, le pont était là.
Il distinguait la route blanche,
les deux parapets, bas et gris comme des bancs de granit ; il en
122
tendait la petite musique cristalline du Chanteclair, dans les
hautes herbes. Alors, il se hasarda, il marcha courbé, évitant
les
espaces libres, craignant dêtre aperçu des mille
témoins muets
quil sentait autour de lui. Le passage le plus effrayant était
le
pont lui-même, sur lequel il se trouverait à découvert,
en face de
toute la ville, bâtie en amphithéâtre. Et il voulait
aller au bout
du pont, à lendroit où il sasseyait dhabitude,
les jambes pendantes,
pour respirer la fraîcheur des belles soirées. Le Chante-
clair avait, dans un grand trou, une nappe dormante et noire,
creusée de petites fossettes rapides par la tempête intérieure
dun violent tourbillon. Que de fois il sétait amusé
à lancer des
pierres dans cette nappe, pour mesurer aux bouillons de leau la
profondeur du trou ! Il eut une dernière tension de volonté,
il
traversa le pont.
Oui, cétait bien là. Julien
reconnaissait la dalle, polie par
ses longues stations. Il se pencha, il vit la nappe avec les fossettes
rapides qui dessinaient des sourires. Cétait là,
et il se déchargea
sur le parapet. Avant de jeter le petit Colombel, il avait
un irrésistible besoin de le regarder une dernière fois.
Les yeux
de tous les bourgeois de la ville, ouverts sur lui, ne lauraient
pas
empêché de se satisfaire. Il resta quelques secondes face
à face
avec le cadavre. Le trou de la tempe avait noirci. Une charrette,
au loin, dans la campagne endormie, faisait un bruit de gros
sanglots. Alors, Julien se hâta ; et, pour éviter un plongeon
trop
bruyant, il reprit le corps, laccompagna dans sa chute. Mais il
ne sut comment, les bras du mort se nouèrent autour de son
cou, si rudement, quil fut entraîné lui-même.
Il se rattrapa par
miracle à une saillie. Le petit Colombel avait voulu lemmener.
Lorsquil se retrouva assis sur la dalle,
il fut pris dune faiblesse.
Il demeurait là, brisé, léchine pliée,
les jambes pendantes,
dans lattitude molle de promeneur fatigué quil y
avait eue
si souvent. Et il contemplait la nappe dormante, où reparaissaient
les rieuses fossettes. Cela était certain, le petit Colombel
avait voulu lemmener ; il lavait serré au cou, tout
mort quil
123
était. Mais rien de ces choses nexistait plus ; il respirait
largement
lodeur fraîche de la campagne ; il suivait des yeux le reflet
dargent de la rivière, entre les ombres veloutées
des arbres ; et
ce coin de nature lui semblait comme une promesse de paix, de
bercement sans fin, dans une jouissance discrète et cachée.
Puis, il se rappela Thérèse.
Elle lattendait, il en était sûr. Il
la voyait toujours en haut du perron ruiné, sur le seuil de la
porte dont la mousse mangeait le bois. Elle restait toute droite,
avec sa robe de soie blanche, garnie de fleurs déglantier
au
coeur teinté dune pointe de rouge. Peut-être pourtant
le froid
lavait-il prise. Alors, elle devait être remontée
lattendre dans sa
chambre. Elle avait laissé la porte ouverte, elle sétait
mise au lit
comme une mariée, le soir des noces.
Ah ! quelle douceur ! Jamais une femme ne
lavait attendu
ainsi. Encore une minute, il serait au rendez-vous promis. Mais
ses jambes sengourdissaient, il craignait de sendormir.
Était-il
donc un lâche ? Et, pour se secouer, il évoquait Thérèse
à sa toilette,
lorsquelle avait laissé tomber ses vêtements. Il
la revoyait
les bras levés, la gorge tendue, agitant en lair ses coudes
délicats
et ses mains pâles. Il se fouettait de ses souvenirs, de
lodeur quelle exhalait, de sa peau souple, de cette chambre
dépouvantable volupté où il avait bu une
ivresse folle. Est-ce
quil allait renoncer à toute cette passion offerte, dont
il avait un
avant-goût qui lui brûlait les lèvres ? Non, il se
traînerait plutôt
sur les genoux, si ses jambes refusaient de le porter.
Mais cétait là une bataille
perdue déjà, dans laquelle son
amour vaincu achevait dagoniser. Il navait plus quun
besoin
irrésistible, celui de dormir, dormir toujours. Limage
de Thérèse
pâlissait, un grand mur noir montait, qui le séparait delle.
Maintenant, il ne lui aurait pas effleuré du doigt une épaule,
sans en mourir. Son désir expirant avait une odeur de cadavre.
Cela devenait impossible, le plafond se serait écroulé
sur leurs
124
têtes, sil était rentré dans la chambre et
sil avait pris cette fille
contre sa chair.
Dormir, dormir toujours, que cela devait être
bon, quand
on navait plus rien en soi qui valût le plaisir de veiller
! Il nirait
plus le lendemain à la poste, cétait inutile ; il
ne jouerait plus de
la flûte, il ne se mettrait plus à la fenêtre. Alors,
pourquoi ne pas
dormir tout le temps ? Son existence était finie, il pouvait
se
coucher. Et il regardait de nouveau la rivière, en tâchant
de voir
si le petit Colombel se trouvait encore là. Colombel était
un garçon
plein dintelligence : il savait pour sûr ce quil faisait,
quand
il avait voulu lemmener.
La nappe sétalait, trouée
par les rires rapides de ses tourbillons.
Le Chanteclair prenait une douceur musicale, tandis
que la campagne avait un élargissement dombre dune
paix
souveraine. Julien balbutia trois fois le nom de Thérèse.
Puis, il
se laissa tomber, roulé sur lui-même, comme un paquet,
avec un
grand rejaillissement décume. Et le Chanteclair reprit
sa chanson
dans les herbes.
Lorsquon retrouva les deux corps, on
crut à une bataille,
on inventa une histoire. Julien devait avoir guetté le petit
Colombel,
pour se venger de ses moqueries ; et il sétait jeté
dans la
rivière, après lavoir tué dun coup
de pierre à la tempe. Trois
mois plus tard, mademoiselle Thérèse de Marsanne épousait
le
jeune comte de Véteuil. Elle était en robe blanche, elle
avait un
beau visage calme, dune pureté hautaine.
125
AUX CHAMPS
126
LA BANLIEUE
I
Les Parisiens montrent aujourdhui un goût immodéré
pour la campagne. À mesure que Paris sest agrandi, les
arbres
ont reculé, et les habitants, sevrés de verdure, ont vécu
dans le
continuel rêve de posséder, quelque part, un bout de champ
à
eux.
Les plus pauvres trouvent le moyen dinstaller
un jardin
sur leurs fenêtres ; ce sont quelques pots de fleurs quune
planche
retient ; des pois de senteur et des haricots dEspagne montent,
font un berceau. On loge ainsi le printemps chez soi, à peu
de frais. Et quelle joie, lorsquon a des fenêtres ouvrant
sur un
des rares jardins que la pioche des démolisseurs a épargnés
!
Mais le plus grand nombre désespère de cette heureuse
chance.
Le dimanche, la population, qui étouffe, en est réduite
à faire
plusieurs kilomètres à pied, pour aller voir la campagne,
du
haut des fortifications.
II
Cette promenade aux fortifications est la promenade classique
du peuple ouvrier et des petits bourgeois. Je la trouve attendrissante,
car les Parisiens ne sauraient donner une preuve
plus grande de leur passion malheureuse pour lherbe et les vastes
horizons.
127
Ils ont suivi les rues encombrées, ils arrivent éreintés
et
suants, dans le flot de poussière que leurs pieds soulèvent
; et ils
sasseoient en famille sur le gazon brûlé du talus,
en plein soleil,
parfois à lombre grêle dun arbre souffreteux,
rongé de chenilles.
Derrière eux, Paris gronde, écrasé sous la chaleur
de juillet ;
le chemin de fer de ceinture siffle furieusement, tandis que,
dans les terrains vagues, des industries louches empoisonnent
lair. Devant eux, sétend la zone militaire, nue,
déserte, blanche
de gravats, à peine égayée de loin en loin par
un cabaret en
planches. Des usines dressent leurs hautes cheminées de briques,
qui coupent le paysage et le salissent de longs panaches de
fumée noire.
Mais, quimporte ! par delà les
cheminées, par delà les terrains
dévastés, les braves gens aperçoivent les coteaux
lointains,
des prés qui font des taches vertes, grandes comme des nappes,
des arbres nains qui ressemblent aux arbres en papier frisé des
ménageries denfant ; et cela leur suffit, ils sont enchantés,
ils
regardent la nature, à deux ou trois lieues. Les hommes retirent
leurs vestes, les femmes se couchent sur leurs mouchoirs étalés
;
tous restent là jusquau soir, à semplir la
poitrine du vent qui a
passé sur les bois. Puis, quand ils rentrent dans la fournaise
des
rues, ils disent sans rire : « Nous revenons de la campagne. »
Je ne connais rien de si laid ni de plus sinistre
que cette
première zone entourant Paris. Toute grande ville se fait ainsi
une ceinture de ruines. À mesure que les pavés avancent,
la
campagne recule, et il y a, entre les rues qui finissent et lherbe
qui commence, une région ravagée, une nature massacrée
dont
les quartiers nouveaux nont pas encore caché les plaies.
Ce sont
des tas de décombres, des trous à fumier où des
tombereaux
vident des immondices, des clôtures à demi arrachées,
des carrés
de jardins maraîchers dont les légumes poussent dans les
eaux dégout, des constructions branlantes, faites de terre
et de
128
planches, quun coup de pioche enfoncerait. Paris semble ainsi
jeter continuellement son écume à ses bords.
On trouve là toute la saleté
et tout le crime de la grande
ville. Lordure vient sy mûrir au soleil. La misère
y apporte sa
vermine. Quelques beaux arbres restent debout, comme des
dieux tranquilles et forts, oubliés dans cette ébauche
monstrueuse
de cité qui sindique.
Certains coins sont surtout inquiétants.
Je citerai la plaine
de Montrouge, dArcueil à Vanves. Là souvrent
danciennes carrières,
qui ont bouleversé le sol ; et, au-dessus de la plaine nue,
de treuils, des roues immenses se dressent sur lhorizon, avec
des profils de gibets et de guillotines. Le sol est crayeux, la
poussière a mangé lherbe, on suit des routes défoncées,
creusées
dornières profondes, au milieu de précipices que
les eaux
de pluie changent en mares saumâtres. Je ne connais pas un
horizon plus désolé, dune mélancolie plus
désespérée, à lheure
où le soleil se couche, en allongeant les ombres grêles
des
grands treuils.
De lautre côté de la ville,
au nord, il y a aussi des coins de
tristesse navrants. Les faubourgs populeux, Montmartre, la
Chapelle, la Villette, viennent y mourir, dans un étalage de
misère
effroyable. Ce nest pas la plaine nue, la laideur dun sol
ravagé ; cest lordure humaine, le grouillement dune
population
de meurt-de-faim. Des masures effondrées alignent des
bouts de ruelles ; du linge sale pend aux fenêtres ; des enfants
en guenilles se roulent dans les bourbiers. Seuil épouvantable
de Paris, où toutes les boues samassent, et sur lequel
un étranger
sarrêterait en tremblant.
Je me souviens, étant jeune, dêtre
arrivé à Paris par les diligences,
et davoir éprouvé là une des plus cruelles
déceptions
de ma vie. Je mattendais à une succession de palais, et
pendant
près dune lieue, la lourde voiture roulait entre des construc
129
tions borgnes, des cabarets, des maisons suspectes, toute une
bourgade, jetée aux deux bords. Puis, on senfonçait
dans des
rues noires. Paris se montrait plus étranglé et plus sombre
que
la petite ville quon venait de quitter.
III
Si les pauvres gens font leurs délices du fossé des fortifications,
les petits employés, même les ouvriers à leur aise,
poussent
leurs promenades plus loin. Ceux-là vont jusquaux premiers
bois de la banlieue. Ils gagnent même la vraie campagne,
grâce aux nombreux moyens de locomotion dont ils disposent
aujourdhui. Nous sommes loin des coucous de Versailles. Outre
les chemins de fer, il y a les bateaux à vapeur de la Seine,
les
omnibus, les tramways, sans compter les fiacres. Le dimanche,
cest un écrasement ; par certains dimanches de soleil,
on a calculé
que près dun quart de la population, cinq cent mille personnes,
prenaient dassaut les voitures et les wagons, et se répandaient
dans la campagne. Des ménages emportent leur dîner
et mangent sur lherbe. On rencontre des bandes joyeuses,
des couples damoureux qui se cachent, des promeneurs isolés,
flânant, une baguette à la main. Derrière chaque
buisson, il y a
une société. Le soir, les cabarets flamboient, on entend
des rires
monter dans la nuit claire.
Il y aurait une curieuse étude à
écrire, celle du goût de la
campagne chez les Parisiens. Lengouement na pas toujours
été
le même. Non seulement les moyens de transport manquaient,
ce qui restreignait naturellement le nombre des promeneurs ;
mais encore lamour des longues courses nétait pas
venu. Il y a
cent ans, à peine connaissait-on quelques points de la banlieue.
Beaucoup de trous charmants, dadorables villages perdus sous
les feuilles, dormaient dans leur virginité.
130
Au dix-septième siècle et au dix-huitième, la campagne
plaisait médiocrement. On la tolérait arrangée,
pomponnée,
mise comme un décor savant autour de châteaux princiers.
La
petite propriété nexistait pas, quelques bourgeois
enrichis
osaient seuls se faire construire des maisons champêtres. On
aurait vainement cherché les champs morcelés de notre
époque,
les lopins de terre distribués entre mille mains, les centaines
de
petites maisons, chacune avec son jardin enclos de murs. Il a
fallu la Révolution pour créer, autour de Paris, ce nombre
incalculable
de villas bourgeoises, bâties sur les lots des grands parcs
dautrefois.
Nos pères naimaient donc pas
la campagne, ou du moins
ne laimaient pas à notre façon. La littérature,
qui est lécho des
moeurs, reste muette au dix-septième siècle sur cette
tendresse
pour la nature, qui nous a pris vers la fin du dix-huitième siècle,
et qui, depuis lors, na fait que grandir. Si nous cherchons, dans
les livres de lépoque, des renseignements sur la banlieue
et sur
les plaisirs que les Parisiens allaient y goûter, nous ny
trouvons
presque rien. On en reste au fameux vers de madame Deshoulières,
parlant des « bords fleuris quarrose la Seine » ;
et ces
« bords fleuris » sont tout ce que le siècle dit
de ces rives enchanteresses
du fleuve, dont les moindres villages sont célèbres
à cette heure. La Fontaine lui-même, le poète qui,
de son temps,
a le plus senti la nature, na pas un vers pour la banlieue parisienne
; on en trouve bien chez lui le lointain parfum, mais il ny
faut point chercher la moindre note exacte et précise.
Lexplication est simple. On ne parlait
pas alors de la nature
dans les livres, parce quelle navait pas encore été
humanisée,
et quon la tenait à lécart, comme inférieure
et indifférente.
Cela ne voulait pas dire quon la détestât ; on la
goûtait certainement,
on sy promenait, mais sans donner aux arbres une importance
qui allât jusquà parler deux. Il fallait que
Rousseau
vînt pour quun attendrissement universel se déclarât,
et pour
131
quon se mît à embrasser les chênes comme des
frères. Aujourdhui,
notre passion des champs nous vient de ce grand
mouvement naturaliste du dix-huitième siècle. Nous voulons
la
campagne dans sa rudesse, nous y fuyons la ville, au lieu dy
emporter la ville avec nous.
Rousseau est donc linitiateur. Après
lui, le romantisme
donna une âme à la nature. Plus tard, avec Chateaubriand,
Lamartine,
Victor Hugo, on entra dans un panthéisme poétique,
où sanglotait la fraternité des êtres et des choses.
Lart antique
avait divinisé la nature, lart moderne la humanisée,
tandis que
notre art classique la passait tout simplement sous silence.
Pourtant, Lamartine, si je ne me trompe, na pas écrit un
vers
sur la banlieue parisienne, et Victor Hugo en a parlé avec son
effarement de prophète. Il faut dire que les environs de Paris,
si
intimes et si souriants, ne sont guère faits pour la poésie
lyrique.
IV
Il est un conteur beaucoup plus modeste et presque déjà
oublié, dont les livres ont singulièrement popularisé
la banlieue.
Je veux parler de Paul de Kock. Cest certainement lui qui a le
plus travaillé à pousser le menu peuple hors des fortifications.
Sans doute, de son temps, lélan existait déjà
; mais il fit une
mode des parties de campagne quil racontait, il donna la vogue
à certains coins de verdure et de soleil. Certes, la qualité
littéraire
de ses romans nest pas grande. Seulement, que de bonhomie,
et comme on sent quil peint des scènes vraies, sous
lexagération comique ! Ce nest plus le poète
lyrique, à genoux
devant les grands bois ; cest le bourgeois parisien qui traite
la
campagne en bonne femme, et qui lui demande avant tout de la
liberté et du plein air. La note exacte de la banlieue sous Louis-
Philippe se trouve là.
132
Rien nest curieux comme de chercher, dans Paul de Kock,
ce quétaient les bois de Boulogne et de Vincennes, il y
a cinquante
ans. On y voit des parties à ânes, des dîners sur
lherbe ;
les promeneurs sy perdent pour tout de bon, et lon parle
dorganiser des battues, quand il sagit de les retrouver.
Certes,
les choses ont changé aujourdhui. Les ânes font place
aux équipages
du Paris élégant. On peut encore dîner sur lherbe,
mais
on est regardé de travers par les gardiens. Quant à se
perdre, il
faudrait y mettre de la bonne volonté, car on a nettoyé
les fourrés,
coupé les taillis, percé des avenues, transforme les clairières
en pelouses. La fameuse mare dAuteuil, dont Paul de Kock
parle comme dun site reculé et sauvage, semble à
cette heure
être la voisine aristocratique du bassin des Tuileries.
Mais le coin de prédilection du romancier,
la banlieue où il
ramène toujours ses héros, cest Romainville. On
est là aux portes
de Paris, on peut faire cette promenade à pied, en suivant la
grande rue de Belleville. Aller à Romainville autrefois était
pourtant une plus grosse affaire que daller aujourdhui à
Mantes
ou à Fontainebleau. Et quels changements encore de ce côté
! Paul de Kock parle avec attendrissement dune véritable
forêt
de lilas. La forêt a été rasée, pour laisser
passer Paris, qui
avance toujours ; on ne trouve plus quune vaste plaine nue, où
de laides constructions ont poussé, le long des routes. Cest
le
faubourg, avec son travail et sa misère.
À ce propos, il est à remarquer
que la vogue change à peu
près tous les cinquante ans, pour les lieux de réjouissances
champêtres. Que de chansons on a rimées sur Romainville,
aujourdhui
si désert et si muet ! Robinson, un groupe de guinguettes,
a remplacé Romainville, dans les commencements du
second Empire. Et, à cette heure, Robinson lui-même pâlit,
la
mode va sauter ailleurs. Je citerai aussi Asnières et Bougival,
dont il nest jamais question dans Paul de Kock, et qui sont si
encombrés de nos jours.
133
Après Paul de Kock, toute une bande de peintres est venue,
et ce sont réellement eux qui ont découvert la banlieue
parisienne.
Cette découverte se rattache à lhistoire de notre
école
naturaliste de paysage. Lorsque Français, Corot, Daubigny
abandonnèrent la formule classique, pour peindre sur nature,
ils partirent bravement, le sac au dos et le bâton à la
main, en
quête de nouveaux horizons. Et ils neurent pas à
aller loin, ils
tombèrent tout de suite sur des pays délicieux.
Ce fut Français et quelques-uns de
ses amis qui découvrirent
Meudon. Personne encore ne sétait douté du charme
des
rives de la Seine. Plus tard, Daubigny explora le fleuve tout entier,
depuis Meudon jusquà Mantes ; et que de trouvailles, le
long du chemin : Chatou, Bougival, Maisons-Laffitte, Conflans,
Andrésy ! Les Parisiens ignoraient même alors les noms
de ces
villages. Quinze ans plus tard, une telle cohue sy pressait, que
les peintres devaient fuir. Cest ainsi que Daubigny, chassé
de la
Seine, remonta lOise et sétablit à Auvers,
entre Pontoise et
lÎle-Adam. Corot sétait contenté de
Ville-dAvray, où il avait
des étangs et de grands arbres.
Ainsi, la banlieue parisienne se révélait
davantage à chaque
Salon de peinture. Il y avait là non seulement, une évolution
artistique, mais encore une protestation contre les gens qui allaient
chercher très loin de beaux horizons, lorsquils en avaient
de ravissants sous la main. Et quel étonnement dans le public
!
Comment ! aux portes de Paris, on trouvait de si aimables
paysages ! Personne ne les avait vus jusque-là, on se lança
de
plus en plus dans ce nouveau monde, et à chaque pas ce furent
des surprises heureuses. La grande banlieue était conquise.
134
V
Le cri de Paris est un continuel cri de liberté. La ville craque
dans sa ceinture trop étroite ; elle regarde sans cesse à
lhorizon, essoufflée, demandant du soleil et du vent. Son
rêve
semble être de changer la plaine en un jardin de plaisance, où
elle se promènerait le soir, après sa besogne achevée.
Cest une
poussée universelle qui va grandissant chaque année, et
qui finira
par faire de la banlieue un simple prolongement de nos
boulevards, plantés darbres maigres.
135
LE BOIS
I
Je me souviens des grandes courses que nous faisions, Paul
et moi, il y a vingt ans, au bois de Verrières. Paul était
peintre.
Moi, jétais alors employé dans une librairie, très
pauvre, parfaitement
inconnu. Je rimais des vers, à cette époque, de mauvais
vers qui dorment au fond dun tiroir le bon sommeil du néant.
Dès le lundi, je rêvais le dimanche, avec la passion dun
garçon
de vingt ans élevé au grand air, et que sa vie enfermée
demployé désespérait. Autrefois, dans les
environs dAix, nous
avions battu les routes, couru le pays pendant des lieues, couché
à la belle étoile. À Paris, nous ne pouvions renouveler
ces longues
marches, car il fallait songer à lheure inexorable du bureau,
qui revenait si vite. Nous partions donc par le premier
train du dimanche, pour être de grand matin hors des fortifications.
II
Cétait une affaire. Paul emportait tout un attirail de
peintre.
Moi, javais simplement un livre dans la poche. Le train côtoyait
la Bièvre, cette rivière puante, qui roule les eaux rousses
des tanneries voisines. On traversait la plaine désolée
de Montrouge,
où se dressent les carcasses des grands treuils, nus sur
136
lhorizon. Puis, Bicêtre apparaissait au flanc dun
coteau, en
face, derrière des peupliers. La tête à la portière,
nous respirions
largement les premières odeurs dherbe. Cétait
pour nous
loubli de tout, loubli de Paris, lentrée dans
le paradis rêvé pendant
les six jours de la semaine.
Nous descendions à la station de Fontenay-aux-Roses.
On
trouve là une magnifique allée darbres. Puis, nous
coupions à
travers champs, ayant découvert un sentier, au bord dun
ruisseau.
Cétait exquis. À droite, à gauche, il y avait
des champs de
fleurs, des champs dhéliotropes et de roses surtout. Le
pays est
peuplé de jardiniers qui font pousser des fleurs, comme les
paysans font ailleurs pousser le blé. On marche dans un parfum
pénétrant, tandis que des femmes moissonnent les roses,
les
giroflées, les oeillets, que des voitures emportent à
Paris.
Vers huit heures, cependant, nous arrivions
chez la mère
Sens. Je crois que la bonne femme est morte aujourdhui. La
mère Sens tenait un cabaret, entre Fontenay-aux-Roses et Robinson.
Toute une légende courait sur létablissement. Une
bande de peintres réalistes, vers 1845, lavait mis à
la mode.
Courbet y régna un moment ; on prétendait même que
la grande
enseigne de la porte, un écroulement de viandes, de volailles
et
de légumes, était en partie due à son pinceau.
En tout cas, cétait
un aimable cabaret, qui alignait ses bosquets sous des arbres
superbes, des bosquets dune fraîcheur délicieuse,
où lon buvait
du petit vin aigre dans des pots de terre, et où lon mangeait
des
gibelottes de lapin renommées. Nous faisions là notre
premier
repas, au frisson un peu froid des ombrages, sur un bout de table
noirci par la pluie, sans nappe. À cette heure matinale, nous
étions seuls, parmi les servantes affairées, tuant les
lapins et
plumant les poulets pour le soir. Ah ! que les oeufs frais étaient
bons, dans ce réveil des beaux dimanches printaniers !
Quand nous repartions, il commençait
à faire chaud. Nous
nous hâtions, laissant Robinson sur notre droite. Il nous fallait
137
traverser dimmenses champs de fraises, avant darriver à
Aulnay.
Après les roses, les fraises. Cest la culture du pays,
avec les
violettes. On y vend les fraises à la livre, dans de vieilles
balances
vert-de-grisées. Le dimanche soir, on voit des familles qui
viennent avec des saladiers, et qui sinstallent au bord dun
champ, pour sy donner une indigestion de fraises. Vers neuf
heures, nous arrivions à Aulnay, un hameau, quelques maisons
groupées le long dun chemin. Là, souvre la
célèbre Vallée aux
Loups, que le séjour de Chateaubriand a illustrée. Le
chemin
tourne, on entre dans un véritable désert. Ce chemin a
dit éventrer
une carrière de sable ; à droite, à gauche, des
pentes
sélèvent, tandis quon enfonce dans un sol
jaune, dune finesse
de poussière. Mais bientôt la gorge sélargit,
des rochers se dressent,
au milieu de futaies, qui descendent en gradins. Cest à
cet
endroit, au fond de létroite vallée, que se trouve
lancienne propriété
de Chateaubriand ; lhabitation a détranges allures
romantiques
; des fenêtres à ogives, des tourelles gothiques, semblent
avoir été plaquées sur une maison bourgeoise. Pourtant,
la
route monte encore et devient de plus en plus sauvage ; des fondrières
se creusent, des pins tordus poussent entre les rochers ;
par les jours brûlants de juillet, on pourrait se croire dans
un
coin perdu de la Provence. Enfin, on débouche sur le plateau
;
et, brusquement, un vaste horizon se déroule ; pendant que, au
ras du ciel bleu, on a devant soi la ligne sombre du bois de Verrières.
Alors, si lon suit le bord du plateau pour se rendre au bois,
on aperçoit à ses pieds toute la vallée de la Bièvre,
puis une succession
sans fin de coteaux qui moutonnent, de plus en plus violâtres
et éteints, jusquau fond de lhorizon. Loeil
distingue des
villages, des rangées de peupliers, des points blancs qui sont
des
façades claires de maisons, des champs cultivés, très
divisés,
étalant une veste darlequin bariolée de toutes les
nuances du
vert et du jaune. Nulle part, je nai eu une impression plus large
de létendue.
138
III
Dans les premiers temps, bien que le bois de Verrières ne
soit pas très vaste, nous nous y perdions facilement. Je me souviens
quun jour, nous étant avisés de couper par les taillis,
pour
arriver plus vite, nous nous trouvâmes noyés au milieu
dun tel
flot de feuillages, que, pendant deux heures, nous tournâmes
sur nous-mêmes, sans pouvoir nous dégager. Paul voulut
monter
sur un chêne, comme le petit Poucet, afin de reconnaître
notre
chemin ; mais il sécorcha les jambes et ne vit que les
cimes
des arbres rouler sous le vent et se perdre au loin.
Je ne connais pas de bois plus charmant. Les
longues avenues
sont semées dune herbe fine qui est comme un velours de
soie sous les pieds. Elles aboutissent à de vastes ronds-points,
à
des salles de verdure, au-dessus desquelles des arbres de haute
futaie, pareils à des colonnes, soutiennent des dômes de
feuilles.
On y marche dans un recueillement, ainsi que dans la nef dune
église. Mais je préférais encore les petits sentiers,
les allées
étroites, qui senfonçaient au beau milieu des fourrés.
Au bout,
on apercevait le jour lointain, une tache de clarté ronde.
Dautres faisaient des coudes, serpentaient dans un jour verdâtre,
à linfini. Et il y avait encore des coins adorables, des
clairières
avec de grands bouleaux élancés, dune élégance
blonde,
avec de grands chênes majestueux, dont le défilé
mettait un cortège
royal le long des pelouses ; il y avait encore des talus où
fleurissaient des nappes de fraisiers et de petites violettes pâles,
des trous imprévus où lon avait de lherbe
jusquau menton, des
pentes plantées dune débandade darbres qui
semblaient descendre
dans la plaine, comme lavant-garde dune armée de
géants.
Parmi ces retraites, une entre autres nous
avait séduits. Un
matin, en battant le bois, nous étions tombés sur une
mare, loin
de tout chemin. Cétait une mare pleine de joncs, aux eaux
139
moussues, que nous avions appelée la « mare verte »,
ignorant
son vrai nom ; on ma dit depuis quon la nomme « la
mare à
Chalot ». Rarement, jai vu un coin plus retiré. Au-dessus
de la
mare, des arbres épanouissaient des jets, des bouquets, des
nappes de verdure ; il y avait des verts tendres dune légèreté
de
dentelle, des verts presque noirs, massés puissamment ; un
saule laissait tomber ses branches, un tremble semblait mettre
au fond une pluie de cendre grise. Et tous ces feuillages, qui se
perdaient en fusées, qui étageaient leurs rondeurs, qui
enguirlandaient
des bouts de draperies traînantes, se reflétaient dans
le miroir dacier de la mare, creusaient là un autre ciel,
où leurs
images pures se répétaient exactement. Pas une mouche
volante
ne ridait la surface de leau. Un calme profond, une paix souveraine
endormait ce trou clair. On songeait au bain de la Diane
antique, trempant ses pieds de neige dans les sources ignorées
des bois. Un charme mystérieux pleuvait des grands arbres,
tandis quune volupté discrète, les amours silencieuses
des forêts,
montaient de cette eau morte, où passaient de larges moires
dargent.
La mare verte avait fini par devenir le but
de toutes nos
promenades. Nous avions pour elle un caprice de poète et de
peintre. Nous laimions damour, passant nos journées
du dimanche
sur lherbe fine qui lentourait. Paul en avait commencé
une étude, leau au premier plan, avec de grandes herbes
flottantes,
et les arbres senfonçant comme les coulisses dun
théâtre,
drapant dans un recul de chapelle les rideaux de leurs branches.
Moi, je métendais sur le dos, un livre à mon côté
; mais je
ne lisais guère, je regardais le ciel à travers les feuilles,
des trous
bleus qui disparaissaient dans un remous, lorsque le vent soufflait.
Les rayons minces du soleil traversaient les ombrages
comme des balles dor, et jetaient sur les gazons des palets lumineux,
dont les taches rondes voyageaient avec lenteur. Je restais
là des heures sans ennui, échangeant une rare parole avec
mon compagnon, fermant parfois les paupières et rêvant
alors,
dans la clarté confuse et rose qui me baignait.
140
Nous campions là, nous déjeunions, nous dînions,
et le
crépuscule seul nous chassait. Nous attendions que le soleil
oblique allumât la forêt dun incendie. Au sommet des
arbres,
une flamme brûlait, et la mare, qui reflétait cette flamme,
devenait
sanglante, dans lombre dont le flot épaissi noyait déjà
la
terre. Cette ombre était complètement tombée, que
le miroir
dacier gardait une lueur ; on eût dit quil avait une
lumière propre,
quil flambait au fond des ténèbres comme un diamant
; et
nous restions un instant encore devant cet éclat mystérieux,
cette blancheur de déesse se baignant à la lune. Mais
il fallait
regagner la gare, nous traversions le bois qui sendormait. Une
vapeur bleuissait les taillis ; au loin, les troncs noirs des arbres,
sur le ciel de pourpre, prolongeaient des colonnades ; sous les
allées, il faisait nuit déjà, une nuit qui montait
lentement des
buissons et qui mangeait peu à peu les grands chênes. Heure
solennelle du soir, frissonnante des dernières voix de la forêt,
long bercement des futaies hautes, assoupissement des herbes
pâmées.
IV
Quand nous sortions du bois, cétait comme un réveil.
Il
faisait grand jour encore sur le plateau. Nous nous retournions
une dernière fois, vaguement inquiets de cette masse de ténèbres
que nous laissions derrière nous. La vaste plaine, à nos
pieds, sétendait sous un air bleuâtre, qui se fonçait
dans les
creux et tournait au lilas. Un dernier rayon de soleil frappait un
coteau lointain, pareil à un champ dépis mûrs.
Un bout argenté
de la Bièvre luisait comme un galon, entre les peupliers. Cependant,
nous dépassions, à droite, la Vallée aux Loups
; nous suivions
le bord du plateau, jusquà la route de Robinson, qui dévale
le long de la côte ; et, dès que nous descendions, nous
en
141
tendions la musique des chevaux de bois et les grands rires des
gens qui dînaient dans les arbres.
Je me rappelle certains soirs. Nous traversions
Robinson,
par curiosité pour toute cette joie bruyante. Des lumières
sallumaient dans les châtaigniers, tandis quun bruit
de fourchettes
venait den haut ; on levait la tête, on cherchait le nid
colossal où lon trinquait si fort. Lexplosion sèche
des carabines
coupait par moments les valses interminables des orgues de
Barbarie. Dautres dîneurs, dans des bosquets, au ras de
la
route, riaient au nez des passants. Parfois, nous nous arrêtions,
nous attendions là le dernier train.
Et quel retour adorable, dans la nuit claire
! Dès quon
séloignait de Robinson, tout ce vacarme séteignait.
Les couples,
qui regagnaient le chemin de fer, marchaient avec lenteur.
Sous les arbres, on ne voyait que les robes blanches, des mousselines
légères flottant ainsi que des vapeurs envolées
des herbes.
Lair avait une douceur embaumée. Des rires passaient
comme des frissons ; et, dans ce calme, les bruits portaient très
loin, on entendait, sur les autres routes, en haut de la côte,
des
voix alanguies de femmes qui chantaient quelque chanson, un
refrain dont la bêtise prenait un charme infini, bercée
ainsi par
lair du soir. De grands vols de hannetons donnaient aux arbres
un bourdonnement. Quand il faisait chaud, ces lourdes bêtes
ronflaient jusquà la nuit aux oreilles des promeneurs ;
les filles
avaient de petits cris, des jupes fuyantes passaient rapidement
avec un bruit de drapeau ; pendant que, là bas, sans doute dans
le cabaret de la mère Sens, un sonneur de cor jetait une fanfare,
qui arrivait, mélancolique et perdue, comme du fond dun
bois
légendaire. La nuit devenait noire, les rires se mouraient, et
lon
napercevait plus, dans les ténèbres, que le quinquet
éclatant de
la station de Fontenay-aux-Roses.
À la gare, on sécrasait.
Cétait une petite gare, avec une
salle dattente très étroite. Les jours où
un orage éclatait, les
142
promeneurs éreintés étouffaient là dedans.
Les beaux soirs, on
restait dehors. Toutes les femmes emportaient des brassées de
fleurs. Et les rires recommençaient, fouettés par limpatience.
Puis, dès quon sétait entassé dans
les wagons, les voyageurs
souvent, dun bout à lautre du train, entonnaient
le même refrain
imbécile, concert formidable qui dominait le bruit des
roues et le ronflement de la locomotive. Les fleurs débordaient
des portières, les femmes agitaient leurs bras nus, se renversaient
au cou de leurs amoureux. Cétait la jeunesse ivre de printemps
qui rentrait dans Paris.
V
Ah ! mes beaux dimanches de la banlieue, lorsque javais
vingt ans ! Ils sont restés un de mes plus chers souvenirs. Depuis,
jai connu dautres bonheurs, mais rien ne vaut dêtre
jeune et de se sentir lâché pour un jour dans la liberté
des
grands bois.
143
LA RIVIÈRE
I
Voici lhiver. Jen aime les premières tristesses,
douces
comme des mélancolies, lodeur forte des feuilles tombées
et le
frisson matinal de la rivière. Parfois, je prends ma barque,
je
vais mattacher au fond du petit bras, entre les deux îles.
Et là,
dans cette mort sereine de lété, je suis enfin seul,
retiré du
monde, pareil à un ermite des vieux âges.
Ah ! que tout est loin et que tout semble
petit ! Pourquoi
donc me suis-je passionné hier et quelle sotte ambition avais-je
daffirmer la vérité ? À cette heure, je me
sens perdu comme un
atome au sein de la vaste nature, je ne sais plus ce qui est vrai
dans notre agitation de fourmilière, dans ces batailles de la
littérature
et de la politique, que nous croyons décisives et qui ne
courbent pas même les grands roseaux des berges. Ce que je
sais, cest que nous sommes emportés ainsi que des brins
de
paille au milieu de léternel labeur du monde, et que cela
rend
modeste et sage, lorsquon entend ce travail de la terre, seul,
par
une matinée dautomne.
Les eaux passent largement, quelques fins
nuages, dune
blancheur de duvet, volent dans le ciel pâle, tandis quun
silence
frissonnant descend des arbres. Et je nai plus quun désir,
celui
de manéantir là, de mabandonner à ces
eaux, à ces nuages, de
me perdre au fond de ce silence. Cela est si bon, de cesser les
querelles de son doute et de sen remettre à cette sérénité
de la
campagne, qui, elle, fait sa besogne sans un arrêt et sans une
144
discussion ! Demain, nous reprendrons nos vaines disputes.
Aujourdhui, soyons forts et inconscients comme ces chevaux
quon lâche dans des îles, avec de lherbe jusquau
ventre.
Toute ma jeunesse séveille. Je
me rappelle le temps où
nous partions en bande pour découvrir la Seine, à quelques
lieues de Paris. Lheureuse époque, où lon
espérait tout conquérir,
sans avoir encore rien à garder !
II
Cétait un hameau, éloigné du chemin de fer,
ce qui expliquait
son isolement. Les maisons sen allaient à la débandade
sur une berge élevée ; pourtant, lors des grandes crues,
il arrivait
parfois que la rivière entrait chez les habitants, et ils en
étaient réduits à se visiter en barque. Lété,
on descendait à la
Seine par un talus gazonné où se croisaient des sentiers.
Nous
avions trouvé là un hôte bonhomme qui mettait toute
son auberge
à notre disposition. Les clients étaient rares, il navait
que
quelques paysans, le dimanche ; aussi était-il enchanté
de cette
aubaine de Parisiens, dont la bande lui arrivait pour des semaines.
Pendant trois ans, nous fûmes les rois de la contrée.
Lauberge était petite ; quand nous tombions une douzaine,
il
fallait chercher des chambres dans le village. Javais choisi pour
moi une chambre chez le maréchal ferrant. Jai toujours
devant
les yeux cette vaste pièce, avec son armoire de chêne colossale,
ses murs blanchis à la chaux où étaient collées
des images, sa
cheminée de plâtre sur laquelle sétalait tout
un luxe de paysan,
des fleurs en papier sous verre, des boîtes dorées, gagnées
dans
les foires, des coquillages rapportés du Havre. Il fallait une
145
échelle pour monter sur le lit. La pièce sentait le linge
frais, la
dernière lessive dont larmoire était pleine.
Cétait la chambre de sa fille
aînée que le maréchal me cédait,
et des jupes dindienne, des corsages de toile pendaient
encore à des clous. La bande me plaisantait, en disant que je
dormais là en plein dans les jupons. Le fait est que toute cette
garde-robe de paysanne me troublait un peu. Javais parfois la
curiosité de visiter larmoire et dexaminer les effets
pendus.
Quelle gaillarde ! les ceintures de ces robes nétaient
pas trop
étroites pour moi, et deux Parisiennes auraient dansé
dans un
de ces corsages. Un soir, je découvris un corset, derrière
une
pile de serviettes ; je fus stupéfait, cétait une
vraie armure, une
cuirasse bardée de baleines, grande à y mettre le torse
de la Vénus
de Milo. Dailleurs, la seconde année de notre séjour,
la
belle Ernestine épousa un boucher de Poissy.
À quatre heures, le matin, des hirondelles
qui avaient fait
leur nid en haut de la cheminée, me réveillaient par un
bavardage
aigu. Pourtant, je me rendormais ; mais, vers six heures,
jentrais dans un branle assourdissant. En bas, le maréchal
se
mettait à la besogne. Ma chambre était juste au-dessus
de la
forge. Le soufflet ronflait avec une violence de tempête, les
marteaux
tombaient en cadence sur lenclume, toute la maison sautait
à cette musique. Mon lit, les premiers matins, me sembla
secoué si rudement, que je dus me lever ; puis, je mhabituai,
et,
quand jétais très las, les marteaux finissaient
par me bercer.
III
Nous ne venions que pour la Seine et nous y passions nos
journées. En trois ans, nous ne fîmes pas une promenade
à
pied ; tandis quil nétait point dîle,
de petit bras, de baie que
146
nous ne connussions. Les arbres du bord étaient devenus nos
amis ; nous aurions dit le nombre des roches, nous étions chez
nous à une lieue, en amont et en aval. Aujourdhui, lorsque
je
ferme les yeux, ce bout de Seine se déroule encore, avec ses
rideaux
de peupliers, ses berges toutes fleuries de grandes fleurs
bleues et violettes, ses îles désertes aux herbes géantes.
Notre aubergiste avait une barque, un peu
lourde, construite
au Havre, je crois, et qui pouvait contenir cinq ou six personnes.
Elle devait être solide, pour résister aux terribles aventures
quelle traversait. Nous la poussions contre les berges,
sans ménagement aucun ; nous passions par-dessus les arbres
tombés, nous lenfoncions dans le sable, et si profondément,
que nous devions nous mettre à leau, les jambes nues, afin
de
len tirer. Elle se contentait de craquer, ce qui nous faisait
rire.
Parfois, cédant à une pensée malfaisante, voulant
léprouver,
disions-nous, nous la jetions sur de grosses pierres, dun violent
coup de rames. Nous tombions à la renverse, tant le choc était
rude ; elle, entamée, avait une plainte sourde, et nous étions
enchantés.
Jignore si laubergiste se doutait
des expériences que nous
faisions subir à la solidité de sa barque ; mais je me
rappelle
lavoir vu, songeur et attendri devant elle, à des heures
où il ne
se croyait pas remarqué. Il se baissait, il lexaminait,
la touchait
dun air de paternité inquiète. Cétait
un homme doux. Jamais il
nosa se plaindre.
IV
Puis, nous nous calmions, nous goûtions le charme profond
de la rivière.
147
Les deux rives sécartent ; la nappe deau sélargit
en un
vaste bassin ; et, là, trois îles se présentent
de front au courant.
La première, à gauche, très longue, descend après
dune demi-
lieue ; la seconde ménage un bras de trois cents mètres
au plus ;
et, quant à la troisième, elle nest quune
butte de gazon, couverte
de grands arbres. Derrière, dautres touffes de verdure,
dautres petites îles, sen vont à la débandade,
coupées par des
bras étroits de rivière. Sur la gauche du fleuve, des
plaines cultivées
sétendent ; sur la droite, se dresse un coteau, planté
au
sommet dun bois chevelu.
Nous remontions le courant, longeant les berges,
pour éviter
la fatigue ; puis, quand nous étions en haut du bassin, nous
prenions le milieu et nous laissions aller notre barque à la
dérive.
Elle descendait lentement delle-même, sans un bruit.
Nous, étendus sur les bancs, nous causions, pris de paresse.
Mais, chaque fois que la barque arrivait en vue des îles, par
les
temps calmes, la conversation tombait, un recueillement invincible
nous envahissait peu à peu.
En face, au-dessus de leau blanche,
les trois îles se présentaient
sur une même ligne, avec leurs pointes arrondies, leurs
proues énormes de verdures. Cétaient, sur le couchant
empourpré,
trois bouquets darbres, au jet puissant, aux cimes vertes,
endormies dans lair. On aurait dit trois navires à lancre,
trois Léviathans, dont les mâtures se seraient miraculeusement
couvertes de feuillages. Et, dans la nappe deau, dans le miroir
dargent qui sétendait, démesuré, sans
une ride, les îles se reflétaient,
enfonçant leurs arbres, prolongeant leurs rives. Une sérénité,
une majesté, venaient de ces deux azurs, le ciel et le
fleuve, où le sommeil des arbres était si pur. Le soir
surtout,
quand pas une feuille ne remuait, quand la nappe deau prenait
le poli bleuâtre de lacier, le spectacle sélargissait
encore et faisait
rêver dinfini.
148
Nous descendions toujours, nous entrions dans un bras de
rivière, entre les îles. Alors, cétait un
charme plus intime. Les
arbres, aux deux bords, se penchaient, changeaient la rivière
en
une grande allée de jardin. Sur nos têtes, il ny
avait plus quune
bande de ciel ; tandis que, devant nous, au loin, souvrait une
échappée de Seine, un courant qui fuyait avec un froissement
continu décailles dargent, des coteaux boisés,
le clocher perdu
dun village. Dans les îles, après la fenaison, des
prairies déroulaient
un velours tendre, coupé des rayons obliques du soleil.
Un martin-pêcheur jetait un cri, mettait au-dessus de leau
léclair rose et vert de son vol. En haut des arbres, des
ramiers
roucoulaient. Cétait une paix souveraine, une fraîcheur
délicieuse,
limpression grande et forte dun parc séculaire, où
de
puissantes dames, anciennement, auraient aimé.
Puis, nous nous engagions dans un des petits
bras ; et, là,
nous trouvions une joie encore. Le maniement des rames devenait
impossible. Il fallait sabandonner et se servir de la gaffe,
dans les endroits difficiles. Les murs des arbres sétaient
resserrés,
les cimes se rejoignaient, on filait sous une voûte, sans
apercevoir un coin de ciel. Des saules centenaires, à moitié
déracinés
par le courant, montraient lemmêlement de leurs racines,
pareilles à des noeuds de couleuvres ; leurs troncs semblaient
pourris, se penchaient, dans des attitudes tragiques de
noyés, retenus par les cheveux ; et, de ce bois crevassé,
livide,
sali des écumes du flot, toute une jeunesse de frêles tiges
et de
feuilles délicates sépanouissait, montait, retombait
en pluie.
Nous devions, en passant, baisser la tête, le front caressé
par les
branches.
Dautres fois, nous filions au milieu
des plantes deau ; les
nénuphars étalaient leurs épaisses feuilles rondes,
nageant
comme des échines de grenouilles, et nous arrachions leurs
fleurs jaunes, si charnues et si fades, ouvertes à la surface
ainsi
que des yeux de carpes curieuses. Il y avait encore dautres
149
fleurs, dont nous ignorions les noms ; une surtout, une petite
fleur violette, dune finesse exquise.
Mais la barque descendait toujours, au milieu
du frôlement
prolongé des plantes. À chaque instant, elle devait tourner,
pour
suivre les coudes du petit bras. Et cétait une émotion,
car on
nétait jamais certain de pouvoir passer. Souvent un banc
de
sable se présentait. Aussi quel triomphe, quand nous débouchions
sans encombre dans un grand bras, en laissant derrière
nous létroit passage, comme un de ces sentiers des bois,
à peine
frayés, où lon a dû se couler un à
un, et dont les buissons deuxmêmes
se referment !
V
Que de belles matinées passées ainsi sur la rivière
! Le matin,
une buée légère se dégageait de leau.
On aurait dit des
mousselines qui senvolaient, en accrochant des lambeaux de
leur fin tissu aux arbres de la rive. Les peupliers semblaient tout
vêtus de blanc. Puis, quand le soleil se levait, leur robe tombait
mollement comme une robe de mariée, au jour des noces ; ils
fumaient un instant dans lair, et luisaient, avec un petit frisson
de leurs feuilles.
Nous aimions ces matinées de blanches
vapeurs, nous allions
sur leau voir le soleil grandir. Autour de nous, la rivière
exhalait une haleine laiteuse. Brusquement, un rayon jaillissait,
une trouée dor empourprait le brouillard. Pendant quelques
minutes, les tons les plus délicats, le rose pâle, le bleu
tendre, le
violet adouci dune pointe de laque, se fondaient dans lair
vague.
Puis, cétait comme si un coup de vent avait passé.
Les vapeurs
sen étaient allées, la rivière, très
bleue, se pailletait
détincelles, sous le soleil triomphant.
150
La nuit, les nuits de lune surtout, nous aimions également
nous rendre à un village voisin, en amont, et revenir tard, vers
minuit, au fil du courant. La barque descendait très lente, dans
le grand silence. Au ciel dun bleu éteint, la lune pleine
montait,
jetant, sur la nappe élargie, son éventail dargent.
On ne distinguait
rien autre, les deux rives, avec leurs champs et leurs coteaux,
étaient comme deux masses dombre, entre lesquelles la
coulée du fleuve passait toute blanche. Cependant, de ces campagnes
quon ne voyait pas, montaient par moments des voix
lointaines, le cri dune chouette, le coassement dune grenouille,
le large frisson des cultures endormies. Et nous regardions la
lune danser dans le sillage de notre barque, nous laissions pendre
nos mains brûlantes dans leau fraîche.
Quand je revenais à Paris, je gardais
longtemps en moi le
balancement du canot. La nuit, je rêvais que je ramais, quune
barque noire memportait à la dérive, au fond de
lombre.
Cétaient des retours pleins de tristesse. Le pavé
des rues
mexaspérait, et, lorsque je passais les ponts, je jetais
sur la
Seine un regard damant jaloux. Puis, la vie recommençait,
il
fallait bien vivre. Ma besogne me reprenait tout entier, je rentrais
dans le grand combat.
VI
Et cest pourquoi je souhaite souvent, à cette heure que
je
suis mon maître, de manéantir dans un coin perdu,
au bord
dune berge en fleurs, entre deux vieux troncs de saule. Il faut
si
peu de place à lhomme pour la paix éternelle ! Les
vaines disputes
de ce monde ne me passionneraient plus. Je me coucherais
sur le dos, jétendrais mes bras dans lherbe, et je
dirais à la
bonne nature de me prendre et de me garder.
151
152
LA FÊTE À COQUEVILLE
153
I
Coqueville est un petit village planté dans une fente de rochers,
à deux lieues de Grandport. Une belle plage de sable
sélargit devant les masures collées au flanc de
la falaise, à mi-
côte, comme des coquillages laissés là par la marée.
Lorsquon
monte sur les hauteurs de Grandport, vers la gauche, on voit
très nettement à louest la nappe jaune de la plage,
pareille à un
flot de poussière dor qui aurait coulé de la fente
béante du roc ;
et même, avec de bons yeux, on distingue les maisons, dont le
ton de rouille tache la pierre, et dont les fumées mettent des
traînées bleuâtres, jusquà la crête
de lénorme rampe, barrant
le ciel.
Cest un trou perdu. Coqueville na
jamais pu atteindre le
chiffre de deux cents habitants. La gorge qui débouche sur la
mer, et au seuil de laquelle le village se trouve planté, senfonce
dans les terres par des détours si brusques et des pentes si
raides,
quil est à peu près impossible dy passer avec
des voitures.
Cela coupe toutes les communications et isole le pays, où lon
semble être à cent lieues des hameaux voisins. Aussi, les
habitants
nont-ils avec Grandport des communications que par eau.
Presque tous pêcheurs, vivant de lOcéan, ils y portent
chaque
jour le poisson dans leurs barques. Une grande maison de factage,
la maison Dufeu, achète leur pêche à forfait. Le
père Dufeu
est mort depuis quelques années, mais la veuve Dufeu a continué
les affaires ; elle a simplement pris un commis, M. Mouchel,
grand diable blond, chargé de battre la côte et de traiter
avec les
pêcheurs. Ce M. Mouchel est lunique lien entre Coqueville
et le
monde civilisé.
Coqueville mériterait un historien.
Il semble certain que le
village, dans la nuit des temps, fut fondé par les Mahé,
une fa
154
mille qui vint sétablir là et qui poussa fortement
au pied de falaise.
Ces Mahé durent prospérer dabord, en se mariant
toujours
entre eux, car pendant des siècles on ne trouve que des
Mahé. Puis, sous Louis XIII, apparaît un Floche. On ne
sait trop
doù il venait. Il épousa une Mahé, et dès
ce moment un phénomène
se produisit, les Floche prospérèrent à leur tour
et se
multiplièrent tellement, quils finirent peu à peu
par absorber
les Mahé, dont le nombre diminuait, tandis que leur fortune
passait aux mains des nouveaux venus. Sans doute, les Floche
apportaient un sang nouveau, des organes plus vigoureux, un
tempérament qui sadaptait mieux à ce dur milieu
de plein vent
et de pleine mer. En tout cas, ils sont aujourdhui les maîtres
de
Coqueville.
On comprend que ce déplacement du nombre
et de la richesse
ne se soit pas accompli sans de terribles secousses. Les
Mahé et les Floche se détestent. Il y a entre eux une
haine séculaire.
Malgré leur déchéance, les Mahé gardent
un orgueil
danciens conquérants. En somme, ils sont les fondateurs,
les
ancêtres. Ils parlent avec mépris du premier Floche, un
mendiant,
un vagabond recueilli chez eux par pitié, et auquel leur
éternel désespoir sera davoir donné une de
leurs filles. Ce Floche,
à les entendre, na engendré quune descendance
de paillards
et de voleurs, passant leurs nuits à faire des enfants et
leurs journées à convoiter des héritages. Et il
nest pas dinjures
dont ils naccablent la puissante tribu des Floche, pris de la
rage
arrière de ces nobles, décimés, ruinés,
qui voient le pullulement
de la bourgeoisie maîtresse de leurs rentes et de leurs châteaux.
Naturellement, les Floche, de leur côté, ont le triomphe
insolent.
Ils jouissent, ce qui les rend goguenards. Pleins de moquerie
pour lantique race des Mahé, ils jurent de les chasser
du village,
sils ne courbent pas la tête. Ce sont pour eux des meurtde-
faim, qui, au lieu de se draper dans leurs guenilles, feraient
beaucoup mieux de les raccommoder. Coqueville se trouve ainsi
en proie à deux factions féroces, quelque chose comme
cent
trente habitants résolus à manger les cinquante autres,
par la
155
simple raison quils sont les plus forts. La lutte entre deux
grands empires na pas dautre histoire. Parmi les querelles
qui
ont dernièrement bouleversé Coqueville, on cite la fameuse
inimitié
des deux frères Fouasse et Tupain, et les batailles retentissantes
du ménage Rouget. Il faut savoir que chaque habitant
recevait jadis un surnom, qui est devenu aujourdhui un véritable
nom de famille ; car il était difficile de se reconnaître
parmi
les croisements des Mahé et des Floche. Rouget avait eu certainement
un aïeul dun blond ardent ; quant à Fouasse et à
Tu-
pain, ils se nommaient ainsi sans quon sût pourquoi, beaucoup
de surnoms ayant perdu tout sens raisonnable à la longue. Or,
la
vieille Françoise, une gaillarde de quatre-vingts ans qui vivait
toujours, avait eu Fouasse dun Mahé ; puis, devenue veuve,
elle
sétait remariée avec un Floche, et était
accouchée de Tupain.
De là, la haine des deux frères, dautant plus que
des questions
dhéritage avivaient cette haine. Chez les Rouget, on se
battait
comme plâtre, parce que Rouget accusait sa femme Marie de le
trahir pour un Floche, le grand Brisemotte, un brun solide, sur
lequel il sétait déjà jeté deux fois
avec un couteau, en hurlant
quil lui crèverait le ventre. Rouget, petit homme nerveux,
était
très rageur.
Mais ce qui passionnait alors Coqueville,
ce nétaient ni les
fureurs de Rouget, ni les discussions de Tupain et de Fouasse.
Une grosse rumeur circulait : Delphin, un Mahé, un galopin de
vingt ans, osait aimer la belle Margot, la fille de La Queue, le
plus riche des Floche et le maire du pays. Ce La Queue était
en
vérité un personnage considérable. On lappelait
La Queue
parce que son père, sous Louis-Philippe, avait le dernier ficelé
ses cheveux, avec une obstination de vieillard qui tient aux modes
de sa jeunesse. Donc, La Queue possédait lun des deux
grands bateaux de pêche de Coqueville, le Zéphir, le meilleur
de
beaucoup, tout neuf encore et solide à la mer. Lautre grand
bateau,
la Baleine, une patache pourrie, appartenait à Rouget,
dont les matelots étaient Delphin et Fouasse, tandis que La
Queue emmenait avec lui Tupain et Brisemotte. Ces derniers ne
156
tarissaient pas en rires méprisants sur la Baleine, un sabot,
di-
saient-ils, qui allait fondre un beau jour sous la vague comme
une poignée de boue. Aussi, quand La Queue apprit que ce
gueux de Delphin, le mousse de la Baleine, se permettait de rôder
autour du sa fille, allongea-t-il deux claques soignées à
Margot,
histoire simplement de la prévenir que jamais elle ne serait
la femme dun Mahé. Du coup, Margot, furieuse, cria quelle
passerait la paire de soufflets à Delphin, sil se permettait
de
venir se frotter contre ses jupes. Cétait vexant dêtre
calottée
pour un garçon quelle ne regardait seulement jamais en
face.
Margot, forte à seize ans comme un homme et belle comme une
dame, avait la réputation dune personne méprisante,
très dure
aux amoureux. Et, là-dessus, sur cette histoire des deux claques,
de laudace de Delphin et de la colère de Margot, on doit
comprendre
les commérages sans fin de Coqueville.
Pourtant, certains disaient que Margot, au
fond, nétait pas
si furieuse de voir Delphin tourner autour delle. Ce Delphin
était un petit blond, la peau dorée par le hâle
de la mer, avec
une toison de cheveux frisés qui lui descendait sur les yeux
et
dans le cou. Et très fort, malgré sa taille fine ; très
capable den
rosser de trois fois plus gros que lui. On racontait quil se sauvait
parfois et allait passer la nuit à Grandport. Cela lui donnait
une réputation de loup-garou auprès des filles, qui laccusaient
entre elles de faire la vie, expression vague où elles mettaient
toutes sortes de jouissances inconnues. Margot, quand elle parlait
de Delphin, se passionnait trop. Lui, souriait dun air sournois,
la regardait avec des yeux minces et luisants, sans
sinquiéter le moins du monde de ses dédains ni de
ses emportements.
Il passait devant sa porte, il se coulait le long des
broussailles, la guettait pendant des heures, plein dune patience
et dune souplesse de chat à laffût dune
mésange ; et,
quand elle le découvrait tout dun coup, derrière
ses jupes, si
près delle parfois quelle le devinait à la
tiédeur de son haleine,
il ne fuyait pas, il prenait un air doux et triste, qui la laissait
interdite,
suffoquée, ne retrouvant sa colère que lorsquil
était
157
loin. Sûrement, si son père la voyait, il la giflerait
encore. Ça ne
pouvait pas durer. Mais elle avait beau jurer que Delphin aurait
un jour la paire de gifles quelle lui avait promise, elle ne saisissait
jamais linstant de les lui appliquer, quand il était là
: ce qui
faisait dire au monde quelle ne devrait pas en tant parler, puis-
quelle gardait en fin de compte les gifles pour elle.
Personne, cependant, ne supposait quelle
pût jamais être
la femme de Delphin. On voyait, dans son cas, une faiblesse de
fille coquette. Quant à un mariage entre le plus gueux des Mahé,
un garçon qui navait pas six chemises pour entrer en ménage,
et la fille du maire, lhéritière la plus riche des
Floche, il aurait
simplement paru monstrueux. Les méchantes langues insinuaient
que, tout de même, elle pourrait bien aller avec lui, mais
que pour sûr elle ne lépouserait pas. Une fille riche
prend du
plaisir comme elle lentend ; seulement, quand elle a de la tête,
elle ne commet pas une sottise. Enfin, tout Coqueville
sintéressait à laventure, curieux de savoir
de quelle façon les
choses tourneraient. Delphin aurait-il ses deux gifles ? ou bien
Margot se laisserait-elle baiser sur les joues, dans quelque trou
de la falaise ? Il faudrait voir. Il y en avait pour les gifles et il
y
en avait pour les baisers. Coqueville était en révolution.
Dans le village, deux personnes seulement,
le curé et le
garde-champêtre, nappartenaient ni aux Mahé ni aux
Floche.
Le garde-champêtre, un grand sec dont on ignorait le nom, mais
quon appelait lEmpereur, sans doute parce quil avait
servi
sous Charles X, nexerçait en réalité aucune
surveillance sérieuse
sur la commune, toute de rochers nus et de landes désertes.
Un sous-préfet, qui le protégeait, lui avait créé
là une sinécure,
où il mangeait en paix de très petits appointements. Quant
à labbé Radiguet, cétait un de ces
prêtres simples desprit que
les évêchés, désireux de sen débarrasser,
enterrent dans quelque
trou perdu. Il vivait en brave homme, redevenu paysan, bêchant
son étroit jardin conquis sur le roc, fumant sa pipe en regardant
pousser ses salades. Son seul défaut était une gour
158
mandise quil ne savait comment raffiner, réduit à
adorer le
maquereau et à boire du cidre plus parfois quil nen
pouvait
contenir. Au demeurant, le père de ses paroissiens, qui venaient
de loin en loin entendre une messe, pour lui être agréables.
Mais le curé et le garde-champêtre
avaient dû prendre parti,
après avoir longtemps réussi à rester neutres.
Maintenant,
lEmpereur tenait pour les Mahé, tandis que labbé
Radiguet
appuyait les Floche. De là, des complications. Comme
lEmpereur, du matin au soir, vivait en bourgeois, et quil
se lassait
de compter les bateaux qui sortaient de Grandport, il sétait
avisé de faire la police du village. Devenu le partisan des Mahé,
par des instincts secrets de conservation sociale, il donnait raison
à Fouasse contre Tupain, il tâchait de prendre la femme
de
Rouget en flagrant délit avec Brisemotte, il fermait surtout
les
yeux, quand il voyait Delphin se glisser dans la cour de Margot.
Le pis était que ces agissements amenaient de fortes querelles
entre lEmpereur et son supérieur naturel, le maire La Queue.
Respectueux de la discipline, le premier écoutait les reproches
du second, puis recommençait à nagir quà
sa tête : ce qui désorganisait
les pouvoirs publics de Coqueville. On ne pouvait
passer devant le hangar décoré du nom de mairie, sans
être assourdi
par léclat dune dispute. Dun autre côté,
labbé Radiguet,
rallié aux Floche triomphants, qui le comblaient de maquereaux
superbes, encourageait sourdement les résistances de
la femme de Rouget, et menaçait Margot des flammes de lenfer,
si jamais elle laissait Delphin la toucher du doigt. Cétait,
en
somme, lanarchie complète, larmée en révolte
contre le pouvoir
civil, la religion se faisant la complaisante des jouissances
de la bourgeoisie, tout un peuple de cent quatre-vingts habitants
se dévorant dans un trou, en face de la mer immense et de
linfini du ciel.
Seul, au milieu de Coqueville bouleversé,
Delphin gardait
son rire de garçon amoureux, qui se moquait du reste, pourvu
que Margot fût à lui. Il la chassait au lacet, comme on
chasse les
159
lapins. Très sage, malgré son air fou, il voulait que
le curé les
mariât, pour que le plaisir durât toujours.
Un soir, Margot leva enfin la main, dans un
sentier où il la
guettait. Mais elle resta toute rouge ; car, sans attendre la gifle,
il avait saisi cette main qui le menaçait, et la baisait furieusement.
Comme elle tremblait, il lui dit à voix basse :
Je taime. Veux-tu de moi ?
Jamais ! cria-t-elle révoltée.
Il haussa les épaules ; puis, dun air tranquille et tendre
:
Ne dis donc pas ça
Nous
serons très bien tous les deux.
Tu verras comme cest bon.
II
Ce dimanche-là, le temps fut épouvantable, un de ces brusques
orages de septembre qui déchaînent des tempêtes terribles
sur les côtes rocheuses de Grandport. À la tombée
du jour, Coqueville
aperçut un navire en détresse, emporté par le vent.
Mais lombre croissait, on ne pouvait songer à lui porter
secours.
Depuis la veille, le Zéphir et la Baleine étaient amarrés
dans le petit port naturel, qui se trouve à gauche de la plage,
entre deux bancs de granit. Ni La Queue ni Rouget navaient osé
sortir. Le pis était que M. Mouchel, le représentant de
la veuve
Dufeu, avait pris la peine de venir en personne, le samedi, pour
leur promettre une prime, sils faisaient un effort sérieux
: la
marée manquait, on se plaignait aux Halles. Aussi, le dimanche
160
soir, en se couchant sous les rafales de pluie, Coqueville grognait-
il, de méchante humeur. Cétait léternelle
histoire, les
commandes arrivaient, lorsque la mer gardait son poisson. Et
tout le village parlait de ce navire quon avait vu passer dans
louragan, et qui bien sûr devait, à cette heure,
dormir au fond
de leau.
Le lendemain lundi, le ciel était toujours
sombre. La mer,
haute encore, grondait sans pouvoir se calmer, bien que le vent
fût moins fort. Il tomba complètement, mais les vagues
gardèrent
leur branle furieux. Malgré tout, les deux bateaux sortirent
laprès-midi. Vers quatre heures, le Zéphir rentra,
nayant rien
pris. Pendant que les matelots Tupain et Brisemotte,
lamarraient dans le petit port, La Queue, exaspéré
sur la plage,
montrait le poing à lOcéan. Et M. Mouchel qui attendait
! Margot
était là, avec la moitié de Coqueville, regardant
les dernières
houles de la tempête, partageant la rancune de son père
contre
la mer et le ciel.
Où est donc la Baleine ? demanda
quelquun.
Là-bas, derrière la pointe, dit La Queue. Si cette
carcasse
revient entière aujourdhui, ce sera de la chance.
Il était plein de mépris. Puis, il laissa entendre que
cétait
bon pour des Mahé, de risquer leur peau de la sorte : quand on
na pas un sou vaillant, on peut crever. Lui, préférait
manquer
de parole à M. Mouchel.
Cependant, Margot examinait la pointe de rochers
derrière
laquelle se trouvait la Baleine.
Père, demanda-t-elle enfin,
est-ce quils ont pris quelque
chose ?
Eux ? cria-t-il. Rien du tout !
161
Il se calma et ajouta plus doucement, en voyant lEmpereur
qui ricanait :
Je ne sais pas sils ont pris
quelque chose, mais comme
ils ne prennent jamais rien
Peut-être quaujourdhui tout de même ils
ont pris quelque
chose, dit méchamment lEmpereur. Ça sest vu.
La Queue allait répondre avec colère. Mais labbé
Radiguet,
qui arrivait, lapaisa. De la plate-forme de léglise,
labbé venait
dapercevoir la Baleine ; et la barque semblait donner la chasse
à quelque gros poisson. Cette nouvelle passionna Coqueville.
Il y
avait, dans le groupe réuni sur la plage, des Mahé et
des Floche,
les uns souhaitant que le bateau revînt avec une pêche miraculeuse,
les autres faisant des voeux pour quil rentrât vide.
Margot, toute droite, ne quittait pas la mer
du regard.
Les voilà, dit-elle simplement.
En effet, une tache noire se montrait derrière la pointe.
Tous regardèrent. On aurait dit un
bouchon dansant sur
leau. LEmpereur ne voyait pas même la tache noire.
Il fallait
être de Coqueville, pour reconnaître à cette distance
la Baleine
et ceux qui la montaient.
Tiens ! reprit Margot, qui avait les
meilleurs yeux de la
côte, cest Fouasse et Rouget qui rament
Le petit est
debout à
lavant.
Elle appelait Delphin « le petit », pour ne pas le nommer.
Et, dès lors, on suivit la marche de la barque, en tâchant
den
expliquer les étranges mouvements. Comme le curé le disait,
162
elle semblait donner la chasse à quelque poisson qui aurait fui
devant elle. Cela parut extraordinaire. LEmpereur prétendit
que leur filet venait sans doute dêtre emporté. Mais
La Queue
criait que cétaient des fainéants et quils
samusaient. Bien sûr
quils ne pêchaient pas des phoques ! Tous les Floche
ségayèrent de cette plaisanterie, tandis que les
Mahé, vexés,
déclaraient que Rouget était un gaillard tout de même,
et quil
risquait sa peau, lorsque dautres, au moindre coup de vent, préféraient
le plancher aux vaches. Labbé Radiguet dut
sinterposer encore, car il y avait des claques dans lair.
Quont-ils donc ? dit brusquement
Margot. Les voilà repartis.
On cessa de se menacer, et tout le monde fouilla lhorizon.
La Baleine, de nouveau, était cachée derrière la
pointe. Cette
fois, La Queue lui-même devint inquiet. Il ne pouvait
sexpliquer de pareilles manoeuvres. La peur que Rouget ne fût
réellement en train de prendre du poisson, le jetait hors de
lui.
Personne ne quitta la plage, bien quon ne vît rien de curieux.
On resta là près du deux heures, on attendait toujours
la barque
qui paraissait de temps à autre, puis qui disparaissait. Elle
finit
par ne plus se montrer du tout. La Queue, enragé, faisant au
fond ce souhait abominable, déclarait quelle avait dû
sombrer ;
et, comme justement la femme de Rouget était présente
avec
Brisemotte, il les regardait tous deux en ricanant, tandis quil
tapait sur lépaule de Tupain, pour le consoler déjà
de la mort de
son frère Fouasse. Mais il cessa de rire, lorsquil aperçut
sa fille
Margot, muette et grandie, les yeux au loin. Cétait peut-être
bien pour Delphin.
Quest-ce que tu fiches là
? gronda-t-il. Veux-tu filer à la
maison !
Méfie-toi, Margot !
Elle ne bougeait pas. Puis, tout dun coup :
163
Ah ! les voilà !
Il y eut un cri de surprise. Margot, avec ses bons yeux, jurait
quelle ne voyait plus une âme dans la barque. Ni Rouget,
ni
Fouasse, ni personne ! La Baleine, comme abandonnée, courait
sous le vent, virant de bord à chaque minute, se balançant
dun
air paresseux. Une brise douest sétait heureusement
levée et la
poussait vers la terre, mais avec des caprices singuliers, qui la
ballottaient de droite et de gauche. Alors, tout Coqueville descendit
sur la plage. Les uns appelaient les autres, il ne resta pas
une fille dans les maisons pour soigner la soupe. Cétait
une catastrophe,
quelque chose dinexplicable dont létrangeté
mettait
les têtes à lenvers. Marie, la femme de Rouget, après
un instant
de réflexion, crut devoir éclater en larmes. Tupain ne
réussit
quà prendre un air affligé. Tous les Mahé
se désolaient, tandis
que les Floche tâchaient dêtre convenables. Margot
sétait assise,
comme si elle avait eu les jambes cassées.
Quest-ce que tu fiches encore
! cria La Queue, qui la rencontra
sous ses pieds.
Je suis lasse, répondit-elle simplement.
Et elle tourna son visage vers la mer, les joues entre les
mains, se cachant les yeux du bout des doigts, regardant fixement
la barque se balancer sur les vagues avec plus de paresse,
de lair dune barque bonne enfant qui aurait trop bu.
Pourtant, les suppositions allaient bon train.
Peut-être que
les trois hommes étaient tombés à leau ?
Seulement, tous les
trois à la fois, cela semblait drôle. La Queue aurait bien
voulu
faire croire que la Baleine avait crevé ainsi quun oeuf
pourri ;
mais le bateau tenait encore la mer, on haussait les épaules.
Puis, comme si les trois hommes avaient réellement péri,
il se
souvint quil était maire, et il parla des formalités.
164
Laissez-donc ! sécria lEmpereur. Est-ce quon
meurt si
bêtement ! Sils étaient tombés, le petit Delphin
serait déjà ici !
Tout Coqueville dut en convenir, Delphin nageait comme
un hareng. Mais alors où les trois hommes pouvaient-ils être
?
On criait : « Je te dis que si !
Je le dis que non !
Trop bête !
Bête toi-même ! » Et les choses en vinrent au point
quon
échangea des gifles. Labbé Radiguet dut faire un
appel à la
conciliation, tandis que lEmpereur bousculait le monde pour
rétablir lordre. Cependant, la barque sans se presser,
continuait
à danser devant le monde. Elle valsait, semblait se moquer des
gens. La marée lapportait, en lui faisant saluer la terre
dans de
longues révérences cadencées. Pour sûr, cétait
une barque en
folie.
Margot, les joues entre les mains, regardait
toujours. Un
canot venait de sortir du port, pour aller à la rencontre de
la Baleine.
Cétait Brisemotte qui avait eu cette impatience, comme
sil lui eût tardé de donner une certitude à
la femme de Rouget.
Dès lors, tout Coqueville sintéressa au canot. Les
voix se haussaient.
Eh bien ! distinguait-il quelque chose ? La Baleine avançait,
de son air mystérieux et goguenard. Enfin, on le vit se dresser
et regarder dans la barque, dont il avait réussi à prendre
une
amarre. Toutes les haleines étaient suspendues. Mais, brusquement,
il éclata de rire. Ce fut une surprise. Quavait-il à
ségayer ?
Quoi donc ? quy a-t-il ? lui
criait-on furieusement.
Lui, sans répondre, riait plus fort. Il fit des gestes, comme
pour dire quon allait voir. Puis, ayant attaché la Baleine
au canot,
il la remorqua. Et un spectacle imprévu stupéfia Coqueville.
Dans le fond de la barque, les trois hommes,
Rouget, Delphin,
Fouasse, étaient béatement allongés sur le dos,
ronflant à
poings fermés, ivres morts. Au milieu deux, se trouvait
un petit
165
tonneau défoncé, quelque tonneau plein, rencontré
en mer, et
auquel ils avaient goûté. Sans doute cétait
très bon, car ils
avaient tout bu, sauf la valeur dun litre qui avait coulé
dans la
barque et qui sy était mêlé à de leau
de mer.
Ah ! le cochon ! cria brutalement la
femme à Rouget, cessant
de pleurnicher.
Eh bien ! elle est propre, leur pêche ! dit La Queue, qui
affectait un grand dégoût.
Dame ! répondit lEmpereur, on pêche ce quon
peut. Ils
ont toujours pêché un tonneau, tandis que dautres
nont rien
pêché du tout.
Le maire se tut, très vexé. Coqueville clabaudait. On
comprenait,
maintenant. Quand les barques sont soûles, elles dansent
comme les hommes ; et celle-là, en vérité, avait
de la liqueur
plein le ventre. Ah ! la gredine, quelle cocarde ! Elle festonnait
sur lOcéan, de lair dun pochard qui ne reconnaît
plus
sa maison. Et Coqueville riait et se fâchait, les Mahé
trouvaient
ça drôle, tandis que les Floche trouvaient ça dégoûtant.
On entourait
la Baleine, les cous sallongeaient, les yeux
sécarquillaient, pour regarder dormir ces trois gaillards
qui étalaient
des mines de jubilation, sans se douter de la foule, penchée
au-dessus deux. Les injures et les rires ne les troublaient
guère. Rouget nentendait pas sa femme laccuser de
tout boire.
Fouasse ne sentait pas les coups de pied sournois dont son frère
Tupain lui bourrait les côtes. Quant à Delphin, il était
joli, lors-
quil avait bu, avec ses cheveux blonds, sa mine rose, noyée
dun
ravissement. Margot sétait levée, et, silencieuse
elle contemplait
à présent le petit dun air dur.
Faut les coucher ! cria une voix.
166
Mais, justement, Delphin ouvrait les yeux. Il promena des
regards enchantés sur le monde. On le questionnait de toutes
parts, avec une passion qui létourdissait un peu, dautant
plus
quil était encore soûl comme une grive.
Eh bien ! quoi ? bégaya-t-il,
cest un petit tonneau
Il ny
a pas de poisson. Alors, nous avons pris un petit tonneau.
Il ne sortit pas de là. À chaque phrase, il ajoutait simplement
:
Cétait bien bon.
Mais quy avait-il, dans le tonneau ? lui demandait-on
rageusement.
Ah ! je ne sais pas
Cétait bien bon.
À cette heure, Coqueville brûlait de savoir. Tout le monde
baissait le nez vers la barque, reniflant avec force. De lavis
unanime,
ça sentait la liqueur ; seulement, personne ne devinait
quelle liqueur. LEmpereur, qui se flattait davoir bu de
tout ce
dont un homme peut boire, dit quil allait voir ça. Il prit
gravement,
dans le creux de la main, un peu du liquide qui nageait au
fond de la barque. La foule fit tout dun coup silence. On attendait.
Mais lEmpereur, après avoir humé une gorgée,
hocha la
tête, comme mal renseigné encore. Il goûta deux fois,
de plus en
plus embarrassé, lair inquiet et surpris. Et il dut déclarer
:
Je ne sais pas
Cest drôle
Sil ny avait pas deau de
mer, je saurais sans doute
Ma parole dhonneur, cest
très
drôle !
On se regarda. On restait frappé de ce que lEmpereur lui-
même nosait se prononcer. Coqueville considérait
avec respect
le petit tonneau vide.
167
Cétait bien bon, dit une fois encore Delphin, qui
semblait
se ficher des gens.
Puis, montrant la mer dun geste large, il ajouta :
Si vous en voulez, il y en a encore
Jen ai vu, des petits
tonneaux
des petits tonneaux
des petits tonneaux
Et il se berçait de ce refrain quil chantonnait, en regardant
Margot doucement. Il venait seulement de lapercevoir. Furieuse,
elle fit le geste de le gifler ; mais il ne ferma même pas les
yeux, il attendait la claque dun air tendre.
Labbé Radiguet, intrigué
par cette gourmandise inconnue,
trempa lui aussi le doigt dans la barque et le suça. Comme
lEmpereur, il hocha la tête : non, il ne connaissait pas
ça, cétait
très étonnant. On ne tombait daccord que sur un
point : le tonneau
devait être une épave du navire en détresse, signalé
le dimanche
soir. Des navires anglais apportaient souvent ainsi des
chargements de liqueurs et de vins fins à Grandport.
Peu à peu, le jour pâlissait,
et le monde finit par se retirer
dans lombre. Mais La Queue restait absorbé, tourmenté
dune
idée quil ne disait point. Il sarrêta, il écouta
une dernière fois
Delphin, quon emportait et qui répétait de sa voix
chantante :
Des petits tonneaux
des petits
tonneaux
des petits
tonneaux
Si vous en voulez, il y en a encore !
168
III
Cette nuit-là, le temps changea complètement. Lorsque
Coqueville séveilla, le lendemain, un clair soleil luisait,
la mer
sétendait sans un pli, comme une grande pièce de
satin vert. Et
il faisait chaud, une de ces chaleurs blondes dautomne.
Le premier du village, La Queue sétait
levé encore tout
embarbouillé de ses rêves de la nuit. Il regarda longtemps
la
mer, à droite, à gauche. Enfin, lair maussade, il
dit quil fallait
pourtant contenter M. Mouchel. Et il partit tout de suite avec
Tupain et Brisemotte, en menaçant Margot de lui caresser les
côtes, si elle ne marchait pas droit. Quand le Zéphir quitta
le
port, et quil vit la Baleine se balancer lourdement à son
amarre,
il ségaya cependant un peu, criant :
Aujourdhui, par exemple, bernique
!
Souffle la chandelle,
Jeanneton, ces messieurs sont couchés !
Et, dès que le Zéphir eut gagné le large, La Queue
tendit ses
filets. Il alla visiter ensuite ses « jambins ». Les jambins
sont des
sortes de nasses allongées, dans lesquelles on prend surtout
des
langoustes et des rougets. Mais, malgré la mer calme, il eut
beau
visiter un à un ses jambins, tous étaient vides ; au fond
du dernier,
comme par dérision, il trouva un petit maquereau, quil
rejeta rageusement à la mer. Cétait un véritable
sort ; il y avait
comme ça des semaines où le poisson se fichait de Coqueville,
et
toujours dans les moments où M. Mouchel témoignait un
désir.
Quand, une heure plus tard, La Queue retira ses filets, il
namena quun paquet dalgues. Du coup, il jura, les
poings serrés,
dautant plus en colère, que lOcéan avait une
sérénité immense,
paresseux et endormi, semblable à une nappe dargent
bruni, sous le ciel bleu. Le Zéphir, sans un balancement, glissait
avec une douceur lente. La Queue se décida à rentrer,
après
169
avoir tendu de nouveau les filets. Laprès-midi, il viendrait
voir,
et il menaçait Dieu et les saints, en sacrant des mots abominables.
Cependant, Rouget, Fouasse et Delphin dormaient toujours.
On ne parvint à les mettre debout quà lheure
du déjeuner.
Ils ne se souvenaient de rien, ils avaient simplement conscience
de sêtre régalés avec quelque chose dextraordinaire,
quils ne connaissaient pas. Laprès-midi, comme ils
étaient tous
les trois sur le port, lEmpereur essaya de les questionner, maintenant
quils avaient leur bon sens. Ça ressemblait peut-être
à
de leau-de-vie avec du jus de réglisse dedans ; ou bien,
plutôt,
on aurait dit du rhum, sucré et brûlé. Ils disaient
oui, ils disaient
non. Daprès leurs réponses, lEmpereur soupçonna
que cétait
du ratafia ; mais il ne laurait pas juré. Ce jour-là,
Rouget et ses
hommes avaient trop mal aux côtes pour aller à la pèche.
Dailleurs, ils savaient que La Queue était sorti inutilement
dans
la matinée, et ils parlaient dattendre le lendemain, avant
de
visiter leurs jambins. Tous les trois assis sur des blocs de pierre,
ils regardaient la marée monter, le dos arrondi, la bouche pâteuse,
dormant à moitié.
Mais, brusquement, Delphin séveilla.
Il sauta sur la pierre,
les yeux au loin, criant :
Voyez donc, patron
là-bas
!
Quoi ? demanda Rouget qui sétirait les membres.
Un tonneau.
Rouget et Fouasse furent aussitôt debout, les regards luisants,
fouillant lhorizon.
Où ça, gamin ? où
ça, un tonneau ? répétait le patron,
très ému.
170
Là bas
à gauche
ce point noir.
Les autres ne voyaient rien. Puis, Rouget poussa un juron.
Nom de Dieu !
Il venait dapercevoir le tonneau, gros comme une lentille
sur leau blanche, dans un rayon oblique du soleil à son
coucher.
Et il courut à la Baleine, suivi par Delphin et Fouasse, qui
se
précipitaient, tapant leurs derrières de leurs talons
et faisant
rouler les cailloux.
La Baleine sortait du port, lorsque la nouvelle
quon voyait
en mer un tonneau, se répandit dans Coqueville. Les enfants,
les
femmes se mirent à courir. On criait :
Un tonneau ! un tonneau !
Le voyez-vous ? Le courant le pousse à Grandport.
Ah ! oui, à gauche
Un tonneau ! Venez vite !
Et Coqueville dégringolait de son rocher, des enfants arrivaient
en faisant la roue, tandis que les femmes ramassaient
leurs jupes à deux mains, pour descendre plus vite. Bientôt,
comme la veille, le village entier fut sur la plage.
Margot sétait montrée
un instant, puis elle avait regagné à
toutes jambes la maison, où elle voulait prévenir son
père, qui
discutait un procès-verbal avec lEmpereur. Enfin, La Queue
parut. Il était blême, il disait au garde-champêtre
:
Fichez-moi la paix !
Cest
Rouget qui vous a envoyé
pour mamuser. Eh bien ! il ne laura pas, celui-là.
Vous allez
voir.
171
Lorsquil aperçut la Baleine à trois cents mètres,
faisant
force de rames vers le point noir qui se balançait au loin, sa
fureur
redoubla. Et il poussa Tupain et Brisemotte dans le Zéphir,
il sortit du port à son tour, en répétant :
Non, ils ne lauront pas, je crèverais
plutôt !
Alors, Coqueville eut un beau spectacle, une course enragée
entre le Zéphir et la Baleine. Quand celle-ci vit lautre
quitter le
port, elle comprit le danger, elle fila de toute sa vitesse. Elle
pouvait avoir près de quatre cents mètres davance
; mais les
chances restaient égales, car le Zéphir était autrement
léger et
rapide. Aussi lémotion se trouvait-elle à son comble
sur la
plage. Les Mahé et les Floche avaient instinctivement formé
deux groupes, suivant avec passion les péripéties de la
lutte,
chacun soutenant son bateau. Dabord, la Baleine garda
lavantage ; mais, lorsque le Zéphir eut pris son élan,
on le vit
qui la gagnait peu à peu. Elle fit un suprême effort, et
parvint
pendant quelques minutes à conserver les distances. Puis, elle
fut de nouveau gagnée, le Zéphir arrivait sur elle avec
une rapidité
extraordinaire. Dès ce moment, il fut évident que les
deux
barques allaient se rencontrer dans les environs du tonneau. La
victoire dépendrait dune circonstance, de la moindre faute.
La Baleine ! la Baleine ! criaient
les Mahé.
Mais ils se turent. Comme la Baleine touchait presque le
tonneau, le Zéphir, par une manoeuvre hardie, venait de passer
devant elle et de rejeter le tonneau à gauche, où La Queue
le
harponna dun coup de gaffe.
Le Zéphir ! le Zéphir
! hurlèrent les Floche. Et,
lEmpereur ayant parlé de traîtrise, il y eut de gros
mots échangés.
Margot battait des mains. Labbé Radiguet, descendu avec
172
son bréviaire, fit une remarque profonde, qui calma brusquement
le monde et le consterna.
Ils vont peut-être tout boire,
eux aussi, murmura-t-il
dun air mélancolique.
En mer, de la Baleine au Zéphir, avait éclaté une
violente
querelle. Rouget traitait La Queue de voleur, tandis que celui-ci
lappelait propre à rien. Les hommes prirent même
leurs rames
pour sassommer ; et il sen fallut de peu que laventure
ne tournât
au combat naval. Dailleurs, ils se donnaient rendez-vous à
terre, en se montrant le poing et en menaçant de se vider le
ventre,
dès quils se retrouveraient.
La canaille ! grognait Rouget. Vous
savez, le tonneau est
plus gros que celui dhier
Il est jaune, celui-là.
Ça doit être du
fameux.
Puis, dun accent désespéré :
Allons voir les jambins
Peut-être
bien quil y a des langoustes.
Et la Baleine séloigna lourdement, se dirigeant vers la
pointe, à gauche.
Dans le Zéphir, La Queue devait se
fâcher pour contenir
Tupain et Brisemotte devant le tonneau. La gaffe, en brisant un
cercle, avait amené un suintement dun liquide rouge, que
les
deux hommes goûtaient du bout du doigt, et quils trouvaient
exquis. On pouvait bien en boire un verre, sans que cela tirât
à
conséquence. Mais La Queue ne voulait pas. Il cala le tonneau
et
déclara que le premier qui le sucerait aurait à causer
avec lui. À
terre, on verrait.
173
Alors, demanda Tupain maussade, nous allons tirer les
jambins ?
Oui, tout à lheure, ça ne presse pas, répondit
La Queue.
Lui aussi caressait le baril du regard. Il se sentait les membres
mous, avec lenvie de rentrer tout de suite, pour goûter
à
ça. Le poisson lennuyait.
Bah ! dit-il au bout dun silence,
retournons, car il se fait
tard
Nous reviendrons demain.
Et il lâchait la pêche, lorsquil aperçut un
autre tonneau sur
sa droite, celui-là tout petit, et qui se tenait debout, tournant
sur
lui-même comme une toupie. Ce fut le dernier coup pour les
filets et les jambins. On nen parla même plus. Le Zéphir
donna
la chasse au petit baril, quil pêcha fort aisément
dailleurs.
Pendant ce temps, une pareille aventure arrivait
à la Baleine.
Comme Rouget avait déjà visité cinq jambins complètement
vides, Delphin, toujours aux aguets, cria quil voyait quelque
chose. Mais ça navait pas lair dun tonneau,
cétait trop
long.
Cest une poutre, dit Fouasse.
Rouget laissa retomber son sixième jambin, sans le sortir
complètement, de leau.
Allons voir tout de même, dit-il.
À mesure quils avançaient, ils croyaient reconnaître
une
planche, une caisse, un tronc darbre. Puis, ils poussèrent
un cri
de joie. Cétait un vrai tonneau, mais un tonneau bien drôle,
comme jamais ils nen avaient vu. On aurait dit un tuyau renflé
au milieu et fermé aux deux bouts par une couche de plâtre.
174
Ah ! il est comique ! cria Rouget ravi. Celui-là, je veux
que lEmpereur le goûte
Allons, rentrons, les enfants
!
Ils tombèrent daccord quils ny toucheraient
pas, et la Baleine
revint à Coqueville, au moment même où, de son côté,
le
Zéphir samarrait dans le petit port. Pas un curieux navait
quitté
la plage. Des cris de joie accueillirent cette pèche inespérée
de
trois tonneaux. Les gamins lançaient leurs casquettes en lair,
tandis que les femmes étaient allées chercher des verres
en courant.
Tout de suite, on avait décidé de déguster les
liquides sur
place. Les épaves appartenaient au village. Aucune contestation
ne séleva. Seulement, il se forma deux groupes, les Mahé
entourèrent
Rouget, les Floche ne lâchèrent plus La Queue.
LEmpereur, à vous le premier
verre ! cria Rouget. Dites-
nous ce que cest.
La liqueur était dun beau jaune dor. Le garde champêtre
leva le verre, regarda, flaira, puis se décida à boire.
Ça vient de Hollande, dit-il
après un long silence.
Il ne donna aucun autre renseignement. Tous les Mahé burent
avec respect. Cétait un peu épais, et ils restaient
surpris, à
cause dun goût de fleur. Les femmes trouvèrent ça
très bon.
Quant aux hommes, ils auraient préféré moins de
sucre. Pourtant,
au fond, ça finissait par être fort, au troisième
ou au quatrième
verre. Plus on en buvait, plus on laimait. Les hommes
ségayaient et les femmes devenaient drôles.
Mais lEmpereur, malgré ses récentes
querelles avec le
maire, était allé rôder dans le groupe des Floche.
Le tonneau le
plus grand donnait une liqueur dun rouge foncé, tandis
quon
tirait du tout petit un liquide blanc comme de leau de roche ;
et
cétait celui-ci qui était le plus raide, un vrai
poivre, quelque
175
chose dont la langue pelait. Pas un des Floche ne connaissait ça,
ni le rouge, ni le blanc. Il y avait pourtant là des malins.
Ça les
ennuyait de se régaler sans savoir avec quoi.
Tenez ! lEmpereur, goûtez-moi
ça, dit enfin La Queue,
faisant ainsi le premier pas.
LEmpereur, qui attendait linvitation, se posa de nouveau
en dégustateur. Pour le rouge, il dit :
Il y a de lorange là-dedans
!
Et, pour le blanc, il déclara :
Ça, cest du chouette !
On dut se contenter de ces réponses, car il hochait la tête
dun air entendu, avec la mine heureuse dun homme qui avait
satisfait son monde.
Seul, labbé Radiguet ne semblait
pas convaincu. Il voulait
connaître les noms. Selon lui, il avait les noms au bout de la
langue ; et, pour se renseigner tout à fait, il buvait des petits
verres coup sur coup, en répétant :
Attendez, attendez, je sais ce que
cest
Tout à lheure, je
vais vous le dire.
Cependant, peu à peu, on sétait égayé
dans le groupe des
Mahé et dans le groupe des Floche. Ceux-ci surtout riaient fort,
parce quils mélangeaient les liqueurs, ce qui les chatouillait
davantage. Les uns et les autres, du reste, demeuraient à part.
Ils ne soffrirent pas de leurs tonneaux, ils se jetaient simplement
des regards sympathiques, pris du désir inavoué de goûter
au liquide du voisin, qui devait être meilleur. Les frères
ennemis,
Tupain et Fouasse, voisinèrent toute la soirée sans se
mon
176
trer les poings. On remarqua aussi que Rouget et sa femme buvaient
dans la même tasse. Quant à Margot, elle distribuait la
liqueur, chez les Floche ; et, comme elle emplissait trop les verres,
et que la liqueur lui coulait sur les doigts, elle se les suçait
continuellement ; si bien que, tout en obéissant à son
père qui
lui défendait de boire, elle sétait grisée
ainsi quune fille en
vendange. Ça ne lui allait pas mal ; au contraire. Elle devenait
toute rose, les yeux pareils à des chandelles.
Le soleil se couchait, la soirée était
dune douceur de printemps.
Coqueville avait achevé les tonneaux et ne songeait pas à
rentrer dîner. On se trouvait trop bien sur la plage. Quand il
fit
nuit noire, Margot, assise à lécart, sentit quelquun
lui souffler
sur la nuque. Cétait Delphin, très gai, marchant
à quatre pattes,
rôdant derrière elle comme un loup. Elle retint un cri
pour ne
pas donner léveil à son père, qui aurait
envoyé un coup de pied
dans le derrière à Delphin.
Va-ten, imbécile ! murmura-t-elle,
moitié fâchée, moitié
rieuse. Tu vas te faire prendre !
IV
Le jour suivant, Coqueville, à son réveil, trouva le soleil
déjà
haut sur lhorizon. Il faisait plus doux encore, une mer assoupie
sous un ciel pur, un de ces temps de paresse où il est si bon
de ne rien faire. On était au mercredi. Jusquau déjeuner,
Coqueville
se reposa du régal de la veille. Puis, on descendit sur la
plage, pour voir.
Ce mercredi-là, la pêche, la
veuve Dufeu, M. Mouchel, tout
fut oublié. La Queue et Rouget ne parlèrent seulement
pas
daller visiter leurs jambins. Vers trois heures, on signala des
177
tonneaux. Quatre dansaient en face du village. Le Zéphir et la
Baleine se mirent en chasse ; mais, comme il y en avait pour
tout le monde, on ne se disputa point, chaque bateau eut sa
part.
À six heures, après, avoir fouillé
le petit golfe, Rouget et La
Queue rentrèrent avec chacun trois tonneaux. Et la fête
recommença.
Les femmes avaient descendu des tables, pour plus de
commodité. On apporta même des bancs, on établit
deux cafés
en plein air, ainsi quil y en avait à Grandport. Les Mahé
étaient
à gauche, les Floche à droite, séparés encore
par une butte de
sable. Pourtant, ce soir-là, lEmpereur qui allait dun
groupe à
lautre, promena des verres pleins, afin de faire goûter
les six
tonneaux à tout le monde. Vers neuf heures, on était beaucoup
plus gai que la veille. Coqueville, le lendemain, ne put jamais se
souvenir de quelle façon il sétait couché.
Le jeudi, le Zéphir et la Baleine ne
pêchèrent que quatre
tonneaux, deux chacun ; mais ils étaient énormes. Le vendredi,
la pêche fut superbe, inespérée ; il y eut sept
tonneaux, trois
pour Rouget et quatre pour La Queue. Alors, Coqueville entra
dans un âge dor. On ne faisait plus rien. Les pêcheurs,
cuvant
les alcools de la veille, dormaient jusquà midi. Puis,
ils descendaient
en flânant sur la plage, ils interrogeaient la mer. Leur
seul souci était de se demander quelle liqueur la marée
allait
leur apporter. Ils restaient là des heures, les yeux braqués
; ils
poussaient des cris de joie, dès quune épave apparaissait.
Les
femmes et les enfants, du haut des rochers, signalaient avec de
grands gestes jusquaux moindres paquets dalgues roulés
par la
vague. Et, à toute heure, le Zéphir et la Baleine étaient
prêts à
partir. Ils sortaient, ils battaient le golfe, ils pêchaient aux
tonneaux,
comme on pêche au thon, dédaigneux maintenant des
maquereaux tranquillisés, qui cabriolaient au soleil, et des
soles
paresseuses, bercées à fleur deau. Coqueville suivait
la pêche,
en crevant de rire sur le sable. Puis, le soir, on buvait la pêche.
178
Ce qui enthousiasmait Coqueville, cétait que les tonneaux
ne cessaient pas. Quand il ny en avait plus, il y en avait encore.
Il fallait vraiment que le navire qui sétait perdu, eût
une jolie
cargaison à bord ; et Coqueville, devenu égoïste
et gai, plaisantait
ce navire naufragé, une vraie cave à liqueurs, de quoi
soûler
tous les poissons de lOcéan. Avec ça, jamais on
ne pêchait un
tonneau semblable ; il y en avait de toutes les formes, de toutes
les grosseurs, de toutes les couleurs. Puis, à chaque tonneau,
cétait un liquide différent. Aussi lEmpereur
était-il plongé dans
de profondes rêveries ; lui, qui avait bu de tout, il ne sy
reconnaissait
plus. La Queue déclarait que jamais il navait vu un
chargement pareil. Labbé Radiguet croyait à une
commande
faite par quelque roi sauvage, voulant monter sa cave.
Dailleurs, Coqueville ne cherchait plus à comprendre, bercé
dans des griseries inconnues.
Les dames préféraient les crèmes
: il y eût des crèmes de
moka, de cacao, de menthe, de vanille. Marie Rouget but un soir
tant danisette, quelle en fut malade. Margot et les autres
demoiselles
tapèrent sur le curaçao, la bénédictine,
la trappistine,
la chartreuse. Quant au cassis, il était réservé
aux petits enfants.
Naturellement, les hommes se réjouissaient davantage, lors-
quon pêchait des cognacs, des rhums, des genièvres,
tout ce qui
emportait la bouche. Puis, des surprises se produisaient. Un
tonneau de raki de Chio au mastic stupéfia Coqueville, qui crut
être tombé sur un tonneau dessence de térébenthine
; on le but
tout de même, parce quil ne faut rien perdre ; mais on en
parla
longtemps. Larack de Batavia, leau-de-vie suédoise
au cumin,
le tuica calugaresca de Roumanie, le sliwowitz de Serbie, bouleversèrent
également toutes les idées que Coqueville se faisait
de ce quon peut avaler. Au fond, il eut un faible pour le kummel
et le kirsch, des liqueurs claires comme de leau et raides à
tuer
un homme. Était-il Dieu possible quon eût inventé
tant de bonnes
choses ! À Coqueville, on ne connaissait que leau-de-vie
; et
encore pas tout le monde. Aussi les imaginations finissaient-
elles par sexalter, on en arrivait à une véritable
dévotion, en
179
face de cette variété inépuisable, dans ce qui
soûle. Oh ! se soûler
chaque soir avec quelque chose de nouveau, et dont on ignorait
même le nom ! Ça semblait un conte de fée, une pluie,
une
fontaine qui aurait craché des liquides extraordinaires, tous
les
alcools distillés, parfumés avec toutes les fleurs et
tous les fruits
de la création.
Donc, le vendredi soir, il y avait sept tonneaux
sur la plage.
Coqueville ne quittait plus la plage. Il y vivait, grâce à
la douceur
du temps. Jamais, en septembre, on navait joui dune semaine
si belle. La fête durait depuis le lundi, et il ny avait
pas de raison
pour quelle ne durât pas toujours, si la Providence continuait
à envoyer des tonneaux ; car labbé Radiguet voyait
là le
doigt de la Providence. Toutes les affaires étaient suspendues
; à
quoi bon trimer, du moment où le plaisir venait en dormant ?
On était tous bourgeois, des bourgeois qui buvaient des liqueurs
chères, sans avoir rien à payer au café. Les mains
dans les poches,
Coqueville jouissait du soleil, attendait le régal du soir.
Dailleurs, il ne dessoûlait plus ; il mettait bout à
bout les gaietés
du kummel, du kirsch, du ratafia ; en sept jours, il connut les
colères du gin, les attendrissements du curaçao, les rires
du cognac.
Et Coqueville restait innocent comme lenfant qui vient de
naître, ne sachant rien de rien, buvant avec conviction ce que
le
bon Dieu lui envoyait.
Ce fut le vendredi que les Mahé et
les Floche fraternisèrent.
On était très gai, ce soir-là. Déjà,
la veille, les distances sétaient
rapprochées, les plus gris avaient piétiné la butte
de sable, qui
séparait les deux groupes. Il ne restait quun pas à
faire. Du côté
des Floche, les quatre tonneaux se vidaient, tandis que les Mahé
achevaient également leurs trois petits barils, juste trois liqueurs
qui faisaient le drapeau français, une bleue, une blanche
et une rouge. La bleue emplissait les Floche de jalousie, parce
quune liqueur bleue leur paraissait une chose vraiment surprenante.
La Queue, devenu bonhomme, depuis quil ne dessoûlait
180
plus, savança, un verre à la main, comprenant quil
devait faire
le premier pas, comme magistrat.
Voyons, Rouget, bégaya-t-il,
veux-tu trinquer ?
Je veux bien, répondit Rouget, qui chancelait
dattendrissement.
Et ils tombèrent au cou lun de lautre. Alors, tout
le monde
pleura, tellement on était ému. Les Mahé et les
Floche
sembrassèrent, eux qui se dévoraient depuis trois
siècles.
Labbé Radiguet, très touché, parla encore
du doigt de Dieu. On
trinqua avec les trois liqueurs, la bleue, la blanche et la rouge.
Vive la France ! criait lEmpereur.
La bleue ne valait rien, la blanche pas grandchose, mais la
rouge était vraiment réussie. On tapa ensuite sur les
tonneaux
des Floche. Puis, on dansa. Comme il ny avait pas de musique,
des garçons de bonne volonté frappaient dans leurs mains
en
sifflant, ce qui enlevait les filles. La fête devint superbe.
Les sept
tonneaux étaient rangés à la file ; chacun pouvait
choisir ce quil
aimait le mieux. Ceux qui en avaient assez, sallongeaient sur
le
sable, où ils dormaient un somme ; et, quand ils se réveillaient,
ils recommençaient. Les autres élargissaient peu à
peu le bal,
prenaient toute la plage. Jusquà minuit, on sauta en plein
air.
La mer avait un bruit doux, les étoiles luisaient dans un ciel
profond,
dune paix immense. Cétait une sérénité
des âges enfants,
enveloppant la joie dune tribu de sauvages, grisée par
son premier
tonneau deau-de-vie.
Pourtant, Coqueville rentrait encore se coucher.
Quand il
ny avait plus rien à boire, les Floche et les Mahé
saidaient, se
portaient, et finissaient tant bien que mal par retrouver leurs
lits. Le samedi, la fête dura jusquà près
de deux heures du matin.
On avait pêché six tonneaux, dont deux énormes.
Fouasse et
181
Tupain faillirent se battre. Tupain, qui avait livresse méchante,
parlait den finir avec son frère. Mais cette querelle révolta
tout
le monde, aussi bien les Floche que les Mahé. Est-ce quil
était
raisonnable de se disputer encore, lorsque le village entier
sembrassait ? On força les deux frères à
trinquer ensemble ; ils
rechignaient, lEmpereur se promit de les surveiller. Le ménage
Rouget non plus nallait pas bien. Quand Marie avait bu de
lanisette, elle prodiguait à Brisemotte des amitiés
que Rouget
ne pouvait voir dun oeil calme ; dautant plus que, devenu
sensible,
lui aussi voulait être aimé. Labbé Radiguet,
plein de mansuétude,
avait beau prêcher le pardon des injures, on redoutait
un accident.
Bah ! disait La Queue, tout sarrangera.
Si la pêche est
bonne demain, vous verrez
À votre santé !
Pourtant, La Queue lui-même nétait pas encore parfait.
Il
guettait toujours Delphin, et lui allongeait des coups de pied,
dès quil le voyait sapprocher de Margot. LEmpereur
sindignait, car il ny avait pas de bon sens à empêcher
deux jeunesses
de rire. Mais La Queue jurait toujours de tuer sa fille plutôt
que de la donner au petit. Dailleurs, Margot naurait pas
voulu.
Nest-ce pas ? tu es trop fière,
criait-il. Jamais tu
népouseras un gueux !
Jamais, papa ! répondait Margot.
Le samedi, Margot but beaucoup dune liqueur sucrée. On
navait pas idée dun sucre pareil. Comme elle ne se
méfiait
point, elle se trouva bientôt assise près du tonneau. Elle
riait,
heureuse, en paradis ; elle voyait des étoiles, et il lui semblait
quil y avait en elle une musique jouant des airs de danse. Ce
fut
alors que Delphin se glissa dans lombre des tonneaux. Il lui prit
la main, il demanda :
182
Dis, Margot, veux-tu ?
Elle, souriait toujours. Puis, elle répondit :
Cest papa qui ne veut pas.
Oh ! ça ne fait rien, reprit le petit. Tu sais, les vieux
ne
veulent jamais
Pourvu que tu veuilles, toi.
Et il senhardit, il lui mit un baiser sur le cou. Elle se rengorgea,
des frissons couraient le long de ses épaules.
Finis, tu me chatouilles.
Mais elle ne parlait plus de lui allonger des claques.
Dabord, elle naurait pas pu, car elle avait les mains trop
molles.
Puis, ça lui semblait bon, les petits baisers sur le cou. Cétait
comme la liqueur qui lengourdissait, délicieusement. Elle
finit
par rouler la tête et par tendre le menton, ainsi quune
chatte.
Tiens ! bégayait-elle, là,
sous loreille, ça me démange
Oh ! cest bon !
Tous deux oubliaient La Queue. Heureusement,
lEmpereur veillait. Il les fit voir à labbé
Radiguet, en disant :
Regardez donc, curé
Il
vaudrait mieux les marier.
Les moeurs y gagneraient, déclara sentencieusement le
prêtre.
Et il se chargea de laffaire pour le lendemain. Cétait
lui
qui parlerait à La Queue. En attendant, La Queue avait tellement
bu, que lEmpereur et le curé durent le porter chez lui.
En
chemin, ils tâchèrent de le raisonner au sujet de sa fille
; mais ils
183
ne purent en tirer que des grognements. Derrière eux, Delphin
ramenait Margot dans la nuit claire.
Le lendemain, à quatre heures, le Zéphir
et la Baleine
avaient déjà pêché sept tonneaux. À
six heures, le Zéphir en pêcha
deux autres. Ça faisait neuf. Alors, Coqueville fêta le
dimanche.
Cétait le septième jour quil se grisait. Et
la fête fut complète,
une fête comme on nen avait jamais vu et comme on nen
reverra jamais. Parlez-en dans la basse Normandie, on vous dira
avec des rires : « Ah ! oui, la fête à Coqueville
! »
V
Cependant, dès le mardi, M. Mouchel sétait étonné
de ne
voir arriver à Grandport ni Rouget ni La Queue. Que diable ces
gaillards pouvaient-ils faire ? La mer était belle, la pêche
aurait
dû être superbe. Peut-être bien quils voulaient
dun coup apporter
toute une charge de soles et de langoustes. Et il patienta
jusquau mercredi.
Le mercredi, M. Mouchel se fâcha. Il
faut savoir que la
veuve Dufeu nétait pas commode. Cétait une
femme qui, tout
de suite, en venait aux gros mots. Bien quil fut un beau gaillard,
blond et fort, il tremblait devant elle, dautant plus quil
rêvait
de lépouser, toujours aux petits soins, quitte à
la calmer dune
gifle, sil devenait jamais le maître. Or, le mercredi matin,
la
veuve Dufeu tempêta, en se plaignant que les envois ne se faisaient
plus, que la marée manquait ; et elle laccusait de courir
les filles de la côte, au lieu de soccuper du merlan et
du maquereau,
qui auraient dû donner en abondance. M. Mouchel, vexé,
se rejeta sur le singulier manque de parole de Coqueville. Un
moment, la surprise apaisa la veuve Dufeu. À quoi songeait
donc Coqueville ? Jamais il ne sétait conduit de la sorte.
Mais
184
elle déclara aussitôt quelle se fichait de Coqueville,
que cétait à
M. Mouchel daviser, et quelle
prendrait un parti, sil se faisait
berner encore par les pêcheurs. Du coup, très inquiet,
il envoya
au diable Rouget et La Queue. Peut-être tout de même quils
viendraient le lendemain.
Le lendemain, jeudi, ni lun ni lautre ne parut.
M. Mouchel, désespéré,
monta vers le soir, à gauche de Grand-
port, sur le rocher doù lon découvre au loin
Coqueville, avec la
tache jaune de sa plage. Il regarda longtemps. Le village avait un
air tranquille au soleil, des fumées légères sortaient
des cheminées,
sans doute les femmes préparaient la soupe. M. Mouchel
constata que Coqueville était toujours à sa place, quun
rocher
de la falaise ne lavait pas écrasé, et il comprit
de moins en
moins. Comme il allait redescendre, il crut apercevoir deux
points noirs dans le golfe, la Baleine et le Zéphir. Alors, il
revint
calmer la veuve Dufeu. Coqueville pêchait.
La nuit se passa. On était au vendredi. Toujours pas de Coqueville.
M. Mouchel monta plus de dix fois sur son rocher. Il
commençait à perdre la tête, la veuve Dufeu le traitait
abominablement,
sans quil trouvât rien à répondre. Coqueville
était toujours
là-bas, au soleil, se chauffant comme un lézard paresseux.
Seulement, M. Mouchel ne vit plus de fumée. Le village semblait
mort. Seraient-ils tous crevés dans leurs trous ? Sur la plage,
il y
avait bien un grouillement ; mais ce pouvait être des algues
poussées par la mer.
Le samedi, toujours personne. La veuve Dufeu
ne criait
plus : elle avait les yeux fixes, les lèvres blanches. M. Mouchel
passa deux heures sur le rocher. Une curiosité grandissait en
lui,
un besoin tout personnel de se rendre compte de létrange
immobilité
du village. Ces masures sommeillant béatement au soleil,
finissaient par lagacer. Sa résolution fut prise, il partirait
le
lundi, de très bon matin, et tâcherait dêtre
là-bas, vers neuf
heures.
185
Ce nétait pas une promenade, que daller à
Coqueville.
M. Mouchel préféra suivre le
chemin de terre ; il tomberait ainsi
sur le village, sans quon lattendît. Une voiture le
mena jusquà
Robigneux, où il la laissa sous une grange, car il neût
pas été
prudent de la risquer au milieu des gorges. Et il partit gaillardement,
ayant à faire près de sept kilomètres, dans le
plus abominable
des chemins. La route est dailleurs dune beauté sauvage
; elle descend avec de continuels détours, entre deux rampes
énormes de rochers, si étroite par endroits, que trois
hommes
ne pourraient passer de front. Plus loin, elle longe des précipices
; la gorge souvre brusquement ; et lon a des échappées
sur la mer, dimmenses horizons bleus. Mais M. Mouchel
nétait, pas dans un état desprit à
admirer le paysage. Il jurait,
lorsque des pierres roulaient sous ses talons. Cétait la
faute à
Coqueville, il se promettait de secouer ces fainéants de la belle
manière. Cependant, il approchait. Tout dun coup, au tournant
de la dernière roche, il aperçut les vingt maisons du
village pendues
au flanc de la falaise.
Neuf heures sonnaient. On se serait cru en juin, tant le ciel
était bleu et chaud ; un temps superbe, un air limpide, doré
dune poussière de soleil, rafraîchi dune bonne
odeur marine.
M. Mouchel sengagea dans lunique
rue du village, où il venait
bien souvent ; et, comme il passait devant la maison de Rouget,
il entra. La maison était vide. Il donna ensuite un coup doeil
chez Fouasse, chez Tupain, chez Brisemotte. Pas une âme ; toutes
les portes ouvertes, et personne dans les salles. Quest-ce
que cela voulait dire ? Un léger froid commençait à
lui courir
sur la peau. Alors, il songea aux autorités. Certainement,
lEmpereur le renseignerait. Mais la maison de lEmpereur
était
vide comme les autres ; jusquau garde-champêtre qui manquait
! Ce village désert et silencieux le terrifiait maintenant. Il
courut chez le maire. Là, une autre surprise lattendait
: le ménage
se trouvait dans un gâchis abominable ; on navait pas fait
les lits depuis trois jours ; la vaisselle traînait, les chaises
culbu
186
tées semblaient indiquer quelque bataille. Bouleversé,
rêvant
des cataclysmes, M. Mouchel voulut aller jusquau bout, et il
visita léglise. Pas plus de curé que de maire. Tous
les pouvoirs
et la religion elle-même avaient disparu. Coqueville, abandonné,
dormait sans un souffle, sans un chien, sans un chat. Plus même
de volailles, les poules sen étaient allées. Rien,
le vide, le silence,
un sommeil de plomb, sous le grand ciel bleu.
Parbleu ! ce nétait pas étonnant,
si Coqueville napportait
point sa pêche ! Coqueville avait déménagé,
Coqueville était
mort. Il fallait prévenir la police. Cette catastrophe mystérieuse
exaltait M. Mouchel, lorsque, ayant eu lidée de descendre
sur la
plage, il poussa un cri. Au milieu du sable, la population entière
gisait. Il crut à un massacre général. Mais des
ronflements sonores
vinrent le détromper. Dans la nuit du dimanche, Coque-
ville avait fait la fête si tard, quil sétait
trouvé dans
limpossibilité absolue de rentrer se coucher. Alors, il
avait
dormi sur le sable, à la place même où il était
tombé, autour des
neuf tonneaux complètement bus.
Oui, tout Coqueville ronflait là ;
jentends les enfants, les
femmes, les vieillards et les hommes. Pas un nétait debout.
Il y
en avait sur le ventre, il y en avait sur le dos ; dautres se
tenaient
en chien de fusil. Comme on fait son lit, on se couche. Et
les gaillards se trouvaient semés au petit bonheur de livresse,
pareils à une poignée de feuilles que le vent a roulées.
Des
hommes avaient culbuté, la tête plus basse que les talons.
Des
femmes montraient leurs derrières. Cétait plein
de bonhomie,
un dortoir au grand air, des braves gens en famille qui se mettent
à laise ; car, où il y a de la gêne, il ny
a pas de plaisir.
Justement on était à la nouvelle
lune. Coqueville, croyant
avoir soufflé sa chandelle, sétait abandonné
dans le noir. Puis,
le jour avait grandi ; et, maintenant, le soleil flambait, un soleil
qui tombait daplomb sur les dormeurs, sans leur faire cligner
les paupières. Ils dormaient rudement, tous la face réjouie,
avec
187
la belle innocence des ivrognes. Les poules, de grand matin, devaient
être descendues piquer les tonneaux, car elles étaient
soûles, elles aussi, couchées dans le sable. Même
il y avait cinq
chats et trois chiens, les pattes en lair, gris davoir sucé
les verres,
ruisselants de sucre.
Un instant, M. Mouchel marcha au milieu des
dormeurs,
en ayant soin de nécraser personne. Il comprenait, car
on avait
également recueilli à Grandport des tonneaux, provenant
du
naufrage dun navire anglais. Toute sa colère était
tombée. Quel
spectacle touchant et moral ! Coqueville réconcilié, les
Mahé et
les Floche couchés ensemble ! Au dernier verre, les pires ennemis
sétaient embrassés. Tupain et Fouasse ronflaient
la main
dans la main, en frères incapables à lavenir de
se disputer un
héritage. Quant au ménage Rouget, il offrait un tableau
plus
aimable encore, Marie dormait entre Rouget et Brisemotte,
comme pour dire que, désormais, ils vivraient ainsi, heureux
tous les trois.
Mais un groupe surtout faisait une scène
de famille attendrissante.
Cétait Delphin et Margot, au cou lun de lautre
; ils
sommeillaient, la joue contre la joue, les lèvres encore ouvertes
par un baiser. À leurs pieds, lEmpereur, couché
en travers, les
gardait. Au-dessus deux, La Queue ronflait en père satisfait
davoir casé sa fille, tandis que labbé Radiguet,
tombé là comme
les autres, les bras élargis, semblait les bénir. En dormant,
Margot
tendait toujours son museau rose, pareille à une chatte
amoureuse qui aime quon la gratte sous le menton.
La fête avait fini par un mariage. Et
M. Mouchel lui-même,
plus tard, épousa la veuve Dufeu, quil battit comme plâtre.
Parlez-
en dans la basse Normandie, on vous dira avec des rires :
« Ah ! oui, la fête à Coqueville ! »
188
LINONDATION
189
I
Je mappelle Louis Roubieu. Jai soixante-dix ans, et je suis
né au village de Saint-Jory, à quelques lieues de Toulouse,
en
amont de la Garonne. Pendant quatorze ans, je me suis battu
avec la terre, pour manger du pain. Enfin, laisance est venue,
et
le mois dernier, jétais encore le plus riche fermier de
la commune.
Notre maison semblait bénie. Le bonheur y poussait ; le soleil
était notre frère, et je ne me souviens pas dune
récolte mauvaise.
Nous étions près dune douzaine à la ferme,
dans ce bonheur.
Il y avait moi, encore gaillard, menant les enfants au travail
; puis, mon cadet Pierre, un vieux garçon, un ancien sergent
; puis, ma soeur Agathe, qui sétait retirée chez
nous après
la mort de son mari, une maîtresse femme, énorme et gaie,
dont
les rires sentendaient à lautre bout du village.
Ensuite venait
toute la nichée : mon fils Jacques, sa femme Rose, et leurs trois
filles, Aimée, Véronique et Marie ; la première
mariée à Cyprien
Bouisson, un grand gaillard, dont elle avait deux petits, lun
de
deux ans, lautre de dix mois ; la seconde, fiancée dhier,
et qui
devait épouser Gaspard Rabuteau ; la troisième, enfin,
une vraie
demoiselle, si blanche, si blonde, quelle avait lair dêtre
née à la
ville. Ça faisait dix, en comptant tout le monde. Jétais
grand-
père et arrière-grand-père. Quand nous étions
à table, javais
ma soeur Agathe à ma droite, mon frère Pierre à
ma gauche ; les
enfants fermaient le cercle, par rang dâges, une file où
les têtes
se rapetissaient jusquau bambin de dix mois, qui mangeait déjà
sa soupe comme un homme. Allez, on entendait les cuillers dans
les assiettes ! La nichée mangeait dur. Et quelle belle gaieté,
entre
deux coups de dents ! Je me sentais de lorgueil et de la joie
dans les veines, lorsque les petits tendaient les mains vers moi,
en criant :
190
Grand-père, donne-nous donc du pain !
Un gros morceau,
hein ! grand-père !
Les bonnes journées ! Notre ferme en travail chantait par
toutes ses fenêtres. Pierre, le soir, inventait des jeux, racontait
des histoires de son régiment. Tante Agathe, le dimanche, faisait
des galettes pour nos filles. Puis, cétaient des cantiques
que
savait Marie, des cantiques quelle filait avec une voix denfant
de choeur ; elle ressemblait à une sainte, ses cheveux blonds
tombant dans son cou, ses mains nouées sur son tablier. Je
métais décidé à élever la maison
dun étage, lorsque Aimée
avait épousé Cyprien ; et je disais en riant quil
faudrait lélever
dun autre, après le mariage de Véronique et de Gaspard
; si
bien que la maison aurait fini par toucher le ciel, si lon avait
continué, à chaque ménage nouveau. Nous ne voulions
pas nous
quitter. Nous aurions plutôt bâti une ville, derrière
la ferme,
dans notre enclos. Quand les familles sont daccord, il est si
bon
de vivre et de mourir où lon a grandi !
Le mois de mai a été magnifique,
cette année. Depuis longtemps,
les récoltes ne sétaient annoncées aussi
belles. Ce jour-
là, justement, javais fait une tournée avec mon
fils Jacques.
Nous étions partis vers trois heures. Nos prairies, au bord de
la
Garonne, sétendaient, dun vert encore tendre ; lherbe
avait
bien trois pieds de haut, et une oseraie, plantée lannée
dernière,
donnait déjà des pousses dun mètre. De là,
nous avions
visité nos blés et nos vignes, des champs achetés
un par un, à
mesure que la fortune venait : les blés poussaient dru, les vignes,
en pleine fleur, promettaient une vendange superbe. Et
Jacques riait de son bon rire, en me tapant sur lépaule.
Eh bien ? père, nous ne manquerons
plus de pain ni de
vin. Vous avez donc rencontré le bon Dieu, pour quil fasse
maintenant pleuvoir de largent sur vos terres ?
191
Souvent, nous plaisantions entre nous de la misère passée.
Jacques avait raison, je devais avoir gagné là-haut lamitié
de
quelque saint ou du bon Dieu lui-même, car toutes les chances
dans le pays étaient pour nous. Quand il grêlait, la grêle
sarrêtait juste au bord de nos champs. Si les vignes des
voisins
tombaient malades, il y avait autour des nôtres comme un mur
de protection. Et cela finissait par me paraître juste. Ne faisant
de mal à personne, je pensais que ce bonheur métait
dû.
En rentrant, nous avions traversé les
terres que nous possédions
de lautre côté du village. Des plantations de mûriers
y
prenaient à merveille. Il y avait aussi des amandiers en plein
rapport. Nous causions joyeusement, nous bâtissions des projets.
Quand nous aurions largent nécessaire, nous achèterions
certains terrains qui devaient relier nos pièces les unes aux
autres
et nous faire les propriétaires de tout un coin de la commune.
Les récoltes de lannée, si elles tenaient leurs
promesses,
allaient nous permettre de réaliser ce rêve.
Comme nous approchions de la maison, Rose,
de loin, nous
adressa de grands gestes, en criant :
Arrivez donc !
Cétait une de nos vaches qui venait davoir un veau.
Cela
mettait tout le monde en lair. Tante Agathe roulait sa masse
énorme. Les filles regardaient le petit. Et la naissance de cette
bête semblait comme une bénédiction de plus. Nous
avions dû
récemment agrandir les étables, où se trouvaient
près de cent
têtes de bétail, des vaches, des moutons surtout, sans
compter
les chevaux.
Allons, bonne journée ! mécriai-je.
Nous boirons ce soir
une bouteille de vin cuit.
192
Cependant, Rose nous prit à lécart et nous annonça
que
Gaspard, le fiancé de Véronique, était venu pour
sentendre sur
le jour de la noce. Elle lavait retenu à dîner. Gaspard,
le fils aîné
dun fermier de Moranges, était un grand garçon de
vingt ans,
connu de tout le pays pour sa force prodigieuse ; dans une fête,
à Toulouse, il avait vaincu Martial, le Lion du Midi. Avec cela,
bon enfant, un coeur dor, trop timide même, et qui rougissait
quand Véronique le regardait tranquillement en face.
Je priai Rose de lappeler. Il restait
au fond de la cour, à aider
nos servantes, qui étendaient le linge de la lessive du trimestre.
Quand il fut entré dans la salle à manger, où nous
nous tenions,
Jacques se tourna vers moi, en disant :
Parlez, mon père.
Eh bien ? dis-je, tu viens donc, mon garçon, pour que
nous fixions le grand jour ?
Oui, cest cela, père Roubieu, répondit-il,
les joues très
rouges.
Il ne faut pas rougir, mon garçon, continuai-je. Ce sera,
si
tu veux, pour la Sainte-Félicité, le 10 juillet. Nous
sommes le 23
juin, ça ne fait pas vingt jours à attendre
Ma pauvre
défunte
femme sappelait Félicité, et ça vous portera
bonheur
Hein ?
est-ce entendu ?
Oui, cest cela, le jour de la Sainte-Félicité,
père Roubieu.
Et il nous allongea dans la main, à Jacques et à moi,
une
tape qui aurait assommé un boeuf. Puis, il embrassa Rose, en
lappelant sa mère. Ce grand garçon, aux poings terribles,
aimait
Véronique à en perdre le boire et le manger. Il nous avoua
quil
aurait fait une maladie, si nous la lui avions refusée.
193
Maintenant, repris-je, tu restes à dîner, nest-ce
pas ?
Alors, à la soupe tout le monde ! Jai une faim du tonnerre
de
Dieu, moi !
Ce soir-là, nous fûmes onze à table. On avait mis
Gaspard
près de Véronique, et il restait à la regarder,
oubliant son assiette,
si ému de la sentir à lui, quil avait par moments
de grosses
larmes au bord des yeux. Cyprien et Aimée, mariés depuis
trois ans seulement, souriaient. Jacques et Rose, qui avaient
déjà vingt-cinq ans de ménage, demeuraient plus
graves ; et,
pourtant, à la dérobée, ils échangeaient
des regards, humides de
leur vieille tendresse. Quant à moi, je croyais revivre dans
ces
deux amoureux, dont le bonheur mettait, à notre table, un coin
de paradis. Quelle bonne soupe nous mangeâmes, ce soir-là
!
Tante Agathe, ayant toujours le mot pour rire, risqua des plaisanteries.
Alors, ce brave Pierre voulut raconter ses amours avec
une demoiselle de Lyon. Heureusement, on était au dessert, et
tout le monde parlait à la fois. Javais monté de
la cave deux
bouteilles de vin cuit. On trinqua à la bonne chance de Gaspard
et de Véronique ; cela se dit ainsi chez nous : la bonne chance,
cest de ne jamais se battre, davoir beaucoup denfants
et
damasser des sacs décus. Puis, on chanta. Gaspard
savait des
chansons damour en patois. Enfin, on demanda un cantique à
Marie : elle sétait mise debout, elle avait une voix de
flageolet,
très fine, et qui vous chatouillait les oreilles.
Pourtant, jétais allé
devant la fenêtre. Comme Gaspard venait
my rejoindre, je lui dis :
Il ny a rien de nouveau, par
chez vous ?
Non, répondit-il. On parle des grandes pluies de ces jours
derniers, on prétend que ça pourrait bien amener des malheurs.
En effet, les jours précédents, il avait plu pendant soixante
heures, sans discontinuer. La Garonne était très grosse
depuis la
194
veille ; mais nous avions confiance en elle ; et, tant quelle
ne
débordait pas, nous ne pouvions la croire mauvaise voisine. Elle
nous rendait de si bons services ! elle avait une nappe deau si
large et si douce ! Puis, les paysans ne quittent pas aisément
leur trou, même quand le toit est près de crouler.
Bah ! mécriai-je en haussant
les épaules, il ny aura rien.
Tous les ans, cest la même chose : la rivière fait
le gros dos,
comme si elle était furieuse, et elle sapaise en une nuit,
elle rentre
chez elle, plus innocente quun agneau. Tu verras, mon garçon
; ce sera encore pour rire, cette fois
Tiens, regarde donc le
beau temps !
Et, de la main, je lui montrais le ciel. Il était sept heures,
le
soleil se couchait. Ah ! que de bleu ! Le ciel nétait que
du bleu,
une nappe bleue immense, dune pureté profonde, où
le soleil
couchant volait comme une poussière dor. Il tombait de
là-haut
une joie lente, qui gagnait tout lhorizon. Jamais je navais
vu le
village sassoupir dans une paix si douce. Sur les tuiles, une
teinte rose se mourait. Jentendais le rire dune voisine,
puis des
voix denfants au tournant de la route, devant chez nous. Plus
loin, montaient, adoucis par la distance, des bruits de troupeaux
rentrant à létable. La grosse voix de la Garonne
ronflait, continue
; mais elle me semblait la voix même du silence, tant jétais
habitué à son grondement. Peu à peu, le ciel blanchissait,
le village
sendormait davantage. Cétait le soir dun beau
jour, et je
pensais que tout notre bonheur, les grandes récoltes, la maison
heureuse, les fiançailles de Véronique, pleuvant de là-haut,
nous
arrivaient dans la pureté même de la lumière. Une
bénédiction
sélargissait sur nous, avec ladieu du soir.
Cependant, jétais revenu au milieu
de la pièce. Nos filles
bavardaient. Nous les écoutions en souriant, lorsque, tout à
coup, dans la grande sérénité de la campagne, un
cri terrible
retentit, un cri de détresse et de mort :
195
La Garonne ! la Garonne !
II
Nous nous précipitâmes dans la cour.
Saint-Jory se trouve au fond dun pli
de terrain, en contrebas
de la Garonne, à cinq cents mètres environ. Des rideaux
de
hauts peupliers, qui coupent les prairies, cachent la rivière
complètement.
Nous napercevions rien. Et toujours
le cri retentissait :
La Garonne ! la Garonne !
Brusquement, du large chemin, devant nous, débouchèrent
deux hommes et trois femmes ; une delles tenait un enfant entre
les bras. Cétaient eux qui criaient, affolés, galopant
à toutes
jambes sur la terre dure. Ils se tournaient parfois, ils regardaient
derrière eux, le visage terrifié, comme si une bande de
loups les eût poursuivis.
Eh bien ? quont-ils donc ? demanda
Cyprien. Est-ce que
vous distinguez quelque chose, grand-père ?
Non, non, dis-je. Les feuillages ne bougent même pas.
En effet, la ligne basse de lhorizon, paisible, dormait. Mais
je parlais encore, lorsquune exclamation nous échappa.
Derrière
les fuyards, entre les troncs des peupliers, au milieu des
grandes touffes dherbe, nous venions de voir apparaître
comme
une meute de bêtes grises, tachées de jaune, qui se ruaient.
De
toutes parts, elles pointaient à la fois, des vagues poussant
des
196
vagues, une débandade de masses deau moutonnant sans fin,
secouant des baves blanches, ébranlant le sol du galop sourd
de
leur foule.
À notre tour, nous jetâmes le
cri désespéré :
La Garonne ! la Garonne !
Sur le chemin, les deux hommes et les trois femmes couraient
toujours. Ils entendaient le terrible galop gagner le leur.
Maintenant, les vagues arrivaient en une seule ligne, roulantes,
sécroulant avec le tonnerre dun bataillon qui charge.
Sous leur
premier choc, elles avaient cassé trois peupliers, dont les hauts
feuillages sabattirent et disparurent. Une cabane de planches
fut engloutie ; un mur creva ; des charrettes dételées
sen allèrent,
pareilles à des brins de paille. Mais les eaux semblaient
surtout poursuivre les fuyards. Au coude de la route, très en
pente à cet endroit, elles tombèrent brusquement en une
nappe
immense et leur coupèrent toute retraite. Ils couraient encore
cependant, éclaboussant la mare à grandes enjambées,
ne criant
plus, fous de terreur. Les eaux les prenaient aux genoux. Une
vague énorme se jeta sur la femme qui portait lenfant.
Tout
sengouffra.
Vite ! vite ! criai-je. Il faut rentrer
La maison est solide.
Nous ne craignons rien.
Par prudence, nous nous réfugiâmes tout de suite au second
étage. On fit passer les filles les premières. Je mentêtais
à
ne monter que le dernier. La maison était bâtie sur un
tertre,
au-dessus de la route. Leau envahissait la cour, doucement,
avec un petit bruit. Nous nétions pas très effrayés.
Bah ! disait Jacques pour rassurer
son monde, ce ne sera
rien
Vous vous rappelez, mon père, en 55, leau est
comme ça
venue dans la cour. Il y en a eu un pied ; puis, elle sen est
allée.
197
Cest fâcheux pour les récoltes tout de même,
murmura
Cyprien, à demi-voix.
Non, non, ce ne sera rien, repris-je à mon tour, en voyant
les grands yeux suppliants de nos filles.
Aimée avait couché ses deux enfants dans son lit. Elle
se
tenait au chevet, assise, en compagnie de Véronique et de Marie.
Tante Agathe parlait de faire chauffer du vin quelle avait
monté, pour nous donner du courage à tous. Jacques et
Rose, à
la même fenêtre, regardaient. Jétais devant
lautre fenêtre, avec
mon frère, Cyprien et Gaspard.
Montez donc ! criai-je à nos
deux servantes, qui pataugeaient
au milieu de la cour. Ne restez pas à vous mouiller les
jambes.
Mais les bêtes ? dirent-elles. Elles ont peur, elles se
tuent
dans létable.
Non, non, montez
Tout à lheure. Nous verrons.
Le sauvetage du bétail était impossible, si le désastre
devait
grandir. Je croyais inutile dépouvanter nos gens. Alors,
je
mefforçai de montrer une grande liberté desprit.
Accoudé à la
fenêtre, je causais, jindiquais les progrès de linondation.
La
rivière, après sêtre ruée à
lassaut du village, le possédait jusque
dans ses plus étroites ruelles. Ce nétait plus une
charge de vagues
galopantes, mais un étouffement lent et invincible. Le
creux, au fond duquel Saint-Jory est bâti, se changeait en lac.
Dans notre cour, leau atteignit bientôt un mètre.
Je la voyais
monter ; mais jaffirmais quelle restait stationnaire, jallais
même jusquà prétendre quelle baissait.
198
Te voilà forcé de coucher ici, mon garçon,
dis-je en me
tournant vers Gaspard. À moins que les chemins ne soient libres
dans quelques heures
Cest bien possible.
Il me regarda, sans répondre, la figure toute pâle ; et
je vis
ensuite son regard se fixer sur Véronique, avec une angoisse
inexprimable.
Il était huit heures et demie. Au dehors,
il faisait jour encore,
un jour blanc, dune tristesse profonde sous le ciel pâle.
Les servantes, avant de monter, avaient eu la bonne idée daller
prendre deux lampes. Je les fis allumer, pensant que leur lumière
égaierait un peu la chambre déjà sombre, où
nous nous
étions réfugiés. Tante Agathe, qui avait roulé
une table au milieu
de la pièce, voulait organiser une partie de cartes. La digne
femme, dont les yeux cherchaient par moments les miens, songeait
surtout à distraire les enfants. Sa belle humeur gardait une
vaillance superbe ; et elle riait pour combattre lépouvante
quelle sentait grandir autour delle. La partie eut lieu.
Tante
Agathe plaça de force à la table Aimée, Véronique
et Marie. Elle
leur mit les cartes dans les mains, joua elle-même dun air
de
passion, battant, coupant, distribuant le jeu, avec une telle
abondance de paroles, quelle étouffait presque le bruit
des
eaux. Mais nos filles ne pouvaient sétourdir ; elles demeuraient
toutes blanches, les mains fiévreuses, loreille tendue.
À chaque
instant, la partie sarrêtait. Une delles se tournait,
me demandait
à demi-voix :
Grand-père, ça monte
toujours ?
Leau montait avec une rapidité effrayante. Je plaisantais,
je répondais :
Non, non, jouez tranquillement. Il
ny a pas de danger.
199
Jamais je navais eu le coeur serré par une telle angoisse.
Tous les hommes sétaient placés devant les fenêtres,
pour cacher
le terrifiant spectacle. Nous tâchions de sourire, tournés
vers lintérieur de la chambre, en face des lampes paisibles,
dont
le rond de clarté tombait sur la table, avec une douceur de veillée.
Je me rappelais nos soirées dhiver, lorsque nous nous réunissions
autour de cette table. Cétait le même intérieur
endormi,
plein dune bonne chaleur daffection. Et, tandis que la
paix était là, jécoutais derrière
mon dos le rugissement de la
rivière lâchée, qui montait toujours.
Louis, me dit mon frère Pierre,
leau est à trois pieds de la
fenêtre. Il faudrait aviser.
Je le fis taire, en lui serrant le bras. Mais il nétait
plus possible
de cacher le péril. Dans nos étables, les bêtes
se tuaient. Il
y eut tout dun coup des bêlements, des beuglements de troupeaux
affolés ; et les chevaux poussaient ces cris rauques, quon
entend de si loin, lorsquils sont en danger de mort.
Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Aimée,
qui se mit debout, les
poings aux tempes, secouée dun grand frisson.
Toutes sétaient levées, et on ne put les empêcher
de courir
aux fenêtres. Elles y restèrent, droites, muettes, avec
leurs cheveux
soulevés par le vent de la peur. Le crépuscule était
venu.
Une clarté louche flottait au-dessus de la nappe limoneuse. Le
ciel pâle avait lair dun drap blanc jeté sur
la terre. Au loin, des
fumées traînaient. Tout se brouillait, cétait
une fin de jour
épouvantée séteignant dans une nuit de mort.
Et pas un bruit
humain, rien que le ronflement de cette mer élargie à
linfini,
rien que les beuglements et les hennissements des bêtes !
Mon Dieu ! mon Dieu ! répétaient
à demi-voix les femmes,
comme si elles avaient craint de parler tout haut.
200
Un craquement terrible leur coupa la parole. Les bêtes furieuses
venaient denfoncer les portes des étables. Elles passèrent
dans les flots jaunes, roulées, emportées par le courant.
Les
moutons étaient charriés comme des feuilles mortes, en
bandes,
tournoyant au milieu des remous. Les vaches et les chevaux luttaient,
marchaient, puis perdaient pied. Notre grand cheval gris
surtout ne voulait pas mourir ; il se cabrait, tendait le cou, soufflait
avec un bruit de forge ; mais les eaux acharnées le prirent à
la croupe, et nous le vîmes, abattu, sabandonner.
Alors, nous poussâmes nos premiers cris.
Cela nous vint à
la gorge, malgré nous. Nous avions besoin de crier. Les mains
tendues vers toutes ces chères bêtes qui sen allaient,
nous nous
lamentions, sans nous entendre les uns les autres, jetant au dehors
les pleurs et les sanglots que nous avions contenus jusque
là. Ah ! cétait bien la ruine ! les récoltes
perdues, le bétail noyé,
la fortune changée en quelques heures ! Dieu nétait
pas juste ;
nous ne lui avions rien fait, et il nous reprenait tout. Je montrai
le poing à lhorizon. Je parlai de notre promenade de laprèsmidi,
de ces prairies, de ces blés, de ces vignes, que nous avions
trouvés si pleins de promesses. Tout cela mentait donc ? Le bonheur
mentait. Le soleil mentait, quand il se couchait si doux et si
calme, au milieu de la grande sérénité du soir.
Leau montait toujours. Pierre, qui la
surveillait, me cria :
Louis, méfions-nous, leau
touche à la fenêtre.
Cet avertissement nous tira de notre crise de désespoir. Je
revins à moi, je dis en haussant les épaules :
Largent nest rien. Tant
que nous serons tous là, il ny
aura pas de regret à avoir
On en sera quitte pour se remettre
au travail.
201
Oui, oui, vous avez raison, mon père, reprit Jacques fiévreusement.
Et nous ne courons aucun danger, les murs sont
bons
Nous allons monter sur le toit.
Il ne nous restait que ce refuge. Leau, qui avait gravi
lescalier marche à marche, avec un clapotement obstiné,
entrait
déjà par la porte. On se précipita vers le grenier,
ne se lâchant
pas dune enjambée, par ce besoin quon a, dans le
péril, de se
sentir les uns contre les autres. Cyprien avait disparu. Je
lappelai, et je le vis revenir des pièces voisines, la
face bouleversée.
Alors, comme je mapercevais également de labsence
de
nos deux servantes et que je voulais les attendre, il me regarda
étrangement, il me dit tout bas :
Mortes. Le coin du hangar, sous leur
chambre, vient de
sécrouler.
Les pauvres filles devaient être allées chercher leurs
économies,
dans leurs malles. Il me raconta, toujours à demi voix,
quelles sétaient servi dune échelle,
jetée en manière de pont,
pour gagner le bâtiment voisin. Je lui recommandai de ne rien
dire. Un grand froid avait passé sur ma nuque. Cétait
la mort
qui entrait dans la maison.
Quand nous montâmes à notre tour,
nous ne songeâmes
pas même à éteindre les lampes. Les cartes restèrent
étalées sur
la table. Il y avait déjà un pied deau dans la chambre.
III
Le toit, heureusement, était vaste et de pente douce. On y
montait par une fenêtre à tabatière, au-dessus de
laquelle se
trouvait une sorte de plate-forme. Ce fut là que tout notre
202
monde se réfugia. Les femmes sétaient assises. Les
hommes
allaient tenter des reconnaissances sur les tuiles, jusquaux
grandes cheminées, qui se dressaient, aux deux bouts de la toiture.
Moi, appuyé à la lucarne par où nous étions
sortis,
jinterrogeais les quatre points de lhorizon.
Des secours ne peuvent manquer darriver,
disais-je bravement.
Les gens de Saintin ont des barques. Ils vont passer par
ici
Tenez ! là-bas, nest-ce pas une lanterne sur
leau ?
Mais personne ne me répondait. Pierre, sans trop savoir ce
quil faisait, avait allumé sa pipe, et il fumait si rudement,
quà
chaque bouffée il crachait des bouts de tuyau. Jacques et Cyprien
regardaient au loin, la face morne ; tandis que Gaspard,
serrant les poings, continuait de tourner sur le toit, comme sil
eût cherché une issue. À nos pieds, les femmes en
tas, muettes,
grelottantes, se cachaient la face pour ne plus voir. Pourtant,
Rose leva la tête, jeta un coup doeil autour delle,
en demandant
:
Et les servantes, où sont-elles
? pourquoi ne montent-
elles pas ?
Jévitai de répondre. Elle minterrogea alors
directement,
les yeux sur les miens.
Où donc sont les servantes ?
Je me détournai, ne pouvant mentir. Et je sentis ce froid de
la mort qui mavait déjà effleuré, passer
sur nos femmes et sur
nos chères filles. Elles avaient compris. Marie se leva toute
droite, eut un gros soupir, puis sabattit, prise dune crise
de
larmes. Aimée tenait serrés dans ses jupes ses deux enfants,
quelle cachait comme pour les défendre. Véronique,
la face entre
les mains, ne bougeait plus. Tante Agathe, elle-même, toute
203
pâle, faisait de grands signes de croix, en balbutiant des Pater
et
des Ave.
Cependant, autour de nous, le spectacle devenait
dune
grandeur souveraine. La nuit, tombée complètement, gardait
une limpidité de nuit dété. Cétait
un ciel sans lune, mais un ciel
criblé détoiles, dun bleu si pur, quil
emplissait lespace dune
lumière bleue. Il semblait que le crépuscule se continuait,
tant
lhorizon restait clair. Et la nappe immense sélargissait
encore
sous cette douceur du ciel, toute blanche, comme lumineuse
elle-même dune clarté propre, dune phosphorescence
qui allumait
de petites flammes à la crête de chaque flot. On ne distinguait
plus la terre, la plaine devait être envahie. Par moments,
joubliais le danger. Un soir, du côté de Marseille,
javais
aperçu ainsi la mer, jétais resté devant
elle béant dadmiration.
Leau monte, leau monte,
répétait mon frère Pierre, en
cassant toujours entre ses dents le tuyau de sa pipe, quil avait
laissée séteindre.
Leau nétait plus quà un mètre
du toit. Elle perdait sa
tranquillité de nappe dormante. Des courants sétablissaient.
À
une certaine hauteur, nous cessions dêtre protégés
par le pli de
terrain, qui se trouve en avant du village. Alors, en moins dune
heure, leau devint menaçante, jaune, se ruant sur la maison,
charriant des épaves, tonneaux défoncés, pièces
de bois, paquets
dherbes. Au loin, il y avait maintenant des assauts contre
des murs, dont nous entendions les chocs retentissants. Des
peupliers tombaient avec un craquement de mort, des maisons
sécroulaient, pareilles à des charretées
de cailloux vidées au
bord dun chemin.
Jacques, déchiré par les sanglots
des femmes, répétait :
Nous ne pouvons demeurer ici. Il faut
tenter quelque
chose
Mon père, je vous en supplie, tentons quelque chose.
204
Je balbutiais, je disais après lui :
Oui, oui, tentons quelque chose.
Et nous ne savions quoi. Gaspard offrait de prendre Véronique
sur son dos, de lemporter à la nage. Pierre parlait dun
radeau. Cétait fou. Cyprien dit enfin :
Si nous pouvions seulement atteindre
léglise.
Au-dessus des eaux, léglise restait debout, avec son petit
clocher carré. Nous en étions séparés par
sept maisons. Notre
ferme, la première du village, sadossait à un bâtiment
plus
haut, qui lui-même était appuyé au bâtiment
voisin. Peut-être,
par les toits, pourrait-on en effet gagner le presbytère, doù
il
était aisé dentrer dans léglise. Beaucoup
de monde déjà devait
sy être réfugié ; car les toitures voisines
se trouvaient vides, et
nous entendions des voix qui venaient sûrement du clocher.
Mais que de dangers pour arriver jusque-là !
Cest impossible, dit Pierre.
La maison des Raimbeau est
trop haute. Il faudrait des échelles.
Je vais toujours voir, reprit Cyprien. Je reviendrai, si la
route est impraticable. Autrement, nous nous en irions tous,
nous porterions les filles.
Je le laissai aller. Il avait raison. On devait tenter
limpossible. Il venait, à laide dun crampon
de fer, fixé dans
une cheminée, de monter sur la maison voisine, lorsque sa
femme Aimée, en levant la tête, vit quil nétait
plus là. Elle cria :
Où est-il ? Je ne veux pas quil
me quitte. Nous sommes
ensemble, nous mourrons ensemble.
205
Quand elle laperçut en haut de la maison, elle courut sur
les tuiles, sans lâcher ses enfants. Et elle disait :
Cyprien, attends-moi. Je vais avec
toi, je veux mourir
avec toi.
Elle sentêta. Lui, penché, la suppliait, en lui affirmant
quil
reviendrait, que cétait pour notre salut à tous.
Mais, dun air
égaré, elle hochait la tête, elle répétait
:
Je vais avec toi, je vais avec toi.
Quest-ce que ça te fait ?
je vais avec toi.
Il dut prendre les enfants. Puis, il laida à monter. Nous
pûmes les suivre sur la crête de la maison. Ils marchaient
lentement.
Elle avait repris dans ses bras les enfants qui pleuraient
; et lui, à chaque pas, se retournait, la soutenait.
Mets-la en sûreté, reviens
tout de suite ! criai-je.
Je laperçus qui agitait la main, mais le grondement des
eaux mempêcha dentendre sa réponse. Bientôt,
nous ne les
vîmes plus. Ils étaient descendus sur lautre maison,
plus basse
que la première. Au bout de cinq minutes, ils reparurent sur
la
troisième, dont le toit devait être très en pente,
car ils se traînaient
à genoux le long du faîte. Une épouvante soudaine
me
saisit. Je me mis à crier, les mains aux lèvres, de toutes
mes forces
:
Revenez ! revenez !
Et tous, Pierre, Jacques, Gaspard, leur criaient aussi de revenir.
Nos voix les arrêtèrent une minute. Mais ils continuèrent
ensuite davancer. Maintenant, ils se trouvaient au coude formé
par la rue, en face de la maison Raimbeau, une haute bâtisse
dont le toit dépassait celui des maisons voisines de trois mètres
206
au moins. Un instant, ils hésitèrent. Puis, Cyprien monta
le long
dun tuyau de cheminée, avec une agilité de chat.
Aimée, qui
avait dû consentir à lattendre, restait debout au
milieu des tuiles.
Nous la distinguions nettement, serrant ses enfants contre
sa poitrine, toute noire sur le ciel clair, comme grandie. Et cest
alors que lépouvantable malheur commença.
La maison des Raimbeau, destinée dabord
à une exploitation
industrielle, était très légèrement bâtie.
En outre, elle recevait
en pleine façade le courant de la rue. Je croyais la voir
trembler sous les attaques de leau ; et, la gorge serrée,
je suivais
Cyprien, qui traversait le toit. Tout à coup, un grondement se
fit
entendre. La lune se levait, une lune ronde, libre dans le ciel, et
dont la face jaune éclairait le lac immense dune lueur
vive de
lampe. Pas un détail de la catastrophe ne fut perdu pour nous.
Cétait la maison des Raimbeau qui venait de sécrouler.
Nous
avions jeté un cri de terreur, en voyant Cyprien disparaître.
Dans lécroulement, nous ne distinguions quune tempête,
un
rejaillissement de vagues sous les débris de la toiture. Puis,
le
calme se fit, la nappe reprit son niveau, avec le trou noir de la
maison engloutie, hérissant hors de leau la carcasse de
ses
planchers fendus. Il y avait là un amas de poutres enchevêtrées,
une charpente de cathédrale à demi détruite. Et,
entre ces poutres,
il me sembla voir un corps remuer, quelque chose de vivant
tenter des efforts surhumains.
Il vit ! criai-je. Ah ! Dieu soit loué,
il vit !
Là, au-dessus
de cette nappe blanche que la lune éclaire !
Un rire nerveux nous secouait. Nous tapions dans nos
mains de joie, comme sauvés nous-mêmes.
Il va remonter, disait Pierre.
Oui, oui, tenez ! expliquait Gaspard, le voilà qui tâche
de
saisir la poutre, à gauche.
207
Mais nos rires cessèrent. Nous néchangeâmes
plus un mot,
la gorge serrée par lanxiété. Nous venions
de comprendre la
terrible situation où était Cyprien. Dans la chute de
la maison,
ses pieds se trouvaient pris entre deux poutres ; et il demeurait
pendu, sans pouvoir se dégager, la tête en bas, à
quelques centimètres
de leau. Ce fut une agonie effroyable. Sur le toit de la
maison voisine, Aimée était toujours debout, avec ses
deux enfants.
Un tremblement convulsif la secouait. Elle assistait à la
mort de son mari, elle ne quittait pas du regard le malheureux,
sous elle, à quelques mètres delle. Et elle poussait
un hurlement
continu, un hurlement de chien, fou dhorreur.
Nous ne pouvons le laisser mourir ainsi,
dit Jacques
éperdu. Il faut aller là-bas.
On pourrait peut-être encore descendre le long des poutres,
fit remarquer Pierre. On le dégagerait.
Et ils se dirigeaient vers les toits voisins, lorsque la
deuxième maison sécroula à son tour. La route
se trouvait coupée.
Alors, un froid nous glaça. Nous nous étions pris les
mains,
machinalement ; nous nous les serrions à les broyer, sans pouvoir
détacher nos regards de laffreux spectacle.
Cyprien avait dabord tâché
de se raidir. Avec une force
extraordinaire, il sétait écarté de leau,
il maintenait son corps
dans une position oblique. Mais la fatigue le brisait. Il lutta
pourtant, voulut se rattraper aux poutres, lança les mains autour
de lui, pour voir sil ne rencontrerait rien où saccrocher.
Puis, acceptant la mort, il retomba, il pendit de nouveau, inerte.
La mort fut lente à venir. Ses cheveux trempaient à peine
dans
leau, qui montait avec patience. Il devait en sentir la fraîcheur
au sommet du crâne. Une première vague lui mouilla le front.
Dautres fermèrent les yeux. Lentement, nous vîmes
la tête disparaître.
208
Les femmes, à nos pieds, avaient enfoncé leur visage entre
leurs mains jointes. Nous-mêmes, nous tombâmes à
genoux, les
bras tendus, pleurant, balbutiant des supplications. Sur la toiture,
Aimée toujours debout, avec ses enfants serrés contre
elle,
hurlait plus fort dans la nuit.
IV
Jignore combien de temps nous restâmes dans la stupeur
de cette crise. Quand je revins à moi, leau avait grandi
encore.
Maintenant, elle atteignait les tuiles ; le toit nétait
plus quune
île étroite, émergeant de la nappe immense. À
droite, à gauche,
les maisons avaient dû sécrouler. La mer sétendait.
Nous marchons, murmurait Rose qui se
cramponnait aux
tuiles.
Et nous avions tous, en effet, une sensation de roulis,
comme si la toiture emportée se fût changée en radeau.
Le
grand ruissellement semblait nous charrier. Puis, quand nous
regardions le clocher de léglise, immobile en face de nous,
ce
vertige cessait ; nous nous retrouvions à la même place,
dans la
houle des vagues.
Leau, alors, commença lassaut.
Jusque-là, le courant avait
suivi la rue ; mais les décombres qui la barraient à présent,
le
faisaient refluer. Ce fut une attaque en règle. Dès quune
épave,
une poutre, passait à la portée du courant, il la prenait,
la balançait,
puis la précipitait contre la maison comme un bélier.
Et il
ne la lâchait plus, il la retirait en arrière, pour la
lancer de nouveau,
en battait les murs à coups redoublés, régulièrement.
Bientôt, dix, douze poutres nous attaquèrent ainsi à
la fois, de
209
tous les côtés. Leau rugissait. Des crachements décume
mouillaient
nos pieds. Nous entendions le gémissement sourd de la
maison pleine deau, sonore, avec ses cloisons qui craquaient
déjà. Par moments, à certaines attaques plus rudes,
lorsque les
poutres tapaient daplomb, nous pensions que cétait
fini, que
les murailles souvraient et nous livraient à la rivière,
par leurs
brèches béantes.
Gaspard sétait risqué
au bord même du toit. Il parvint à
saisir une poutre, la tira de ses gros bras de lutteur.
Il faut nous défendre, criait-il.
Jacques, de son côté, sefforçait darrêter
au passage une
longue perche. Pierre laida. Je maudissais lâge, qui
me laissait
sans force, aussi faible quun enfant. Mais la défense
sorganisait, un duel, trois hommes contre un fleuve. Gaspard,
tenant sa poutre en arrêt, attendait les pièces de bois
dont le
courant faisait des béliers ; et, rudement, il les arrêtait,
à une
courte distance des murs. Parfois, le choc était si violent,
quil
tombait. À côté de lui, Jacques et Pierre manoeuvraient
la longue
perche, de façon à écarter également les
épaves. Pendant
près dune heure, cette lutte inutile dura. Peu à
peu, ils perdaient
la tête, jurant, tapant, insultant leau. Gaspard la sabrait,
comme sil se fût pris corps à corps avec elle, la
trouait de coups
de pointe ainsi quune poitrine. Et leau gardait sa tranquille
obstination, sans une blessure, invincible. Alors, Jacques et
Pierre sabandonnèrent sur le toit, exténués
; tandis que Gaspard,
dans un dernier élan, se laissait arracher par le courant sa
poutre, qui, à son tour, nous battit en brèche. Le combat
était
impossible.
Marie et Véronique sétaient
jetées dans les bras lune de
lautre. Elles répétaient, dune voix déchirée,
toujours la même
phrase, une phrase dépouvante que jentends encore
sans cesse
à mes oreilles :
210
Je ne veux pas mourir !
Je ne veux pas mourir !
Rose les entourait de ses bras. Elle cherchait à les consoler,
à les rassurer ; et elle-même, toute grelottante, levait
sa face et
criait malgré elle :
Je ne veux pas mourir !
Seule, tante Agathe ne disait rien. Elle ne priait plus, ne faisait
plus le signe de la croix. Hébétée, elle promenait
ses regards,
et tâchait encore de sourire, quand elle rencontrait mes
yeux.
Leau battait les tuiles, maintenant.
Aucun secours nétait à
espérer. Nous entendions toujours des voix, du côté
de léglise ;
deux lanternes, un moment, avaient passé au loin ; et le silence
de nouveau sélargissait, la nappe jaune étalait
son immensité
nue. Les gens de Saintin, qui possédaient des barques, devaient
avoir été surpris avant nous.
Gaspard, cependant, continuait à rôder
sur le toit. Tout
dun coup, il nous appela. Et il disait :
Attention !
Aidez-moi. Tenez-moi
ferme.
Il avait repris une perche, il guettait une épave, énorme,
noire, dont la masse nageait doucement vers la maison. Cétait
une large toiture de hangar, faite de planches solides, que les
eaux avaient arrachée tout entière, et qui flottait, pareille
à un
radeau. Quand cette toiture fut à sa portée, il larrêta
avec sa
perche ; et, comme il se sentait emporté, il nous criait de laider.
Nous lavions saisi par la taille, nous le tenions ferme. Puis,
dès
que lépave entra dans le courant, elle vint delle-même
aborder
contre notre toit, si rudement même, que nous eûmes peur
un
instant de la voir voler en éclats.
211
Gaspard avait hardiment sauté sur ce radeau que le hasard
nous envoyait. Il le parcourait en tous sens, pour sassurer de
sa
solidité, pendant que Pierre et Jacques le maintenaient au bord
du toit ; et il riait, il disait joyeusement :
Grand-père, nous voilà
sauvés
Ne pleurez plus, les
femmes !
Un vrai bateau. Tenez ! mes pieds sont à sec.
Et il
nous portera bien tous. Nous allons être comme chez nous, là-
dessus !
Pourtant, il crut devoir le consolider. Il saisit les poutres
qui flottaient, les lia avec des cordes, que Pierre avait emportées
à tout hasard, en quittant les chambres du bas. Il tomba même
dans leau ; mais, au cri qui nous échappa, il répondit
par de
nouveaux rires. Leau le connaissait, il faisait une lieue de Garonne
à la nage. Remonté sur le toit, il se secoua, en sécriant
:
Voyons, embarquez, ne perdons pas de
temps.
Les femmes sétaient mises à genoux. Gaspard dut
porter
Véronique et Marie au milieu du radeau, où il les fit
asseoir.
Rose et tante Agathe glissèrent delles-mêmes sur
les tuiles et
allèrent se placer auprès des jeunes filles. À
ce moment, je regardai
du côté de léglise. Aimée était
toujours là. Elle sadossait
maintenant contre une cheminée, et elle tenait ses enfants en
lair, au bout des bras, ayant déjà de leau
jusquà la ceinture.
Ne vous affligez pas, grand-père,
me dit Gaspard. Nous
allons la prendre en passant, je vous le promets.
Pierre et Jacques étaient montés sur le radeau. Jy
sautai à
mon tour. Il penchait un peu dun côté, mais il était
réellement
assez solide pour nous porter tous. Enfin, Gaspard quitta le toit
le dernier, en nous disant de prendre des perches, quil avait
préparées et qui devaient nous servir de rames. Lui-même
en
212
tenait une très longue, dont il se servait avec une grande habileté.
Nous nous laissions commander par lui. Sur un ordre quil
nous donna, nous appuyâmes tous nos perches contre les tuiles
pour nous éloigner. Mais il semblait que le radeau fût
collé au
toit. Malgré tous nos efforts, nous ne pouvions len détacher.
À
chaque nouvel essai, le courant nous ramenait vers la maison,
violemment. Et cétait là une manoeuvre des plus
dangereuses,
car le choc menaçait chaque fois de briser les planches sur lesquelles
nous nous trouvions.
Alors, de nouveau, nous eûmes le sentiment
de notre impuissance.
Nous nous étions crus sauvés, et nous appartenions
toujours à la rivière. Même, je regrettais que les
femmes ne fussent
plus sur le toit ; car, à chaque minute, je les voyais précipitées,
entraînées dans leau furieuse. Mais, quand je parlai
de
regagner notre refuge, tous crièrent :
Non, non, essayons encore. Plutôt
mourir ici !
Gaspard ne riait plus. Nous renouvelions nos efforts, pesant
sur les perches avec un redoublement dénergie. Pierre eut
enfin lidée de remonter la pente des tuiles et de nous
tirer vers
la gauche, à laide dune corde ; il put ainsi nous
mener en dehors
du courant ; puis, quand il eut de nouveau sauté sur le radeau,
quelques coups de perche nous permirent de gagner le
large. Mais Gaspard se rappela la promesse quil mavait faite
daller recueillir notre pauvre Aimée, dont le hurlement
plaintif
ne cessait pas. Pour cela, il fallait traverser la rue, où régnait
ce
terrible courant, contre lequel nous venions de lutter. Il me
consulta du regard. Jétais bouleversé, jamais un
pareil combat
ne sétait livré en moi. Nous allions exposer huit
existences. Et
pourtant, si jhésitai un instant, je neus pas la
force de résister à
lappel lugubre.
Oui, oui, dis-je à Gaspard.
Cest impossible, nous ne pouvons
nous en aller sans elle.
213
Il baissa la tête, sans une parole, et se mit, avec sa perche,
à
se servir de tous les murs restés debout. Nous longions la maison
voisine, nous passions par-dessus nos étables. Mais, dès
que
nous débouchâmes dans la rue, un cri nous échappa.
Le courant,
qui nous avait ressaisis, nous emportait de nouveau, nous
ramenait contre notre maison. Ce fut un vertige de quelques
secondes. Nous étions roulés comme une feuille, si rapidement,
que notre cri sacheva dans le choc épouvantable du radeau
sur
les tuiles. Il y eut un déchirement, les planches déclouées
tourbillonnèrent,
nous fûmes tous précipités. Jignore ce qui
se passa
alors. Je me souviens quen tombant je vis tante Agathe à
plat
sur leau, soutenue par ses jupes ; et elle senfonçait,
la tête en
arrière, sans se débattre.
Une vive douleur me fit ouvrir les yeux. Cétait
Pierre qui
me tirait par les cheveux, le long des tuiles. Je restai couché,
stupide, regardant. Pierre venait de replonger. Et, dans
létourdissement où je me trouvais, je fus surpris
dapercevoir
tout dun coup Gaspard, à la place où mon frère
avait disparu :
le jeune homme portait Véronique dans ses bras. Quand il leut
déposée près de moi, il se jeta de nouveau, il
retira Marie, la face
dune blancheur de cire, si raide et si immobile, que je la crus
morte. Puis, il se jeta encore. Mais, cette fois, il chercha inutilement.
Pierre lavait rejoint. Tous deux se parlaient, se donnaient
des indications que je nentendais pas. Comme ils remontaient
sur le toit, épuisés :
Et tante Agathe ! criai-je, et Jacques
! et Rose !
Ils secouèrent la tête. De grosses larmes roulaient dans
leurs yeux. Aux quelques mots quils me dirent, je compris que
Jacques avait eu la tête fracassée par le heurt dune
poutre. Rose
sétait cramponnée au cadavre de son mari, qui lavait
emportée.
Tante Agathe navait pas reparu. Nous pensâmes que son corps,
214
poussé par le courant, était entré dans la maison,
au-dessous de
nous, par une fenêtre ouverte.
Et, me soulevant, je regardai vers la toiture
où Aimée se
cramponnait quelques minutes auparavant. Mais leau montait
toujours. Aimée ne hurlait plus. Japerçus seulement
ses deux
bras raidis, quelle levait pour tenir ses enfants hors de leau.
Puis, tout sabîma, la nappe se referma, sous la lueur dormante
de la lune.
V
Nous nétions plus que cinq sur le toit. Leau nous
laissait à
peine une étroite bande libre, le long du faîtage. Une
des cheminées
venait dêtre emportée. Il nous fallut soulever Véronique
et
Marie évanouies, les tenir presque debout, pour que le flot ne
leur mouillât pas les jambes. Elles reprirent enfin connaissance,
et notre angoisse saccrut, à les voir trempées,
frissonnantes,
crier de nouveau quelles ne voulaient pas mourir. Nous les rassurions
comme on rassure les enfants, en leur disant quelles ne
mourraient pas, que nous empêcherions bien la mort de les
prendre. Mais elles ne nous croyaient plus, elles savaient bien
quelles allaient mourir. Et, chaque fois que ce mot « mourir
»
tombait comme un glas, leurs dents claquaient, une angoisse les
jetait au cou lune de lautre.
Cétait la fin. Le village détruit
ne montrait plus, autour de
nous, que quelques pans de murailles. Seule, léglise dressait
son clocher intact, doù venaient toujours des voix, un
murmure
de gens à labri. Au loin, ronflait la coulée énorme
des eaux.
Nous nentendions même plus ces éboulements de maisons,
pareils à des charrettes de cailloux brusquement déchargées.
215
Cétait un abandon, un naufrage en plein Océan, à
mille lieues
des terres.
Un instant, nous crûmes surprendre à
gauche un bruit de
rames. On aurait dit un battement, doux, cadencé, de plus en
plus net. Ah ! quelle musique despoir, et comme nous nous
dressâmes tous pour interroger lespace ! Nous retenions
notre
haleine. Et nous napercevions rien. La nappe jaune sétendait,
tachée dombres noires ; mais aucune de ces ombres, cimes
darbres, restes de murs écroulés, ne bougeait. Des
épaves, des
herbes, des tonneaux vides, nous causèrent des fausses joies
;
nous agitions nos mouchoirs, jusquà ce que, notre erreur
reconnue,
nous retombions dans lanxiété qui frappait toujours
nos oreilles, de ce bruit sans que nous pussions découvrir doù
il
venait.
Ah ! je la vois, cria Gaspard, brusquement.
Tenez ! là-bas,
une grande barque !
Et il nous désignait, le bras tendu, un point éloigné.
Moi, je
ne voyais rien ; Pierre, non plus. Mais Gaspard sentêtait.
Cétait
bien une barque. Les coups de rames nous arrivaient plus distincts.
Alors, nous finîmes aussi par lapercevoir. Elle filait lentement,
ayant lair de tourner autour de nous, sans approcher.
Je me souviens quà ce moment nous fûmes comme fous.
Nous
levions les bras avec fureur, nous poussions des cris, à nous
briser
la gorge. Et nous insultions la barque, nous la traitions de
lâche. Elle, toujours noire et muette, tournait plus lentement.
Était-ce réellement une barque ? je lignore encore.
Quand nous
crûmes la voir disparaître, elle emporta notre dernière
espérance.
Désormais, à chaque seconde, nous nous attendions à
être
engloutis, dans la chute de la maison. Elle se trouvait minée,
elle
nétait sans doute portée que par quelque gros mur,
qui allait
lentraîner tout entière, en sécroulant.
Mais ce dont je tremblais
216
surtout, cétait de sentir la toiture fléchir sous
notre poids. La
maison aurait peut-être tenu toute la nuit ; seulement, les tuiles
saffaissaient, battues et trouées par les poutres. Nous
nous
étions réfugiés vers la gauche, sur des chevrons
solides encore.
Puis, ces chevrons eux-mêmes parurent faiblir. Certainement,
ils senfonceraient, si nous restions tous les cinq entassés
sur un
si petit espace.
Depuis quelques minutes, mon frère
Pierre avait remis sa
pipe à ses lèvres, dun geste machinal. Il tordait
sa moustache
de vieux soldat, les sourcils froncés, grognant de sourdes paroles.
Ce danger croissant qui lentourait et contre lequel son courage
ne pouvait rien, commençait à limpatienter fortement.
Il
avait craché deux ou trois fois dans leau, dun air
de colère méprisante.
Puis, comme nous enfoncions toujours, il se décida, il
descendit la toiture.
Pierre ! Pierre ! criai-je, ayant peur
de comprendre.
Il se retourna et me dit tranquillement :
Adieu, Louis
Vois-tu, cest
trop long pour moi. Ça vous
fera de la place.
Et, après avoir jeté sa pipe la première, il se
précipita lui-
même, en ajoutant :
Bonsoir, jen ai assez !
Il ne reparut pas. Il était nageur médiocre. Dailleurs,
il
sabandonna sans doute, le coeur crevé par notre ruine et
par la
mort de tous les nôtres, ne voulant pas leur survivre.
Deux heures du matin sonnèrent à
léglise. La nuit allait finir,
cette horrible nuit déjà si pleine dagonies et de
larmes. Peu
à peu, sous nos pieds, lespace encore sec se rétrécissait
; cétait
217
un murmure deau courante, de petits flots caressants qui
jouaient et se poussaient. De nouveau, le courant avait changé
;
les épaves passaient à droite du village, flottant avec
lenteur,
comme si les eaux près datteindre leur plus haut niveau,
se fussent
reposées, lasses et paresseuses.
Gaspard, brusquement, retira ses souliers
et sa veste. Depuis
un instant, je le voyais joindre les mains, sécraser les
doigts. Et, comme je linterrogeais :
Écoutez, grand-père,
dit-il, je meurs, à attendre. Je ne
puis plus rester
Laissez-moi faire, je la sauverai.
Il parlait de Véronique. Je voulus combattre son idée.
Jamais
il naurait la force de porter la jeune fille jusquà
léglise.
Mais lui, sentêtait.
Si ! si ! jai de bons bras, je
me sens fort
Vous allez voir !
Et il ajoutait quil préférait tenter ce sauvetage
tout de
suite, quil devenait faible comme un enfant, à écouter
ainsi la
maison sémietter sous nos pieds.
Je laime, je la sauverai, répétait-il.
Je demeurai silencieux, jattirai Marie contre ma poitrine.
Alors, il crut que je lui reprochais son égoïsme damoureux,
il
balbutia :
Je reviendrai prendre Marie, je vous
le jure. Je trouverai
bien un bateau, jorganiserai un secours quelconque
Ayez
confiance, grand-père.
Il ne conserva que son pantalon. Et, à demi-voix, rapidement,
il adressait des recommandations à Véronique : elle ne
se
débattrait pas, elle sabandonnerait sans un mouvement,
elle
218
naurait pas peur surtout. La jeune fille, à chaque phrase,
répondait
oui, dun air égaré. Enfin, après avoir fait
un signe de
croix, bien quil ne fût guère dévot dhabitude,
il se laissa glisser
sur le toit, en tenant Véronique par une corde quil lui
avait
nouée sous les bras. Elle poussa un grand cri, battit leau
de ses
membres, puis, suffoquée, sévanouit.
Jaime mieux ça, me cria
Gaspard. Maintenant, je réponds
delle.
On simagine avec quelle angoisse je les suivis des yeux. Sur
leau blanche, je distinguais les moindres mouvements de Gaspard.
Il soutenait la jeune fille, à laide de la corde, quil
avait
enroulée autour de son propre cou ; et il la portait ainsi, à
demi
jetée sur son épaule droite. Ce poids écrasant
lenfonçait par
moments ; pourtant, il avançait, nageant avec une force surhumaine.
Je ne doutais plus, il avait déjà parcouru un tiers de
la
distance, lorsquil se heurta à quelque mur caché
sous leau. Le
choc fut terrible. Tous deux disparurent. Puis, je le vis reparaître
seul ; la corde devait sêtre rompue. Il plongea à
deux reprises.
Enfin, il revint, il ramenait Véronique, quil reprit sur
son
dos. Mais il navait plus de corde pour la tenir, elle lécrasait
davantage.
Cependant, il avançait toujours. Un tremblement me
secouait, à mesure quils approchaient de léglise.
Tout à coup,
je voulus crier, japercevais des poutres qui arrivaient de biais.
Ma bouche resta grande ouverte : un nouveau choc les avait séparés,
les eaux se refermèrent.
À partir de ce moment, je demeurai
stupide. Je navais plus
quun instinct de bête veillant à sa conservation.
Quand leau
avançait, je reculais. Dans cette stupeur, jentendis longtemps
un rire, sans mexpliquer qui riait ainsi près de moi. Le
jour se
levait, une grande aurore blanche. Il faisait bon, très frais
et très
calme, comme au bord dun étang dont la nappe séveille
avant
le lever du soleil. Mais le rire sonnait toujours ; et, en me tour
219
nant, je trouvai Marie, debout dans ses vêtements mouillés.
Cétait elle qui riait.
Ah ! la pauvre chère créature,
comme elle était douce et jolie,
à cette heure matinale ! Je la vis se baisser, prendre dans le
creux de sa main un peu deau, dont elle se lava la figure. Puis,
elle tordit ses beaux cheveux blonds, elle les noua derrière
sa
tête. Sans doute, elle faisait sa toilette, elle semblait se croire
dans sa petite chambre, le dimanche, lorsque la cloche sonnait
gaiement. Et elle continuait à rire, de son rire enfantin, les
yeux
clairs, la face heureuse.
Moi, je me mis à rire comme elle, gagné
par sa folie. La terreur
lavait rendue folle, et cétait une grâce du
ciel, tant elle paraissait
ravie de la pureté de cette aube printanière.
Je la laissais se hâter, ne comprenant
pas, hochant la tête
tendrement. Elle se faisait toujours belle. Puis, quand elle se
crut prête à partir, elle chanta un de ses cantiques de
sa fine
voix de cristal. Mais, bientôt, elle sinterrompit, elle
cria, comme
si elle avait répondu à une voix qui lappelait et
quelle entendait
seule :
Jy vais ! jy vais !
Elle reprit son cantique, elle descendit la pente du toit, elle
entra dans leau, qui la recouvrit doucement, sans secousse. Je
navais pas cessé de sourire. Je regardais dun air
heureux la
place où elle venait de disparaître.
Ensuite, je ne me souviens plus. Jétais
tout seul sur le toit.
Leau avait encore monté. Une cheminée restait debout,
et je
crois que je my cramponnais de toutes mes forces, comme un
animal qui ne veut pas mourir. Ensuite, rien, rien, un trou noir,
le néant.
220
VI
Pourquoi suis-je encore là ? On ma dit que les gens de
Saintin étaient venus vers six heures, avec des barques, et quils
mavaient trouvé couché sur une cheminée,
évanoui. Les eaux
ont eu la cruauté de ne pas memporter après tous
les miens,
pendant que je ne sentais plus mon malheur.
Cest moi, le vieux, qui me suis entêté
à vivre. Tous les autres
sont partis, les enfants au maillot, les filles à marier, les
jeunes ménages, les vieux ménages. Et moi, je vis ainsi
quune
herbe mauvaise, rude et séchée, enracinée aux cailloux
! Si
javais du courage, je ferais comme Pierre, je dirais : «
Jen ai
assez, bonsoir ! » et je me jetterais dans la Garonne, pour men
aller par le chemin que tous ont suivi. Je nai plus un enfant,
ma
maison est détruite, mes champs sont ravagés. Oh ! le
soir,
quand nous étions tous à table, les vieux au milieu, les
plus jeunes
à la file, et que cette gaieté mentourait et me
tenait chaud !
Oh ! les grands jours de la moisson et de la vendange, quand
nous étions tous au travail, et que nous rentrions gonflés
de
lorgueil de notre richesse ! Oh ! les beaux enfants et les belles
vignes, les belles filles et les beaux blés, la joie de ma vieillesse,
la vivante récompense de ma vie entière ! Puisque tout
cela est
mort, mon Dieu ! pourquoi voulez-vous que je vive ?
Il ny a pas de consolation. Je ne veux
pas de secours. Je
donnerai mes champs aux gens du village qui ont encore leurs
enfants. Eux, trouveront le courage de débarrasser la terre des
épaves et de la cultiver de nouveau. Quand on na plus
denfants, un coin suffit pour mourir.
Jai eu une seule envie, une dernière
envie. Jaurais voulu
retrouver les corps des miens, afin de les faire enterrer dans notre
cimetière, sous une dalle où je serais allé les
rejoindre. On
221
racontait quon avait repêché, à Toulouse,
une quantité de cadavres
emportés par le fleuve. Je me suis décidé à
tenter le voyage.
Quel épouvantable désastre !
Près de deux mille maisons
écroulées ; sept cents morts ; tous les ponts emportés
; un quartier
rasé, noyé sous la boue ; des drames atroces ; vingt mille
misérables demi-nus et crevant la faim ; la ville empestée
par les
cadavres, terrifiée par la crainte du typhus ; le deuil partout,
les
rues pleines de convois funèbres, les aumônes impuissantes
à
panser les plaies. Mais je marchais sans rien voir, au milieu de
ces ruines. Javais mes ruines, javais mes morts, qui
mécrasaient.
On me dit quen effet beaucoup de corps
avaient pu être
repêchés. Ils étaient déjà ensevelis,
en longues files, dans un
coin du cimetière. Seulement, on avait eu le soin de photographier
les inconnus. Et cest parmi ces portraits lamentables que
jai trouvé ceux de Gaspard et de Véronique. Les
deux fiancés
étaient demeurés liés lun à lautre,
par une étreinte passionnée,
échangeant dans la mort leur baiser de noces. Ils se serraient
encore si puissamment, les bras raidis, la bouche collée sur
la
bouche, quil aurait fallu leur casser les membres pour les séparer.
Aussi les avait-on photographiés ensemble, et ils dormaient
ensemble sous la terre.
Je nai plus queux, cette image
affreuse, ces deux beaux
enfants gonflés par leau, défigurés, gardant
encore sur leurs
faces livides lhéroïsme de leur tendresse. Je les
regarde, et je
pleure.
FIN
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