Emile Zola
Le Naturalisme au théâtre
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XI. Les Exemples LA TRAGEDIE I Pendant la première représentation, au Théâtre-Français, de Rome vaincue, la nouvelle tragédie de M. Alexandre Parodi, rien ne ma intéressé comme lattitude des derniers romantiques qui se trouvaient dans la salle. Ils étaient furibonds; mais, en petit nombre, noyés dans la foule, ils restaient impuissants et perdus. Voilà donc où nous en sommes, la grande querelle de 1830 est bien finie, une tragédie peut encore se produire sans rencontrer dans le public un parti pris contre elle; et demain un drame romantique serait joué, quil bénéficierait de la même tolérance. La liberté littéraire est conquise. A vrai dire, je veux voir dans le bel éclectisme du public un jugement très sain porté sur les deux formes dramatiques. La formule classique est dune fausseté ridicule, cela na plus besoin dêtre démontré. Mais la formule romantique est tout aussi fausse; elle a simplement substitué une rhétorique à une rhétorique, elle a créé un jargon et des procédés plus intolérables encore. Ajoutez que les deux formules sont à peu près aussi vieilles et démodées lune que lautre. Alors, il est de toute justice de tenir la balance égale entre elles. Soyez classiques, soyez romantiques, vous nen faites pas moins de lart mort, et lon ne vous demande que davoir du talent pour vous applaudir, quelle que soit votre étiquette. Les seules pièces qui réveilleraient, dans une salle, la passion des querelles littéraires, ce seraient les pièces conçues daprès une nouvelle et troisième formule, la formule naturaliste. Cest là ma croyance entêtée. M. Alexandre Parodi ne va pas moins être mis bien au-dessous de Ponsard et de Casimir Delavigne par les amis de nos poètes lyriques. Jai déjà entendu nommer Luce de Lancival. On laccuse de ne pas savoir faire les vers, ce qui est certain, si le vers typique est ce vers admirablement forgé et ciselé des petits-fils de Victor Hugo. On lui reproche encore dêtre retourné aux Romains, davoir dramatisé une fois de plus lantique et barbare histoire de la vestale enterrée vive, pour sêtre oubliée dans lamour dun homme. Tout cela est bien grossi par lennui légitime que les derniers romantiques ont dû éprouver en voyant réussir une tragédie. Il est bon de remettre les choses en leur place. Lauteur, en effet, a choisi un sujet fort connu. Seulement, il serait injuste de ne pas lui tenir compte de la façon dont il a mis ce sujet en uvre. On est au lendemain de la bataille de Cannes, Rome est perdue, lorsque les augures annoncent quune vestale a trahi son vu et quil faut apaiser les dieux, si lon désire sauver la patrie. Voilà, du coup, le cadre qui sélargit. Opimia, la vestale parjure, grandit et devient brusquement héroïque. Il y a bien à côté un drame amoureux: elle aime le soldat Lentulus, qui est venu annoncer la défaite de Paul-Emile. Mais lidée patriotique domine, et si Opimia revient se livrer après sêtre sauvée avec son amant, cest que la patrie la réclame. Et je veux répondre aussi à la ridicule querelle quon fait à lauteur, en lui reprochant davoir pris pour nud de son drame une superstition odieuse. Cette superstition sappelait alors une croyance, et dès lors la question sélève. Si tout le peuple de Rome croyait fermement acheter la victoire par lensevelissement épouvantable dOpimia, cet ensevelissement prenait aussitôt un caractère de nécessité grandiose. Elle-même, si elle avait la foi, se sacrifiait avec autant de noblesse que le soldat donnant son sang à la patrie. Je vais même plus loin, jadmets que loncle dOpimia, Fabius, qui la juge et lenvoie à la mort, soit assez éclairé et assez sceptique pour ne pas croire à lefficacité matérielle de lagonie affreuse dune pauvre enfant; il agit cependant en ardent patriote, en consentant à cette agonie, qui peut rendre le courage au peuple et faire sortir de terre de nouveaux défenseurs. Certes, on restreindrait fort le domaine dramatique, si lon refusait la foi comme moyen. Lauteur est à Rome et non à Paris. Je trouve même fâcheux son personnage du poète Ennius quil a créé uniquement pour plaider les droits de lhumanité. Ennius ma paru singulièrement moderne. Cela prouve que M. Alexandre Parodi a prévu lobjection des personnes sensibles, et quil a voulu leur faire une concession. Je crois que la tragédie aurait encore gagné en largeur, en acceptant lhorreur entière du sujet. On tue Opimia parce que la patrie dalors veut quon la tue, et cest tout, cela suffit. Dailleurs, le mérite de Rome vaincue est surtout dans le développement de lidée première. Opimia a pour aïeule une vieille femme aveugle, Postumia, qui vient la disputer à ses juges avec un emportement superbe. De ses bras tendus, de ses mains tremblantes, elle cherche sa fille, la serre avec des cris de révolte. Elle supplie les juges, se traîne à leurs genoux, puis les insulte, quand ils se montrent impitoyables. La scène a fait un grand effet. Mais elle nest que la préparation dune autre scène, que je trouve plus large encore. Quand Postumia voit Opimia perdue, elle veut tout au moins abréger son agonie, elle lui apporte un poignard. Et, comme la pauvre fille a les mains liées et quelle ne peut se frapper elle-même, laïeule lui demande où est la place de son cur, puis la tue. Au dénoûment, lorsque la nouvelle de la retraite dAnnibal fait courir tout le peuple aux remparts, Postumia, restée seule à la porte du caveau dOpimia, y descend, pour mourir à côté du corps de lenfant. Eh bien, cela est absolument grand. Lhomme qui a trouvé cela est un tempérament dramatique de première valeur. Si une pareille situation se trouvait dans un drame, accommodée au ragoût romantique, nos poètes nauraient pas assez dexclamations pour crier au génie. Sans doute, la forme classique me gêne; mais la forme romantique me gênerait tout autant. Je ne puis donc que trouver très remarquable linvention de la vieille aveugle, disputant sa fille à la mort jusquà la dernière heure, et la tuant elle-même pour que la mort lui soit plus douce. Cette figure est posée avec beaucoup de puissance. Je nai pas cru devoir raconter la pièce en détail. Au courant de la discussion, lanalyse se fait delle-même. Cest ainsi que je dois parler dun esclave gaulois, Vestaepor, employé dans le temple de Vesta, et qui favorise les amours et la fuite dOpimia et de Lentulus. M. Alexandre Parodi semble avoir voulu marquer encore dans ce personnage la force de la foi. Vestaepor aide les amants à se sauver, parce quil déteste Rome et quil croit à la colère des dieux; si les dieux nont pas leur victime, ils consommeront la perte des Romains, ils vengeront lesclave et le réuniront à ses deux fils, qui combattent dans larmée dAnnibal. Ce personnage est dinvention ordinaire, légèrement mélodramatique même; mais je voulais le signaler, pour montrer lidée de foi et de patriotisme qui plane sur toute luvre. Le succès a été grand, surtout pour les deux derniers actes. Voici, dailleurs, exactement le bilan de la soirée. Un premier acte très large, le Sénat assemblé pour délibérer après la défaite de Cannes, et larrivée de Lentulus, qui raconte la bataille dans un long récit fortement applaudi. Un second acte dans le temple de Vesta, décor superbe, mais action lente et dintérêt médiocre; cest là quOpimia se trahit. Un troisième acte dans le bois sacré de Vesta, le moins bon des cinq; Opimia et Lentulus, aidés par Vestaepor, se sauvent, grâce à un souterrain. Un quatrième acte, dune grande beauté; Opimia est revenue se livrer, on la condamne, et Postumia la dispute à ses juges. Enfin, un cinquième acte, dont le dénoûment reste superbe, encore un décor magnifique, le Champ Scélérat, avec le caveau où lon descend le corps de la vestale tuée par laïeule. Le vers de M. Alexandre Parodi na pas, je le répète, la facture savante de nos poètes contemporains. Il manque de lyrisme, cette flamme du vers sans laquelle on semble croire aujourdhui que le vers nexiste pas. Quant à moi, je suis persuadé que M. Alexandre Parodi a réussi justement parce quil nest pas un poète lyrique. Il fabrique ses hexamètres en homme consciencieux qui tient à être correct; parfois, il rencontre un beau vers, et cest tout. Aucun souci de décrocher les étoiles. Oserai-je lavouer? cela ne me fâche pas outre mesure. Il nest pas poète comme nous lentendons depuis une cinquantaine dannées; eh bien, il nest pas poète, cest entendu. Mettons quil écrit en prose. Ce qui me blesse davantage, cest lamphigouri classique dans lequel il se noie, et jarrive ici à la seule querelle que je veuille lui faire. Comment se fait-il quun jeune homme de trente-quatre ans, dit-on, un écrivain qui paraît avoir une vaste ambition, puisse ainsi claquemurer son vol dans une formule devenue grotesque? Je ne lui conseille pas, ah! certes, non! de tomber dans lautre formule, la formule romantique, peut-être plus grotesque encore; mais je fais appel à toute sa jeunesse, à toute son ambition, et je le supplie douvrir les yeux à la vérité moderne. Il y a une place à prendre, une place immense, écrire la tragédie bourgeoise contemporaine, le drame réel qui se joue chaque jour sous nos yeux. Cela est autrement grand, vivant et passionnant, que les guenilles de lantiquité et du moyen âge. Pourquoi va-t-il sessouffler et fatalement se rapetisser dans un genre mort? Pourquoi ne tente-t-il pas de renouveler notre théâtre et de devenir un chef, au lieu de patauger dans le rôle de disciple? Il a de la volonté et une véritable largeur de vol. Cest ce quil faut avoir pour aborder le vrai, au-dessus des écoles et du raffinement des artistes simplement ciseleurs. II La tragédie en quatre actes et en vers, Spartacus, que M. Georges Talray vient de faire jouer à lAmbigu, a une histoire quil est bon de conter pour en tirer des enseignements. Lauteur, ma-t-on dit, est un homme riche, bien apparenté, qui a été mordu de la passion du théâtre, comme dautres heureux de ce monde sont mordus de la passion du jeu, des femmes ou des chevaux. Certes, on ne saurait trop le féliciter et lencourager. Un homme qui sennuie et qui songe à écrire des tragédies en quatre actes, lorsquil pourrait donner des hôtels à des danseuses, est à coup sûr digne de tous les respects. Pouvoir être Mécène et consentir à devenir Virgile, voilà qui dénote une noble activité desprit, un souci des amusements les plus dignes et les plus élevés. Naturellement, M. Talray entend être maître absolu dans le théâtre où on le joue. Quand on a le moyen de mettre ses pièces dans leurs meubles, on serait bien sot de les loger en garni à la Comédie-Française ou à lOdéon. Cela explique pourquoi M. Talray sest adressé une première fois au théâtre-Déjazet, et la seconde fois à lAmbigu. Seules les méchantes langues laissent entendre que M. Perrin et M. Duquesnel auraient pu refuser ses pièces, fruits dun noble loisir. M. Talray veut simplement passer de son salon sur la scène, sans quitter son appartement; et, sil na pas bâti un théâtre, cest que le temps a dû lui manquer. Il cherche donc une salle à louer, accepte le premier théâtre en déconfiture qui se présente, en se disant que les chefs-duvre honorent les planches les plus encanaillées. Une légende sest formée sur la façon magnifique dont il sest conduit au théâtre-Déjazet. Il sagissait seulement dun petit acte, je crois; et les ouvreuses elles-mêmes ont reçu en cadeau des bonnets neufs. A lAmbigu, la solennité sélargit. Songez donc! une tragédie en quatre actes, quelque chose comme dix-huit cents vers! Aussi le bruit sest-il répandu que le directeur a demandé au poète quinze mille francs, pour jouer sa pièce quinze fois; je ne parle pas des décors, des costumes, des accessoires. Les chiffres ne sont peut-être pas exacts; mais il nen est pas moins certain que lauteur paye les frais et présente son uvre au public, directement, sans lavoir soumise au jugement de personne. Ah! cest le rêve, et les gens très riches peuvent seuls se permettre une pareille tentative. Jai entendu soutenir brillamment cette opinion, que lauteur devait avoir un théâtre à lui et jouer lui-même ses pièces, sil voulait donner sa pensée tout entière, dans sa verdeur et sa vérité. Les deux plus grands génies dramatiques, Shakespeare et Molière, ont entendu ainsi le théâtre, et ne sen sont pas mal trouvés. Seulement, cette trinité de lauteur, du directeur et de lacteur réunis en une seule personne, nest pas dans nos murs, et tous les essais quon a pu tenter de nos jours ont échoué misérablement. Je suis allé à lAmbigu avec une grande curiosité, très décidé à mintéresser au Spartacus de M. Talray. Notez quil faut un certain courage pour aborder ainsi le public, quand on est un simple amateur: on sexpose aux plaisanteries de ses amis, aux rudesses de la critique, aux rires de la foule. Il est entendu quun auteur qui paye et qui tombe, est doublement ridicule. Châtiment mérité, dira-t-on. Peut-être. Mais jaime cette belle confiance des poètes qui risquent ainsi tranquillement le ridicule, et qui souvent même lachètent très cher. Jarrive et jécoute religieusement. Il faut vous dire, avant tout, que M. Talray sest absolument moqué de lhistoire. Son Spartacus est dune grande fantaisie. Javoue que cela ne me fâche pas outre mesure. Les auteurs dramatiques ont toujours traité lhistoire avec tant de familiarité, quun mensonge de plus ou de moins importe peu. Nous sommes en pleine imagination, cest chose convenue. Seulement, ce quon peut demander, cest que limagination ne batte pas la campagne, au point dahurir le monde. Or, M. Talray a une façon de traiter le théâtre très dangereuse pour le public bon enfant, qui vient naïvement voir ses pièces, avec lintention de les comprendre. Je vais tenter danalyser son Spartacus en quelques mots; et je demande à lavance pardon si je me trompe, car ce ne serait vraiment pas ma faute. Spartacus a pour père un prêtre dIsis, nommé Séphare, qui nourrit les plus grands projets; on ne sait pas bien lesquels, il parle du bonheur du genre humain, il lance lanathème sur Rome, et je suis porté à croire quil rêve laffranchissement des esclaves, avec des vues particulières et lointaines sur la Révolution française. Bref, ce Séphare, entré comme intendant chez le consul Crassus, commence son beau rôle de régénérateur en donnant Camille, la fille de son maître, pour maîtresse à son fils Spartacus, alors gladiateur. Voilà qui nest pas propre; mais la passion du sectaire est, à la rigueur, une excuse. Il y a une autre femme dans laventure, Myrrha, une courtisane à ce quon peut croire. Séphare est aussi très bien avec celle-là, si bien même quils complotent ensemble lempoisonnement du gardien des jeux. Décidément, ce prêtre dIsis manque de sens moral. Quand le gardien des jeux est mort, Myrrha obtient du préteur Métellus son amant la place du défunt pour Spartacus. Le héros, ramassant sous ses ordres les gladiateurs et la plèbe de la ville, suscite alors une révolte, brûle Rome, se bat pour laffranchissement des esclaves. Rien de stupéfiant comme la mise en uvre dramatique de cet épisode. Le préteur Métellus est gris, la courtisane Myrrha embellit la fête, on voit Rome brûler sur un transparent, et un chur arrive, on ignore pourquoi, qui chante, je crois, le bon vin et la liberté. Cependant, Camille, la maîtresse de Spartacus, joue là dedans un rôle symbolique. Elle doit être la liberté en personne, jimagine. Au dénoûment, Spartacus, après avoir battu les Romains, est à son tour sur le point dêtre vaincu. Il se tue dun coup de poignard en pleine poitrine; Camille devient folle sur son cadavre; et, quand le consul Crassus se présente, Séphare le traite de la belle façon, lui montre sa fille folle, et lui annonce quun jour le fils de Spartacus et de Camille reprendra luvre de délivrance. Sur quoi, un chur envahit de nouveau la scène, et la toile tombe sur la reprise des couplets du troisième acte. Jécoutais donc attentivement. Limpression des premières scènes était assez agréable. Le carnaval romain, ce décor large et à style sévère, ces personnages aux draperies de couleur tendre, me reposaient du carnaval romantique, des guenilles et des armures du moyen âge. Vraiment, les femmes sont adorables, les cheveux cerclés dor, les bras nus, dans ces étoffes souples, où leur corps libre roule si voluptueusement. Puis, jattrapais par-ci par-là un bout de vers assez mal rimé, mais dune musique sonore et éclatante. Enfin, je ne mennuyais pas, jattendais de comprendre sans trop dimpatience. Au milieu du premier acte, cependant, comme jétais de plus en plus attentif, jai commencé à éprouver une légère douleur aux tempes. Une consternation peu à peu menvahissait, car je ne comprenais toujours pas, malgré mes efforts. Javais beau ouvrir les oreilles, tendre lesprit, répéter tout bas les mots que je saisissais, le sens méchappait, les paroles tombaient comme des bruits qui senvolaient, avant davoir formé des phrases. Maintenant, la pesanteur des tempes me gagnait le crâne et me roidissait le cou. Alors, lennui est arrivé, dabord discret, un léger bâillement dissimulé entre les doigts, une envie sourde de penser à autre chose; puis, il sest élargi, il est devenu immense, insondable, sans borne. Oh! lennui sans espoir, lennui écrasant qui descend dans chaque membre, dont on sent le poids dans les mains et dans les pieds! Et impossible déchapper à ce lent écrasement, les personnages simposent; on les hait, on voudrait les supprimer, mais leur voix est comme un flot entêté qui bat, qui entame et qui noie les têtes les plus dures; même quand on baisse les yeux pour ne plus les voir, on les sent, ou croit les avoir sur les épaules. Un malheur public, un deuil, sont moins lourds. Ce qui me consternait surtout, cétait Séphare, le prêtre dIsis. Pourquoi un prêtre dIsis? Sans doute lauteur avait mis là-dessous le sens philosophique de son uvre. La pièce restait tellement incompréhensible, quelle devait cacher quelque vérité supérieure. Les scènes se déroulaient: je songeais aux hypogées, aux pyramides, aux secrets que le Nil roule dans ses eaux boueuses. Je me sentais très bête, je tournais à lahurissement. Lorsquon sest mis à chanter, jai eu lenvie ardente de me sauver, parce que tout espoir de comprendre sen allait décidément. Mais jétais trop engourdi; jappartenais à lennui vainqueur. Jai promis de tirer des enseignements de cette histoire. Le premier est que la tentative de M. Talray reste en elle-même excellente, et quon ne saurait trop engager les auteurs riches à limiter. Mais le point sur lequel je veux surtout insister est que, désormais, les gens du monde devront avoir pour les simples écrivains quelque respect; car, si jai vu parfois des écrivains ressembler à des princes dans un salon, je nai jamais vu un homme du monde qui ne se rendît parfaitement ridicule, en écrivant un roman ou une pièce de théâtre. Certes, je le répète, je ne veux en aucune façon décourager M. Talray. La distraction quil a choisie est louable. Ses vers sont médiocres, mais pleins de bonne volonté. Puis, jaurais peur denlever leur dernière planche de salut aux théâtres menacés de faillite. Les auteurs sont rares qui consentent à payer chèrement leurs chutes. En somme, des pièces comme Spartacus ne font de mal à personne. On sait de quelle façon on doit les prendre. M. Talray lui-même, si son échec le contrarie, peut dire à ses amis quil a simplement voulu tenir une gageure. Mon Dieu! oui, il aurait parié, après un déjeuner de garçons, dennuyer le public et dahurir la critique; et son pari serait gagné, oh! bien gagné!
I On nous a donné des détails touchants sur M. Paul Delair. Il aurait trente-sept ans, il serait sans fortune et aurait dû prendre sur ses nuits pour écrire Garin, le drame en vers joué à la Comédie-Française; cette uvre, écrite il y a huit ou neuf ans déjà, reçue à correction, puis récrite en partie et montée enfin, représenterait de longs efforts, une grande somme de courage, et serait une de ces parties décisives où un écrivain joue sa vie. Eh bien! tous ces détails me troublent, et je nai jamais senti davantage combien la vérité est parfois douloureuse à dire. Heureusement, je suis peut-être le seul à pouvoir la dire, sans trop de remords, car mon autorité est fort discutée, et jusquà présent on a paru croire que ma franchise ne faisait de tort quà moi-même. Nous sommes au commencement du treizième siècle, dans une de ces lointaines époques historiques qui justifient au théâtre toutes les erreurs et toutes les fantaisies. Herbert, baron de Sept-Saulx, un burgrave selon le poncif romantique, a auprès de lui son neveu Garin, homme farouche, et un fils bâtard, Aimery, homme tendre, quil a eu dune serve. Or, un jour dennui, Herbert, ayant fait entrer dans son château une bande dÉgyptiens, séprend de la belle Aïscha, quil épouse séance tenante. Et voilà le crime dans la maison, Aïscha pousse Garin, qui ladore, à tuer Herbert, dont la vieillesse limportune sans doute. Mais, au lendemain du meurtre, le soir des noces, lorsque les deux coupables vont se prendre aux bras lun de lautre, le spectre du vieillard se dresse entre eux, Garin a des hallucinations vengeresses qui lui montrent chaque nuit Aïscha au cou dHerbert assassiné. Aimery, chassé par son père, revient alors comme un justicier. Il provoque Garin, il va le tuer, lorsque celui-ci revoit la terrible vision et tremble ainsi quun enfant. Aïscha, qui sest empoisonnée, avoue le crime; Garin se tue sur son cadavre; et Aimery peut ainsi épouser une sur de lassassin, Alix, dont je nai pas parlé. Voilà. Mon Dieu! le sujet mimporte peu. On a fait remarquer avec raison que cétait là un mélange de Macbeth, des Burgraves et dune autre pièce encore. La seule réponse est quon prend son bien où on le trouve; Corneille et Molière ont écrit leurs plus belles uvres avec des morceaux pillés un peu partout. Mais il faut alors apporter une individualité puissante, refondre le métal quon emprunte et dresser sa statue dans une attitude originale. Or, M. Paul Delair sest contenté de ressasser toutes les situations connues, sans en tirer un seul effet qui lui soit personnel. Cela est long, terriblement long, sans accent nouveau, dune extravagance entêtée dans le sublime, dune conviction qui ma attristé, tellement elle est naïve parfois. Faut-il discuter? Rien ne tient debout dans cette fable extraordinaire. Cest un cauchemar en pleine obscurité. Les personnages sont découpés dans ce romantisme de 1830, si démodé à cette heure. Ils nont dautre raison dêtre que des formules toutes faites, ils portent des étiquettes dans le dos: le seigneur, le bâtard, la serve, le manant; et cela doit nous suffire, lauteur se dispense dès lors de leur donner un état civil, de leur souffler une personnalité distincte. Ce sont des marionnettes convenues quil manuvre imperturbablement, en dehors de toute vérité historique et de toute analyse humaine. Voila le côté commode du drame romantique, tel que le comprend encore la queue de Victor Hugo. Il ne demande ni observation ni originalité; on en trouve les morceaux dans un tiroir, et il ne sagit que de les ajuster, avec plus ou moins dadresse. Je me rappellerai toujours la belle réponse de ce poète auquel je demandais: «Mais pourquoi ne faites-vous pas un drame moderne?» et qui me répondit, effaré: «Mais je ne peux pas, je ne saurais pas, il me faudrait dix ans détudes pour connaître les hommes et le monde!» Sans doute, si je linterrogeais, M. Paul Delair me ferait aussi cette réponse. Et même, en acceptant le cadre quil a choisi, que de défauts, que derreurs dramatiques! Lorsque ses personnages sortent du poncif, on ne les comprend plus. Ainsi la serve est très nette, parce quelle est simplement la marionnette classique des mélodrames de Bouchardy et dHugo, la paysanne violée par le seigneur et devenue folle, qui se promène dans laction en prophétisant le dénoûment et en aidant la Providence. Herbert, le seigneur, est également une bonne ganache de loup féodal qui se laisse injurier par le premier bourgeois venu, entré chez lui pour lui dire ses quatre vérités et lui annoncer la Révolution française. On les comprend, ceux-là, parce quils sont tout bêtement les vieux amis du public, sur le ventre desquels le public a tapé bien souvent. Mais passez aux personnages que le poète a rêvé de faire originaux, et vous cessez de comprendre, vous entrez dans un fatras de vers stupéfiants où leur humanité se noie, vous ne les voyez plus nettement, parce que ce ne sont pas des figures observées, mais des pantins inventés qui se démentent dune tirade à lautre. Ou des figures poncives, ou des figures fantasmagoriques, voilà le choix. Ainsi, prenons Garin et Aïscha, les deux figures centrales, celles où M. Paul Delair a certainement porté son effort. Je défie bien quau sortir de la représentation, on puisse évoquer distinctement ces figures; et cela vient de ce quelles nont pas de base humaine, de ce que le poète ne nous les a pas expliquées par une analyse logique et claire. Il ne suffit pas de dire quAïscha aime les hommes rouges de sang, pour nous la faire accepter, dans les invraisemblances où elle se meut. Cest elle qui pousse Garin; puis, elle sefface, elle ne paraît plus être du drame; a-t-elle des remords, nen a-t-elle pas? Nous lignorons, faute immense de lauteur, car, si elle ne frissonne pas comme Garin, ou bien si elle ne reste pas violente et superbe, le dominant, devenant le mâle, elle ne nous intéresse plus, elle seffondre. Et cest ce qui arrive, le rôle est très mauvais, une actrice de génie nen tirerait pas un cri humain. Garin de même reste un fantoche; sa lutte avec le remords ne se marque pas assez, on ne voit pas ses élats dâme, sa passion, sa fureur, puis son affolement; tout cela se fond et se brouille dans une phraséologie étonnante, où une fausse poésie délaye à chaque minute la situation dramatique. Au dénoûment surtout, les deux héros mont paru pitoyables. Cette femme qui sempoisonne de son côté, cet homme qui se poignarde du sien, pour finir la pièce, ne meurent pas logiquement, par la force même de la situation; je veux dire que leur mort nest pas une conséquence inévitable de laction, une mort analysée et déduite, ce qui la rend vulgaire. Un autre point ma beaucoup frappé. Après le troisième acte, je me demandais avec curiosité comment M. Paul Delair allait encore trouver la matière de deux actes. Un acte dexposition, un acte pour le meurtre, un acte pour les remords, enfin un acte pour la punition: cela me semblait la seule coupe possible. Mais cela ne faisait que quatre actes, et jétais dautant plus surpris que le gros du drame, le spectre et tout le tremblement se trouvaient au troisième acte, ce qui demandait, pour la bonne distribution dune pièce, un dénoûment rapide, dans un quatrième acte très court. M. Paul Delair voulait cinq actes, et il a tout bonnement rempli son quatrième acte par un interminable couplet patriotique. Javoue que je ne mattendais pas à cela. Tout devait y être, jusquau drapeau français. Parler de la France, sous Philippe-Auguste! prononcer le grand mot de patrie qui navait alors aucun sens! nous montrer un bon jeune homme qui sindigne au nom de lAllemagne, comme après Sedan! Quand donc les auteurs dramatiques comprendront-ils le profond ridicule de ce patriotisme à faux, de cette sottise historique dans laquelle ils sentêtent? Et cela nest guère honnête, je lai déjà dit, car je ne puis voir là quune façon commode de voler les applaudissements du public. Mais ces choses ne sont rien encore, le pis est que M. Paul Delair fait des vers déplorables. Il est certainement un poète plus médiocre que M. Lomon et M. Deroulède, ce qui ma stupéfié. On, ne saurait simaginer les incorrections grammaticales, les tournures baroques, les cacophonies abominables qui emplissent le drame. Les termes impropres y tombent comme une grêle, au milieu de rencontres de mots, dexpressions qui tournent au burlesque. A notre époque où la science du vers est poussée si loin, où le premier parnassien venu fabrique des vers superbes de facture et retentissants de belles rimes, on reste consterné dentendre rouler pendant quatre heures un pareil flot de vers rocailleux et mal rimés. Si M. Paul Delair croit être un poète parce quil a abusé là dedans des lions et des étoiles, du soleil et des fleurs, il se trompe étrangement. Au théâtre, on ne remplace pas lhumanité absente par des images. Les tirades glacent laction, et je signale comme exemple la scène de Garin et dAïscha devant la chambre nuptiale, la grande scène, celle qui devait tout emporter, et qui a paru mortellement froide et ennuyeuse. Comment voulez-vous quon sintéresse à ces poupées qui ne disent pas ce quelles devraient dire et qui enguirlandent ce quelles disent de divagations poétiques absolument folles? Javoue que ce lyrisme à froid me rend malade. En somme, il faut avoir le vers puissant de Victor Hugo pour se permettre un drame de cette extravagance. Je ne prétends pas que Ruy Blas et Hernani soient dune fable beaucoup plus raisonnable. Mais ces uvres demeureront quand même des poèmes immortels. Quant à M Paul Delair, du moment où il na pas le génie lyrique de Victor Hugo, il devrait rester à terre; la folie lui est interdite. Dans son cas, un peu de raison est simplement de lhonnêteté envers le public. Ce nest pas gaiement que je triomphe ici. Je nosais espérer une pièce comme Garin pour montrer le vide et la démence froide des derniers romantiques. Toute la misère de lécole est dans cette uvre. Mais je suis attristé de voir une scène comme la Comédie-Française risquer une partie pareille, perdue à lavance. Sans doute M. Perrin et le comité nont pu se méprendre. Garin, avec le truc de son spectre, avec ses continuelles sonneries de trompettes, avec sa mise en scène de loques et de ferblanterie romantiques, aurait tout au plus été à sa place à la Porte-Saint-Martin; et, certes, ce ne sont pas les vers qui rendent la pièce littéraire. Seulement, on reproche si souvent à la Comédie-Française de ne pas sintéresser à la jeune génération, quil faut bien lui pardonner, lorsquelle fait une tentative, même si elle se trompe. Peut-être ny a-t-il pas mieux, et alors en vérité le romantisme est bien mort. Je préfère les élèves de M. Sardou, sil en a. Voilà mon jugement dans toute sa sévérité. Jai mieux aimé dire nettement à M. Paul Delairce que je pense. Il est dans une voie déplorable, il sapprête de grandes désillusions. Le premier acte de Garin a de la couleur, et ça et là on peut citer quelques beaux vers; mais cest tout. Une pièce pareille enterre un homme. Si M. Paul Delair en produit une seconde taillée sur le même patron, il ne retrouvera même pas la première indulgence du public. Ne vaut-il pas mieux lavertir, quitte à le blesser cruellement? Cest lui éviter de nouveaux efforts inutiles. Huit ans de travail croulent avec Garin. Le pire malheur qui lui puisse arriver est de perdre encore huit années dans une tentative sans espoir. II M. Catulle Mendès est une figure littéraire fort intéressante. Pendant les dernières années de lEmpire, il a été le centre du seul groupe poétique qui ait poussé après la grande floraison de 1830. Je ne lui donne pas le nom de maître ni celui de chef décole. Il shonore lui-même dêtre le simple lieutenant des poètes ses aînés, il sincline en disciple fervent devant MM. Victor Hugo, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, et sest efforcé avant tout de maintenir la discipline parmi les jeunes poètes, quil a su, depuis près de quinze ans, réunir autour de sa personne. Rien de plus digne, dailleurs. Le groupe auquel on a donné un moment le nom de parnassien représentait en somme toute la poésie jeune, sous le second empire. Tandis que les chroniqueurs pullulaient, que tous les nouveaux débarqués couraient à la publicité bruyante, il y avait, dans un coin de Paris, un salon littéraire, celui de M. Catulle Mendès, où lon vivait de lamour des lettres. Je ne veux pas examiner si cet amour revêtait détranges formes didolâtrie. La petite chapelle était peut-être une cellule étroite où le génie français agonisait. Mais cet amour restait quand même de lamour, et rien nest beau comme daimer les lettres, de se réfugier même sous terre pour les adorer, lorsque la grande foule les ignore et les dédaigne. Depuis quinze ans, il nest donc pas un poète qui soit arrivé à Paris sans entrer dans le cercle de M. Catulle Mendès. Je ne dis point que le groupe professât des idées communes. On sentendait sur la supériorité de la forme poétique, on en arrivait à préférer M. Leconte de Lisle à Victor Hugo, parce que le vers du premier était plus impeccable que le vers du second. Mais chacun gardait à part soi son tempérament, et il y avait bien des schismes dans cette église. Je nai dailleurs pas à raconter ce mouvement poétique, qui a copié en petit et dans lobscurité le large mouvement de 1830. Je veux simplement établir dans quel milieu M. Catulle Mendès a vécu. Ses théories sont que lidéal est le réel, que la légende lemporte sur lhistoire, que le passé est le vrai domaine du poète et du romancier. Ce sont là des opinions aussi respectables que les opinions contraires. Seulement, lorsque M. Catulle Mendès aborde un sujet moderne et accepte ainsi notre milieu contemporain, il a certainement tort de le taire sans modifier ses croyances. Dans un sujet moderne, lidéal nest plus le réel, et cet idéal devient un singulier embarras. Pour obtenir du réel, il faut avoir surtout du réel plein les mains. Selon moi, Justice est luvre dun poète qui na pas songé à couper ses ailes, et que ses ailes font trébucher. Nous retrouvons là le chef de groupe, grandi dans un cénacle, avec le clou dune idée fixe enfoncé dans le crâne. Je commencerai par les éloges. Dans Justice, leffort littéraire me trouve plein de sympathie. On joue tant de pièces odieusement pensées et écrites, quil y a un véritable charme à tomber sur luvre voulue dun poète. Cette uvre peut soulever en moi les plus vives objections, elle nen est pas moins du monde de ma pensée, elle moccupe et me passionne. Fût-elle tout à fait mauvaise, elle resterait pleine de saveur. Jaime cette histoire, ce médecin qui a volé et qui est venu se laver de sa faute par de bonnes uvres, dans une province perdue; jaime cette fille de notaire, qui parle et agit comme une création du rêve; jaime ces deux amoureux, que le monde gêne, et qui se débarrassent du monde, en mourant aux bras lun de lautre. Oui, jaime ces choses, malgré leur folie, parce quelles sont la volonté dun artiste, et que dans leur incohérence même on sent lenfantement dun esprit qui na rien de vulgaire. Malheureusement, il faudrait men tenir là. Si jarrive à lanalyse de la pièce, en dépit de toute ma sympathie, je me sens devenir grave et sévère. M. Catulle Mendès a eu le tort de plaisanter avec la réalité. Il aurait dû habiller ses personnages de justaucorps et de pourpoints, et nous lui aurions tout pardonné. Mais entrer dans la vie moderne en poète lyrique, voilà qui est grave! Il se tromperait, sil croyait que rien nest plus commode à trousser que la vérité; la vie de tous les jours est là, comme comparaison, et lon ne peut pas mettre debout une fille de notaire de fantaisie, comme on planterait une damoiselle, avec une jupe de satin et une coiffure copiée dans les livres du temps. En un mot, il faut avoir le sens de la modernité, quand on aborde un sujet contemporain. Les romantiques, qui simaginent pouvoir peindre la vie actuelle en se jouant, et par farce pure, sexposent aux échecs les plus piteux. Rien nest sévère et rien nest haut comme la peinture, de ce qui est. Le grand défaut de Justice est dêtre une création en lair, tout comme sil sagissait dun poème. Voici, par exemple, le plus grand effet de la pièce. Le docteur Valentin a volé pour sauver sa sur de la prostitution,une invention fâcheuse, par parenthèse,et il est aimé de Geneviève, la fille du notaire Suchot. Lui-même ladore; mais il va fuir, pour ne pas révéler son passé, lorsque Georges, le frère de Geneviève, le surprend avec celle-ci et le force à une explication. Dès que Georges connaît le secret de Valentin, il raconte a la jeune fille que ce dernier est marié, pour quelle rompe plus aisément avec lui. De là, grande douleur de Geneviève. Puis, à lacte suivant, lorsquun gredin lui dénonce le vol de Valentin, elle dit avec force: «Je le savais depuis quatre ans, et je vous aime, Valentin, je vous aime!» Certes, le mot est très beau et devrait produire un grand effet dadmiration et démotion. Eh bien! je crois que leffet est surtout un effet de surprise. Cela vient de ce que chaque spectateur fait cette réflexion rapide: «Comment Geneviève na-t-elle pas compris ce dont il sagissait, lorsque Georges lui a dit que Valentin était marié? Puisquelle connaissait le vol, elle devait se douter tout de suite de lobstacle qui se présentait.» Elle na pas parlé alors et lon sétonne quelle parle plus tard. Au théâtre, toute scène qui nest point préparée, détonne et peut même avoir de fâcheuses conséquences. Il ny a là quun défaut de construction. Je pourrais indiquer des invraisemblances. Ainsi, on voit rôder dans létude le clerc du notaire, Pigalou, un gredin qui a volé autrefois un curé et qui est menacé par un complice, dupé dans le partage; sil ne donne pas immédiatement trois mille francs à ce complice, il sera dénoncé par lui. Or, Pigalou a appris la faute de Valentin, et dans une scène fort originale, violente et invraisemblable, il le traite en camarade et veut le forcer à voler les trois mille francs au notaire Suchot. Cest surtout dans cette scène quon peut surprendre le procédé de M. Catulle Mendès. Il se moque des vérités ambiantes, il va droit dans ce quil croit être la vérité absolue. De là un manque déquilibre qui a failli faire siffler la scène. Jinsiste, parce que cette question de détail me paraît caractéristique. A la répétition générale, la scène mavait beaucoup frappé. Je prévoyais bien quelle ne marcherait pas facilement, mais je la trouvais hardie et dune belle allure. Elle est pleine de mots excellents, et na quun défaut, celui de tourner un peu trop sur elle-même. Dailleurs, ce que javais prévu est arrivé: le public na pas compris lintention de M. Catulle Mendès, qui est de montrer les conséquences fatales et ignominieuses dune première faute. Je suis persuadé que la scène aurait produit un effet énorme, si lauteur lavait présentée autrement, dans la réalité logique de la situation. Telle quelle est, elle reste inadmissible. Vingt fois Valenlin serait sorti ou aurait chassé Pigalou. Les motifs pour lesquels lauteur le retient là, sont des ficelles dramatiques par trop visibles. A vrai dire, je naime guère cette étude de notaire, où se développe une action si bizarre. Je sais bien que M. Catulle Mendès a choisi cette étude pour que lantithèse fût plus forte. Il a voulu peut-être aussi montrer que le cadre le plus banal ne leffrayait pas. Seulement, dans ce cas-là, il aurait fallu empoigner la réalité dune main puissante et ne pas la lâcher. Tous les personnages marchent à plusieurs mètres du sol. Geneviève et Valentin sont dans les étoiles; ils ne sen cachent pas, même ils sen vantent. Quant à maître Suchot, il nest guère quun fantoche, sur la tête duquel M. Catulle Mendès a accumulé tout son dédain de la prose. Le troisième acte, que lon redoutait, est précisément celui qui a sauvé la pièce. Cela montre une fois de plus quel est le flair des directeurs. Il ny a quun monologue et une scène dans cet acte. Valenlin, seul dans son laboratoire, prépare sa mort, en chimiste habile. Il a établi, sur un fourneau, un appareil qui dégage dans la pièce un gaz dasphyxie. Geneviève arrive pour se sauver avec son amant; mais il lui explique que leur bonheur est désormais impossible, et elle va se retirer, lorsquelle comprend quil est en train de se donner la mort. Alors, elle referme la porte et la fenêtre, elle lendort un instant par ses paroles douces; puis, quand il saperçoit quelle veut mourir avec lui, elle soppose violemment à ce quil la sauve. Et ils meurent. Leffet a été grand, le soir de la première représentation. La lutte de Geneviève pour mourir, le consentement arraché par elle à Valentin, la mort qui vient comme une délivrance et qui ravit les deux amants dans les espaces, tout cela est large et remarquable. Certes, je ne crois pas quon se suicide avec de pareils élans; mais la situation est extrême, et le poète peut intervenir sans trop blesser la vérité. Quant à la thèse, à la souillure ineffaçable dune première faute, au suicide employé comme une rédemption, peut-être cette thèse a-t-elle été dans les intentions de lauteur, mais je veux lignorer, pour ne pas retomber dans mes sévérités. A quoi bon une thèse, lorsque la vie suffit? Comment M. Catulle Mendès, qui est avant tout un homme dart, a-t-il pu vouloir descendre jusquà jouer le rôle dun avocat? Je finirai par un étrange reproche. Pour moi, la pièce est trop bien écrite. Je veux dire quon y sent les phrases presque continuellement. Le style ne consiste pas en belles images, pas plus que la peinture ne consiste en belles couleurs. En enfilant des comparaisons ingénieuses jusquà demain, on nobtiendrait quune uvre monstrueuse et illisible. Le style est lexpression logique et originale du vrai. Dire ce quil faut dire, et le dire dune façon personnelle, tout est là. Les écrivains qui simaginent bien écrire parce quils enlèvent une fin de tirade à laide de mots poétiques, sont dans la plus déplorable erreur. Au théâtre surtout, bien écrire, cest écrire logiquement et fortement. III Ah! quelle longue, écrasante, monotone soirée, à la Porte-Saint-Martin! Je suis sorti de la première représentation de Coq-Hardy, le drame en sept actes de M. Poupart-Davyl, brisé de fatigue, hébété dennui. Certes, notre métier de critique dramatique comporte beaucoup dindulgence; on recule souvent devant le résumé exact de son impression. Mais quil me soit permis au moins une fois de ne rien cacher, de dire ma révolte intérieure contre un de ces drames de la queue romantique, qui se moquent du style, de la vérité et du simple bon sens. Je ne chercherai pas à analyser la pièce dans son intrigue puérile et compliquée. Il y a là dedans un duc de Brennes, un prince de Bretagne, que sa femme trahit au prologue, et que nous retrouvons dix ans plus tard, simple capitaine daventure, sous le nom de Coq-Hardy. Naturellement, ce capitaine se trouve mêlé à linévitable imbroglio historique, où sonnent les grands noms de Louis XIV, dAnne dAutriche, de Mazarin, de Condé. Il va presque jusquà prendre le menton dAnne dAutriche et à tutoyer Condé. Au dénoûment, il redevient nécessairement le duc de Brennes, il sauve Louis XIV, la monarchie, la France, avec lunique regret de navoir pas à sauver Dieu lui-même. Joubliais de dire quen chemin, il retrouve sa femme et sa fille. Inutile dajouter que le traître meurt, quand lauteur na plus besoin de lui. Nest-ce pas que le besoin dun drame où lon parlât de Mazarin se faisait absolument sentir? Comment la statistique ne sest-elle pas occupée encore de relever le nombre de pièces où lon prononce le nom de Mazarin? Un seul personnage historique a été plus exploité, le cardinal de Richelieu. Et que cest gai, cet éternel cours dhistoire sur Anne dAutriche, Louis XIII, Louis XIV et les cardinaux! Quel intérêt prodigieux et passionnant pour des spectateurs de notre époque, dans le perpétuel défilé de ces marionnettes dun autre âge, qui laissent, à chaque coup dépée, couler le son de leur ventre! Comme nous pouvons partager les joies et les douleurs de ces poupées, dont nous nous moquons si parfaitement! Je ne parle pas de la façon odieuse dont ces drames accommodent lhistoire. Ils sont pour le peuple une véritable école de mensonges historiques. Dans nos faubourgs, ils ont répandu les idées les plus stupéfiantes sur les grandes figures et les grands événements quils ont mis si ridiculement à la scène. Grâce à eux, des légendes grotesques se sont formées, lhistoire apparaît aux ignorants comme une parade, avec des paillasses richement vêtus qui tapent des pieds et qui déclament. Je ne comprends pas comment la salle entière néclate pas dun fou rire, en face des monstrueux pantins quon lui présente sous des noms retentissants. Par exemple, dans Coq-Hardy, peut-on trouver quelque chose de plus profondément comique que les scènes entre le capitaine daventure et Anne dAutriche? Le capitaine entre chez la reine comme chez lui, et il lui parle avec des effets de hanche, des ronflements de voix, une familiarité de bon garçon, qui sont à mon sens le comble de la drôlerie. Et quelle merveille encore, cet acte où lon voit la reine et Louis XIV errer la nuit dans les rues de Paris, en se tordant les bras, comme deux locataires louches que le patron de quelque garni a flanqués à la porte! ajoutez que Coq-Hardy survient, quil démolit une maison afin de construire une barricade, et quil se retranche avec Louis XIV derrière cette barricade, doù ils opèrent tous les deux des sorties pour tuer deux ou trois douzaines dhommes. Quel cerveau a jamais inventé des folies plus extravagantes? Cela me donne froid au dos, me glace de ce petit frisson de peur et de honte que jai parfois éprouvé en face des infirmités humaines. Il y a encore une scène incroyable que je veux signaler. Anne dAutriche a chargé le capitaine Coq-Hardy de négocier avec le grand Condé, qui revient de Lens chargé de gloire. Jolie situation, invention ingénieuse et dune vraisemblance étonnante. Alors, le capitaine parle en maître à Condé. Il le subjugue, le rend petit garçon, lécrase devant toute la salle qui applaudit. Et, lorsque Condé ose demander une parole, le capitaine lui répond à peu près ceci: Vous avez la mienne! Rien de plus royal. Voyez vous ce routier se promenant avec des blancs-seings de la reine, faisant la leçon aux grands capitaines, donnant sa parole avec des gestes de matamore! Cest de la farce lugubre. Dailleurs, il est inutile de discuter. Un drame historique, bâti sur ce plan, ne soutient pas la discussion. Toutes les démences sy abattent. Il serait impossible de prendre un personnage et de lanalyser, sans voir tout de suite quon a une marionnette dans les mains. Ainsi, je ne connais pas de figure plus décourageante que la duchesse, cette femme qui trompe son mari qui se sauve avec sa fille pour suivre un amant indigne, le traître de la pièce, et que nous retrouvons dans les larmes, dans le remords, dans tout le tra la la des beaux sentiments. Jai dit le mot juste, elle est décourageante, car rien nest plus attristant et malsain que le mensonge. Lauteur a dû vouloir créer ladultère sympathique, lange des épouses infidèles, lhéroïne impeccable des femmes tombées. Et il a accouché de cette pleurnicheuse, dont ni la faute ni le repentir ne nous touchent, et qui se traîne aux pieds de son mari, sans que la salle soit émue. Pourquoi nous intéresserions-nous à elle, puisquelle est une poupée dont nous apercevons toutes les ficelles? Dirai-je un mot du style, maintenant? Ici, je me sens les bras cassés. Javais véritablement limpression dun déluge de tuiles sur mes épaules, pendant la représentation de Coq-Hardy. On ne peut imaginer les étranges phrases qui tombent là dedans. Lauteur semble avoir ramassé avec soin toutes les tournures clichées, les bêtises de la rhétorique, les images que lusage a ridiculisées, afin de les mettre à la queue les unes des autres dans son uvre. Cest un véritable cahier de mauvaises expressions. Pas une ne manque. On aurait voulu faire un pastiche de la langue des mélodrames, quon ne serait certainement pas arrivé à une pareille réussite sans beaucoup defforts. Ce que je ne comprends pas, cest quun public nait pas les oreilles plus sensibles. Comment se fait-il que des spectateurs, qui se fâcheraient si un orchestre jouait faux, puissent supporter patiemment toute une soirée une langue si abominablement fausse? Je sais que, pour mon compte, le style de Coq-Hardy ma rendu très malade. Affaire de tempérament sans doute. Si cela était écrit avec bonhomie encore, si lon sentait derrière un homme simple, qui ne se pique pas décrire et qui dit tout rondement sa pensée! Lintolérable est quon devine une continuelle prétention au beau style. Les phrases ont le poing sur la hanche comme les personnages. Au dénoûment, Coq-Hardy fait un discours où il parle des Francs et des Gaulois. Il faut dire que ce duc de Brennes descend de Brennus; Brennes, Brennus, vous comprenez, cest fort ingénieux. Et il y a ainsi des panaches tout le long de la pièce. Parfois même on entrevoit des intentions shakespiriennes. Oh! les intentions shakespiriennes! cest là recueil des faiseurs de mélodrames. La poésie les tue. Javouerai, dailleurs, que je ne puis me défendre dun grand dédain pour les pièces où les coups dépée et les coups de pistolet entrent pour la part la plus applaudie dans les mérites du dialogue. Le succès de Coq-Hardy a été le combat du cinquième acte. Si la poudre parle, cest que lauteur na rien de mieux à dire. Et quel abus aussi des beaux sentiments! Quand un acteur a un beau sentiment à émettre, on sen aperçoit tout de suite; il sapproche du trou du souffleur comme un ténor qui a une belle note à pousser, il lâche son beau sentiment, on lapplaudit, il salue et se retire. Cela finit par être honteux, de spéculer ainsi sur lhonneur, la patrie, Dieu et le reste. Le procédé est trop facile, il devrait répugner aux esprits simplement honnêtes. La stricte vérité est que, le premier soir, la salle sennuyait. Toutes les fois que des personnages historiques étaient en scène et se perdaient dans des considérations sur la Fronde, je voyais les spectateurs ne plus écouter, lever le nez, sintéresser au lustre ou aux peintures du plafond. Je vous demande un peu à quoi rime la Fronde pour nous? Il fallait quun choc dépée ou la déclamation dune tirade vertueuse ramenât lattention sur la scène. Alors, on applaudissait, pour se réveiller sans doute. Je jurerais que les deux tiers des spectateurs nont pas compris la pièce. Coq-Hardy nen a pas moins marché jusquà la fin, et le nom de lauteur a été acclamé. On en est arrivé à un grand mépris des jugements sincères. Certes, je souhaite tous les succès à M. Poupart-Davyl. Il y avait des choses très acceptables dans sa Maîtresse légitime, à lOdéon. Je suis certain que la forme de notre mélodrame historique est surtout la grande coupable, dans cette affaire de Coq-Hardy. On ne ressuscite pas un genre mort. Jentendais bien, dans la salle, les romantiques impénitents rejeter toute la faute sur M. Poupart-Davyl, en laccusant davoir gâché un bon sujet. Mais la vérité est quil est impossible aujourdhui de refaire les pièces dAlexandre Dumas. Il faudrait tout au moins renouveler le cadre, chercher des combinaisons, choisir des époques inexplorées. Voyez les faits: M. Poupart-Davyl a un grand succès avec la Maîtresse légitime, et je doute quil fasse autant dargent avec Coq-Hardy. Ouvrira-t-on les yeux, comprendra-t-on quon doit laisser au magasin des accessoires toutes les guenilles historiques, pour entrer définitivement dans le drame moderne, qui est fait de notre chair et de notre sang? Dernièrement, les romantiques impénitents se fâchaient contre Rome vaincue. Comment! une tragédie, cela était intolérable! Et ils se chatouillaient pour rire, ils plaisantaient M. Parodi sur la formule démodée quil avait ressuscitée. Eh bien! en toute conscience, je trouve les Romains de Rome vaincue autrement vivants que les frondeurs de Coq-Hardy. Certes, la tragédie, que les romantiques avaient tuée, se porte beaucoup mieux à cette heure que le drame. Je ne veux pas même établir un parallèle entre les deux pièces, car dun côté il y a le souffle dun tempérament dramatique, tandis que, de lautre, je ne vois que le pastiche banal de tous les mélodrames odieux qui massomment depuis quinze ans. Ici, la question dart sélève au-dessus des formules. Et combien je préfère la langue incorrecte de M. Parodi au ron-ron de M. Poupart-Davyl! IV M. Poupart-Davyl a fait jouer à lAmbigu un drame en six actes: les Abandonnés, qui a eu un très vif succès le soir de la première représentation. Guillaume Aubry est un ouvrier serrurier qui a épousé à Tours une fille superbe, Nanine, laquelle la abandonné après quelques mois de mariage. Vainement il la cherchée, fou de tendresse et de rage; elle roule le monde, elle est faite pour les amours cosmopolites et pour les aventures. Guillaume est venu à Paris, où il a fini par sétablir. La loi est là qui lempêche de se remarier, mais son cur sest donné à une honnête blanchisseuse, Ursule, avec laquelle il vit maritalement, et dont il a deux petits garçons. Il y a même, dans la maison, un troisième enfant, Robert, quUrsule dit avoir recueilli par pitié, en le voyant maltraité par les personnes qui le gardaient; et Guillaume regarde cet enfant dun oeil jaloux, car son idée fixe est que le petit est la preuve vivante dune première faute, dune faute ancienne, quUrsule ne veut pas avouer. Voilà une des actions du drame. Un autre action est fournie par Nanine, qui a été en Angleterre la maîtresse de lord Clifton. Un fils est né de cette liaison, et Nanine, en abandonnant lord Clifton, a emporté cet enfant. Depuis cette époque, le père, qui a hérité dune fortune colossale, vit dans les regrets et parcourt lEurope en cherchant son fils. Naturellement, ce fils nest autre que Robert, recueilli par Ursule. Le bâtard de la femme vit ainsi sous le toit du mari, entre les deux bâtards que celui-ci a eus de son côté; et tout cela sans que personne sen doute le moins du monde. Si jajoute que Nanine, pour faire peau neuve, a fait annoncer sa mort dans les journaux de San Francisco, et quelle ressuscite à Paris sous le nom de madame veuve Perkins; si je dis quelle est associée avec un certain Morgane, un gredin de la haute société qui vole au jeu et qui ne recule pas devant les coups de couteau: jaurai indiqué tous les éléments du drame, et il sera aisé den comprendre les péripéties assez compliquées. A la nouvelle de la mort de Nanine, Guillaume et Ursule sont dans une joie profonde. Enfin, ils vont pouvoir se marier! Cependant, Nanine, en retrouvant lord Clifton affolé par la mort de son fils, ourdit toute une trame. Elle vient trouver son ancien amant et lui offre de lui rendre son fils, sil consent à se marier avec elle. Celui-ci, après sêtre révolté, consent. Nanine se met alors à la recherche de Robert et arrive ainsi chez Guillaume. Ursule, devant son visage froid, ses yeux mauvais, refuse violemment de lui rendre le petit. Puis, Guillaume se présente, et la reconnaissance entre le mari et la femme a lieu. Dès lors, tout croule, plus de mariage possible ni dun côté ni de lautre. Mais Nanine ne renonce pas à la lutte, elle volera Robert et elle fera assassiner Guillaume par Morgane. Le malheur pour elle est que Morgane se doute quelle le dupe et quelle lemploie comme un instrument dont on se débarrasse ensuite. Au dénoûment, lorsquelle sentête à ne pas le suivre, il la frappe dun coup de couteau. Et cest ainsi que les méchants sont punis, pendant que les bons se réjouissent. On voit quelle complication extraordinaire. Le hasard joue dans tout cela un rôle vraiment trop considérable. Je ne discute pas la vraisemblance. Rien de plus étrange que cette aventurière qui, en quittant lord Clifton, emporte son fils comme un colis encombrant quon abandonne à la première station. Il y a aussi, dans le drame, des idées bien singulières sur la législation qui régit les questions de paternité. La seule querelle que je veuille chercher à M. Louis Davyl est de lui demander pourquoi il a mis en uvre toutes les vieilles machines de lancien mélodrame, lorsquil lui était si facile de faire plus simple, plus nature, et dobtenir par là même un succès plus légitime et plus durable. Car les faits sont là, ce qui a pris le public, ce sont les scènes entre Guillaume et Ursule, cest la peinture de ce monde ouvrier, étudié dans ses murs et dans son langage. Là étaient la nouveauté et la hardiesse, là a été le succès. Dès que Nanine se montrait, dès quon voyait reparaître ce lord de convention qui se promène dun air dolent parmi les serruriers et les peintres en bâtiment, lintérêt languissait, on souriait même, on écoutait dune oreille distraite des scènes interminables, connues à lavance. Il fallait que Guillaume et quUrsule reparussent, pour que la salle fût de nouveau prise aux entrailles. Le pis est que M. Louis Davyl a certainement mis là les figures démodées et ridicules de son aventurière, de son lord, de son bandit du grand monde, pour faire accepter ses ouvriers du public. Il sest dit, jen jurerais, que, par le temps qui court, le public ne voulait pas trop de vérité à la fois, et quil fallait être habile en ménageant les doses. Alors, il a accepté la recette connue, qui consiste à ne pas mettre que des ouvriers sur la scène, à les mêler dans une savante proportion à de nobles personnages. Et il a obtenu cette singulière mixture qui rend son drame boiteux et qui en fait une uvre mal équilibrée et dune qualité littéraire inférieure. Je crois que le public lui aurait été reconnaissant de rompre tout à fait avec la tradition. Pourquoi un lord? Elles sont rares les femmes douvriers qui montent dans les lits des grands de la terre. Le plus souvent, elles trompent un serrurier avec un maçon. Transportez ainsi toute laction des Abandonnés dans le peuple, et vous obtiendrez une pièce vraiment originale, dune peinture vraie et puissante. Je répète que les seules parties de luvre qui ont porté sont les parties populaires. Cest là une expérience dont le résultat ma enchanté, parce que jy ai vu une confirmation de toutes les idées que je défends. Déjà, lorsque M. Louis Davyl fit jouer à la Porte-Saint-Martin ce drame stupéfiant de Coq-Hardy, où lon voyait Louis XIV enfant se promener la nuit dans les rues de Paris en jouant de sa petite épée de gamin, jai dit combien les vieilles formules sont délicates à employer. Lauteur était là dans la pièce de cape et dépée, cherchant le succès avec une bonne foi et un courage méritoires. Le drame ne réussit pas, il comprit, quil se trompait, il frappa ailleurs. Je lui avais conseillé de sattaquer au monde moderne. Il vient de donner les Abandonnés, et il doit sen trouver bien. Maintenant, sil veut prendre une place tout à fait digne et à part, il faut quil fasse encore un pas, il faut quil accepte franchement les cadres contemporains et quil ne les gâte pas, en y introduisant des éléments poncifs. Cest lorsquon veut ménager le public quon se le rend hostile. Sérieusement, croit-on quune uvre dune complication si laborieuse, avec des histoires folles qui ont traîné partout, avec ces trois bâtards qui passent comme des muscades sous les gobelets du dramaturge, ait quelque chance de laisser une petite trace? On la jouera quarante, cinquante fois; puis, elle tombera dans un oubli profond, et si par hasard quelquun la déterre un jour, il sourira du lord et de laventurière en disant: «Cest dommage, les ouvriers étaient intéressants.» A la place de M. Louis Davyl, jaurais une ambition littéraire plus large, je voudrais tenter de vivre. Il est homme de travail et de conscience. Pourquoi ne jette-t-il pas là toute la prétendue science du théâtre, qui jusquici la empêché de faire un drame vraiment neuf et vivant? Chaque fois quun mélodrame réussit, il y a des critiques qui sécrient: «Eh bien! vous voyez que le mélodrame nest pas mort.» Certes, il nest pas mort et il ne peut mourir. Par exemple, jamais un public ne résistera à une scène comme celle des deux mères, dans les Abandonnés. Nanine vient réclamer Robert à Ursule, la mère adoptive se sent pleine de tendresse à côté de la véritable mère, et elle lui crie, en montrant les trois enfants qui jouent: «Votre fils est là, choisissez dans le tas!» Leffet a été immense. Cela prend les spectateurs par les nerfs et par le cur. Toujours, de pareilles combinaisons dramatiques, qui mettent en jeu les profonds sentiments de lhomme, remueront puissamment une salle. Ce qui meurt, au théâtre comme partout, ce sont les modes, les formules vieillies. Il est certain que le dernier acte des Abandonnés, ce pavillon où Morgane vient assassiner Nanine, est de lart mort. On le tolère, parce quil faut bien accepter un dénoûment quelconque. Mais on est fâché que lauteur nait pas trouvé quelque chose de neuf pour finir sa pièce. Le mélodrame est mort, si lon parle des recettes mélodramatiques connues, des combinaisons qui défrayent depuis quarante ans les théâtres des boulevards et dont le public ne veut plus. Le mélodrame est vivant, et plus vivant que jamais, sil est question des pièces quon peut écrire sur léternel thème des passions, en employant des cadres nouveaux et en renouvelant les situations. Nous sommes emportés vers la vérité; quun dramaturge satisfasse le public en lui présentant des peintures vraies, et je suis persuadé quil obtiendra des succès immenses. Le tort est de croire quil faut rester dans les ornières de lart dramatique pour être applaudi. Adressez-vous aux habiles, et vous verrez queux surtout sentent la nécessité dune rénovation. V M. Ernest Blum est un fervent du mélodrame. Il avait obtenu un beau succès avec Rose Michel. Aujourdhui, il vient de tenter la fortune avec un drame historique, lEspion du roi, mais je serais très surpris que le succès fût égal, car le public ma paru bien froid et singulièrement dépaysé, en face des personnages, empruntés à une Suède de fantaisie. Entendons-nous, on a applaudi les mots sonores dhonneur, de patrie et de liberté; mais les spectateurs nétaient pas «empoignés», et se moquaient parfaitement de la Suède, au fond de leur cur. Lavouerai-je? Jai à peine compris les deux premiers tableaux. Rien naccrochait mon attention. Il y avait là un amas dexplications nécessaires, pour indiquer le moment historique et laffabulation compliquée du drame, qui lassait évidemment la patience de toute la salle. Les visages semblaient écouter, mais nentendaient certainement pas. Aussi, quelle étrange idée, dêtre allé choisir la Suède, qui compte si peu dans les sympathies populaires de notre pays! Ce choix malheureux suffit à reculer laction dans le brouillard. On raconte que M. Ernest Blum a promené son drame de nationalités en nationalités, avant de le planter à Stockholm. Il a eu ses raisons sans doute; mais je lui prédis quil ne sen repentira pas moins davoir poussé le dédain de nos préoccupations quotidiennes jusquà nous mener dans une contrée dont la grande majorité des spectateurs ne sauraient indiquer la position exacte sur la carte de lEurope. Nous rions et nous pleurons où est notre cur. Je connais le raisonnement qui fait de nous les frères de tous les peuples opprimés. Cela est vague. On peut applaudir une tirade contre la tyrannie, sans sintéresser autrement au personnage qui la lance. Je vous demande un peu qui sinquiète de Christian II, un roi conquérant, une sorte de fou imbécile et féroce, tombé sous la domination dune favorite, et qui ensanglantait la Suède par des exécutions continuelles, afin daffermir par la terreur son trône chancelant? Lorsque, au dénoûment, Gustave Wasa, le libérateur, le roi aimé et attendu, délivre Stockholm, on prend son chapeau et on sen va, bien tranquille, sans la moindre émotion. Est-ce que ces gens-là nous touchent? Si le génie leur soufflait sa flamme, ils pourraient ressusciter du passé et nous communiquer leurs passions. Seulement, le génie, dans les mélodrames, nest dordinaire pas là pour accomplir ce miracle. Quand un auteur a simplement de lintelligence et de lhabileté, il découpe les personnages historiques, comme les enfants découpent des images. Je trouve donc le cadre fâcheux, et je maintiens quil nuira au drame. La principale situation dramatique sur laquelle luvre repose avait une certaine grandeur. Il sagit dune mère, Marthe Tolben, qui adore ses fils; le plus jeune, Karl, meurt dans ses bras, tué par un officier du tyran; laîné, Tolben, est arrêté et va être exécuté, si Marthe ne trahit pas les patriotes de Stockholm, qui conspirent pour la délivrance du pays. Mais sa trahison tourne contre la malheureuse femme; Tolben lui-même est accusé de son crime et veut se faire tuer, pour se laver dune telle accusation aux yeux de ses compagnons darmes. Alors, cette mère, qui a sacrifié la patrie à ses fils, se sacrifie elle-même pour la patrie, meurt en ouvrant une des portes de Stockholm à Gustave Wasa; et cest là une expiation très haute, qui devrait donner une grande largeur au dénoûment. M. Ernest Blum ne sest point contenté de cette figure. Il a imaginé une création énigmatique, Ruskoé, un bossu, un chétif, qui, ne pouvant servir, son pays par lépée, le sert à sa manière en se faisant espion. Pour tout le monde, il est lespion du roi; mais, en réalité, il travaille à la délivrance de la patrie, il est lespion de Wasa. Certes, la figure était faite pour tenter un dramaturge: ce pauvre être hué, lapidé, vivant dans le mépris de ses frères, poussant le dévouement jusquà accepter linfamie, attendant des semaines, des mois, avant de pouvoir se redresser dans son honneur et dire son long héroïsme. Jestime cependant que Ruskoé na pas donné tout ce que lauteur en attendait, et cela pour diverses raisons. La première est que lintérêt hésite entre lui et Marthe. Sans doute ces deux personnages se rencontrent, lorsque, au quatrième acte, Ruskoé vient offrir le pardon à la femme qui a trahi, en lui donnant les moyens de sauver Stockholm. La scène est fort belle. Seulement, le lien reste bien faible en eux, lattention se porte de lun à lautre, sans pouvoir se fixer dune manière définitive. Mais la principale raison est que Ruskoé nagit pas assez. Lauteur, en voulant le rendre intéressant à force de mystère, la trop effacé. Pendant quatre tableaux, on attend lexplication que Ruskoé donne au cinquième; tout le monde a deviné, il na plus rien à nous apprendre, quand il laisse échapper son secret, dans un élan de douleur et despoir. Puis, sa confidence faite, il retourne au second plan. Le dénoûment appartient à Marthe, et non à lui. Il sort de lombre, récite son affaire, et rentre dans lombre. Cela lui ôte toute hauteur. Il aurait fallu, jimagine, le montrer plus actif dans le dénoûment. Au théâtre, ce quon dit importe peu; limportant est ce quon fait. Ruskoé est une draperie, rien de plus; il ny a pas dessous un personnage vivant. Je néglige les rôles secondaires: Hedwige, la fille noble, au cur de patriote, qui aime Tolben; le chevalier de Soreuil, le gentilhomme français de rigueur, qui se promène dans tous les drames russes, américains ou suédois, en distribuant de grands coups dépée. Mon opinion, en somme, est celle-ci. Les deux premiers tableaux sont lents, embarrassés, dun effet presque nul. Au troisième tableau, mademoiselle Angèle Moreau, qui joue Karl, meurt dune façon dramatique, et madame Marie Laurent, Marthe Tolben, pousse des sanglots si vrais et si déchirants, que le public commence à sémouvoir. Au quatrième, il y a un double duel admirablement réglé, et enlevé avec une grande bravoure par M. Deshayes, le chevalier de Soreuil. Le meilleur tableau est le cinquième, où lon compte deux belles scènes, la terrible scène entre Marthe et son fils Tolben qui lui arrache le secret de sa trahison, et la grande scène qui suit, dans laquelle Ruskoé se dévoile et apporte à Marthe le rachat. Quant au sixième, il escamote simplement le dénoûment; la pièce est finie, dailleurs; il aurait fallu un vaste décor, un tableau mouvementé, montrant Marthe ouvrant la porte aux libérateurs, au milieu des coups de feu et des acclamations; et rien nest plus froid que de la voir arriver blessée à mort, dans un décor triste et étroit, le coin de forteresse où Tolben, Hedwige et dautres patriotes attendent leur exécution. Je vois là quelques belles situations, gâtées par des parties grises et mal venues. Je ne parle pas de la langue, qui est bien médiocre. M. Ernest Blum porte la peine du milieu romantique dans lequel il vit. Il patauge dans une formule morte, malgré sa réelle habileté dauteur dramatique; il est gêné et raidi, comme les hommes darmes quil nous a montrés, enfermés dans des cuirasses de fer-blanc, pareilles à des casseroles fraîchement étamées. VI Je navais pu assister à la première représentation du drame en cinq actes de MM. Malard et Tournay: le Chien de lAveugle, joué au Troisième-Théâtre-Français. Mais les articles extraordinairement élogieux, presque lyriques de certains de mes confrères, mont fait un devoir dassister à une des représentations suivantes; les critiques les plus influents déclaraient que cétait enfin là du théâtre, et que depuis vingt ans on navait pas joué un drame mieux fait ni plus intéressant. Jai donc écouté avec tout le recueillement possible, et jai en effet trouvé la pièce habilement charpentée, offrant quelques scènes heureuses, lente pourtant dans certaines parties et fort mal écrite. Cela est dune moyenne convenable, du dEnnery qui aurait besoin de coupures. Mais je me refuse absolument à mextasier, à mécrier: «Enfin, voilà une uvre, voici ce quil faut faire; jeunes auteurs, étudiez et marchez!» Quelle est donc cette rage de la critique dramatique, de nier tous les efforts originaux, et de se pâmer daise, dès que se produit une uvre médiocre, coupée sur les patrons connus! Ainsi voilà des critiques, la plupart fort intelligents, qui montrent la sévérité la plus grande pour les tentatives dramatiques des poètes et des romanciers, et qui saluent avec des yeux mouillés de larmes le retour de toutes les vieilleries du boulevard du Crime, surtout lorsquelles sont en mauvais style. Je connais leur raisonnement: «Nous sommes au théâtre, faites-nous du théâtre. Nous nous moquons du talent, du bon sens et de la langue française, du moment où nous nous asseyons dans notre fauteuil dorchestre. Nous préférons un imbécile qui nous fera du théâtre, à un homme de génie qui ne nous fera pas du théâtre.» Telle est la théorie. Elle suppose un absolu, le théâtre, une chose qui est à part, immuable, à jamais fixée par des règles. Cest ce qui menrage. Et, dailleurs, je veux bien que le théâtre soit à part, quil y faille des qualités particulières, quon sy préoccupe des conditions où luvre dramatique se produit. Mais, pour lamour de Dieu! que le talent, la personnalité et laudace de lauteur comptent aussi un peu dans laffaire. Nous ne sommes pas dans la mécanique pure. Il sagit de peindre des hommes et non de faire mouvoir des pantins. La nécessité de la situation simpose, soit; mais encore faut-il, pour que luvre ait une réelle valeur humaine, que la situation se présente comme une résultante des caractères; si elle est simplement une aventure, nous tombons au roman-feuilleton, à la plus basse production littéraire. Voici, par exemple, le Chien de lAveugle. Ce drame est la mise en uvre dune cause célèbre, laffaire Gras, qui est encore présente à toutes les mémoires. Je constate dabord un changement qui me gâte la réalité, la femme Gras avait pour complice un ouvrier sans éducation, quelle avait affolé damour au point de le pousser au crime. Les auteurs, qui sont des gens de théâtre, ont eu peur de cet ouvrier, de cette brute docile; comment écrire des scènes avec un pareil complice, comment intéresser et attendrir? Et ils ont eu la belle imagination de changer louvrier en un chirurgien du plus rare mérite, Octave Froment, un amoureux décent, facile à manier, et qui ne peut blesser personne. Eh bien, cette transformation tue le sujet. Lhéroïne est diminuée, car elle nest plus la seule volonté; tout se trouve déplacé, cest Octave Froment qui commet le crime, nous navons plus le beau cas de cette femme usant de la toute-puissance de son sexe. La madame de La Barre des auteurs devient sympathique. Cest là le triomphe du théâtre. Mais où ladmiration des critiques a éclaté, cest dans ce quils ont nommé la trouvaille de MM. Malard et Tournay. Il paraît que ces messieurs ont eu un coup de génie en imaginant, après la réussite du crime, les deux derniers actes, où lon voit Octave Froment, sorti de prison, venir réclamer le payement de son crime à madame de La Barre, qui sest faite le bon ange de son amant devenu aveugle. La grande scène est celle-ci: à la suite dune longue et pénible discussion entre les deux complices, Octave va se résigner et séloigner de nouveau, lorsque lamant, Lucien dAlleray, arrive et reconnaît la voix de lhomme qui lui a ôté la vue. Il sapproche, pose la main sur lépaule de cet homme et y trouve le bras de la femme quil adore; de là des soupçons, une instruction nouvelle, et finalement le suicide de madame de La Barre, qui se jette par une fenêtre. Cette situation du quatrième acte a exalté les critiques. Il paraît que cela est du théâtre, et du meilleur. Voyons, tâchons dêtre juste. Dabord, nous avons vu cela cent fois. Ensuite, nous sommes simplement ici dans un fait-divers, et encore bien invraisemblable. Il faut que madame de La Barre y mette de la complaisance, pour que Lucien trouve son bras au cou dOctave; elle supplie ce dernier de se taire, je le sais, elle se pend à ses épaules, et le groupe est intéressant; mais tout cela nen reste pas moins une combinaison scénique, où létude humaine, les caractères et les passions des personnages nont rien à voir. Si ce quon nomme le théâtre est réellement dans cette seule mécanique des faits, ni Molière, ni Corneille ni Racine nont fait du théâtre. Il faudrait sentendre une bonne fois sur la situation au théâtre. La situation simpose, si lon entend par elle le fait auquel arrivent deux personnages qui marchent lun vers lautre. Elle est dès lors, comme je lai dit plus haut, la résultante même des personnages. Selon les caractères et les passions, elle se posera et se dénouera. Cest lanalyse qui lamène et cest la logique qui la termine. Au fond, le drame nest donc quune étude de lhomme. Remarquez que jappelle situation tout fait produit par les personnages. Il y a, en outre, le milieu et les circonstances extérieures, qui au contraire agissent sur les personnages. Rien de plus poignant que cette bataille de la vie, les hommes soumis aux faits et produisant les faits: cest là le vrai théâtre, le théâtre de tous les grands génies. Quant à cette mécanique théâtrale dont on nous rebat les oreilles, à ces situations qui réduisent les personnages à de simples pièces dun jeu de patience, elles sont indignes dune littérature honnête. Cest de la fabrication, cest de larrangement plus ou moins habile, mais ce nest pas de lhumanité; et il ny a rien en dehors de lhumanité. Un exemple ma beaucoup frappé. Dans les Noces dAttila, on voit quau dernier acte Ellack, un fils du conquérant, apprend de la bouche même dHildiga, que celle-ci veut tuer son père. Justement, à la scène suivante, il se trouve en face dAttila. Les critiques en question se sont allumés: voilà, selon eux, une situation superbe. Comment Ellack va-t-il en sortir? De la façon la plus simple du monde. Au moment où il est sur le point de tout dire à Attila, celui-ci savise de lavertir que le lendemain matin il fera tuer sa mère, une de ses épouses quil retient en prison pour une faute ancienne. Et, dès lors, Ellack, forcé de choisir entre son père et sa mère, se décide pour celle-ci. Il se retire. Cest du théâtre, paraît-il. Les critiques les plus durs pour la pièce ont ici retiré leur chapeau. Eh bien, cela me met hors de moi. Je trouve cela puéril, fou, exaspérant. Si réellement la situation au théâtre doit consister dans de pareilles devinettes, monstrueuses et enfantines, rien nest plus facile que den inventer, et de plus stupéfiantes encore. Quoi! il y aura du talent à résoudre des problèmes sans issue raisonnable, à poser des cas qui ne sauraient se présenter et à se tirer ensuite daffaire par des lieux communs! Et le pis est que, dans ces aventures extraordinaires, le personnage disparaît fatalement. Sommes-nous ensuite plus avancés sur le compte dEllack? Pas le moins du monde. Ce garçon aime mieux sa mère, parce que son père se conduit mal. Cela est dune psychologie médiocre. Aucune analyse, dailleurs. Les faits mènent les personnages comme des marionnettes. Il ny a pas la une étude humaine. Il y a simplement des abstractions qui se promènent, au gré de lauteur, dans des casiers étiquetés à lavance. Qui dit théâtre, dit action, cela est hors de doute. Seulement, laction nest pas quand même lentassement daventures qui emplit les feuilletons des journaux. Dans toute uvre littéraire de talent, les faits tendent à se simplifier, létude de lhomme remplace les complications de lintrigue; et cela est dune vérité aussi évidente au théâtre que dans le roman. Pour moi, toute situation qui nest pas amenée par des caractères et qui napporte pas un document humain, reste une histoire en lair, plus ou moins intéressante, plus ou moins ingénieuse, mais dune qualité radicalement inférieure. Et cest ce que je reproche aux critiques de navoir pas dit, en parlant du Chien de laveugle. Comment! voilà un drame estimable assurément, mais un drame comme nous en avons une centaine peut-être dans notre répertoire, et vous criez tout de suite à la merveille, vous semblez le proposer en modèle à nos jeunes auteurs dramatiques! Cest du théâtre, criez-vous, et il ny a que ça. Eh bien! sil ny a que ça, il vaut mieux que le théâtre disparaisse. Votre rôle est mauvais, car vous découragez toutes les tentatives originales, pour nappuyer que les retours aux formules connues. Quon nous ramène à Lazare le Pâtre, puisque la situation telle que vous lentendez ou plutôt laventure, règne sur les planches en maîtresse toute-puissante.
Les Mirabeau, le drame de M. Jules Claretie, viennent de soulever la grave question du drame historique moderne. Jai lu à ce sujet, dans les feuilletons de mes confrères, des opinions bien étonnantes; je sais que ces opinions sont celles du plus grand nombre; mais elles ne men paraissent que plus étonnantes encore. Ainsi, voici toute une théorie, qui, paraît-il, nous vient dAristote en passant par Lessing. Ce sont là des autorités, je pense, et qui comptent aujourdhui, dans nos idées modernes. Donc la vérité historique est impossible au théâtre; il ny faut admettre que la convention historique. Le mécanisme est bien simple: vous voulez, par exemple, parler de Mirabeau; eh bien, vous ne dites pas du tout ce que vous pensez de Mirabeau, vous auteur dramatique, parce que le public se moque absolument de ce que vous pensez, des vérités que vous avez acquises, de la lumière que vous pouvez faire; ce quil faut que vous disiez, cest ce que le public pense lui-même, de façon à ce que vous ne blessiez pas ses opinions toutes faites et quil puisse vous applaudir. Voilà! Rien de plus amusant comme mécanique. Représentons-nous lauteur dramatique dans son cabinet; il est entouré de documents, il peut reconstruire, planter debout sur la scène, un personnage réel, tout palpitant de vie; mais ce nest pas là son souci, il ne se pose que cette question: «Quest-ce que mes contemporains pensent du personnage? Diable! je ne veux pas contrarier mes contemporains, car je les connais, ils seraient capables de siffler. Donnons-leur le bonhomme quils demandent.» Et voilà la vérité historique tranchée au théâtre. Le théorème se résume ainsi: ne jamais devancer son époque, être aussi ignorant quelle, répéter ses sottises, la flatter dans ses préjugés et dans ses idées toutes faites, pour enlever le succès. Certes, il y a là un manuel pratique du parfait charpentier dramatique, qui a du bon, si lon veut battre monnaie. Mais je doute quun esprit littéraire ayant quelque fierté sen accommode aujourdhui. Cela me rappelle la théorie de Scribe. Comme un ami sétonnait un jour des singulières paroles quil avait prêtées à un chur de bergères, dans une pièce quelconque: «Nous sommes les bergères, vives et légères, etc.» il haussa les épaules de pitié. Sans doute, dans la réalité, les bergères ne parlaient pas ainsi; seulement, il ne sagissait pas de mettre des paroles exactes dans la bouche des bergères, il sagissait de leur prêter les paroles que les spectateurs pensaient eux-mêmes en les voyant: «Nous sommes les bergères, vives et légères, etc.» Toute la théorie de la convention au théâtre est dans cet exemple. Ce qui me surprend toujours, dans ces règles données pour un art quelconque, cest leur parfait enfantillage et leur inutilité absolue. Rien nest plus vide que ce mot de convention, dont on nous bat les oreilles. La convention de qui? la convention de quoi? Je connais bien la vérité; mais la convention méchappe, car il ny a rien de plus fuyant, de plus ondoyant quelle. Elle se transforme tous les ans, à chaque heure. Elle est faite de ce quil y a de moins noble en nous, de notre bêtise, de notre ignorance, de nos peurs, de nos mensonges. Le seul rôle dune intelligence qui se respecte est de la combattre par tous les moyens, car chaque pas gagné sur elle est une conquête pour lesprit humain. Et ils sont là une bande, des hommes honorables, très consciencieux, animés des meilleures intentions, dont lunique besogne est de nous jeter la convention dans les jambes! Quand ils croient avoir triomphé, quand ils nous ont prouvé que nous sommes uniquement faits pour le mensonge, que nous pataugerons toujours dans lerreur, ils exultent, ils prennent des airs de magisters tout orgueilleux de leur besogne. Il ny a vraiment pas de quoi. Mais ils se trompent. La marche vers la vérité est évidente, aveuglante. Pour nous en tenir au théâtre, prenez une histoire de notre littérature dramatique nationale, et voyez la lente évolution des mystères à la tragédie, de la tragédie au drame romantique, du drame romantique aux comédies psychologiques et physiologiques de MM. Augier et Dumas fils. Remarquez quil nest pas question ici du talent, du génie qui éclate dans les uvres, en dehors de toute formule. Il sagit de la formule elle-même, du plus ou du moins de convention admise, de la part faite à la vérité humaine. Un rapide examen prouve que la convention au théâtre sest transformée et sest réduite à chaque siècle; on pourrait compter les étapes, on verrait la vérité sélargissant de plus en plus, simposant par des nécessités sociales. Sans doute il existera toujours des fatalités de métier, des réductions et des à peu près matériels, imposés par la nature même des uvres. Seulement, la question nest pas là, elle est dans les limites de notre création humaine; dire quune uvre sera vraie, ce nest pas dire que nous la créerons à nouveau, cest dire que nous épuiserons en elle nos moyens dinvestigation et de réalisation. Et, quand on voit le chemin parcouru sur la scène, depuis les Mystères jusquà la Visite de Noces, de M. Dumas, on peut bien espérer que nous ne sommes pas au bout, quil y a encore de la vérité à conquérir, au delà de la Visite de Noces. Cependant, lorsque je dis ces choses, cela semble très comique. Je ne suis quun historien, et lon me change en apôtre. Je tâche simplement de prévoir ce qui sera par ce qui a été, et lon me prête je ne sais quelle imbécile ambition de chef décole. Tout ce que jécris exclut lidée dune école: aussi se hâte-t-on de men imposer une. Un peu dintelligence pourtant suffirait. Pour en revenir au drame historique, la question de la convention sy présente justement dune façon très caractéristique. Dans ces pages écrites au courant de la plume, je ne puis quindiquer les sujets détude quil faudrait approfondir, si lon voulait éclairer tout à fait les questions. Ainsi rien ne serait plus intéressant que détudier la marche de notre théâtre historique vers les documents exacts. On sait quelle place lhistoire tenait dans la tragédie; une phrase de Tacite, une page de tout autre historien, suffisait; et là-dessus lauteur écrivait sa pièce, sans se soucier le moins du monde de reconstituer le milieu, prêtant les sentiments contemporains aux héros de lantiquité, sefforçant uniquement de peindre lhomme abstrait, lhomme métaphysique, selon la logique et la rhétorique du temps. Quand le drame romantique sest produit, il a eu la prétention justifiée de rétablir les milieux; et, sil a peu réussi à faire vivre les personnages exacts, il ne les a pas moins humanisés, en leur donnant des os et de la chair. Voilà donc une première conquête sur la convention, très certaine, très marquée. Et je nindique que les grandes lignes; cela sest fait lentement, avec toutes sortes de nuances, de batailles et de victoires. Aujourdhui, nous en sommes là. La pièce historique, qui nétait quune dissertation dialoguée sur un sujet quelconque, devient de jour en jour une étude critique. Et cest le moment quon choisit pour nous dire: «Restons dans la convention, la vérité historique est impossible.» Vraiment, cest se moquer du monde. Le pis est que les critiques pratiques qui donnent de pareils conseils aux jeunes auteurs, les égarent absolument. Il faut toujours se reporter à lexpérience, à ce qui se passe sous nos yeux. Nous ne sommes même plus au temps où Alexandre Dumas accommodait lhistoire dune si singulière et si amusante façon. Voyez ce qui a lieu, chaque fois quon reprend un de ses drames: ce sont des sourires, des plaisanteries, des chicanes dans les journaux. Cela ne supporte plus lexamen, et cela achèvera de tomber en poussière avant trente ans. Mais il y a plus: les critiques qui sont les champions enragés de la convention, ne laissent pas jouer un drame historique nouveau, sans léplucher soigneusement, sans en discuter la vérité, tellement ils sont emportés eux-mêmes par le courant de lépoque. Que se passe-t-il donc? Mon Dieu, une chose bien visible. Cest que nous devenons de plus en plus savants, cest que ce besoin croissant dexactitude qui nous pénètre malgré nous, se manifeste en tout, aussi bien au théâtre quailleurs. Tel est le courant naturaliste dont je parle si souvent, et qui fait tant rire. Il nous pousse à toutes les vérités humaines. Quiconque voudra le remonter sera noyé. Peu importe la façon dont la vérité historique triomphera un jour sur les planches; la seule chose quon peut affirmer, cest quelle y triomphera, parce que ce triomphe est dans la logique et dans la nécessité de notre âge. Prendre des exemples dans les pièces nouvelles pour démontrer que la vérité nest pas commode à dire, cest là une besogne puérile, une façon aisée de plaider son impuissance et ses terreurs. Il vaudrait mieux montrer ce que les pièces nouvelles apportent déjà de décisif au mouvement, appuyer sur les tâtonnements, sur les essais, sur tout cet effort si méritoire que nos jeunes auteurs, et M. Jules Claretie le premier, font en ce moment. La question est facile à résumer. Toutes les pièces historiques écrites depuis dix ans sont médiocres et ont fait sourire. Il y a évidemment là une formule épuisée. Les gasconnades dAlexandre Dumas, les tirades splendides de Victor Hugo ne suffisent plus. Nous sentons trop à cette heure le mannequin sous la draperie. Alors, quoi? faut-il écouter les critiques qui nous donnent létrange conseil de refaire, pour réussir, les pièces de nos aînés que le public refuse? faut-il plutôt marcher en avant, avec les études historiques nouvelles, contenter peu à peu le besoin de vérité qui se manifeste jusque dans la foule illettrée? Évidemment, ce dernier parti est le seul raisonnable. Cest jouer sur les mots que de poser en axiome: Un auteur dramatique doit sen tenir à la convention historique de son temps. Oui, si lon veut; mais comme nous sortons aujourdhui de toute convention historique, notre but doit donc être de dire la vérité historique au théâtre. Il ne sagit que de choisir les sujets où lon peut la dire. Dailleurs, à quoi bon discuter? Les faits sont là. Notre drame historique ne serait pas malade, si le public mordait encore aux conventions. On est dans un malaise, on attend quelque uvre vraie qui fixera la formule. Faites des drames romantiques, à la Dumas ou à la Hugo, et ils tomberont, voilà tout. Cherchez plus de vérité, et vos uvres tomberont peut-être tout de même, si vous navez pas les épaules assez solides pour porter la vérité; mais vous aurez au moins tenté lavenir. Tel est le conseil que je donne à la jeunesse. II M. Emile Moreau, un débutant, je crois, a fait jouer au Théâtre des Nations une pièce historique, intitulée: Camille Desmoulins. Cette pièce na pas eu de succès. On a reproché à Camille Desmoulins de présenter une débandade de tableaux confus et médiocrement intéressants; on a ajouté que les personnages historiques, Danton, Robespierre, Hébert et les autres, perdaient beaucoup de leur hauteur et de leur vérité; on a blâmé enfin le bout dintrigue amoureuse, une passion de Robespierre pour Lucile, qui mène toute laction. Ces reproches sont justes. Seulement, les critiques qui défendent la convention au théâtre, ont profité de loccasion pour exposer une fois de plus leur thèse des deux vérités, la vérité de lhistoire et la vérité de la scène. Voyons donc le cas. M. Emile Moreau, dit-on, a suivi lhistoire le plus strictement possible. Il a pris des morceaux à droite et à gauche, dans les documents du temps, et il les a intercalés entre des phrases à lui. Or, ces morceaux ont paru languissants. Donc, les documents vrais ne valent pas les fables inventées. Voilà un bien étrange raisonnement. Certes, oui, il est puéril daller faire un drame à coups de ciseaux dans lhistoire. Mais qui a jamais demandé de la vérité historique pareille? Les documents vrais sont seulement là comme le sol exact et solide sur lequel on doit reconstruire une époque. La grosse affaire, celle justement qui demande du talent, un talent très fort de déduction et de vie originale, cest lévocation des années mortes, la résurrection de tout un âge, grâce aux documents. Comme Cuvier, vous avez une dent, un os, et il vous faut retrouver la bête entière. Ici, limagination, jentends le rêve, la fantaisie, ne peut que vous égarer. Limagination, comme je lai dit ailleurs, devient de la déduction, de lintuition; elle se dégage et sélève, elle est lopération la plus délicate et la plus merveilleuse du cerveau humain. Donc, dans un drame historique, comme dans un roman historique, on doit créer ou plutôt recréer les personnages et le milieu; il ne suffit pas dy mettre des phrases copiées dans les documents; si lon y glisse ces phrases, elles demandent à être précédées et suivies de phrases qui aient le même son. Autrement, il arrive en effet que la vérité semble faire des trous dans la trame inventée dune uvre. Et nous touchons ici du doigt le défaut capital de Camille Desmoulins. Ce qui a eu un son singulier aux oreilles du public, cest ce mélange extraordinaire de vérité et de fantaisie. Jai lu que M. Emile Moreau se défendait davoir imaginé la passion de Robespierre pour Lucile; certains documents permettraient de croire à la réalité de cette passion. Je le veux bien. Mais, certainement, cest forcer les textes que de baser sur le dépit de Robespierre la mort des dantonistes. Puis, quel étrange Robespierre, et quel Danton dopéra-comique, et quel Hébert faussement drapé dans des guenilles! Tout cela est une fantaisie bâtie sur la légende révolutionnaire. On ne sent pas des hommes. Je répondrai donc aux critiques que, si le drame de M. Emile Moreau est tombé, cest justement parce que la fantaisie y règne encore en maîtresse trop absolue. Les demi-mesures sont détestables en littérature. Voyez le gai mensonge de la Dame de Monsoreau, reprise dernièrement au théâtre de la Porte-Saint-Martin, ce mensonge qui se moque parfaitement de lhistoire: comme il a une logique qui lui est propre, comme il est complet en son genre, il intéresse. Voyez maintenant Camille Desmoulins, dont certaines parties sont aussi fausses, et dont dautres parties contiennent textuellement des documents: la pièce nest plus quun monstre, le mélange manque déquilibre et arrive à ne contenter personne. Tel est le cas. Il est dune bonne foi douteuse, en cette affaire, de vouloir faire payer les pots cassés à la formule naturaliste. Je conclurai en répétant que le drame historique est désormais impossible, si lon ny porte pas lanalyse exacte, la résurrection des personnages et des milieux. Cest le genre qui demande le plus détude et de talent. Il faut non seulement être un historien érudit, mais il faut encore être un évocateur nommé Michelet. La question de mécanique théâtrale est secondaire ici. Le théâtre sera ce que nous le ferons. III Il me reste à parler de deux gros drames, la Convention nationale et lInquisition. Au Château-dEau, la Convention nationale a tué par le ridicule le drame historique. En vérité, nos auteurs nont pas de chance avec lhistoire de notre Révolution. Ils ne peuvent y toucher sans ennuyer profondément ou sans faire rire aux éclats les spectateurs. Si lon excepte le Chevalier de Maison-Rouge, qui pourrait aussi bien se passer sous Louis XIII que sous la Terreur, pas une pièce sur la Révolution, quelle soit signée dun nom inconnu ou dun nom connu, na remporté un véritable succès. Et cela sexplique aisément: la Révolution est encore trop voisine de nous, pour que notre système de mensonge, dans les pièces historiques, puisse lui être sérieusement appliqué. Ce mensonge va librement de Mérovée à Louis XV. Puis, dès quils entrent dans la France contemporaine, qui commence à 89, les auteurs perdent pied fatalement, parce que nous ne pouvons plus adopter leurs calembredaines romantiques sur une époque dont nous sommes. Aussi na-t-on jamais risqué des drames historiques, en dehors du Cirque, sur Napoléon Ier, Charles X, Louis-Philippe, Napoléon III et les deux dernières Républiques. Le drame historique actuel, étant basé sur les erreurs les plus grossières, en est réduit à montrer au peuple lhistoire que le peuple ne connaît pas, uniquement parce quil peut alors la travestir à laise. Lépreuve est concluante, la possibilité du mensonge sarrête à la Révolution. Pour que le drame historique sattaquât à notre histoire contemporaine, il lui faudrait renouveler sa formule, chercher ses effets dans la vérité, trouver le moyen de mettre sur les planches les personnages réels dans les milieux exacts. Un homme de génie est nécessaire, tout bonnement. Si cet homme de génie ne naît pas bientôt, notre drame historique mourra, car il est de plus en plus malade, il agonise au milieu de lindifférence et des plaisanteries du public. Quant à lInquisition, de M. Gelis, jouée au Théâtre des Nations, cest un mélodrame noir qui arrive quarante ans trop tard. Cela ne vaut pas un compte rendu. Je nen parlerais même pas, sans la mort terrible de M. Jean Bertrand, ce drame réel et poignant qui sest joué à côté de ce mélodrame imbécile, et qui lui a donné une affreuse célébrité dun jour. On se souvient des espérances qui avaient accueilli M. Bertrand, à son entrée comme directeur au Théâtre des Nations. Il semblait que notre République elle-même sintéressât à laffaire; des personnages puissants patronnaient, disait-on, le nouveau directeur; on allait enfin avoir une scène nationale, on élèverait les âmes, on élargirait lidéal, on continuerait 1830, mais un 1830 républicain, qui achèverait devant le trou du souffleur la besogne commencée à la tribune de la Chambre. Hélas! M. Bertrand dort aujourdhui dans la terre, empoisonné. Cétait un honnête homme. Il avait cru à toutes les belles phrases, il arrivait réellement pour relever lidéal avec des tirades patriotiques. Son idée était que notre jeune littérature attendait louverture dun théâtre républicain pour produire des chefs-duvre. Et il sétait mis ardemment à la besogne. Quelques mois ont suffi pour le désespérer et le tuer. Toutes ses tentatives échouaient; Camille Desmoulins et les Mirabeau étaient bien empruntés à notre Révolution, mais le public ne voulait pas de notre Révolution accommodée à cette étrange sauce; Notre-Dame de Paris elle-même, qui aurait pu être une bonne affaire pour la direction, si elle sétait arrêtée à la cinquantième représentation, lavait laissée, après la centième, dans des embarras dargent. Jamais on na vu des ambitions plus généreuses aboutir si vite à une catastrophe plus lamentable. On dit que M. Bertrand avait la tête faible, quil nétait pas fait pour être directeur et quil a quitté la vie dans un désespoir denfant malade. Savons-nous de quelles espérances on lavait grisé? Il comptait sûrement sur beaucoup dappuis, qui lui ont fait défaut au dernier moment. A force dentendre répéter, dans son milieu, que la littérature dramatique mourait faute dun théâtre ouvert aux nobles tentatives, à force découter ceux qui vivent dun idéal nuageux et pleurnicheur, cet homme sétait lancé, en faisant appel à toutes les forces vives, dont on lui affirmait lexistence. On sait aujourdhui les forces vives qui lui ont répondu. Il nétait pas plus mauvais directeur quun autre, il avait mis sur son affiche le nom de Victor Hugo, celui de M. Jules Claretie; il faisait appel aux jeunes, il était en somme le directeur quon avait voulu quil fût. Sans doute, à la dernière heure, il aurait pu montrer plus dénergie devant son désastre. Mais pouvons-nous descendre dans cette conscience et dire sous quelle amertume cet homme a succombé! M. Bertrand ne sest pas tué tout seul, il a été tué par les faiseurs de phrases qui se refusent à voir nettement notre époque de science et de vérité, par les chienlits politiques et romantiques qui se promènent dans des loques de drapeau, en rêvant de battre monnaie avec les sentiments nobles. Sil ne sétait pas cru soutenu par tout un gouvernement, sil navait pas espéré devenir le directeur du théâtre de notre République, si on ne lui avait pas persuadé que tous les petits-fils de 1830 allaient lui apporter des chefs-duvre, il ne se serait sans doute jamais risqué dans une telle entreprise. La vérité, je le répète, est quil a été la victime de la queue romantique et des hommes politiques qui songent à régenter lart. Ceux dont il attendait tout, ne lui ont rien donné. Cest alors quil a perdu la tête devant cet effondrement du patriotisme, de lidéal, de toutes les phrases creuses dont on lui avait gonflé le cur; du moment que lidéal et le patriotisme ne faisaient pas recette, il navait plus quà disparaître. Et il sest tué. Les autres vivent toujours, lui est mort. Cest une leçon.
I La solennité militaire à laquelle lOdéon nous a conviés me paraît pleine denseignements. Pour moi, le très grand succès que M. Paul Deroulède vient de remporter avec lHetman prouve avant tout que le fameux métier du théâtre nest point nécessaire, puisque voilà un drame en cinq actes, fort lourd, très mal bâti et complètement vide, qui a été acclamé avec une véritable furie denthousiasme. Le cas de M. Paul Deroulède est un des cas les plus curieux de notre littérature actuelle. Il sest fait une jolie place dans les tendresses de la foule, en prenant la situation vacante de poète-soldat. Nous avions le soldat-laboureur, dHorace Vernet; nous avons aujourdhui le soldat-poète. Je viens de nommer Horace Vernet, ce peintre médiocre qui a été si cher au chauvinisme français. M. Paul Deroulède est en train de le remplacer. Ajoutez que nos désastres font en ce moment de larmée une chose sacrée. Cela rend la position de poète-soldat absolument inexpugnable. Il est très difficile dinsinuer quil fait des vers médiocres, sans passer aussitôt pour un mauvais citoyen. On vous regarde, et on vous dit: «Monsieur, je crois que vous insultez larmée!» Certes, M. Paul Deroulède fait bien mal les vers, mais il a de si beaux sentiments! Ah! les beaux sentiments, on ne se doute pas de ce quon peut en tirer, quand on sait les employer avec adresse. Ils sont une réponse à tout, ils sont «la tarte à la crème» de notre grand comique. «La pièce me paraît faible.Mais lhonneur, Monsieur!Il ny a pas daction du tout.Mais la patrie, Monsieur!Lintrigue recommence à chaque acte.Mais le dévouement, Monsieur!Enfin, je mennuie.Mais Dieu, Monsieur! Vous osez dire que Dieu vous ennuie!» Cette façon dargumenter est sans réplique. Il est certain que lhonneur, la patrie, le dévouement et Dieu sont des preuves écrasantes du génie poétique de M. Paul Deroulède. Et il faut voir le bonheur de la salle. Il y a bien quelques gredins parmi les spectateurs. Ceux-là applaudissent plus fort. Cest si bon de se croire honnête, de passer une soirée à manger de la vertu en tirades, quitte à reprendre le lendemain son petit négoce plus ou moins louche! Quimporte luvre! Il suffit que lauteur jette des gâteaux de miel au public. Le public se donne une indigestion de flatteries. Il est grand, il est noble, il est honnête. Cest un attendrissement général. Pas de vices, à peine un coquin en carton, qui est là pour servir de repoussoir. Bravo! bravo! que tout le monde sembrasse, et que le mensonge dure jusquà minuit! La salle de lOdéon tremblait sous louragan des bravos. Chaque couplet patriotique était accueilli par des trépignements. Des personnes, je crois, ont été trouvées sous les bancs, évanouies de bonheur. La pièce nexistait plus, on se moquait bien de la pièce! La grande affaire était de guetter au passage les allusions à nos défaites et à la revanche future; et, dès quune allusion arrivait, la salle prenait feu, de lorchestre au ceintre. Un monsieur en habit noir, un conférencier quelconque, aurait lu le drame devant le trou du souffleur que certainement leffet aurait été le même. Et je pensais, assourdi par ce vacarme, que nous étions tous bien naïfs de chercher des succès dans lamour de la langue et dans lamour du vrai. Voilà M. Paul Deroulède qui passe du coup auteur dramatique, en criant simplement, le plus fort quil peut: «Je suis larmée, je suis la vertu, lhonneur, la patrie, je suis les beaux sentiments!» Pauvres écrivains que nous sommes, quelle leçon! Je sais des poètes qui, depuis vingt ans, étudient lart délicat de forger le vers français. Ceux-là ont à peine des succès destime. Je sais des auteurs dramatiques qui se mangent le cerveau pour trouver une nouvelle formule, pour élargir la scène française. Ceux-là sont bafoués, et on les jette au ruisseau. Les maladroits! Pourquoi ne battent-ils pas du tambour et ne jouent-ils pas du clairon? Cest si facile! La recette est connue. On sait à lavance que tel beau sentiment doit provoquer telle quantité de bravos. On peut même doser le succès quon désire. Les modestes mettent le mot «patrie» cinq ou six fois; cela fait cinq ou six salves de bravos. Les vaniteux, ceux qui rêvent lécroulement de la salle, prodiguent le mot «patrie», à la fin de toutes les tirades; alors, cest un feu roulant, on est obligé de payer la claque double. Vraiment, la méthode est trop commode! Dans ces conditions, on se commande un succès, comme on se commande un habit. Cela rappelle les ténors qui nont pas de voix, et qui laissent aux cuivres de lorchestre le soin denlever les hautes notes. La littérature nest plus que pour bien peu de chose dans tout ceci. Jarrive à lHetman. Voici, en quelques lignes, le sujet du drame. Un roi polonais du dix-septième siècle, Ladislas IV, a soumis les Cosaques. Deux des vaincus, le vieux chef Froll-Gherasz et le jeune Stencko, sont même à la cour de ce roi, où se trouve aussi un traître, un parjure, Rogoviane. Ce dernier, qui rêve de devenir gouverneur de lUkraine, pousse les Cosaques à une révolte, et travaille de façon à ce que Stencko séchappe pour être le chef des révoltés. Mais Froll-Gherasz napprouve pas cette prise darmes. Il accepte une mission du roi, celle de pacifier lUkraine, et il laisse à la cour sa fille Mikla comme otage. Stencko et Rogoviane, naturellement, aiment Mikla. Dès lors, la seule situation dramatique est celle du père et de lamant, pris entre lamour de la patrie et lamour quils éprouvent pour la jeune fille. Au dénoûment, la patrie lemporte, Stencko et Mikla meurent, mais les Cosaques sont victorieux. La situation principale ne fait que se déplacer, pas davantage. Dabord, cest Froll-Gherasz qui arrive dans un campement cosaque et qui adjure ses anciens soldats de ne pas recommencer une lutte insensée; mais, lorsque Stencko, en apprenant que Mikla est restée comme otage, refuse le commandement et retourne à la cour de Ladislas IV pour la sauver, le vieux chef oublie sa mission, oublie sa fille, et saisit le sabre de chef suprême, par amour de la patrie en larmes. Ensuite, cest Stencko, qui veut enlever Mikla; là, apparaît Marutcha, une sorte de prophétesse qui conduit les Cosaques au combat, et Marutcha décide les jeunes gens à se sacrifier pour leur pays. Mikla reste à la cour afin dendormir les soupçons de Ladislas. Enfin, le quatrième acte est vide daction, on y voit simplement Froll-Gherasz préparant la victoire par des tirades sur les devoirs du soldat. Puis, au cinquième acte, nous retombons de nouveau dans lunique situation, Stencko a été blessé, Mikla a été sauvée de léchafaud par Rogoviane qui veut se faire aimer delle, et elle expire sur le corps de Stencko, elle tombe assassinée par le traître, lorsque celui-ci entend arriver les Cosaques vainqueurs. Je ne puis marrêter à discuter les détails, la maladresse de certaines péripéties. Le point de départ est singulièrement faible; ce père, qui laisse sa fille en otage, devrait se connaître et ne pas jouer si aisément les jours de son enfant. On nest pas ému le moins du monde de la douleur de Froll-Gherasz, parce quen somme il a voulu cette douleur. Agamemnon sacrifiant Iphigénie est beaucoup plus grand. Mais ce qui me frappe surtout, cest le cercle dans lequel tourne la pièce. Comme je lai dit en commençant, lHetman a eu du succès, en dehors de toutes les règles. Il ne devait pas avoir de succès, puisque les critiques enseignent quune pièce ne peut réussir sans action, sans situations variées et combinées. Les cinq actes se répètent, et pourtant les bravos nont pas cessé une minute. Voilà un fait troublant pour les magisters du feuilleton. La seule explication raisonnable est que le succès de lHetman nest pas un succès littéraire, mais un succès militaire, ce quil ne faut pas confondre. Quun jeune auteur ait la naïveté de sautoriser de lexemple, décrire un drame où laction ne marchera pas, où des actes entiers ne seront quune composition de rhétoricien sur un sujet quelconque; quil fasse cela, sans y mettre les fameux beaux sentiments, et nous verrons sil ne remporte pas un échec honteux. Quelques observations de détails sur les personnages, avant de finir. Le roi Ladislas est stupéfiant. Jignore si lartiste qui joue le rôle est le seul coupable, mais on dirait vraiment un roi de féerie; on sattend à chaque instant à voir son nez sallonger brusquement, sous le coup de baguette de quelque méchante fée. Quant à la Marutcha, elle a trouvé une merveilleuse interprète dans madame Marie Laurent. Mais quel personnage rococo! combien peu elle tient à laction, et comme chacune de ses tirades est attendue à lavance! Jentendais une dame dire près de moi, en parlant de tous ces héros: «Ils crient trop fort.» Le mot est juste et contient la critique de la pièce. Personne ne parle dans ce drame, tout le monde y crie. On sort les oreilles cassées, et le fiacre qui vous emporte semble continuer les cahots des tirades, sur le pavé de Paris. Toute la nuit, Stencko a hurlé ses beaux sentiments à mes oreilles, tandis que le vieux Froll-Gherasz psalmodiait les siens dune voix de basse. Le drame de M. Paul Deroulède est comme un corps darmée qui défilerait dans ma rue. Je ferme ma fenêtre, agacé par le vacarme, qui mempêche davoir deux idées justes lune après lautre. Je suis peut-être très sévère. M. Paul Deroulède est jeune et mérite tous les encouragements. Il a du talent, dailleurs. Je naime pas ce talent, voilà tout. Je crois quun peu de vérité dans lart est préférable à tout ce tra la la des beaux sentiments. Les bonshommes en bois, même lorsque le bois est doré, ne font pas mon affaire. Je préfère à lHetman un petit acte fin et vrai du Palais-Royal, le Roi Candaule, par exemple. Au moins, nous sommes là avec des créatures humaines. Quest-ce que cest que Froll Gherasz? Un père et un patriote. Mais quel père et quel patriote? Nous nen savons rien. Froll-Gherasz est une abstraction, il ressemble à un de ces personnages des anciennes tapisseries, qui ont une banderole dans la bouche, pour nous dire quels héros ils représentent. Pas dobservation, pas danalyse, pas dindividualité. Le théâtre ainsi entendu remonte par delà la tragédie, jusquaux mystères du moyen âge. Ah! je suis bien tranquille, dailleurs. Ce nest pas lHetman qui ressuscitera le drame historique. Il est un exemple de la pauvreté et de la caducité du genre. Laissez passer cette tempête de bravos patriotiques, laissez refroidir ces tirades, et vous vous trouverez en face dun drame dans le genre des drames, aujourdhui glacés, de Casimir Delavigne, beaucoup moins bien fait et dun ennui mortel.
Je viens de dire mon opinion sur les drames patriotiques. Je ne nie pas lexcellente influence que ces sortes de pièces peuvent avoir sur lesprit de larmée française; mais, au point de vue littéraire, je les considère comme dun genre très inférieur. Il est vraiment trop aisé de se faire applaudir, en remuant avec fracas les grands mots de patrie, dhonneur, de liberté. Il y a là un procédé adroit, mais commode, qui est à la portée de toutes les intelligences. Voici, par exemple, un jeune homme, M. Charles Lomon. On me dit quil a écrit à vingt-deux ans le drame: Jean Dacier, joué solennellement à la Comédie-Française. La grande jeunesse du débutant me le rend très sympathique, et jai écouté la pièce avec le vif désir de voir se révéler un homme nouveau. Mais, quoi! avoir vingt-deux ans, et écrire Jean Dacier! Vingt-deux ans, songez donc! lâge de lenthousiasme littéraire, lâge où lon rêve de fonder une littérature à soi tout seul! Et refaire un mauvais drame de Ponsard, une pièce qui nest ni une tragédie ni un drame romantique, qui se traîne péniblement entre les deux genres! Je mimagine M. Lomon à sa table de travail. Il a vingt-deux ans, lavenir est à lui. Dans le passé, il y a deux formes dramatiques usées, la forme classique et la forme romantique. Avant tout, M. Lomon devait laisser ces guenilles dans le magasin des accessoires, aller devant lui, chercher, trouver une forme nouvelle, aider enfin de toute sa jeunesse au mouvement contemporain. Non, il a pris les guenilles, il les a prises même sans passion littéraire, car il les a mêlées, il a lâché de rafraîchir toutes ces vieilles draperies des écoles mortes pour les jeter sur les épaules de ses héros. Une tragédie glaciale, un drame échevelé, passe encore! on peut être un fanatique; mais une uvre mixte, un raccommodage de tous les débris antiques, voilà ce qui ma fâché! Il est inutile davoir vingt-deux ans pour écrire une uvre pareille. Cela me consterne que lauteur nait que vingt-deux ans; jaurais compris quil en eût au moins cinquante. Serait-il donc vrai que les débutants, même ceux qui ont soif doriginalité et de nouveauté, se trouvent fatalement condamnés à limitation? Peut-être M. Lomon ne sest-il pas aperçu des emprunts quil a faits de tous les côtés, du cadre vermoulu dans lequel il a placé sa pièce, des lieux communs qui y traînent, de la fille bâtarde, en un mot, dont il est accouché. La jeunesse na pas conscience des heures quelle perd à se vieillir. Je sais que le patriotisme répond atout. M. Lomon a écrit un drame patriotique, cela ne suffit-il pas à prouver lélan généreux de sa jeunesse? Je dirai une fois encore que le véritable patriotisme, quand on fait jouer une pièce à la Comédie-Française, consiste avant tout à tâcher que cette pièce soit un chef-duvre. Le patriotisme de lécrivain nest pas le même que celui du soldat. Une uvre originale et puissante fait plus pour la patrie que de beaux coups dépée, car luvre rayonne éternellement et hausse la nation au-dessus de toutes les nations voisines. Quand vous aurez fait crier sur la scène: Vive la France! ce ne sera là quun cri banal et perdu. Quand vous aurez écrit une uvre immortelle, vous aurez réellement prolongé la vie de la France dans les siècles. Que nous reste-t-il de la gloire des peuples morts? Il nous reste des livres. Jean Dacier est, paraît-il, une uvre républicaine. Je demande à en parler comme dune uvre simplement littéraire. Le sujet est léternelle histoire du paysan vendéen qui se fait soldat de la République et qui se retrouve en face de ses anciens seigneurs, lorsquil est devenu capitaine. Naturellement, Jean aime la comtesse Marie de Valvielle, et naturellement aussi il se montre deux fois magnanime envers son ennemi et rival, Raoul de Puylaurens, le cousin de la jeune dame. Loriginalité de la pièce consiste dans le nud même du drame. Jean retrouve la comtesse juste au moment où elle passe dans la légendaire charrette pour aller à léchafaud. Or, un homme peut la sauver en lépousant. Jean lui offre son nom, et la comtesse accepte, en croyant quil agit pour le compte de Raoul. On comprend le parti dramatique que M. Lomon a pu titrer de cette situation: une comtesse mariée à un de ses anciens domestiques, se révoltant, puis finissant par laimer au moment où il a donné pour elle jusquà sa vie. Je ne chicanerai pas lauteur sur ce mariage singulier. Il peut se faire quon trouve dans lhistoire de lépoque un fait semblable; seulement, il ne sagissait certainement pas dune femme de la qualité de lhéroïne. Nimporte, il faut accepter ce mariage, si étrange quil soit. Ce qui est plus grave, cest la création même du personnage. Voici Jean Dacier, un paysan qui sest instruit et qui représente lhomme nouveau. Il na pas une tache, il est grand, héroïque, sublime. Quand il a épousé la comtesse pour la sauver, et quelle lécrase de son mépris, cest à peine sil laisse percer une révolte. Il fait échapper une première fois son rival Raoul, quil tient entre ses mains. A lacte suivant, la situation recommence: Raoul tombe de nouveau à sa merci, et, cette fois, non seulement Jean le fait évader, mais encore il lui donne rendez-vous le lendemain sur le champ de bataille, et, en donnant ce rendez-vous, il trahit les siens, car lattaque devait rester secrète. Jean passe devant un conseil de guerre, et on le fusille, pendant que Marie se lamente. Vraiment, il est bon dêtre un héros, mais il y a des limites. En temps de guerre, ouvrir continuellement la porte aux prisonniers, cela ne sappelle plus de la grandeur dâme, mais de la bêtise. Pour que nous nous intéressions aux pantins sublimes, il faut leur laisser un peu dhumanité sous la pourpre et lor dont on les drape. On finit par sourire de ces héros magnanimes qui ne semparent de leurs ennemis que pour les relâcher. Il y a là une fausse grandeur dont on commence, au théâtre, à sentir le côté grotesque. Le pis est quon sintéresse médiocrement, à Jean Dacier. Cette façon de sauver une femme en lépousant, le met dans une position singulièrement fausse. Il se conduit en enfant. La seule chose quil aurait à faire, après avoir arraché Marie à la guillotine, ce serait de la saluer et de lui dire: «Madame, vous êtes libre. Vous me devez la vie, je vous confie mon honneur.» Mais alors toutes les querelles dramatiques du second acte et du troisième nexisteraient pas. La situation est si bien sans issue que Jean meurt à la fin avec une résignation de mouton, pour finir la pièce. Cette mort est également amenée par une péripétie trop enfantine. Jean, ce lion superbe, trahit les siens sans paraître se douter un instant de ce quil fait, ce qui rapetisse tout le dénoûment. Quant à la comtesse, elle est bâtie sur le patron des héroïnes, avec trop de mépris et trop de tendresse à la fois. Lorsque Jean la sauvée, elle se montre dune cruauté monstrueuse, blessant inutilement son libérateur, se conduisant dune si sotte façon quelle mériterait simplement une paire de gifles, malgré toute sa noblesse. Puis, au dernier acte, elle se pend au cou de Jean et lui déclare quelle ladore. Le quatrième acte a suffi pour changer cette femme. Cest toujours le même système, celui des pantins que lon déshabille et que lon rhabille à sa fantaisie, pour les besoins de son uvre. Marie a compris la grandeur de Jean, et cela suffit: elle est comme frappée par la baguette dun enchanteur, la couleur de ses cheveux elle-même a dû changer. Je ne parle point des autres personnages, de ce Raoul de Puylaurens, qui passe sa vie à tenir son salut de son rival, ni du conventionnel Berthaud, qui traverse laction en récitant des tirades énormes. Oh! les tirades! elles pleuvent avec une monotonie désespérante dans Jean Dacier. On essuie une trentaine de vers à la file, on courbe le dos comme sous une averse grise, on croit en être quitte; pas du tout, trente autres vers recommencent, puis trente autres, puis trente autres. Imaginez une grande plaine plate, sans un arbre, sans un abri, que lon traverse par une pluie battante. Cest mortel. Je préfère, et de beaucoup, les vers rocailleux de M. Parodi. Que dirai-je du style? Il est nul. Nous avons, à lheure présente, cinquante poètes qui font mieux les vers que M. Lomon. Ce dernier versifie proprement, et cest tout. Il tient plus de Ponsard que de Victor Hugo. Je me montre très sévère, parce que Jean Dacier a été pour moi une véritable désillusion. Comme jattaquais vivement le drame historique, on mavait fait remarquer quon pouvait très bien appliquer à lhistoire la méthode danalyse qui triomphe en ce moment, et renouveler ainsi absolument le genre historique au théâtre. Il est certain que, si des poètes abandonnent le bric-à-brac romantique de 1830, les erreurs et les exagérations grossières qui nous font sourire aujourdhui, ils pourront tenter la résurrection très intéressante dune époque déterminée. Mais il leur faudra profiter de tous les travaux modernes, nous donner enfin la vérité historique exacte, ne pas se contenter de fantoches et ressusciter les générations disparues. Rude besogne, dune difficulté extrême, qui demanderait des études considérables. Or, javais cru comprendre que le Jean Dacier, de M. Lomon, était une tentative de ce genre. Et quelle surprise, à la représentation! Ça, de lhistoire, allons donc! Cest un placage, exécuté même par des mains maladroites. Pas un des personnages ne vit de la vie de lépoque. Ils se promènent comme des figures de rhétorique, ils nont que la charge de réciter des morceaux de versification. Et le milieu, bon Dieu! Ce village breton, où Berthaud vient procéder aux enrôlements volontaires, cette mairie de Nantes où lon marie les comtesses qui vont à la guillotine, seraient à peine suffisants pour la vraisemblance dun opéra-comique. Vraiment, Jean Dacier sera un bon argument pour les défenseurs du drame historique! Il achève le genre, il est le coup de grâce. Je songeais à la Patrie en danger, de MM. Edmond et Jules de Concourt. Voilà, jusquà présent, le modèle du genre historique nouveau, tel que je lexposais tout à lheure. Aussi les directeurs ont-il tremblé devant une uvre qui avait le vrai parfum du temps, et les auteurs ont ils dû publier la pièce, en renonçant à la faire jouer. Il y aurait un parallèle bien curieux à établir entre la Patrie en danger et Jean Dacier; les deux sujets se passent à la même époque et ont plus dun point de ressemblance. La première est une uvre de vérité, tandis que la seconde est faite «de chic», comme disent les peintres, uniquement pour les besoins de la scène. Au demeurant, la salle a failli craquer sous les applaudissements, le premier soir. Vive la France! III Jarrive au Marquis de Kénilis, le drame en vers que M. Lomon a fait jouer au théâtre de lOdéon. Je nanalyserai pas la pièce. A quoi bon? Le sujet est le premier venu. Il se passe en Bretagne, à lépoque de la Révolution, ce qui permet dy prodiguer les mots de patrie, dhonneur, de gloire, de victoire. Nous y voyons léternelle intrigue des drames faits sur cette époque: un enfant du peuple aimant une fille daristocrate, devenant plus tard capitaine, puis épousant la demoiselle ou mourant pour elle. La situation forte consiste à mettre le capitaine entre son amour et son devoir; il ouvre en mer un pli cacheté qui lui ordonne de fusiller le père de sa bien-aimée; heureusement, ce père se fait tuer noblement, ce qui simplifie la question. Quimporte le sujet, dailleurs! La prétention des poètes comme M. Lomon est décrire de beaux vers et de pousser aux belles actions. Hélas! les vers de M. Lomon sont médiocres. Beaucoup ont fait sourire. Les meilleurs frappent loreille comme des vers connus; on les a certainement lus ou entendus quelque part, ils circulent dans lécole, tout le monde sen est servi. Ne serait-il pas temps de chercher une poésie, en dehors de lécole lyrique de 1830? Je me borne à un souhait, car je ne vois rien de possible dans la pratique. Ce que je sens, cest que tous nos poètes répètent Musset, Hugo, Lamartine ou Gautier, et que les uvres deviennent de plus en plus pâles et nulles. Nous avons aujourdhui une fin décole romantique aussi stérile que la fin décole classique qui a marqué le premier empire. Pendant quon jouait lautre soir le Marquis de Kénilis, je pensais à un poète de talent, à Louis Bouilhet, quon oublie singulièrement aujourdhui. Celui-là se produisait encore à son heure, et il est telle de ses uvres qui a de la force et même une note originale. Eh bien, si personne ne songe plus aujourdhui à Louis Bouilhet, si aucun théâtre ne reprend ses pièces, quel est donc lespoir de M. Lomon en chaussant des souliers qui ont mené à loubli des poètes mieux doués que lui, et venus en tout cas plus tôt dans une école agonisante? Quel est cet entêtement de faire du vieux neuf, de ramasser les rognures dhémistiches qui traînent, et dont le public lui-même ne veut plus? On répond par la dévotion à lidéal. En face de notre littérature immonde, à côté de nos romans du ruisseau, il faut bien que des jeunes gens tendent vers les hauteurs et produisent des uvres pour enflammer le patriotisme de la nation. Nous autres naturalistes, nous sommes le déshonneur de la France; les poètes, M. Lomon et dautres, sont chargés devant lEurope dhonorer le pays et de le remettre à son rang. Ils consolent les dames, ils satisfont les âmes fières, ils préparent à la République une littérature qui sera digne delle. Ah! les pauvres jeunes gens! Sils sont convaincus, je les plains. Jai déjà dit que je regardais comme une vilaine action de voler un succès littéraire, en lançant des tirades sur la patrie et sur lhonneur. Cela vraiment finit par être trop commode. Le premier imbécile venu se fera applaudir, du moment où la recette est connue. Si les mots remplacent tout, à quoi bon avoir du talent? Et puis, causons un peu de cette littérature qui relève les âmes. Où sont dabord les âmes quelle a relevées? En 1870, nous étions pleins de patriotisme contre la Prusse; un peu de science et un peu de vérité auraient mieux fait notre affaire. Jai remarqué que les dames qui travaillaient dans lidéal, étaient le plus souvent des dames très émancipées. Au fond de tout cela, il y a une immense hypocrisie, une immense ignorance. Je ne puis ici traiter la question à fond. Mais il faut le déclarer très nettement: la vérité seule est saine pour les nations. Vous mentez, lorsque vous nous accusez de corrompre, nous qui nous sommes enfermés dans létude du vrai; cest vous qui êtes les corrupteurs, avec toutes les folies et tous les mensonges que vous vendez, sous lexcuse de lidéal. Vos fleurs de rhétorique cachent des cadavres. Il ny a, derrière vous, que des abîmes. Cest vous qui avez conduit et qui conduisez encore les sociétés à toutes les catastrophes, avec vos grands mots vides, avec vos extases, vos détraquements cérébraux. Et ce sera nous qui les sauverons, parce que nous sommes la vérité. Nest-ce pas la chose la plus attristante quon puisse voir? Voilà un jeune homme, voilà M. Lomon, Il débute, il a peut-être une force en lui. Eh bien, il commence par senfermer dans une formule morte; il fait du romantisme, à lheure où le romantisme agonise. Ce nest pas tout, il croit quil sauve la France, parce quil vient corner les mots de patrie et dhonneur dans une salle de théâtre, parce quil invente une intrigue puérile et quil écrit de mauvais vers. Et le pis, cest quil se montrera dédaigneux pour nous, cest que ses amis mentiront au point de nous traiter en criminels et dinsinuer que sa pauvre pièce est une revanche du génie français! Jai dautres désirs pour notre jeunesse. Je la voudrais virile et savante. Dabord, elle devrait se débarrasser des folies du lyrisme, pour voir clair dans notre époque. Ensuite, elle accepterait les réalités, elle les étudierait, au lieu daffecter un dégoût enfantin. A cette condition seule, nous vaincrons. Le vrai patriotisme est là, et non dans des déclamations sur la patrie et la liberté. Jamais je nai vu un spectacle plus comique ni plus triste: tout un gouvernement républicain convoqué à lOdéon, des ministres, des sénateurs, des députés, pour y entendre un coup de canon. Eh! bonnes gens, ce nest pas la formule romantique, cest la formule scientifique qui a établi et consolidé la République en France! IV Personne nignore quAttila, cest M. de Bismark. Du moins, nul doute ne peut nous rester à cet égard, après la première représentation des Noces dAttila, le drame en quatre actes que M. Henri de Bornier a fait jouer à lOdéon. La salle la compris et a furieusement applaudi les passages où les alexandrins du poète, en rangs pressés, font aisément mordre la poussière aux ennemis de la France. Je ninsiste pas. Mais ce que je veux répéter encore, cest ce que jai déjà dit à propos de lHetman et de Jean dAcier. Pour un poète, luvre vraiment patriotique est de laisser un chef-duvre à son pays. Molière, qui na pas agité de drapeaux, qui na pas joué des fanfares devant sa baraque avec les mots dhonneur et de patrie, reste la souveraine gloire de notre nation; et il a vaincu toutes les nations voisines, sur le champ de bataille du génie. Nous triomphons continuellement par lui. Quant à cet autre prétendu patriotisme, à ce boniment qui jongle avec de grands mots, qui enlève les applaudissements dune salle par des tirades, il nest pas autre chose quune spéculation plus ou moins consciente. Il y a une improbité littéraire absolue à faire ainsi acclamer des vers médiocres. Cest mettre le chauvinisme sur la gorge des gens: applaudissez, ou vous êtes de mauvais citoyens. Cest forcer le succès et bâillonner la critique, cest se faire sacrer grand homme à bon compte, en déplaçant la question du talent et de la morale. Voilà ce que je répéterai chaque fois que jaurai assisté à un de ces succès où il est impossible de juger le véritable mérite dun auteur. Je me sens donc, dès labord, très gêné devant la nouvelle uvre de M. de Bornier, car il semble avoir compté sur nos bons sentiments pour que nous la considérions comme une uvre noble et vengeresse. Moi qui la trouve beaucoup trop noble et insuffisamment vengeresse, je demande avant tout de négliger le patriotisme, dans une question où il na que faire, et de juger le drame au strict point de vue dramatique. Voici le sujet, brièvement. Attila, après sa campagne dans les Gaules, campe au bord du Danube, où il attend la fille de lempereur Valentinien, quil a fait demander en mariage. Il traîne derrière lui tout un troupeau de prisonniers, dans lequel se trouvent le roi des Burgondes, Herric, et sa fille Hildiga, sans compter une Parisienne, une femme du peuple, Gerontia. En outre, un général franc, Walter, qui aime Hildiga, commet limprudence de se présenter pour traiter de sa rançon et de celle de son père. Attila prend largent et le retient prisonnier. Puis, le drame se noue, dès que Maximin, ambassadeur de Rome, vient annoncer à Attila que lempereur lui refuse sa fille. Attila, exaspéré, veut épouser Hildiga, je nai pas trop compris pourquoi; il laime sans doute, mais loutrage de Valentinien navait rien à voir là dedans. Dailleurs, non content de désespérer Hildiga par sa proposition, il pousse le raffinement jusquà vouloir être aimé devant tous; et il menace la jeune fille de massacrer son père, son amant, ses compatriotes, si elle ne feint pas pour sa personne la passion la plus aveugle. Hildiga doit accepter. Herric, Gérontia, dautres encore la maudissent, sans quelle puisse relever la tête. Walter seul croit toujours en elle, et Attila finit par le faire décapiter devant Hildiga, qui se contente de se couvrir le visage de ses mains. Enfin, au dénoûment, lorsquil vient la retrouver dans la chambre nuptiale, la jeune épouse le tue dun coup de hache. Tel est, en gros, le drame. Dans une étude quil a publiée sur son uvre, M. de Bornier a écrit ceci: «Lidée des Noces dAttila est fort simple; tout vainqueur se détruit lui-même par labus de sa victoire, voilà lidée philosophique; un tigre veut manger une gazelle, mais la gazelle se fâche, voilà le fait dramatique.» Acceptons cela, et examinons la mise en uvre. M. de Bornier ne nous a pas montré du tout un vainqueur se détruisant par labus de sa victoire, car Attila meurt dun accident en pleines conquêtes, au milieu de ses armées victorieuses. Reste la fable du tigre et de la gazelle. Jadmets que Hildiga soit une gazelle; ailleurs, M. de Bornier lappelle une colombe; cest plus tendre encore, et cela convient mieux aux grâces bien portantes de mademoiselle Rousseil. Mais quant au tigre, il est vraiment trop bon enfant et trop rageur à la fois. Je demande à mexpliquer longuement sur son compte. Cette figure dAttila emplit le drame, et cest, en somme, juger luvre que de létudier. M. de Bornier paraît avoir voulu reconstituer autant que possible la figure historique dAttila, telle que nous la montrent les rares documents historiques. Son barbare est civilisé, lhomme de guerre est doublé en lui dun diplomate aussi rusé que peu scrupuleux. Seulement, à côté de quelques traits acceptables, quelle étrange résurrection de ce terrible conquérant! Tout le monde linsulte pendant quatre actes. Les prisonniers, Herric, Hildiga, Gerontia, Walter, dautres encore, défilent devant lui, en lui jetant à la face les plus sanglantes injures, sans quil se mette une seule fois dans une bonne et franche colère. Ce nest pas tout, Maximin vient le braver au nom de Rome, avec un étalage dinsolence lyrique, et il se contente de lutter de lyrisme avec linsulteur. De temps à autre, il est vrai, il se dresse sur la pointe des pieds, en disant: «Cest trop de hardiesse!» Mais il sen lient la, les hardiesses continuent, les plus humbles lui lavent la tête, on le traite à bouche que veux-tu de bourreau, de tyran, dassassin; une vraie cible aux tirades patriotiques de chacun, un fantoche criblé de vers, lardé des mots de patrie et dhonneur. Ah! la bonne ganache de barbare! A coup sûr, le tigre ne sest pas défendu contre M. de Bornier, qui, avant de le faire manger par sa gazelle, la accommodé sans péril à la sauce des beaux sentiments. Cet Attila est donc un brave homme. Ajoutons quil a des mouvements dhumeur. Ainsi, sil tolère autour de lui les gens qui linjurient, il fait crucifier ceux de ses soldats qui gardent le silence; voir lépisode du premier acte. Dautre part, il donne lordre de couper le cou de Walter, dans un moment de vivacité; mais, en vérité, ce Walter a bien mérité son sort; on n«embête» pas un tyran à ce point, le moindre tigre en chambre naurait certainement pas attendu dêtre provoqué deux fois. La bonhomie imbécile de Géronte, jointe à la folie meurtrière de Polichinelle, voilà lAttila de M. de Bornier. Dès quil a besoin de faire injurier son despote, le poète lasseoit sur son trône et le tient immobile et patient, tant que la tirade se développe. Ensuite, il pousse un ressort, et le pantin lâche le fameux: «Cest trop de hardiesse!» Une seule fois, le pantin tue un homme, non pas parce que cet homme lui dit depuis huit heures du soir des choses excessivement désagréables, mais parce quil abuse de sa situation de noble prisonnier et de belle âme pour vouloir lui prendre sa femme. Cen est trop, le tigre est dans le cas de légitime défense. Je me laisse aller à la plaisanterie. Mais, en vérité, comment prendre au sérieux une pareille psychologie. Voilà le grand mot lâché: Toute cette tragédie, déguisée en drame romantique, est dune psychologie enfantine. Essayez un instant de reconstituer les mouvements dâme des personnages, de savoir à quelle logique ils obéissent, et vous arriverez à une analyse stupéfiante. Nous sommes ici dans une abstraction quintessenciée. Ce nest plus la machine intellectuelle si bien réglée du dix-septième siècle. Cest un casse-cou continuel au milieu de nos idées modernes habillées à lantique. On est en lair, partout et nulle part, parmi des ombres qui cabriolent sans raison, qui marchent tout dun coup la tête en bas, sans nous prévenir. Les personnages sont extraordinaires, mais ils pourraient être plus extraordinaires encore, et il faut leur savoir gré de se modérer, car il ny a pas de raison pour quils gardent le moindre grain de bon sens. Nous sommes dans le sublime. Oui, dans le sublime, tout est là. M. de Bornier lape à tous coups dans le sublime. Ses personnages sont sublimes, ses vers sont sublimes. Il y a tant de sublime là dedans, quà la fin du quatrième acte, jaurais donné volontiers trois francs dun simple mot qui ne fût pas sublime. Mais cest justement au quatrième acte que le sublime déborde et vous noie. Ainsi je nai pas parlé dEllak, ce fils dAttila qui a le cur tendre et qui veut sauver Hildiga; quand il comprend, dans la chambre nuptiale, quelle va tuer son père, il est torturé par la pensée de prévenir celui-ci et de la livrer ainsi à sa fureur; mais Attila parle justement de faire mourir la mère dEllak pour une faute ancienne, et alors le jeune homme nhésite plus, il livre son père à Hildiga pour sauver sa mère. Sublime, vous dis-je, sublime! Si ce nétait pas sublime, ce serait bête. Et quel coup de sublime encore que le dénoûment! Attila raconte à Hildiga le rêve quil a fait, en la voyant en vierge qui foulait au pied le serpent. Hildiga, flairant un piège, lui répond par un autre songe: elle a rêvé quelle lassassinait dun coup de sa hache. Vous croyez quAttila va se méfier et prendre ses précautions avec cette faible femme quil peut écraser dune chiquenaude. Allons donc! Il passe avec elle derrière un rideau, et nous lentendons tout de suite glousser comme un poulet quon égorge. Cest sublime! Le sublime, voilà la seule excuse, à ce point de dédain absolu pour tout ce qui est vrai et humain. Dailleurs, M. de Bornier ne se défend pas davoir voulu se mettre en dehors de lhumanité. «Après bien des hésitations, dit-il, jai choisi le temps et le personnage dAttila, précisément parce que le temps est obscur et le personnage peu connu.» Il insiste beaucoup sur ce point que personne ne peut pénétrer une âme comme celle dAttila. Le despote lui-même, en parlant de lhistoire, dit quelle pourra le condamner, mais non pas le connaître. Dès lors, le poète est libre, il va se permettre toutes les gambades sur le dos dAttila. Et cest ainsi quil nous a donné ce stupéfiant barbare, qui a des allures de romantique de 1830, qui rappelle ces personnages dun drame de Ponson du Terrail, je crois, disant: «Nous autres, gens du moyen âge...» Oui, Attila se traite lui même de barbare, parle de lhistoire et de la décadence, prédit tout ce qui doit arriver, porte sur ses actions les jugements que nous portons aujourdhui. Et il ny a pas quAttila, les autres personnages ne sont également que des chienlits modernes, lâchés dans une action baroque, et sy conduisant avec nos idées et nos murs. Tous les mensonges sont accumulés: non seulement la psychologie de ces marionnettes est absurde, mais encore le drame est dune fausseté absolue, comme histoire et comme humanité. Que reste-il? une fable, un sujet quelconque, auquel un poète dramatique a accroché des vers. Imaginez-vous un arbre planté en lair, sans racine dans le sol, et dont les bras morts portent des drapeaux. Cela claque dans le vide, et le peuple applaudit. Dès lors, jen suis amené à ne plus juger que les vers de M. de Bornier. Je sais des poètes qui se sont indignés. Ils refusent à lauteur des Noces dAttila le don de poésie. Cela me touche moins. Au théâtre, dans une étude de caractères et de passions, jestime que le lyrisme est un don bien dangereux. Mais il est certain que M. de Bornier obtient une étrange cuisine, en passant tour à tour du procédé de Corneille au procédé de Victor Hugo. Cela me choque surtout parce que je ne crois pas à une alliance possible entre des maîtres de tempéraments différents. Les auteurs de juste milieu, ceux qui ont eu, comme Casimir Delavigne, lambition de concilier les extrêmes, ne sont jamais parvenus quà un talent bâtard et neutre nayant plus de sexe. Cest un peu le cas de M. de Bornier. Le directeur de lOdéon a monté le drame richement. Mais franchement, malgré ses soins et largent quil a dépensé, rien nest plus triste ni plus laid que le défilé de ces costumes baroques, quon nous donne comme exacts. Il y a là une orgie de cheveux, de barbes et de moustaches, de leffet le plus extravagant. Du côté des Francs, tout le monde est blond, un ruissellement de filasse; du côté des Huns, tout le monde est brun, des poils trempés dans de lencre et balafrant les visages comme des traits de cirage. Cest enfantin et lugubre. Quant à lexactitude, elle me fait un peu sourire. Elle doit ressembler au respect historique de M. de Bornier. Ainsi, on a mis un entonnoir sur la tête de M. Marais. Cest très bien. Mais alors je déclare cela faible comme imagination. Du moment quon avait recours aux ustensiles de cuisine, je me plains quon nait pas coiffé M. Pujol dune casserole et M. Dumaine dun moule à pâtisserie. Remarquez que nous naurions pas réclamé, et que cela peut-être aurait été plus joli. On me trouvera sans doute bien sévère pour M. de Bornier. La vérité est que nous navons pas le crâne fait de même. Il me paraît être la négation de lauteur dramatique tel que je le comprends; et comme nous navons aucun engagement lun envers lautre, je mexprime avec une entière franchise, je dis tout haut ce que bien du monde pense tout bas. Cela est aussi honorable pour lui que pour moi.
Le public des premières représentations a été bien sévère, au théâtre Cluny, pour ce pauvre M. Figuier. Lestimable savant, tenté par le succès du Tour du monde en 80 jours et dUn Drame au fond de la mer, a eu lidée, lui aussi, de découper une pièce à grand spectacle, dans les livres de vulgarisation scientifique quil publie depuis près de vingt ans, et qui se vendent à un nombre considérable dexemplaires. Pour être chez lui, il sest entendu avec M. Paul Clèves. Mais, grand Dieu! jamais bouffonnerie du Palais-Royal na égayé une salle comme les Six Parties du monde. Je ne raconterai pas la pièce, qui est taillée sur le patron du genre. Il sagit dun groupe de voyageurs lancés à la queue leu leu dans toutes les contrées imaginables. Une histoire quelconque relie les personnages les uns aux autres et explique tant bien que mal leur course au clocher. Dailleurs, tout cela est le prétexte; lintention de lauteur est de présenter une suite de tableaux saisissants, une sorte de panorama géographique qui instruise et qui charme à la fois. Mon Dieu! la pièce est à coup sûr mal bâtie. Elle prête à rire par des puérilités, des façons innocentes et convaincues de présenter les choses. Rien nest drôle parfois comme ces voyageurs qui dissertent au milieu des sauvages. Mais, en vérité, M. Figuier nest pas linventeur du genre, et on a eu tort de lui faire porter tout le ridicule dune pièce dont les modèles eux-mêmes sont parfaitement grotesques. Javoue, quant à moi, faire une très faible différence entre les Six Parties du monde et le Tour du monde en 80 jours. Et, puisque le titre de cette dernière pièce vient sous ma plume, je veux dire combien une uvre pareille me paraît inférieure et drôlatique. Rien de moins scénique que lidée sur laquelle elle repose; le héros de laventure, qui gagne un jour sans le savoir, peut être un monsieur intéressant pour des astronomes et des géographes, mais je jurerais bien que, sur les milliers de spectateurs qui sont allés à la Porte-Saint-Martin, quelques douzaines au plus ont compris lingéniosité scientifique du dénoûment. Tout le reste de lintrigue est dune banalité rare. Lépisode le plus saillant est celui de la veuve du Malabar que lon va brûler vive; et quelle étonnante histoire, grosse de comique, lorsquun des héros épouse cette veuve, à son retour en Angleterre! Je connais peu dintrigues qui mettent plus de solennité dans la charge. Quand jai vu jouer la pièce, tout my a paru stupéfiant. Certes, je mexplique parfaitement le succès. Dabord, il y avait un éléphant. Puis, deux ou trois tableaux étaient joliment mis en scène. On allait voir ça en famille, on y menait les demoiselles et les petits garçons qui avaient été sages. Cétait un spectacle que les professeurs recommandaient. Dailleurs, lorsquun courant de bêtise sétablit, il faut bien que tout Paris y passe. Moi, je préfère une féerie, je le confesse. Au moins une féerie na aucune prétention. Le côté irritant dune machine telle que le Tour du monde en 80 jours, cest quon rencontre des gens qui en parlent sérieusement, comme dune uvre qui aide à linstruction des masses. Jentends la science autrement au théâtre. Je me sens dailleurs beaucoup moins sévère pour Un Drame au fond de la mer. Il y avait là un tableau très original et dun effet immense, celui du navire naufragé, avec ses cadavres, dans les profondeurs transparentes de lOcéan. Je sais bien que, pour arriver à ce tableau, et ensuite pour dénouer la pièce, les auteurs avaient entassé toute la friperie du mélodrame. Mais la pièce nen contenait pas moins une trouvaille, tandis que le Tour du monde en 80 jours est un défilé ininterrompu de banalités, sans un seul tableau qui soit vraiment neuf. Si je mexplique le succès, je nen trouve pas moins le public bon enfant et facile à contenter. Aussi est-ce pour cela que jai une grande indulgence devant la tentative malheureuse de M. Figuier. Il est tombé où dautres ont réussi; mais le talent quil pourrait avoir importait peu. Il y a là une question du plus ou du moins qui ne me touche pas. Sil avait fait quelques coupures, sil avait écouté les conseils dun ami, il aurait mis son uvre debout, sans la rendre meilleure à mes yeux. Cest le genre qui est idiot, on doit dire cela carrément. Je vois là toul au plus des parades de foire que lon devrait jouer dans des baraques en planches, des spectacles pour les yeux où le peuple achève de brouiller les quelques notions justes quil possède, des uvres bâtardes et grossières qui gâtent le talent des acteurs et qui acheminent notre théâtre national vers les pièces dun intérêt purement physique. Remarquez que ce pauvre M. Figuier avait toutes sortes de bonnes intentions. Il voulait même être patriote, il avait pris des héros français, désireux de faire entendre que les Anglais et les Américains ne sont pas les seuls à courir le monde dans lintérêt de la science. Le malheur est quil na pas su escamoter suffisamment les drôleries du genre. Dautre part, la scène étroite de Cluny ne se prêtait guère à un défilé des cinq parties du monde, augmentées dune sixième. Fatalement, les moindres naïvetés y devenaient énormes. Il faut de la place, pour faire tenir une vaste bouffonnerie, établie sérieusement. Enfin, M. Figuier navait pas déléphant. Cela était décisif. Pauvre science! à quels singuliers usages on la rabaisse, pour battre monnaie! La voilà maintenant qui remplace le bon génie et le mauvais génie de nos contes denfants. Certes, lorsque jannonce que le large mouvement scientifique du siècle va bientôt atteindre notre scène et la renouveler, je ne songe guère à cette vulgarisation en une douzaine de tableaux de quelque notion élémentaire que les enfants savent en huitième. Il y a là une veine de succès que les faiseurs exploitent, rien de plus. Ce que je veux dire, cest que lesprit scientifique du siècle, la méthode analytique, lobservation exacte des faits, le retour à la nature par létude expérimentale, vont bientôt balayer toutes nos conventions dramatiques et mettre la vie sur les planches.
I Mes confrères en critique dramatique ont bien voulu, pour la plupart, parler de mon dernier roman, à propos de Pierre Gendron, la pièce que MM. Lafontaine et Richard viennent de donner au Gymnase. Sans accuser les auteurs de plagiat, quelques-uns ont admis certaines ressemblances entre cette comédie et lAssommoir. Loin de moi la pensée de me montrer plus sévère. Je tiens MM. Lafontaine et Richard pour de galants hommes qui se seraient adressés à moi, sils avaient eu la moindre velléité de tirer une pièce de mon livre. Dailleurs, ils ont fait dire dans la presse que Pierre Gendron était écrit avant lAssommoir, et cela doit suffire. Certes, je ne réclame pas une enquête. Je mestime simplement heureux que les directeurs ne se soient pas montrés plus empressés de jouer la pièce; car, dans ce cas, ce serait moi qui aurais pu être traité de plagiaire. Seulement, la rencontre entre les deux uvres est vraiment prodigieuse. Il y a là un cas littéraire sur lequel je me permets dinsister, uniquement pour la curiosité du fait. Imaginez quun auteur dramatique veuille tirer un drame de lAssommoir. La grosse difficulté quil rencontrera sera le nud même du drame, le ménage à trois, le retour de lancien amant que le mari ramène auprès de sa femme, un jour de soûlerie. Dans la vie réelle, jai connu des Coupeau, lentement hébétés par la boisson. Mais un romancier seul peut employer aujourdhui de tels personnages, parce quil a le loisir de les analyser à laise et de tirer deux les terribles leçons de la vérité. Au théâtre, ils restent encore dun maniement presque impossible. Tout le problème, pour un auteur dramatique, serait donc daccommoder Coupeau et Lantier, de façon à ce quils pussent paraître devant le public, sans trop le révolter. Il faudrait, tout en gardant la situation du ménage à trois, trouver un arrangement qui maintiendrait laventure dans cette convention dhonnêteté scénique, hors de laquelle une pièce est fort compromise. En un mot, étant donné Gervaise, Lantier et Coupeau, il sagirait de les conserver tous les trois, et pourtant de les rendre possibles, en modifiant légèrement les données du roman. Eh bien, MM. Lafontaine et Richard ont trouvé une solution très agréable. Javais songé à ces choses, avant la représentation de leur pièce, et jai été réellement surpris de ne pas avoir eu lidée dune solution aussi habile. Certainement, ce qui ma empêché de la trouver, cest la pensée quun roman transporté au théâtre doit rester entier. Mais des auteurs qui ne seraient tenus à aucun respect envers lAssommoir, et qui préféreraient même sen écarter un peu, ninventeraient pas une adaptation plus adroite que Pierre Gendron. Et cela est dautant plus miraculeux que cette comédie a été écrite avant le roman. Voici ladaptation. Faites que Coupeau ne soit pas marié avec Gervaise, et admettez que Coupeau, tout en connaissant Lantier, ignore ses anciens rapports avec la jeune femme; dès lors, Coupeau, qui est un honnête ouvrier, pourra ramener Lantier dans son ménage, et, de ce retour, naîtront tous les éléments dramatiques nécessaires. Gervaise, naturellement, tremblera devant Lantier et refusera avec horreur le marché de honte quil lui offre pour garder le silence. Quant au dénoûment, il sera aimable ou triste, selon le théâtre où lon portera la pièce. Mais la rencontre la plus curieuse est peut-être que le retour de Lantier, dans le roman et dans le drame, a lieu pendant un repas de famille. Seulement, dans le roman, le repas est donné le jour de la fête de Gervaise; tandis que, dans le drame, il a lieu le jour de la fête de Coupeau. Je nai pas besoin de faire remarquer les conséquences énormes que la légère modification du sujet amène au point de vue théâtral. Au lieu de cette déchéance lente du ménage, qui est le roman tout entier, on na plus quun honnête ménage douvriers tyrannisé et menacé par un sacripant. Les auteurs ont même chargé Lantier en noir; ils en ont fait un assassin, que les gendarmes emmènent au dénoûment, ce qui est vraiment trop gros et noie leur uvre dans les eaux vulgaires du mélodrame. Quant à Coupeau et à Gervaise, ils se marient et sont heureux. On prétend, il est vrai, que la pièce était en cinq actes et quon la réduite pour les besoins du Gymnase. Je serais bien curieux de connaître les deux actes que M. Montigny a fait couper. Et voyez le prodige, les rencontres ne sarrêtent pas là! La fille des Coupeau, Nana, est aussi dans la pièce. Or, cette Nana était encore bien embarrassante; on pouvait, à la vérité, ne pas pousser les choses jusquau bout, en la ramenant au bercail, avant quelle eût glissé à la faute; mais elle nen demeurait pas moins un danger, si lon ne mettait pas à côté delle une consolation. Aussi Nana a-t-elle une sur, une demoiselle bien élevée et sans tache, grandie en dehors du milieu ouvrier, et qui, au dénoûment, épousera le patron de la fabrique où travaille Coupeau. Cela compense tout. Je ne veux pas insister davantage. Je répète une fois encore que jaccuse le hasard seul. Il ma paru simplement intéressant de montrer comment, sans le vouloir, MM. Lafontaine et Richard ont tiré de lAssommoir la pièce que des hommes de théâtre auraient pu y trouver. En outre, comme jai accordé de grand cur à deux auteurs dramatiques lautorisation de porter sur les planches le sujet de mon livre, jai pensé que je devais me prononcer sur la question soulevée dans la presse, à propos de Pierre Gendron. Si lon veut maintenant mon avis tout net sur cette comédie, jajouterai quelle me plaît médiocrement. Les auteurs ont dû la baser sur une situation fausse. Toute la pièce tient sur ce fait que Gervaise a refusé dépouser Coupeau, parce quelle a appartenu à Lantier, et quelle courbe la tête sous léternelle honte de cette liaison. Il faut connaître bien peu le milieu où sagitent les personnages, pour prêter un tel sentiment à Gervaise. Dans la réalité, elle serait depuis longtemps la femme légitime de Goupeau. Seulement, comme je lai expliqué, si elle était sa femme, les auteurs retomberaient dans la situation embarrassante du roman, et ils ont dû choisir entre la convention théâtrale et la vérité. Je ne parle pas du dénoûment, je sais très bien que cest là un dénoûment imposé par le Gymnase. On se marie trop à la fin, et toute cette action terrible tombe en plein dans la confiture. Voyez-vous Nana ramenée saine et sauve, comme sil suffisait dun tour descamotage pour transformer en bonne petite fille une coureuse de trottoirs, qui appartient de naissance au pavé parisien! Je voudrais que lon sentît bien la à quel point de mensonge on a rabaissé le théâtre. Car soyez convaincus que MM. Lafontaine et Richard sont trop intelligents pour ne pas savoir eux-mêmes quils mentent. La vérité est quils ont eu peur, et avec raison; ils se sont dit quils devaient se conformer au désir du public, qui aime les dénoûments aimables. Jarrive ainsi au singulier jugement porté par plusieurs de mes confrères qui ont vu, dans Pierre Gendron, un manifeste naturaliste au théâtre. Gomme toujours, cest la forme, lexpression extérieure de la pièce qui les a trompés. Il a suffi que les personnages employassent quelques mots dargot populaire, pour quon criât au réalisme. On ne voit que la phrase, le fond échappe. Certes, on ne saurait trop louer MM. Lafontaine et Richard, en mettant des ouvriers en scène, de leur avoir conservé certaines tournures de langage, qui marquent la réalité du milieu. Cétait déjà là une audace, et il faut les en remercier. Seulement, jaurais voulu les voir pousser plus loin lamour du vrai, sattaquer aux murs elles-mêmes, à la réalité des faits. Leur Gendron, cest léternel bon ouvrier des mélodrames; leur Louvard, cest le traître quon a vu tant de fois. Les bonshommes nont pas changé; ils restent jusquau cou dans la convention. Ils commencent à parler leur vraie langue, voilà tout. Paris a besoin dun certain nombre de plaisanteries courantes. Que les chroniqueurs, les échotiers, tout le personnel rieur et turbulent de la petite presse, ait lancé une série de calembredaines sur le mouvement littéraire actuel, rien de plus acceptable; que lon fasse par moquerie tenir le naturalisme dans largot des barrières, lordure du langage et les images risquées, cela sexplique, et nous tous qui défendons la vérité, nous sommes les premiers à sourire de ces plaisanteries, lorsquelles sont spirituelles. Mais, en France, on ne saurait croire combien est dangereux ce jeu de la raillerie. Les esprits les plus épais et les plus sérieux finissent par accepter comme des jugements définitifs les aimables bons mots de la presse légère. Ainsi, on tend à admettre que largot entre comme une base fondamentale dans notre jeune littérature. On vous clôt la bouche, en disant: «Ah! oui, ces messieurs qui remplacent la langue de Racine par celle de Dumollard!» Et lon est condamné. Vraiment! nous nous moquons bien de largot! Quand on fait parler un ouvrier, il est dune honnêteté stricte, je crois, de lui conserver son langage, de même quon doit mettre dans la bouche dun bourgeois ou dune duchesse des expressions justes. Mais ce nest là que le côté de forme du grand mouvement littéraire contemporain. Le fond, certes, importe davantage. Par exemple, au théâtre, cest un triomphe médiocre que de placer de loin en loin une expression populaire. Jai remarqué que largot fait toujours rire à la scène, lorsquon le ménage habilement. Il est beaucoup plus difficile de sattaquer aux conventions, de faire vivre sur les planches des personnages taillés en pleine réalité, de transporter dans ce monde de carton un coin de la véritable comédie humaine. Cela est même si mal commode que personne na encore osé, parmi les nouveaux venus, qui ne sont pourtant pas timides. Il faut remettre largot à sa place. Il peut être une curiosité philologique, une nécessité qui simpose à un romancier soucieux du vrai. Mais il reste, en somme, une exception, dont il serait ridicule dabuser. Parce quil y a de largot dans une uvre, il ne sensuit pas que cette uvre appartient au mouvement actuel. Au contraire, il faut se méfier, car rien nest un voile plus complaisant quune forme pittoresque; on cache là-dessous toutes les erreurs imaginables. Ce quil faut demander avant tout à une uvre, que le romancier ait cru devoir prendre la plume dHenri Monnier ou celle de Bossuet, cest dêtre une étude exacte, une analyse sincère et profonde. Quand les personnages sont plantés carrément sur leurs pieds et vivent dune vie intense, ils parlent deux-mêmes la langue quils doivent parler. II La première représentation au Gymnase de Châteaufort, une comédie en trois actes de madame de Mirabeau, ma paru pleine denseignements. Pendant que le public tournait au comique les situations dramatiques, et que les critiques se fâchaient en criant à limmoralité, je songeais quil y avait là un malentendu bien grand, jaurais voulu pouvoir transformer dun coup de baguette cette pièce mal faite en une pièce bien faite, et changer ainsi en applaudissements les rires et les indignations; car, au fond, il sagissait uniquement dune question de facture. Voici, en gros, le sujet de la pièce. Le marquis de Ponteville a donné sa fille Nadine en mariage à M. de Châteaufort, un homme de la plus grande intelligence, que le gouvernement vient même de charger dune mission diplomatique. Puis, le marquis sest remarié avec une demoiselle dune réputation équivoque. Mais voilà que Nadine acquiert la preuve, par une lettre, que son mari a été lamant de sa belle-mère. Le beau Châteaufort, lhomme irrésistible et magnifique, est un simple gredin. Précisément, il vient de commettre une première scélératesse. Aidé de la marquise, il a décidé le marquis à lui léguer le château de Ponteville, au détriment de Pierre, le frère aîné de Nadine. Celui-ci apprend tout par le notaire qui a rédigé le testament. Un singulier notaire qui, pour se venger davoir reçu des honoraires trop faibles, dénonce tout le monde, et apprend surtout à la marquise que Nadine a des rendez-vous avec M. de Varennes, rendez vous fort innocents dailleurs. Dès lors, la guerre est déclarée entre les deux femmes. Madame de Ponteville accuse madame de Châteaufort dadultère, et fait prendre par le marquis une lettre que celle-ci semble vouloir dissimuler. Mais justement cette lettre est celle qui révèle la liaison de Châteaufort et de madame de Ponteville. Le marquis a un coup de sang, dont il se tire pour se lamenter. Enfin Châteaufort, auquel le gouvernement vient de retirer sa mission, comprend quil gêne tout le monde, quil ny a pas dissue possible, et il se décide à dénouer le drame en se faisant sauter la cervelle. Certes, je ne défends point les inexpériences ni les maladresses de la pièce. Seulement, je me demande quelle a été la véritable intention de madame de Mirabeau. A coup sûr, son idée première a dû être de mettre debout la haute figure de Châteaufort. On dit que son héros était, dans le principe, député et ambassadeur; la censure aurait diminué le personnage, en en faisant un simple diplomate, envoyé en mission particulière. Mais lindication suffit. On comprend immédiatement quel est le personnage, le type que lauteur a voulu créer. Châteaufort nest point laventurier vulgaire. Son nom est à lui; de plus, il a une grande intelligence, une haute situation. Sa perversion est un fruit de lépoque et du milieu. Il est la pourriture en gants blancs, lintrigue toute puissante, lhomme public qui abuse de son mandat, le cerveau vaste qui combine le mal. Cet homme, titré, occupant une des situations politiques les plus en vue, représente donc la corruption dans les hautes classes, avec ce quelle a dintelligent, délégant et dabominable. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Mais il y avait, à mon sens, une création très large à tenter avec un tel personnage. Il est de notre temps; on la rencontré dans vingt procès scandaleux. Il a poussé sur les décombres des monarchies; il ne peut plus avoir de pensions sur la cassette des rois, et il bat monnaie avec ses titres et ses situations officielles. Regardez autour de vous, très haut, et vous le reconnaîtrez. Je comprends donc parfaitement que madame de Mirabeau nait pu résister à la tentation de mettre au théâtre une figure si contemporaine et si puissamment originale. Maintenant, le malheur est quelle la mise sans aucune prudence. Elle avait besoin dune histoire quelconque pour employer le héros, et lhistoire quelle a choisie est des moins heureuses. Encore aurait-elle pu sen contenter, car les histoires en elles-mêmes importent peu. Mais il fallait alors souffler la vie à tous ces pantins, donner aux faits la profonde émotion de la vérité. Jarrive ici au vif de la question, et je demande à mexpliquer très nettement. Le soir de la première représentation, le public riait et la critique se fâchait, ai-je dit. Dans les couloirs, jentendais dire que limmoralité de la pièce était révoltante, quun pareil monde nexistait pas. Surtout, cétait le langage qui blessait; des spectateurs juraient que les femmes du monde ne parlent pas avec cette crudité et ne se lancent point ainsi leurs amants à la tête. Que répondre à cela? on sourit on hausse les épaules. La brutalité est partout, en haut comme en bas. Quand les passions soufflent, les marquises deviennent des poissardes. Il ny a que les tout jeunes gens qui se font du grand monde une idée dOlympe, où les bouches des dames ne lâchent que des perles. Pour mon compte,jignore si jai lâme plus scélérate que la moyenne du public,je ne trouve, dans Châteaufort, pas plus de gredinerie que dans beaucoup dautres pièces applaudies pendant cent représentations. Que voyons-nous donc dépouvantable dans cette uvre? Un homme qui a eu des relations avec sa belle-mère, et qui convoite les biens de son beau-père. Mais ce sont là de simples gentillesses, à côté de lamas effroyable des noirs forfaits de notre répertoire. Je ne citerai pas les tragédies grecques, ni les mélodrames du boulevard, où lon sempoisonne en famille avec le plus belle tranquillité du monde. Je rappellerai simplement les uvres de cette année, lÉtrangère, par exemple, où le duc de Septmont se conduit en vilain monsieur, tout comme Châteaufort. Pourquoi, en ce cas, rit-on et se fâche-t-on au Gymnase? Cest uniquement parce que lauteur a manqué de science et dadresse. Il aurait pu nous conter une aventure dix fois plus odieuse et nous limposer parfaitement, sil avait su procéder avec art. Question de facture, rien de plus, je le répète. Le public a acclamé dautres vilenies, sans sen douter. Les infamies ne leffrayent pas, la façon de présenter les infamies seule le révolte. La grande faute de madame de Mirabeau a été de bâtir son action dans le vide. Ses personnages nont pas dacte civil. On ne sait doù ils viennent, qui ils sont, comment sest passée leur vie jusquau jour où on nous les présente. Châteaufort aurait eu besoin dêtre expliqué dans ses antécédents. Cette grande figure devait être complète. Un drame nest pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu; il faut circonstancier et amener les orages de la passion et des intérêts. Une autre faute grave est davoir raidi les personnages dans une attitude. Châteaufort, à mon sens, manque surtout de souplesse. Le marquis est une ganache et la marquise une louve de mélodrame. Quant à Nadine, elle serait le seul personnage sympathique, si elle nétait pas toujours en colère. La vie a plus de bonhomie, et, même dans les crises dramatiques, il faut conserver aux personnages des échappées de repos et de détente. Une action toute nue, une abstraction pure, ne réussit au théâtre quà la condition dêtre maniée par des mains très savantes, qui la conduisent avec une raideur de démonstration géométrique. Dailleurs, madame de Mirabeau est loin de manquer de talent. Jose même confesser que son uvre ma beaucoup plus intéressé que certaines pièces, jouées dans ces derniers temps, et qui ont réussi. Cela est si peu ordinaire, une belle inexpérience, parlant carrément, appelant les choses par leurs noms, allant droit devant elle sans crier gare. Il y a bien des hommes, parmi nos auteurs dramatiques, auxquels je souhaiterais lénergie de madame de Mirabeau. Et il ne faut pas ricaner, employer le gros mot de brutalité, lénergie reste une chose rare et belle, quon nacquiert pas, et qui fait les grandes uvres. On ne devient pas fort, tandis que lon peut émonder sa force et trouver un équilibre. Dans tout cela, il y a une morale à tirer. La chute Châteaufort va être un argument de plus entre les mains de ceux qui refusent la vérité au théâtre, sous prétexte que la vérité est affligeante et que le public demande avant tout des tableaux consolants. Je les entends dici foudroyer les héros corrompus, déclarer que le théâtre nest pas une dalle de dissection, réclamer des idylles qui ne contrarient pas leur digestion. Avez-vous remarqué une chose? il est rare quun honnête homme se scandalise en face dun coquin; ce sont les coquins eux-mêmes qui crient le plus fort, comme sils voyaient une allusion personnelle dans le personnage quon leur montre. Donc, cest le naturalisme au théâtre qui payera une fois de plus les pots cassés. Il va être formellement conclu que toutes les plaies ne sont pas bonnes à montrer, surtout lorsquil sagit des plaies du beau monde. Et lon aura raison, dans un certain sens. Je crois quon peut tout dire et tout peindre, mais je commence à être persuadé aussi quil y a façon de tout peindre et de tout dire. Là est la solution du problème. Ah! comme nous serions forts, si un naturaliste, sans rien perdre de sa méthode danalyse ni de sa vigueur de peinture, naissait avec le sens du théâtre, cette adresse du métier qui escamote les difficultés au nez du public. Il nest pas vrai, à coup sûr, que tout le théâtre soit dans le métier, comme on le répète. Le métier suffit le plus souvent, mais le métier pourrait aussi aider simplement à rendre possible sur les planches les drames et les comédies de la vie réelle. Apporter la vérité et savoir limposer, tel doit être le but. Aussi ne me lasserai-je pas de répéter aux jeunes auteurs dramatiques qui grandissent: «Voyez les chutes de toutes les pièces naturalistes tentées depuis dix ans. Est-ce à dire que le mensonge seul réussit au théâtre? Non, certes. Il faut garder sa foi dans le vrai, même quand le vrai semble crouler de toutes parts. La vérité reste supérieure, inattaquable, souveraine. Cest à notre imbécillité, à notre manque de talent, quil faut sen prendre. Cest nous, et non pas la vérité, qui faisons tomber nos pièces. Etudiez donc le théâtre, comparez et cherchez. Il existe certainement une tactique pour conquérir le public, on flaire dans lair une formule, quun débutant découvrira, et qui indiquera la voie à suivre, si lon veut donner à notre théâtre une vie nouvelle. Les révolutions dans les idées ne se précisent et ne triomphent que grâce à une formule. Inventez une facture, tout est là.» III Deux débutants, MM. Jules Kervani et Pierre de lEstoile, ont fait jouer au Troisième-Théâtre-Français une pièce en cinq actes: lObstacle. Voici, en gros, le sujet. Un jeune homme, Georges de Liray, a rencontré aux bains de mer une adorable jeune fille, mademoiselle de Champlieu. Il laime, il demande sa main à M. de Champlieu, et là il apprend tout un drame de famille: la mère de la jeune fille nest pas morte, comme on la dit, elle a fui, il y a des années, avec un amant. Georges nen poursuit pas moins son projet de mariage; mais il se heurte contre un nouveau drame, son père lui confesse quil est lamant de madame de Champlieu, laquelle a naturellement changé de nom. Dès lors, le mariage entre les jeunes gens paraît impossible. Les auteurs se sont tirés de toutes ces difficultés accumulées, en condamnant M. de Liray à un exil lointain et en empoisonnant madame de Champlieu, qui meurt pardonnée de son mari. La critique a bien accueilli cette uvre. Elle a fait des réserves, mais elle a été unanime à y constater des situations fortes et des scènes bien faites. Ses réserves ont surtout porté sur limpasse dans laquelle les auteurs se sont mis, en choisissant un de ces sujets dont il est impossible de sortir. Ses éloges se sont adressés à lhabileté de lexposition, aux coups de théâtre successifs: la confession de M. de Champlieu; laveu de M. de Liray à son fils; la rencontre des deux pères, avec la femme coupable entre eux. On a trouvé tout cela, je le répète, très bien combiné, emmanché solidement, fabriqué avec adresse. Aussi a-t-on salué MM. Jules Kervani et Pierre de lEstoile comme des jeunes écrivains heureusement doués pour le théâtre. Jai eu la curiosité de lire tout ce quon a écrit sur lObstacle, et jaffirme que le seul regret de la critique a été que les auteurs neussent pas pu sortir plus brillamment du problème insoluble quils sétaient posé. Imaginez un joueur de piquet dont une nombreuse galerie suit le jeu. La galerie est émerveillée par la hardiesse de lécart et tout à fait enchantée par deux ou trois coups successifs qui dénotent une science hors ligne. Malheureusement, la fin de la partie est moins brillante: le joueur gagne, mais grâce à des expédients dangereux, et il ne gagne que dun point. Alors, la galerie dit: «Cest fâcheux, une partie si bien commencée! Nimporte, ce joueur nest pas la première mazette venue.» Telle a été exactement lattitude de la critique, à légard de MM. Jules Kervani et Pierre de lEstoile. Eh bien! que ces messieurs me permettent de leur tenir un autre langage. Je suis le seul de mon opinion; aussi vais-je lâcher dêtre très clair et dappuyer mon dire sur des arguments décisifs. Certes, les deux auteurs, en écrivant lObstacle, ont fait une uvre très honorable, et je me réjouis de leur succès. Mais je crois remplir strictement mon devoir de critique, en leur disant quils ont choisi là une formule dramatique inférieure, et quils doivent se dégager au plus tôt de cette formule, sils ont la moindre ambition littéraire. Jarrive aux preuves. Que sont leurs personnages? Des pantins, pas davantage. Les jeunes gens sont des jeunes gens, les pères sont des pères, le tout complètement abstrait, chaque figure représentant une idée et non un individu. Il me semble voir ces personnages portant chacun un écriteau sur la poitrine: «Moi je suis un jeune homme honnête qui aime une jeune fille... Moi je suis un père honnête dont la femme sest mal conduite...» Quant à lhomme que cache lécriteau, il nous reste profondément inconnu; nous ne voyons seulement pas le bout de son nez, nous ignorons ce quil a dans le ventre. Aucune analyse humaine, en somme; pas un seul document nouveau, une simple exhibition de sentiments généraux qui manquent même de tout relief artistique. Mais les faits sont encore plus significatifs. Si les personnages restent uniquement des poupées destinées à être rangées sur une table, comme les soldats de plomb des enfants, tout lintérêt se porte sur le drame dont ils vont être les acteurs complaisants. Ils deviennent passifs, ils subissent laction, demeurent où on les place, font un pas en arrière ou en avant, selon les besoins de la stratégie dramatique. Or, rien nest plus étrange que cette action quils subissent. Il sagit pour les auteurs de pousser leurs soldats de plomb, de les mettre en face les uns des autres, dans des positions critiques, de faire croire quils sont perdus et quils vont se manger, puis de les dégager le plus habilement possible, en sacrifiant ceux qui sont trop embarrassants, et de dire enfin au public ravi: «Mesdames et Messieurs, voilà comment la farce se joue. Tout ceci nétait que pour vous plaire et vous montrer notre adresse descamoteurs.» Peu importent la vie réelle, le développement logique des histoires vraies, la grandeur simple de ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Les hommes dexpérience et dautorité vous répéteront quil faut des situations au théâtre; entendez par là quil faut mener en guerre vos soldats de plomb et vous exercer à les jeter dans des bagarres, pour avoir la gloire de les en tirer sans une égratignure. Je le dis une fois encore, lart dramatique ainsi entendu est un art absolument inférieur, qui doit dégoûter les penseurs et les artistes. Je parlais dune partie de piquet. Mais il est une comparaison plus juste encore, celle dune partie déchecs. Les personnages ne sont plus que des pions. MM. Jules Kervani et Pierre de lEstoile ont pu se dire: «Les blancs font mat en cinq coups.» Et ils ont joué leurs cinq actes. Oui, leurs personnages sont en bois, de simples pièces de buis; jaccorde, si lon veut, quon les a sculptés et quils ont des figures humaines; mais ils nont sûrement ni cervelles ni entrailles. Quant au drame, il devient une combinaison, plus ou moins ingénieuse; on entend le petit claquement des pièces sur léchiquier, et le problème est résolu, la critique se contente de déclarer le lendemain: «Bien joué!» ou: «Mal joué!» De létude humaine, de lanalyse des tempéraments, de la nature des milieux, pas un mot! Voilà, nest-ce pas, qui est dun grand vol, voilà qui élargit singulièrement notre littérature dramatique! Remarquez que les pièces à situations qui règnent aujourdhui, nont envahi le théâtre que depuis le commencement du siècle. Ce sont elles qui ont imposé létrange code auquel on veut soumettre tous les débutants. Les fameuses règles, le critérium daprès lequel on juge si tel écrivain est ou nest pas doué pour le théâtre, viennent de ces pièces. Peu à peu, elles se sont imposées comme un amusement facile qui intéresse sans faire penser, et on a voulu plier toutes les productions dramatiques à leur formule. Il na plus été question que «des scènes à faire». On a déserté la grande étude humaine pour ce joujou, mettre des bonshommes en bataille et leur faire exécuter des culbutes de plus en plus compliquées. Ajoutez que des esprits ingénieux, et même quelques esprits puissants, se sont livrés à ce jeu et y ont accompli des merveilles. Voilà comment le théâtre actuel,une simple formule passagère dont on veut faire «le théâtre»,occupe les planches, à la grande tristesse des écrivains naturalistes. Souvent la critique cite les maîtres. Cest pourtant peu les honorer que de ne point se montrer sévère pour les pièces à situations. Dans toutes les littératures, tous les chefs-duvre dramatiques condamnent ces pièces et montrent leur infériorité. Certes, ce nest ni dans le théâtre grec, ni dans le théâtre latin que nos auteurs habiles ont pris les règles du petit jeu de société auquel ils se livrent. Ni Shakespeare ni Schiller ne leur ont enseigné lart de plonger un personnage dans une fable compliquée, puis de len retirer par la peau du cou, sans que ses vêtements eux-mêmes aient souffert. Si jarrive à nos classiques, lexemple devient encore plus frappant. Où prend-on que Corneille, Molière, Racine sont les maîtres du théâtre à notre époque? Les auteurs contemporains nont rien deux, je ne parle pas du talent, mais de lentente de la scène et de la veine dramatique. Quon cesse donc de parler des maîtres, à propos de notre théâtre actuel, car nous les insultons chaque jour par la façon ridicule et étroite dont nous employons leur glorieux héritage. La formule qui règne en ce moment na donc pas dexcuse. Elle ne saurait même invoquer en sa faveur la tradition. Elle ne se rattache en rien aux chefs-duvre de notre littérature dramatique. Je ne puis développer ici les arguments que je fournis; mais il est aisé de le faire. Cette formule est née de lingéniosité et de lhabileté dune génération dauteurs. Elle a récréé le public, car elle offre le gros intérêt du roman-feuilleton, dont linvention a passionné la masse des lecteurs illettrés. Et cest ainsi quelle sest étalée, au point de faire dire quelle est tout le théâtre, et quen dehors delle il ny a pas de succès possible. Heureusement, lhistoire littéraire est là pour affirmer que létude de lhomme passe avant tout, avant laction elle-même. On a découragé les esprits supérieurs en faisant un simple échiquier de la scène. Telle est lexplication de la royauté du roman à notre époque, tandis que le théâtre se traîne et agonise. Un grand écrivain étranger sétonnait un jour devant moi des deux littératures si nettement tranchées qui vivent chez nous côte à côte, le roman et le théâtre. Le premier sélargit et grandit chaque jour; le second sépuise et tend à retomber aux tréteaux. Cela provient, selon moi, de ce que le roman est dans le courant du siècle, dans ce courant naturaliste qui emporte tout. Au contraire, le théâtre résiste, sentête dans des combinaisons ridicules, refuse la vie qui déborde autour de lui. La routine, les engouements du public, la complicité de la critique, lenfoncent davantage. On prévoit le résultat: si, dans un temps donné, une rénovation na pas lieu, le théâtre roulera de plus bas en plus bas; car il est impossible que la foule, nourrie des vérités du roman, ne se dégoûte pas tout à fait des enfantillages laborieux des auteurs dramatiques. Dailleurs, de même que le théâtre a régné au dix-septième siècle, peut-être au dix-neuvième siècle le roman doit-il régner à son tour. Je reviens à MM. Jules Kervani et Pierre de lEstoile, et je conclus. Sans doute, ils ont fait preuve dun effort louable en produisant lObstacle. Mais ils débutent, ils ont de lambition, ils désirent monter le plus haut possible. Alors, je crois devoir leur dire ce que personne ne leur a dit. La pièce à situations, si honorablement quon la traite, reste une uvre inférieure. Ils auraient dénoué lObstacle dune façon plus habile encore, quils nauraient jamais été que des joueurs déchecs. Sils veulent grandir, ils doivent se hausser jusquà létude de lhomme, aborder les passions, nouer et dénouer leurs drames par les seules passions. Plus haut, toujours plus haut! Tâchez de monter dans la vérité et dans le génie! Tel est, selon moi, le seul langage quun critique ait lieu de tenir aux débutants qui arrivent avec leur jeunesse et leur bonne volonté. IV MM. Aurélien Scholl et Armand Dartois ont donné à lOdéon une très agréable comédie, qui a eu un joli succès desprit. Le titre le Nid des autres, dit le sujet dune façon charmante. Il sagit dune certaine Désirée Blavière, dont le passé est fort louche, et qui a pris le titre sonore et romanesque de comtesse de Villetaneuse. Cette dame, à laquelle un Russe cosmopolite et original, toujours en voyage, M. Cramer, a eu létrange idée de confier sa fille Mathilde, vivait à Cannes de la pension que le père lui payait, lorsque lenvie lui est venue de marier Mathilde pour se faire à elle-même un intérieur. Un garçon riche, Rodolphe, épouse lhéritière, et Désirée sinstalle chez eux avec ses trois enfants. Cest là le nid des autres. On voit dès lors comment laction sengage. Désirée est plus impérieuse et plus exigeante quune belle-mère. Elle a fait le bonheur des époux, elle le leur rappelle à chaque minute et exige une reconnaissance éternelle. Cest elle qui gouverne, qui dispose des chambres de la maison, qui se sert des voitures, qui commande les domestiques. Et, à la moindre observation, elle éclate en reproches et en lamentations. Rodolphe sent bien vite quil sest donné un maître. Mais, lorsquil veut sauver son bonheur menacé, tout un drame commence. Désirée exerce sur Mathilde un empire absolu. Elle fâche les époux, elle emmène la jeune femme et la pousse à plaider en séparation. Les choses finiraient fort mal sans doute, si Rodolphe navait pour ami un jeune peintre, Montbrisson, qui arrive fort dépenaillé au premier acte, mais qui est un garçon de belle humeur et de talent. Rodolphe linstalle chez lui. Cest encore le nid des autres, habité seulement par un oiseau qui paye son gîte en égayant ses hôtes et en veillant sur leur bonheur. A la fin, quand Montbrisson reparaît, il sest réconcilié avec son père et il na quun mot à dire pour confondre la prétendue comtesse de Villetaneuse, dont il vient dapprendre lhistoire. Ai-je besoin dajouter que cet excellent Montbrisson épouse une sur de Rodolphe, que les auteurs ont mise là tout exprès? Je nai pas parlé non plus dun certain Ducluzeau, un vieil ami de Désirée, qui pille aussi le nid des autres dune façon impudente. Il paraît que cette comédie, qui au fond nest quun drame avorté, est une histoire tristement vraie, dont tout Paris sest occupé autrefois. Et, à ce propos, M. Francisque Sarcey, le critique si écouté du Temps, faisait remarquer combien cette histoire portée au théâtre est devenue pauvre dallures et même invraisemblable dans les détails. Sa remarque est fort juste, en apparence. Pendant les trois actes, jai été blessé par un je ne sais quoi, par des sous-entendus qui méchappaient et qui mempêchaient de comprendre nettement la pièce. Ainsi, je ne mexpliquais pas du tout lempire que Désirée exerce sur Mathilde. Comment se fait-il que cette Mathilde, dont les auteurs font une charmante créature, puisse quitter de la sorte un mari quelle adore, pour suivre une amie et lui obéir en toutes choses? Évidemment, cela nest ni logique ni acceptable. Et M. Sarcey part de là pour laisser entendre que, toutes les fois quon porte la vérité telle quelle sur les planches, elle y paraît forcément absurde. La conclusion est inattendue, car je soupçonne au contraire que si, dans le Nid des autres, la situation paraît fausse, cest que les auteurs nont point osé la mettre au théâtre dans sa monstrueuse vérité. Tout cela est si délicat que je ne saurais même insister. Il ny a quune débauche qui puisse donner à Désirée son empire sur Mathilde. Dès lors, on comprend tout, et le drame qui souvre est dune grandeur abominable. Sans doute, cétait un sujet impossible. Seulement, quon ne vienne pas dire, en sappuyant sur cet exemple, que la vérité exacte est absurde sur les planches; car ici, loin davoir reproduit la vérité exacte, les auteurs ont dû lamputer violemment, la réduire à une fable inoffensive et peu intelligible. Imaginez certaines comédies dAristophane arrangées pour un public parisien. Et lembarras des auteurs a été si évident, lorsquils ont abordé cette terrible figure de Désirée, quils se sont résignés à la tourner au comique. Il faut la voir se jeter au cou de Mathilde, quand celle-ci revient de voyage; elle pousse de petits cris, elle se pâme, si bien quelle soulève des rires dans la salle. Le soir de la première représentation, on a trouvé ça drôle, on ne comprenait pas. Pourtant, jétais un peu étonné. Cette exagération devait-elle être mise au compte de lactrice? Je ne le crois pas aujourdhui, je pense plutôt que les auteurs ont voulu indiquer ce quils ne pouvaient dire. Leur pièce me fait leffet dun paravent charmant, un peu rococo, bon à mettre dans un salon, et derrière lequel se passe une effroyable aventure. Certes, ce nest pas avec de tels éléments quon peut expérimenter si la vérité toute crue est possible ou impossible au théâtre. La vérité du Nid des autres ne se dit quà loreille. Même admettons que lhistoire soit propre, il faudra toujours faire de Mathilde une femme sotte ou une femme méchante, si lon veut expliquer sa fuite avec Désirée. Dans la réalité, on na jamais vu les jeunes épouses quitter leurs maris pour suivre des dames de leur connaissance. Si cela arrive, cest quil y a des raisons, et il faut mettre ces raisons en lumière; autrement, les figures ne se tiennent plus debout. Cest une surprise, lorsque Mathilde sen va avec Désirée, parce que lanalyse du personnage ne nous a pas préparés à cette action. Lécrivain qui étudie la vie, lexplique par là même, jusque dans ses inconséquences. Quand je demande quon porte la réalité au théâtre, jentends quon y fasse fonctionner la vie, avec tous ses rouages, dans la merveilleuse logique de son labeur. Cest donc une singulière idée que de parler de vérité exacte à propos du Nid des autres. Aucune pièce, au contraire, na dû être plus faussée. Et je nai pas encore cité ce Montbrisson, qui est las de traîner partout, cet éternel Desgenais qui apporte dans sa poche un dénoûment enfantin. Est-il assez factice, celui-là! Puis, comme cette Désirée se laisse aisément écraser! Dans la réalité, les Désirée triomphent toujours. Cest que là encore les auteurs ont voulu plaire. Décidés à rire de laventure, ils ont évité le drame par un tour descamotage. Mais, bon Dieu! sommes-nous assez loin de lhistoire dont tout Paris sest occupé! Et sait-on pourquoi les auteurs ont préféré une comédie aimable? Cest à coup sûr pour conquérir le public, qui exige des personnages sympathiques. On ne se doute pas de la quantité des pièces médiocres que la nécessité des personnages sympathiques fait écrire. Par exemple, on a un beau drame; seulement, on saperçoit que les héros ne sauraient plaire aux âmes sensibles; ce sont de grands passionnés ou de grands révoltés, qui marchent trop brutalement dans la vie; alors, on les chausse de pantoufles pour quils fassent moins de bruit, on les taille, on les rogne, jusquà ce quils soient dignes dun prix de vertu. Et ce nest pas tout, il faut établir une compensation, mettre deux honnêtes gens pour un gredin; cest à peu près la proportion ordinaire. Mathilde est nulle et effacée, parce que, si elle était perverse, son mari ne pourrait la reprendre, et il faut pourtant quil la reprenne au dénoûment. Dautre part, les auteurs ont ajouté Montbrisson, pour compenser Désirée. Nous touchons là à la plaie de médiocrité du théâtre. Je prends le Nid des autres, non comme un exemple de ce que devient la réalité au théâtre, mais comme un exemple de ce que lon fait de la réalité au théâtre. Et cet exemple est caractéristique, lorsquon létudie. V Les pièces à thèse sont de fâcheuses pièces. Elles argumentent au lieu de vivre. Comme toute question a deux faces, le pour et le contre, elles ne plaident fatalement quune opinion, elles nont quun côté de la réalité. Or, lart est absolu. Les pièces à thèse sont donc en dehors de lart, ou du moins ont toute une partie de discussion qui encombre et rabaisse luvre entière. Voici, par exemple, MM. A. Decourcelle et J. Claretie qui viennent de faire jouer au Gymnase un drame en quatre actes, le Père, dans lequel ils ont voulu prouver des vérités délicates et fort discutables. Selon eux, le père adoptif qui élève un enfant est plus le père de cet enfant que le véritable père qui la abandonné. La voix du sang nexiste pas. Il ne suffit point de donner par hasard lêtre à une créature pour se dire son père, il faut encore achever cette naissance en faisant une belle âme de cette créature. Tout cela est parfait en théorie, et même beau; seulement, dans la réalité, les choses prennent une allure moins nette, le bien et le mal se mêlent, et il est singulièrement difficile de se prononcer. Les pièces à thèse ont surtout ceci de fâcheux, que les auteurs peuvent et doivent les arranger pour leur faire signifier ce quils veulent. Tous les paradoxes sont permis au théâtre, pourvu quon les y mette avec esprit. On a un plaidoyer, on na pas la vérité. Si lon dérange une seule des poutres de léchafaudage, tout croule. Cest un château de cartes quil faut considérer de loin, en évitant de le renverser dun souffle. Ainsi, on ne simagine pas toutes les précautions que les auteurs ont dû prendre pour faire tenir leur drame debout. Dabord, il sagissait de donner le père adoptif, M. Darcey, comme lhomme le plus sympathique du monde, honnête, loyal, un héros. Par contre, il fallait présenter le père véritable comme un gredin, tout en lui laissant lapparence dun homme du monde; et M. de Saint-André est devenu un viveur, un profil romantique de misérable dont les bottines vernies foulent toutes les choses saintes. Mais cela ne suffisait pas. Pour creuser labîme entre lenfant et le vrai père, les auteurs ont dû inventer un viol de la mère: M. de Saint-André a violé madame Darcey et a disparu sans même savoir que la malheureuse femme est morte de cet attentat, après avoir donné le jour au petit Georges. Est-ce tout? les faits se trouvaient-ils dès lors combinés de façon à pouvoir soutenir la thèse? Non, il était nécessaire de fausser encore dun coup de pouce la réalité. M. Darcey avait élevé Georges. Seulement, il ne fallait pas que Georges connût le mystère de sa naissance. Il devait lapprendre à vingt-cinq ans, pour être frappé par ce coup de foudre, et en recevoir un tel ébranlement, quil se mît immédiatement à la recherche de son père, dans un but étrange que je dirai tout à lheure. Alors, afin dobtenir les situations voulues, les auteurs ont imaginé le premier acte suivant. Georges attend M. Darcey, qui revient dAmérique. Il lattend avec dautant plus dimpatience quil doit épouser, dès son retour, une jeune fille quil aime, mademoiselle Alice Herbelin. Mais il nest pas sans inquiétude. On na pas de nouvelles du Saint-Laurent, qui ramène M. Darcey. Brusquement, une dépêche arrive, annonçant la perte du Saint-Laurent sur les côtes de Bretagne. Georges sanglote, et son désespoir est tel quil veut se tuer. Cest à ce moment que Borel, un vieil employé de la maison, pour empêcher ce suicide, raconte au jeune homme que M. Darcey nest pas son père. Naturellement, tout de suite après cet aveu, M. Darcey se présente. Il a été sauvé. Georges se jette dabord dans ses bras, puis il se montre troublé, et une explication a lieu. A la fin de lacte, le jeune homme, ajournant son mariage, part à la recherche de son père, pour venger sa mère. On voit quels événements peu naturels les auteurs ont dû employer pour arriver à justifier leur donnée première. Je passe encore sur la singulière dépêche qui détermine le désespoir de Georges; il y a là une histoire de capitaine remplacé pendant la traversée qui est enfantine. Ce qui est plus grave, cest la situation fausse de ce jeune homme, dont la première idée est de se faire sauter la cervelle, parce que son père est mort. Je doute que les auteurs aient à citer un fait réel pour appuyer leur fable. Je ne dis point que la perte dun être cher ne puisse pas tuer, après des journées de larmes. Mais, là, brusquement, prendre un pistolet, cest bien peu vraisemblable. Évidemment, les auteurs nont pas eu dautre but que damener la confidence de Borel, à laide de ce suicide. Sils ont éprouvé un instant des scrupules, ils se sont ensuite persuadé que le désespoir de Georges allant jusquà vouloir mourir, était une excellente note pour leur pièce, en ce sens que ce désespoir montrait laffection passionnée du jeune homme à légard de M. Darcey. Jinsiste maintenant sur la stupéfiante détermination du fils partant à la découverte de son père pour venger sa mère. M. Darcey lui a raconté que la malheureuse femme avait été violée dans une auberge des Pyrénées, près de Luchon. Longtemps il a cherché le misérable pour le tuer. Vingt-cinq ans se sont passés, laventure est oubliée, tout porte à croire quune nouvelle enquête ne saurait aboutir. Nimporte, Georges entend partir sur-le-champ, et il emmène Borel. Les actes suivants vont être consacrés à cette étrange chasse quun fils donne à son père. Je marrête et je me demande quels peuvent être, au juste, les sentiments qui animent Georges. Voilà un garçon qui va se marier avec une jeune fille quil adore; voilà un fils qui retrouve un père quil a cru mort, et il abandonne cette jeune fille et ce père pour se donner la mission la plus lamentable et la moins utile quon puisse imaginer. Cela est-il croyable? Remarquez que tout ce petit monde est tranquille et heureux. A quoi bon remuer un passé mort, à quoi bon soulever une lutte effroyable dans tous ces curs? Le vrai père est un gredin: eh bien! que ce gredin aille se faire pendre ailleurs; son fils na pas à jouer le rôle de justicier, et sil joue ce rôle, cest uniquement pour permettre à MM. Decourcelle et Claretie de faire un drame. Dans la réalité, à moins dêtre fou, Georges dirait simplement à M. Darcey: «Mon véritable père, cest vous. Je ne veux pas savoir si jen ai un autre. Aimons-nous comme par le passé, et vivons en paix.» Seulement, je le répète, dans ce cas, il ny avait pas de pièce. Georges est parti en guerre contre son père. Nous le retrouvons avec Borel, dans lauberge des Pyrénées, où lattentat a été commis. Un quart de siècle sest écoulé, personne naturellement ne peut le renseigner. Le second acte ne contient guère que deux scènes, deux interrogatoires que le jeune homme fait subir, lun à un paysan, lautre à un vieux militaire, le père Lazare, que lâge et la boisson ont abêti. Il tire enfin de ce dernier un renseignement: lhomme quil cherche, son père, lui ressemble. Et cest avec cette seule indication quil reprend ses recherches. Au troisième acte, Georges, qui va partout, se fait présenter par un ami chez une fille galante, un soir de fête, dans une villa des environs de Luchon. Le hasard le met en présence dune femme, lasse et désabusée, qui traverse la pièce en maudissant les hommes. Voilà, certes, une figure dune fraîcheur douteuse. Mais limportant est quelle porte un bracelet, sur lequel se trouve le portrait de Saint-André. Enfin Georges tient la bonne piste. Saint-André lui-même arrive. Les auteurs ont aussitôt accumulé les couleurs noires sur son compte: il lance les maximes les plus abominables; il se montre joueur, libertin, sans foi ni loi; il donne des leçons de vice à Georges et finit par lui raconter nettement le viol de sa mère, comme un bon tour quil a fait dans le temps. Cest vraiment trop commode de bâtir ainsi un mauvais père, juste sur le patron dinfamie que lon désire. Le dénoûment, le quatrième acte, se passe encore dans lauberge. Saint-André et ses amis vont partir pour une chasse à lours. Georges, qui est de la bande, pose la thèse sur laquelle repose la pièce, et une discussion sengage, où lon dit ses vérités à la voix du sang. Puis, Georges, convaincu par cette discussion, livre son vrai père à son père adoptif, qui se trouve dans une pièce voisine. Un duel a lieu, pendant lequel le jeune homme se tord les bras. M. Darcey rentre, il a tué Saint-André. Alors, Georges se jette dans les bras du survivant, en criant: «Mon père! mon père!» et M. Darcey répond: «Mon fils! oui, mon fils!» Comme on le dit après la solution de tout problème, cest ce quil fallait démontrer. Je crois inutile de rentrer dans la discussion de la thèse. Les auteurs ont voulu cela. Mais le premier venu peut vouloir autre chose, la thèse absolument contraire par exemple, et le premier venu naura quà arranger un autre drame, pour avoir également raison. La question dart seule demeure, et jai le regret de constater que largumentation a fait un tort considérable au mérite littéraire de luvre, en torturant les faits et en embarrassant le dialogue de plaidoyers inutiles. Les personnages nobéissent plus à un caractère, mais à une situation; ils font ceci et cela, non pas parce que leur nature est de le faire, mais parce que les auteurs veulent quils le fassent. Dès lors, nous avons des pantins au lieu de créatures vivantes. VI Je retrouve M. Louis Davyl à lOdéon, avec une comédie en trois actes: Monsieur Chéribois. Avant tout, janalyserai luvre. Ensuite, je me permettrai de la juger et den tirer une leçon, sil y a lieu. M. Chéribois est un bourgeois de Joigny qui passe grassement sa vie dans un égoïsme bien entendu. Il na autour de lui que des femmes qui le gâtent: madame Chéribois dabord, puis sa filleule, Henriette, et la vieille bonne de la famille, Marion. Tout le premier acte sert à peindre cet intérieur cossu et tranquille, dans lequel le bon M. Chéribois ne tolère pas le pli dune rosé. Cependant, il attend ce jour-là son fils Paul, qui est en train de faire fortune à Paris, chez un agent de change. Il est même allé le chercher à la gare, et il revient très maussade, parce que Paul nest pas arrivé. La vérité est que ce malheureux garçon rôde autour de la maison depuis le malin; il a joué à la Bourse et a perdu cent mille francs; il explique à sa mère épouvantée quil est déshonoré, sil ne paye pas. Mais lorsque M. Chéribois apprend laventure, il refuse tout net les cent mille francs. Tant pis si son fils est un imbécile! Voilà la tranquille maison bouleversée, et légoïste seul y dînera paisiblement le soir. Au second acte, madame Chéribois tente vainement de sauver son fils. Elle se rend chez le notaire Violette, où déjà Henriette et la vieille Marion sont venues faire assaut de dévouement, en tâchant de réaliser leur petite fortune pour la donner à Paul. Mais toutes les tendresses de la mère se brisent contre la loi; elle ne peut disposer daucun argent sans le consentement de son mari. Alors, elle se lamente, et, M. Chéribois se présentant à son tour, une explication cruelle a lieu entre eux. Il ne cède pas, la situation reste plus tendue. Enfin, au troisième acte, le dénoûment est amené par une intrigue secondaire. Un neveu de M. Chéribois, Laurent, possède pour toute fortune une vigne que son oncle guette depuis longtemps. Justement, la fille du notaire, Cécile, est aimée de Laurent. Il se décide à vendre sa vigne à son oncle pour le prix de soixante-quinze mille francs, puis à prêter cet argent à Paul. Autre complication: M. Chéribois veut payer ces soixante-quinze mille francs sur une somme de cent mille francs quil vient de faire porter chez un banquier par Bidard, le clerc de M° Violette. Et voilà quon lui annonce la fuite de ce banquier. Il se désole. Enfin, quand il apprend que Bidard, prévenu à temps, ne sest pas dessaisi de la somme, il se laisse attendrir et consent à donner les cent mille francs à son fils. Je commencerai par la critique. Qui ne comprend que ce dénoûment est fâcheux? Pendant les deux premiers actes, M. Louis Davyl sest tenu dans une étude très simple et très juste dun petit coin de la vie de province. On ne sent nulle part la convention théâtrale, les recettes connues, la routine des expédients et des ficelles du métier. Rien de plus charmant, de mieux observé et de mieux rendu. Et voilà tout dun coup que lauteur paraît avoir peur de cette belle simplicité; il se dit que ça ne peut pas finir comme ça, que ce serait trop nu, quil faut absolument corser le troisième acte. Alors, il ramasse cette vieille histoire des cent mille francs quon croit perdus et quon retrouve dans la poche dun clerc fantaisiste. Il force le coffre-fort de son égoïste par un tour de passe-passe, au lieu de chercher à amener le dénoûment par une évolution du caractère du personnage. Le pis est que M. Louis Davyl a fait la scène quil fallait faire, et quil la même très bien faite. Quand M. Chéribois rentre chez lui à la nuit tombante, il ne trouve plus personne, ni sa femme, ni sa nièce, ni la vieille bonne. Il ny a pas même de lampe allumée. Le nid où il se fait dorloter depuis un demi-siècle est désert et froid, lentement empli dune ombre inquiétante. Alors, il est pris de peur, il tremble quon ne labandonne, il grelotte à la pensée quil naura plus là trois femmes pour prévenir ses moindres désirs. Et il se lance à travers les pièces, il appelle, il crie. Cest lui, dès lors, qui est à la merci de son entourage. Jaurais voulu qua ce moment il fût vaincu par le seul fait de son abandon, que son caractère dégoïste lui arrachât ce cri: «Tenez! voilà les cent mille francs, rendez-moi ma tranquillité et mon bien-être.» Remarquez que M. Chéribois obéissait ainsi jusquau bout à sa nature. Après avoir résisté par égoïsme, il consentait par égoïsme. Son vice le punissait, sans que lauteur eût à le transformer. Dautre part, il faut songer que M. Chéribois nest pas un avare; il se nourrit merveilleusement et tient à digérer dans de bons fauteuils. Sil refuse de donner les cent mille francs, cest quil songe sans doute à toutes les satisfactions personnelles quil peut se procurer avec une pareille somme. Rien détonnant dès lors à ce quil les donne, dès que son refus menace de gâter son existence entière. Je le répète, le dénoûment naturel était là, et pas ailleurs. Tout le reste, les cent mille francs promenés dans la poche de Bidard, le bel expédient de Lucile, décidant Laurent à vendre sa vigne, nest réellement là que pour tenir de la place. Ce sont des complications enfantines, imaginées en dehors de toute observation, ajoutées par lauteur dans le but doccuper les planches. Je crois le calcul fâcheux. Leffet obtenu aurait grandi, si le troisième acte avait continué la belle et touchante simplicité des deux premiers. M. Louis Davyl a eu le tort de ne pas pousser magistralement son étude jusquau bout. Il sest dit quune «pièce» était nécessaire, lorsque, selon moi, une «étude» suffisait et donnait à lidée une ampleur superbe. On a tort de se défier du public, de croire quil exige de la convention. Ce sont les deux premiers actes qui ont surtout charmé la salle. Jamais M. Louis Davyl naura laissé échapper une si belle occasion de laisser une uvre. Telle quelle est, pourtant, la pièce est une des meilleures que jaie vues cette année. Jai été très heureux de son succès, car ce succès me confirme dans les idées que je défends. Voilà donc le naturalisme au théâtre, je veux dire lanalyse dun milieu et dun personnage, le tableau dun coin de la vie quotidienne. Et lon a pris le plus grand plaisir à cette fidélité des peintures, à cette scrupuleuse minutie de chaque détail. Le premier acte est vraiment charmant de vérité; on dirait le début dun roman de Balzac, sans la grande allure. Que maffirmait-on, que le théâtre ne supportait pas létude du milieu? Allez voir jouer Monsieur Chéribois, et, ce qui vous séduira, ce sera précisément cette maison de Joigny, si tiède et si douce, dans laquelle vous croirez entrer. Pour moi, M. Louis Davyl fera bien de sen tenir là. Sa voie est trouvée. Quand il sest lancé dans la littérature dramatique, après une vie déjà remplie, il a déployé une activité fiévreuse, il a voulu tenter toutes les notes à la fois. Jai vu de lui des pièces bien médiocres, entre autres de grands mélodrames où il pataugeait à la suite de Dumas père et de M. Dennery. Jai vu un drame populaire, dans lequel, à côté dexcellentes scènes prises dans le milieu ouvrier, il y avait une accumulation de vieux clichés intolérables. De tout son bagage, il ne reste que la Maîtresse légitime et Monsieur Chéribois. La conclusion est facile à tirer. Jespère que lexpérience est désormais faite pour lui; il doit sen tenir aux pièces dobservation et danalyse, il doit ne pas sortir du théâtre naturaliste, sil veut enfin conquérir et garder une haute situation. On a pu comprendre quil se cherchât et quil tâtât le public; on ne comprendrait plus quil ne se fixât pas où paraît aller le succès et où se trouve évidemment son tempérament dauteur dramatique. VII La comédie en quatre actes de M. Albert Delpit: le Fils de Coralie a obtenu un véritable succès au Gymnase. En quelques lignes, voici le sujet. Une fille, Coralie, qui a scandalisé Paris par sa débauche, sest retirée en province, après fortune faite, pour se consacrer tout entière à léducation de son fils Daniel. Lenfant a grandi, il est aujourdhui capitaine, et un capitaine extraordinairement pur, noble, bon, délicat, grand, chaste, intègre, magnanime. Naturellement, il ignore les anciennes farces de sa mère, qui sest modestement dérobée sous le nom de madame Dubois. Cest alors que le capitaine veut épouser la fille dune respectable famille de Montauban, Edith Godefroy. Les deux jeunes gens sadorent, sa prétendue tante donne à Daniel une somme de neuf cent mille francs, une fortune dont on lui aurait confié la gestion; tout irait pour le mieux, si un ancien viveur, M. de Montjoye, ne reconnaissait pas dabord Coralie, et si ensuite le notaire Bonchamps ne mettait pas à néant le roman naïf de madame Dubois, en lui posant les questions nécessaires à la rédaction du contrat. Elle se trouble, et la grande scène attendue, la scène dexplication entre elle et son fils, se produit alors. Au dernier acte, le mariage ne se ferait naturellement pas, si Edith ne déclarait publiquement, dans un étrange coup de tête, quelle est la maîtresse de Daniel. M. Godefroy, vaincu par ce moyen un peu raide de comédie, se décide à les unir, à la condition que Coralie se retirera dans un couvent. Avant tout, examinons la question de moralité. Je crois savoir que M. Delpit est à cheval sur la morale. Sa prétention, me dit-on, est décrire des uvres dont les femmes ne rougissent pas, et dont linfluence salutaire doit améliorer lespèce humaine, par des moyens tendres et nobles. Or, javoue avoir cherché la vraie moralité du Fils de Coralie, sans être encore parvenu à la découvrir. Est-ce à dire que les filles ne doivent pas avoir de fils, ou bien quelles doivent éviter den faire des capitaines immaculés, si elles en ont? Non, car Daniel est en somme parfaitement heureux à la fin, et il serait fils dune sainte, quil naurait pas à remercier davantage la Providence. Lauteur ne dit même pas aux dames légères de Paris: «Voyez combien vos désordres retomberont sur la tête de vos fils; vous serez un jour punies dans leur bonheur brisé.» Au demeurant, Coralie est pardonnée; elle senterre bien au couvent, mais quelle fin heureuse pour une vieille catin, lasse de la vie, sendormant au milieu des tendresses câlines des bonnes surs! car je me plais à ajouter un cinquième acte, à voir Coralie mourir dans le sein de lÉglise et laisser sa fortune pour les frais du culte. Cest la mort enviée de toutes les pécheresses, largent du Diable retourne au bon Dieu. Et remarquez que celle-ci a, en outre, la joie de savoir son fils bien établi. Donc, la moralité est ici fort obscure. La seule conclusion quon puisse tirer, me paraît être celle-ci, adressée aux filles trop lancées: «Tâchez davoir un fils capitaine et pur pour quil vous refasse une virginité sur le tard,» moyen un peu compliqué, qui nest pas à la portée de toutes ces dames. Mais soyons sérieux, laissons la morale absente, et arrivons à la question littéraire. Cest la seule qui doive nous intéresser. Jai simplement voulu montrer que les écrivains moraux sont généralement ceux dont les uvres ne prouvent rien et ne mènent à rien. On tombe avec eux dans lamphigouri des grands sentiments opposés aux grandes hontes, dans un pathos de noblesse dune extravagance rare, lorsquon le met en face des réalités pratiques de la vie. Les deux premiers actes sont consacrés à lexposition. Rien de saillant, mais des scènes dune grande netteté et bien conduites. Je ne fais des réserves que pour la langue; cest trop écrit, avec des enflures de phrases, tout un dialogue qui nest point vécu. Maintenant, je passe au troisième acte, le seul remarquable. Il mérite vraiment la discussion. Nulle part je nai encore lu les raisons qui, selon moi, ont fait le grand et légitime succès de cet acte. Presque tous les critiques se sont exclamés sur la coupe même de lacte, sur la facture des scènes, sur le pur côté théâtral, en un mot. Il semble, daprès eux, que M. Delpit ait réussi, parce quil a coulé son uvre dans un moule connu. Eh bien! je crois être certain, pour ma part, que M. Delpit doit son succès à la quantité de vérité quil a osé mettre sur les planches; cette quantité nest pas grande, il est vrai, et le public, en applaudissant, a pu très bien ne pas se rendre un compte exact de ce quil applaudissait. Mais le fait ne men paraît pas moins facile à démontrer. Voyez la scène du notaire. Rien de plus simple, de plus logique ni de plus fort. Voilà un homme dans lexercice de sa profession; il pose les questions quil doit poser, et ce sont justement ces questions, si naturelles, qui déterminent la catastrophe. Ici, nous ne sommes plus au théâtre; il ne sagit plus de ce quon nomme «une ficelle», un expédient visible, consacré, usé, passé à létat de loi. Nous sommes dans la vie ordinaire, dans ce qui doit être. Aussi leffet a-t-il été immense. Toute la salle était secouée. La preuve est-elle assez concluante, et me donne-telle assez raison? Voilà ce quon obtient avec la vérité banale de tous les jours. Et ce nest pas tout. Voyez Coralie pendant cette scène et les suivantes. Tout un coin de la vraie fille est risqué ici fort habilement et dans une juste mesure des nécessités scéniques. Dabord, voici la fille avec son roman naïf, son histoire dune sur à elle qui aurait laissé neuf cent mille francs à Daniel; elle ne sest pas inquiétée des lois quelle ignore, elle sest contentée dun de ces mensonges quelle a faits cent fois à ses amants et dont ceux-ci se sont toujours montrés satisfaits. Aussi se trouble-t-elle tout de suite, lorsque le notaire la met en face des réalités. Cest un château de cartes qui sécroule, et elle en reste suffoquée, éperdue, sans force pour mentir de nouveau, pleurant comme une enfant. Lobservation est excellente; une fois encore, nous sommes dans la vie. Jen dirai de même pour certaines parties de la grande scène entre Coralie et son fils, tout en faisant pourtant des réserves, car lauteur ici verse singulièrement dans la déclamation et dans les gros effets inutiles. Jaurais voulu plus de discrétion dramatique, certain que le coup porté sur le public aurait encore grandi. Rien de meilleur que lembarras de Coralie, lorsque Daniel lui demande le nom de son père; très juste également la conclusion de la scène, le pardon du fils acceptant sa mère, quelle quelle soit. Seulement, cest là que je voudrais moins de rhétorique. Daniel fait des phrases sur la rédemption, sur lhonneur, sur la famille. A quoi bon ces phrases, dont on rirait dans la réalité? Pourquoi ne pas parler simplement et dire tout juste ce que Daniel dirait, sil était seul à seule avec sa mère, dans une chambre? Toujours lidée quon est au théâtre et quil faut donner un coup de pouce à la vérité, si lon veut obtenir lémotion, lorsquil est démontré au contraire que la plus forte émotion naît de la vérité la plus franche et la plus simple. Tel est donc, pour moi, le grand mérite de ce troisième acte. Daniel reste en bois, sauf deux ou trois cris, car Daniel est un être abstrait, fait sur un type ridicule de perfection. Mais Coralie se montre bien vivante, et cela suffit pour donner à lacte un souffle de vie. Je le répéterai: lacte a réussi parce que, dun bout à lautre, il échappe aux ficelles ordinaires, et quil obéit simplement à des ressorts logiques et humains, pris dans le caractère même des personnages. Je ninsisterai pas sur le quatrième acte, bien quil contienne peut-être la pensée morale et philosophique de lauteur. En tout cas, je vois là une concession aux nécessités scéniques qui diminue luvre et lui enlève toute largeur. Maintenant, M. Delpit me permettra-t-il de lui donner quelques conseils, comme mon métier de critique my oblige? Je vois partout quon lacclame et quon le grise, en le poussant dans une voie qui me paraît fâcheuse. Ainsi, je nommerai M. Sarcey, dont lautorité est réelle en matière dramatique, et qui, selon moi, fait beaucoup de victimes par les enseignements de son feuilleton. Écoutez ce quil écrit à propos du Fils de Coralie: «La belle chose que le théâtre! Personne à ce moment ne pensait plus à lindignité de la mère, à limpossibilité du sujet. Personne ne songeait plus à chicaner son émotion. On avait en face une mère et un fils dans une situation terrible, et les répliques jaillissaient à coups pressés comme des éclats de foudre. Tout le reste avait disparu.» Cela revient à dire en bon français: «Moquez-vous de la vraisemblance, moquez-vous du bon sens, mettez simplement des pantins lun devant lautre, dans des situations préparées, et comptez sur lémotion du public pour être absous: tel est le théâtre qui est une belle chose.» Dailleurs, je le sais, M. Sarcey ne se fait pas une autre idée du théâtre, il le juge au point de vue de la consommation courante du public. Eh bien! que M. Delpit savise découter M. Sarcey, de croire que tous les défauts disparaissent, lorsquon a fait rire ou pleurer une salle, et il verra le beau résultat à sa cinquième ou sixième pièce! Non, il nest pas vrai que tout disparaisse dans lémotion purement nerveuse du public. A ce compte, les mélodrames les plus gros et les plus bêtes seraient des chefs-duvre inattaquables, car ils ont bouleversé de gaieté et de douleur des générations entières. Non, le théâtre nest pas une belle chose, parce quon peut y duper chaque soir quinze cents personnes, en leur faisant avaler des choses très médiocres dans un éclat de rire ou dans un flot de larmes. Cest au contraire pour cette raison que le théâtre est inférieur. Il nest pas honorable débranler la raison des spectateurs par des situations violentes, au point de les rendre imbéciles, et cela nest permis quaux pièces sans littérature. Où M. Sarcey a-t-il vu que la situation faisait tout oublier? dans le répertoire des boulevards, dans nos pièces romantiques qui mêlent lhabileté de Scribe à la fantasmagorie de Victor Hugo. Mais quil cite un chef-duvre qui soit un chef-duvre en dehors de lobservation humaine et de la beauté littéraire du dialogue. Il faut toujours voir le chef-duvre; rien ne me paraît désastreux pour la critique comme cet engourdissement dans le train-train quotidien de nos théâtres, qui ne met rien au delà du succès immédiat dune pièce et qui rapporte tout à la consommation courante du public. Sans doute, les chefs-duvre sont rares; mais cest pour le chef-duvre que nous travaillons tous. Peu importent les fabricants, ils ne méritent pas quon discute sur leur plus ou leur moins de médiocrité. Je dirai donc à M. Delpit de ne pas trop se fier aux situations, à lémotion quil peut déterminer en heurtant des marionnettes, placées dans de certaines conditions. Ce métier ne réussit même plus aux vieux routiers du mélodrame. Sil navait mis dans sa comédie que des invraisemblances et des conventions, comme M. Sarcey paraît le croire, sa comédie tomberait aujourdhui devant lindifférence publique. Ce nest pas grâce aux situations que le Fils de Coralie a réussi, car nous avons vu dautres situations aussi puissantes et plus neuves ne pas toucher les spectateurs; cest grâce à la somme de vérité que lauteur a osé apporter dans les situations, comme jai tâché de le prouver. M. Sarcey ne dit pas un mot de cela. Il ajoute même que, lorsquune salle pleure, il ny a plus à discuter; alors quon nous ramène à Lazare le Pâtre, dont on vient de faire quelque part une reprise si piteuse. Le preuve que rien ne disparaît, même dans le succès, cest que le capitaine Daniel reste un personnage en bois pour tout le monde, cest que le quatrième acte empêchera toujours le Fils de Coralie dêtre une uvre de premier ordre. Le public, que lon croit pris tout entier quand on la vu rire ou pleurer, a de terribles revanches; il juge son émotion et il se révolte, si lon sest moqué de lui. Telle est lexplication du dédain que nos petits-fils montreront pour certaines uvres acclamées aujourdhui dans nos théâtres. M. Delpit vient de révéler un tempérament dhomme de théâtre. Maintenant, il faut quil produise. Deux routes souvrent devant lui: luvre de convention et luvre de vérité, lanalyse humaine et la fabrication dramatique. Dans dix ans, on le jugera.
Il vient de se faire, au théâtre des Variétés, une tentative très intéressante, et dont le succès a dailleurs été complet. Je veux parler de lintroduction de la pantomime dans la farce. Frappé du triomphe que les Hanlon-Lees, ces mimes merveilleux, obtenaient aux Folies-Bergère, le directeur des Variétés a eu lidée heureuse de commander une pièce, une farce, dans laquelle les auteurs leur ménageraient une large part daction. Il sagissait donc de leur fournir un thème, de les placer dans un cadre dialogué, où ils pussent se mouvoir avec aisance. Le projet était des plus ingénieux et des plus tentants. Cétait produire les Hanlon devant le grand public et élargir leur drame muet dun drame parlé, qui ménagerait lattention des spectateurs. Nous ne sommes pas en Angleterre, où lon supporte parfaitement une pantomime en cinq actes durant toute une soirée. Notre génie national nest point dans cette imagination atroce dune grêle de gifles et de coups de pied tombant pendant quatre heures, au milieu dun silence de mort. Lobservation cruelle, lanalyse féroce de ces grimaciers qui mettent à nu dun geste ou dun clin doeil toute la bête humaine, nous échappent, lorsquelles ne nous fâchent pas. Aussi faut-il, chez nous, que la pantomime ne soit que laccessoire, et quil y ait des points de repos, pour permettre aux spectateurs de respirer. De là lutilité du cadre imposé à MM. Blum et Toché, les auteurs du Voyage en Suisse. Ils ont été chargés de présenter les Hanlon au grand public parisien, en motivant leurs entrées en scène et en embourgeoisant le plus possible la fantaisie sombre de leurs exercices. Le gros reproche que jadresserai aux auteurs, cest davoir trop embourgeoisé cette fantaisie. Leur scénario nest guère quun vaudeville, et un vaudeville dune originalité douteuse. Cet ex-pharmacien qui se marie et que des farceurs poursuivent pendant son voyage de noces, pour lempêcher de consommer le mariage, napporte quune donnée bien connue. Encore ne chicanerait-on pas sur lidée première, qui était un point de départ de farce amusante; mais il aurait fallu, dans les développements, dans les épisodes, une invention cocasse, une drôlerie poussée à lextrême, qui aurait élargi le sujet, en le haussant à la satire enragée. Mon sentiment tout net est que le train de la pièce est trop banal, trop froid, et que, dès que les Hanlon paraissent, avec leur envolement de farceurs lyriques, ils y détonnent. Souvent, lorsquon sort dune féerie, on regrette que toutes ces splendeurs soient dépensées sur des scénarios si médiocres, on se dit quil faudrait un grand poète pour parler la langue de ce peuple de fées, de princesses et de rois. Eh bien! ma sensation a été la même devant le Voyage en Suisse. Jai regretté quun observateur de génie, quun grand moraliste nait pas écrit pour les Hanlon la pièce profondément humaine, la satire violente et au rire terrible que ces artistes si profonds mériteraient dinterpréter. Leur puissance de rendu, leurs trouvailles danalystes impitoyables, font éclater les plaisanteries faciles du vaudeville. Il leur faudrait, pour être chez eux, du Molière ou du Shakespeare. Alors seulement ils donneraient tout ce quils sentent. Jinsiste, parce que, malgré leur très vif succès, on ne ma pas paru les goûter à leur haut mérite. Ils sont de beaucoup supérieurs au canevas quon leur a fourni. Lorsquils étaient livrés à eux-mêmes, aux Folies Bergère, ils trouvaient des scènes dune autre profondeur et qui vous faisaient passer à fleur de peau le petit frisson froid de la vérité. En un mot, leur pantomime a un au delà troublant, cet au delà, de Molière qui met de la peur dans le rire du public. Rien nest plus formidable, à mon avis, que la gaieté des Hanlon, sébattant au milieu des membres cassés, et des poitrines trouées, triomphant dans lapothéose du vice et du crime, devant la morale ahurie. Au fond, cest la négation de tout, cest le néant humain. Je ne parlerai donc pas de le pièce, qui est luvre de deux auteurs spirituels. Eux-mêmes se sont effacés. Mon seul but, en analysant les principales scènes des Hanlon, est de montrer de quelle observation cruelle, de quelle rage danalyse, ces mimes de génie tirent le rire. Il leur fallait dautant plus de souplesse que la situation, pour eux, reste la même depuis le commencement jusquà la fin de la pièce. Ils nont pas trouvé là un drame avec ses péripéties: leur action se borne à être des farceurs, qui interviennent toujours dans les mêmes conditions. Défaut grave du scénario, monotonie quils ne sont parvenus à dissimuler que par des prodiges de nuances. Ils ont mis partout des dessous, lorsquil ny en avait pas. Leurs merveilles dexécution ont sauvé la pauvreté du thème. Voyez leur première entrée en scène. Ils arrivent sur limpériale dune vieille diligence qui, tout dun coup, verse au fond du théâtre. La dégringolade est effroyable, au milieu des vitres cassées, des cris et des jurons. Pour sûr, il y a des poitrines ouvertes, des têtes aplaties; et le public éclate dun fou rire. Aimable public! et comme les Hanlon savent bien ce quil faut à notre gaieté! Dailleurs, par un prodige dadresse, ils se retrouvent tous devant la rampe, rangés en une ligne correcte, sur leur derrière. Ladresse, lescamotage des conséquences de laccident, redouble ici la gaieté des spectateurs. Dans les accidents réels, on rit dabord, puis on sapitoie; les Hanlon ont parfaitement compris quil ne fallait pas laisser à lapitoiement le temps de se produire. De là le gros effet comique. Javoue, au second acte, naimer que médiocrement le truc du spleeping-car. Règle générale, toutes les fois quon fait du bruit à lavance autour dun truc qui doit passionner Paris, il est presque certain que le truc ratera. Le public arrive monté, croyant à une illusion absolue, et lorsquil voit les ficelles, comme dans le cas de ce spleeping-car, lillusion ne se produit plus du tout, parce quon la rendu exigeant. La vérité est que la manuvre du truc, dont on a tant parlé, est beaucoup trop lente. Lexplosion a lieu, le wagon sentrouvre, les deux moitiés se relèvent à droite et à gauche, tandis que les personnages, qui devraient être lancés en lair, gagnent tranquillement des arbres, sur lesquels ils se perchent; le tout à grand renfort de cordages, comme dans les joujoux denfant. Je sais bien quon ne peut nous offrir un véritable accident. Mais, en cette matière, toutes les fois que lillusion est impossible, le truc doit être abandonné. Les Hanlon ne trouvent donc dans cet acte quà exercer leur adresse et leur audace de gymnastes. Cest très gros comme gaieté. Rien par dessous. Je préfère de beaucoup le troisième acte. Lentrée en scène est encore des plus étonnantes. Les Hanlon tombent du plafond, au beau milieu dune table dhôte, à lheure du déjeuner. Vous voyez leffarement des voyageurs. Ici, il y a un de ces coups de folie qui traversent les pantomimes, ces coups de folie épidémiques dont on rit si fort, avec de sourdes inquiétudes pour sa propre raison. Les Hanlon prennent les plats, les bouteilles, et se mettent à jongler avec une furie croissante, si endiablée, que peu à peu les convives, entraînés, enragés, les imitent, de façon que la scène se termine dans une démence générale. Nest-ce pas le souffle qui passe parfois sur les foules et les détraque? Lhumanité finit souvent par jongler ainsi avec les soupières et les saladiers. On est pris par le fou rire, on ne sait si lon ne se réveillera pas dans un cabanon de Bicêtre. Ce sont là les gaietés des Hanlon. Et que dire de la scène du gendarme, qui vient ensuite? Un gendarme se présente pour arrêter les coupables. Dès lors, cest le gendarme qui va être bafoué. Il est lautorité, on le bernera, on passera entre ses jambes pour le faire tomber, on lui causera des peurs atroces en sélançant brusquement dune malle, on lenfermera dans cette malle, on le rendra si piteux, si ridicule, si bêtement comique, que la foule enthousiaste applaudira à chacune de ses mésaventures. Cest la scène qui a même produit le plus deffet. Personne na songé quon insultait notre armée. Pourtant, rien de plus révolutionnaire. Cela flatte le criminel quil y a au fond des plus honnêtes dentre nous. Cela nous gratte dans notre besoin de revanche contre lautorité, dans notre admiration pour ladresse, pour le coquin adroit qui triomphe de lhonnête homme trop lourd, que ses boites embarrassent. Je signalerai, dans le genre fin, la scène de livresse, que le public a trouvée trop longue, parce que les délicatesses de cette analyse savante lui ont échappé. Elle est pourtant tout à fait supérieure, comme observation et comme exécution. Les grands comédiens ne rendent pas dune façon plus détaillée, et nous pouvons prendre là une leçon danalyse, nous autres romanciers. Rien nest plus juste ni plus complet que ces tâtonnements de deux ivrognes engourdis par le vin, qui, voulant avoir de la lumière, perdent successivement les allumettes, la bougie, le chandelier, sans jamais retrouver quun des objets à la fois. Cest toute une psychologie de livresse. En somme, je le répète, le succès a été très vif. On a beaucoup applaudi les Hanlon. Je ne fais pas ici une étude complète de ces grands artistes, car il faudrait dégager leur originalité, bien montrer ce quils ont apporté de personnel, en dehors de leurs sauts de gymnastes et de leurs jeux de mimes. Ce quils mettent dans tout, cest une perfection dexécution incroyable. Leurs scènes sont réglées à la seconde. Ils passent comme des tourbillons, avec des claquements de soufflets qui semblent les tic-tac mêmes du mécanisme de leurs exercices. Ils ont la finesse et la force. Cest là ce qui les caractérise. Sous le masque enfariné de Pierrot, ils détaillent lidée avec des jeux de physionomie dun esprit délicieux; puis, brusquement, un coup du vent semble passer, et les voilà lancés dans une férocité saxonne qui nous surprend un peu. Ils bondissent, ils sassomment, ils sont à la fois aux quatre coins de la scène; et ce sont des bouteilles volées avec une habileté qui est la poésie du larcin, des gifles qui ségarent, des innocents quon bâtonne et des coupables qui vident les verres des braves gens, une négation absolue de toute justice, une absolution du crime par ladresse. Telle est leur originalité, un mélange de cruauté et de gaieté, avec une fleur de fantaisie poétique. Je le dis encore, je ne sais rien de plus triste sous le rire. Cela rappelle les grandes caricatures anglaises. Lhomme se débat et sanglote, dans les gambades et les grimaces de ces mimes. Je songeais avec quel cri de colère on accueillerait une uvre de nous, romanciers naturalistes, si nous poussions si loin lanalyse de la grimace humaine, la satire de lhomme aux prises avec ses passions. Imaginez un moment la scène du gendarme dans un de nos livres, admettez que nous traînions ce pauvre gendarme dans le ridicule, en mettant sous la charge une pareille négation de lautorité: on nous traiterait de communard, on nous demanderait compte des otages. Certes, dans nos férocités danalyse, nous nallons pas si loin que les Hanlon, et nous sommes déjà fortement injuriés. Cela vient de ce que la vérité peut se montrer et quelle ne peut se dire. Puis, la caricature couvre tout. On lui permet le par-dessous et lau delà. Et cest tant mieux, puisquelle nous régale. Faisons tous des pantomimes.
Je ne me charge pas de raconter les Dominos Roses, la nouvelle pièce en trois actes que MM. Delacour et Hennequin ont fait jouer au Vaudeville. Cest une de ces pièces compliquées, dune ingéniosité débénisterie sans pareille, un de ces petits meubles chinois, aux cents tiroirs se casant les uns dans les autres, quil faut replacer avec une exactitude scrupuleuse, si lon veut ne rien casser. Les auteurs ont appelé leur uvre comédie. Voilà un bien grand mot pour une pièce de cette facture. Jaurais préféré vaudeville. Une comédie ne va pas, selon moi, sans une étude plus ou moins poussée des caractères, sans une peinture quelconque dun milieu réel. Or, les auteurs ne sont en somme que daimables gens, bien décidés à récréer le public, en faisant tourner devant lui le quadrille de leurs marionnettes. Leur art consiste à machiner leur joujou, de façon que les personnages obéissent à chaque tour de la manivelle et viennent occuper sur les planches lendroit précis qui leur est assigné. Cest du théâtre mécanique, des bonshommes, joliment campés, dont les pas sont réglés comme par un maître de ballets. Ils vont à gauche, ils vont à droite, ils sentrecroisent, se mêlent et se dégagent, pour le plus grand plaisir des yeux du public. Et, je le répète, cela demande des mains exercées. On parle souvent du métier au théâtre. Eh bien! les Dominos Roses sont un produit immédiat du métier, sans aucune faute. De la mémoire, de ladresse, et rien de plus. Mais on voit que le métier nest décidément pas à dédaigner, puisquil peut suffire au succès. On parlait du Procès Veauradieux, des mêmes auteurs, pendant la représentation. Les deux pièces, en effet, ont beaucoup de ressemblance, sortent tout au moins du même moule. Rien de plus naturel, dailleurs. MM. Delacour et Hennequin ont pensé, avec raison, que les spectateurs applaudiraient plus volontiers ce quils avaient déjà applaudi. Les nouveautés troublent le public dans sa quiétude, lui causent une secousse cérébrale désagréable. Léternel quiproquo des maris qui embrassent les bonnes, en croyant embrasser leurs femmes, ne suffit-il pas à la gaieté dune soirée? Rien de plus digestif que ce jeu du quiproquo. Il est à la portée de tout le monde, il soulève toujours le même éclat de rire, comme ces calembours de province qui sont, pendant un quart de siècle, la joie dun salon. Et lon sen va, la tête libre, sans fatigue intellectuelle, en se souvenant des petits jeux de société de sa jeunesse. Jai bien suivi les impressions du public, au courant des trois actes. Dabord, jai constaté un peu de froideur. On voyait les auteurs venir avec leurs gros sabots, et lon échangeait des regards comme pour se dire quon savait bien la suite. Même, derrière moi, un monsieur très ferré sans doute sur le répertoire de nos vaudevilles, citait les pièces où la même idée se trouvait déjà; et il y en avait une longue liste, je vous assure. Mais lintrigue se nouait, le charme opérait peu à peu. Je mimaginais apercevoir les auteurs derrière une coulisse, tendant leur piège avec la tranquillité dhommes qui connaissent la bonne glu. Tous les vieux mots portaient. A mesure que les spectateurs se retrouvaient davantage en pays de connaissance, ils devenaient bons enfants, samusaient aux endroits où ils samusent depuis leur âge le plus tendre. Certes, ils étaient de plus en plus certains du dénouement, tous vous auraient dit comment tourneraient les choses, il ny avait pas dans leur émotion le moindre doute sur la félicité finale des personnages; mais cela les ravissait dassister une fois de plus au dévidage adroit de cet écheveau dramatique si bien embrouillé. Les auteurs allaient-ils prendre le fil à gauche ou à droite? Et cette seule alternative suffisait à leur bonheur. Puis, il y avait encore le hasard des nuds; innocentes catastrophes, aussi vite réparées que survenues, qui accidentaient la route parcourue tant de fois. Dès le second acte, la salle ravie se croyait encore au Procès Veauradieux, et applaudissait à tout rompre. Grand succès. II Il sagit dans Bébé, la pièce de MM. de Najac et Hennequin, dun de ces grands enfants que les mères gardent jusquau mariage, autour de leurs jupes, et auxquels elles ne peuvent jamais se décider à donner la clef des champs. Tel est le bébé, un bébé de vingt-deux ans, et qui a déjà de la barbe au menton. Gaston est adoré par sa mère, la baronne dAigreville, qui le cajole, le dodeline et lui parle encore en zézayant, comme sil portait toujours des robes et un bourrelet. Quant au sujet philosophique,il y a un sujet philosophique,il repose sur cette idée quun jeune homme, avant de se marier et de faire un bon mari, doit parcourir trois périodes, la période des femmes de chambre, celle des cocottes et celle des femmes mariées. Cest le cousin Kernanigous qui dit cela, et le cousin sy connaît, lui qui, chaque année, quitte sa ferme modèle de Bretagne pour venir faire ses farces à Paris. Naturellement, Gaston, que sa mère croit encore un ange de pureté, a déjà fait de nombreux accrocs à sa robe dinnocence. La baronne lui a meublé un entresol, dans la même maison quelle, pour quil puisse étudier son droit tranquillement; mais Gaston, en compagnie de son ami Arthur, nutilise guère son entresol que pour recevoir des dames. Ajoutez que le baron est une absolue ganache; ce digne homme passe sa vie à lire les journaux, chez lui et à son cercle, ce qui fatalement a influé dune façon déplorable sur son intelligence. Il ne soccupe de son fils que pour lui adresser la morale la plus drôle du monde. Ainsi, lorsque les farces de Bébé se découvrent, et que celui-ci sexcuse en rappelant à son père les folies que lui-même a dû faire dans sa jeunesse, le baron répond gravement: «Monsieur, en ce temps-là, je nétais pas encore votre père.» Le mot a fait beaucoup rire. Donc, Gaston parcourt les trois phases. La première est représentée par la femme de chambre de sa mère, Toinette; la seconde, par une dame galante, Aurélie; et la troisième par sa cousine, madame de Kernanigous elle-même. Des trois, cest Toinette que je préfère. Elle est adorable, cette enfant, qui sécrie, lorsque Gaston veut labandonner: «Ah! monsieur, vous naurez pas le cur de quitter la femme de chambre de votre mère!» Elle adore son maître, lui recoud ses boutons, pleure au dénouement, quand on le marie. Les auteurs, en rendant la femme de chambre si aimable, auraient-ils eu des intentions démocratiques? Tout le sujet est là, mais les auteurs connaissent trop leur métier pour ne pas avoir compliqué ce sujet à laide des quiproquos les plus inextricables. M. Hennequin persévère naturellement dans un genre qui lui a valu trois grands succès: les Trois Chapeaux, le Procès Veauradieux et les Dominos Roses. Sa part de collaboration est certainement dans les singulières complications de lintrigue. Je renonce à raconter ces complications, mais je puis les indiquer. Aurélie la cocotte, est en même temps la maîtresse de Gaston et celle du cousin Kernanigous; elle est encore la femme légitime dun répétiteur de droit, Pétillon, dont je parlerai tout à lheure. Alors, se produit la débandade obligée. Cest dabord madame de Kernanigous quon prend pour Aurélie; puis, cest Aurélie quon prend pour madame de Kernanigous; la brune et la blonde se mêlent, le public lui-même finit par ne plus savoir au juste ce quil doit croire. A un moment, il y a jusquà quatre personnes cachées derrière des portes. Et lon rit. On rit, parce que tous les personnages courent sur la scène. Cette débandade qui entre, sort, se cache, reparaît, fait claquer les portes, étourdit les spectateurs et les charme. Cela, dailleurs, pourrait continuer éternellement. Sil ny a pas de raison pour que cela commence, il y en a encore moins pour que cela finisse. Enfin, les auteurs veulent bien aboutir à un mariage entre Gaston et une nièce de Kernanigous. Lhonneur de la cousine est sauf. La baronne et le baron sont convaincus que leur fils nest plus un bébé, et ils consentent à le traiter en homme. Ce genre de pièces à quiproquos est toujours dun effet sûr. Seulement, je trouve quil fatigue vite. Un acte suffirait. Au troisième acte de Bébé, je commençais à être ahuri. Rien dénervant à la longue comme de voir tous les personnages se précipiter les uns derrière les autres; on voudrait quils se tinssent enfin tranquilles, pour les entendre causer comme tout le monde. Sils nont rien à dire, pourquoi ne se contentent ils pas de jouer une pantomime? cela serait aussi réjouissant. En somme, je le répète, le genre est gros et absolument inférieur. Le succès vient de ce que le public croit entrer de moitié dans la pièce. Mais ce qui donne à Bébé une certaine valeur, cest une pointe littéraire, où lon sent la collaboration de M. de Najac. Il y a, dans les deux premiers actes, quelques scènes fort jolies, dun comique très fin. Ces scènes sont fournies par la baronne et par Pétillon, le répétiteur de droit. La baronne a voulu donner un répétiteur à son fils, pour le hâter dans ses examens. Il faut dire que Gaston est un véritable cancre. Or, Pétillon a une façon de professer qui est un poème de tolérance; il laisse ses élèves, Gaston et Arthur, causer de leurs maîtresses et de leurs parties fines, entre deux commentaires du Code; il se mêle lui-même à la conversation, avec le rire sournois et gourmand dun cuistre voluptueux qui nest pas assez riche pour contenter ses passions. Une des scènes les plus drôles est celle-ci: le baron surprend ces messieurs tapant sur le piano, dansant avec des dames; et Pétillon sauve les garnements, en expliquant que sa méthode consiste à apprendre le Code en musique. Il va jusquà chanter plusieurs articles. Cest là une bonne extravagance. La salle entière a été prise dun fou rire. III MM. de Najac et Hennequin ont voulu donner au Gymnase un pendant à Bébé, et ils ont écrit la Petite Correspondance. Je ne crois pas nécessaire dentrer dans une analyse de cette pièce. Quel singulier genre! Prendre des bouts de fil, les emmêler, mais dune façon adroite, de manière quils paraissent noués ensemble, en un paquet inextricable; puis, tirer un seul bout, celui quon a ménagé, et rembobiner le tout dun trait, sans la moindre difficulté. La littérature est absente, on sintéresse à cela comme à un jeu de patience; et quand on sen va, on éprouve un vide, une déception, avec cette pensée vague que ce nétait pas la peine de se passionner, puisquon était certain à lavance que cela finirait comme cela avait commencé. Au théâtre, lorsquon nemporte aucun fait nouveau, aucune observation à creuser, on garde contre la pièce une sourde rancune, de même quon sen veut lorsquon a lu un livre vide ou quon sest arrêté à causer dix minutes avec un bavard imbécile, qui vous a noyé dun déluge de mots. Je songeais au succès de Bébé, en voyant la Petite Correspondance, et je me disais quen somme ce succès était mérité. A coup sûr, ce qui a charmé si longtemps le public, ce nest pas limbroglio de la pièce, ce sont deux ou trois scènes dobservation amusante quelle contenait. Et ce qui prouve quune série de quiproquos ne suffit pas au succès, même lorsquils sont travaillés par des mains expérimentées, cest que la Petite Correspondance a été accueillie froidement. Question de sujet, et surtout question de types et de situations, je le répète. Dans Bébé, on a trouvé drôle cette histoire de grand garçon dégourdi, que sa mère traite toujours en enfant, lorsquil se lance dans toutes les fredaines, et quil a la femme de chambre pour maîtresse. Bien que cela rappelât Edgard et sa bonne, laventure a paru piquante, prise sur le vrai, dans le courant de la vie quotidienne. Peut-être le public ne fait-il pas ces réflexions-là; mais, à son insu, il subit les courants qui sétablissent, il ne supporte plus que difficilement les inventions de pure fantaisie, et se plaît davantage aux choses prises sur la réalité. Je parlais des types. La fortune de Bébé a été faite par le répétiteur Pétillon. Ce maître, si tolérant pour ses élèves, le nez tourné à la friandise, et se régalant le premier des fredaines de la jeunesse, était certes une caricature, mais une caricature sous laquelle on sentait la vie. Il vivait, ce cuistre sournoisement voluptueux, brûlé de tous les appétits, sous son cuir de pédant qui court le cachet. Et quelle bonne folie que la scène où il sauve les deux chenapans auxquels il donne des répétitions de droit, en racontant à une vieille ganache de père quil a mis le Code en couplets! Cela est extravagant; seulement, derrière lextravagance, on sent lobservation, on se rappelle des pauvres diables de cet acabit qui gagnent leurs cachets, en baisant les bottes des petits gredins quils sont chargés dinstruire. Faut-il voir une leçon donnée aux auteurs dans laccueil relativement froid fait par le public à la Petite Correspondance? Je nose laffirmer. Et pourtant MM. de Najac et Hennequin, qui sont très expérimentés, ne peuvent manquer de faire le raisonnement suivant: «Pourquoi le grand succès de Bébé, et pourquoi la demi-chute de la Petite Correspondance? Évidemment, cest que les imbroglios ne satisfont plus entièrement le public, car jamais nous nen avons noué un de plus entortillé ni de plus heureusement dénoué. Il est donc temps dabandonner cette formule commode et de chercher des situations vraies et des types réels, comme dans Bébé. Notre intérêt lexige: soyons vivants, si nous voulons toucher de beaux droits dauteur.» Ce raisonnement serait excellent, et je voudrais lentendre faire par tous les auteurs; dautant plus quil est logique et exact. Questionnez les plus habiles, ils vous diront que le goût du public tourne au naturalisme, dune façon continue et de plus en plus accentuée. Cest le mouvement de lépoque. Il saccomplit de lui-même, par la force même des choses. Avant dix ans, lévolution sera complète. Et vous verrez les dramaturges et les vaudevillistes, réputés pour leur habileté, se ruer alors vers la peinture des scènes réelles, car ils nont au fond quune doctrine: satisfaire le public en toutes sortes, lui donner ce quil demande, de manière à battre monnaie le plus largement possible. IV Une circonstance ma empêché dassister à la première représentation de Niniche, le vaudeville en trois actes que MM. Hennequin et Millaud ont fait jouer aux Variétés. Je nai pu voir que la quatrième, et jai été vraiment surpris de la gaieté débordante du public. Quel excellent public que ce public parisien! Comme il est bon enfant, comme il rit volontiers! La moindre plaisanterie, eût-elle trente années dâge, le chatouille ainsi quau premier jour, lorsquelle est dite par la comédienne ou le comédien favori. On prétend que les artistes tremblent, lorsquils paraissent à Paris pour la première fois. Ils ont bien tort. Jai connu, en province, un théâtre où le public était autrement exigeant et maussade. On y sifflait avec une brutalité révoltante. Jestime quil faut trois fois plus defforts pour dérider un spectateur de province que pour faire rire aux éclats un spectateur de Paris. Jai été dautant plus étonné de là gaieté de la salle, que lon avait jugé Niniche très sévèrement devant moi, le lendemain de la première représentation, Cétait un four, disait-on. Voilà un four qui prenait tous les airs dun grand succès. Javais particulièrement à côté de moi des dames, dhonnêtes bourgeoises à coup sûr, qui faisaient scandale, tant elles samusaient. Les moindres mots, dailleurs, soulevaient une tempête de joie, du parterre au cintre. Et cela ne cessait point, les trois actes ne se sont pas refroidis un instant. Je me doute bien que les interprètes sont pour beaucoup dans cette gaieté. Dautre part, peut-être suis-je tombé sur une représentation exceptionnelle, sur un soir où toute la salle avait bien dîné; il y a de ces rencontres, de ces jours délectricité commune, que connaissent les artistes, et quils constatent en disant: «La salle est très chaude aujourdhui.» Mais le fait ne men a pas moins préoccupé vivement. Ai-je ri moi-même? Mon Dieu, je crois que oui. Javais beau me dire que tout cela était très bête, que la pièce avait été faite cent fois; javais beau trouver les actes vides, lesprit grossier, le dénouement prévu à lavance: ce grand et bon rire de la salle me gagnait. En vérité, les spectateurs sans malice samusaient trop pour quon ne ségayât pas de leur propre gaieté. Au fond, jétais très triste. Si vraiment il suffit dune si pauvre farce pour procurer une heureuse soirée aux braves bourgeois parisiens, nous avons tous très grand tort de nous empêtrer dans des questions littéraires. A quoi bon le talent, à quoi bon leffort, si cela satisfait pleinement le public? Je déclare que jamais je nai vu des gens mis dans un pareil état de joie par les chefs-duvre de notre théâtre. Devant un chef-duvre, le public se méfie toujours un peu; il a peur que le chef-duvre ne se moque de lui. Mais, devant une Niniche, il se roule, il est comme ces enfants qui rencontrent un trou deau sale et qui sy vautrent avec délices, en se sentant chez eux. Oh! le rire, quelle bonne chose et quelle chose bête! Toute la sottise est là et tout lesprit. Contestez les mérites de Niniche, on vous répondra que le public samuse, et vous naurez rien à répondre, car les théâtres ne sont faits en somme que pour amuser le public. En voyant cette salle rire à ventre déboutonné dinepties dont on serait révolté, si on les lisait chez soi, on se sent ébranlé dans ses convictions les plus chères, on se demande si le talent nest pas inutile, sil y a à espérer quune uvre forte touche jamais autant les spectateurs dans leurs instincts secrets quune parade de foire. Le théâtre serait donc cela? Les effluves dune foule mise en tas, laveuglement du gaz, lair surchauffé dune salle trop étroite, lodeur de poussière, toutes les sollicitations et toutes les demi-hallucinations dune journée dactivité terminée dans un fauteuil dont les bras vous étouffent et vous brûlent, ce serait donc là cette atmosphère du théâtre qui déforme tout et empêche le triomphe du vrai sur les planches? Jai eu ainsi la sensation très nette de linfériorité de la littérature dramatique. En vérité, luvre écrite est plus large, plus haute, plus dégagée de la sottise des foules que luvre jouée. Au théâtre, le succès est trop souvent indépendant de luvre. Une rencontre suffit, une interprétation heureuse, une plaisanterie qui est dans lair, une bêtise tournée dune certaine façon qui répond à la bêtise du moment. Si le rire ou les larmes prennent,je ne fais pas de différence, car les larmes sont une autre forme de la bonhomie du public,voilà la pièce lancée, il ny a plus de raison pour quelle sarrête. Depuis deux ans bientôt, je querelle mes confrères pour leur prouver quils font du théâtre une chose trop sotte. Mon Dieu! est-ce quils auraient raison, est-ce que ce serait réellement si sot que cela? Maintenant, il me faut juger Niniche. Grande affaire. Javoue que je ne sais par quel bout commencer. Il y a, en critique dramatique, toute une école qui, dans un cas pareil, se tire dembarras le plus galamment du monde. La recette consiste à ne pas parler de la pièce, à enfiler de jolies phrases sur ceci et sur cela, jusquà ce que le feuilleton soit plein. Puis, on signe. Je crois que Théophile Gautier a été linventeur de larticle à côté. Il maniait la langue avec laisance et ladresse que lon sait, il était toujours sûr de charmer son public. Aussi la pièce ne linquiétait-elle jamais. Il avait des formules toutes faites, il admirait tout, les petits vaudevilles et les grandes comédies, enveloppant le théâtre entier dans son large dédain. Gautier a laissé des élèves. Le malheur est que je ne puis entendre la critique ainsi. Jaime bien à me rendre compte. Jestime que les choses ont des raisons dêtre. Mais où mon anxiété commence, cest lorsquil faut distinguer les nuances du médiocre. Ce serait une erreur de croire quil nexiste quun médiocre. Les genres au contraire en sont très nombreux, les espèces pullulent à linfini. Je me souviens toujours de mon professeur de quatrième, qui nous disait: «Je classe encore assez vite les dix premières copies dans une composition; ce qui mexténue, cest de vouloir être juste et dassigner des places aux trente dernières.» Eh bien! ma situation est pareille à celle de ce professeur, je ne sais le plus souvent comment classer certaines pièces, de façon à satisfaire absolument ma conscience. Vouloir être juste, cest tout le rôle du critique. La passion de la justice est la seule excuse que lon puisse donner à cette singulière démangeaison qui nous prend de juger les uvres de nos confrères. Mon professeur avouait parfois que, désespérant détablir une différence appréciable du mauvais au pire dans les toutes dernières copies, il les plaçait au petit bonheur, en tas. Voilà ce quil faudrait éviter. Où diable placer Niniche? car Niniche ma fait rire, et elle a droit à une place. Est-ce que Niniche vaut mieux que telle ou telle pièce, dont les titres méchappent? Grave question. Je creuserais cette étude pendant des journées sans pouvoir peut-être trouver des arguments décisifs. Pourtant, je veux être équitable. Les critiques qui font profession de toujours partager lavis du public et qui trouvent bon ce qui lamuse, croient en être quittes avec Niniche, en la traitant de vaudeville amusant. Cest là un jugement trop commode. Niniche est un symbole, la pièce idiote qui a un succès comme jamais un chef-duvre nen aura, et qui gratte la foule à la bonne côte, la côte joyeuse, selon le joli mot de nos pères. Les belles filles tombent en pâmoison, lorsquon avance les mains vers leur taille. Pourquoi le public se pâme-t-il, quand on lui joue Niniche? Jexige un commentaire. Lintrigue est la première venue. Un diplomate polonais, le comte Corniski a épousé la belle Niniche, une «hétaïre» parisienne, sans avoir le moindre soupçon de sa vie passée. Il la ramène en France, où il est chargé dune mission. Mais la comtesse est reconnue à Trouville par le jeune Anatole de Beau-persil. Elle apprend, grâce à lui, quon va vendre ses meubles, et elle se désole, à la crainte dun scandale, car elle a laissé dans une armoire des lettres compromettantes, que lui a adressées autrefois le prince Ladislas, le propre fils du roi de Pologne. Justement la mission du comte Corniski est de semparer de ces lettres. Dès lors, commence une chasse, les lettres circulent, passent dans les mains du mari, qui finit par les rendre sans les avoir lues. Jai négligé un baigneur de Trouville, le beau Grégoire, qui baigne ces dames par goût, et qui redevient le plus correct des gandins, lorsquil a quitté son costume. Il y a aussi une veuve Sillery, une vieille dame passionnée, sans compter deux pantalons, dont les rôles sont très développés, et qui produisent un effet énorme: le premier, un pantalon bleu, poursuivi par un mari jaloux, passe de jambes en jambes; le second, un pantalon nankin, se déchire jusquà la ceinture, ce qui cause chez les dames une hilarité folle. Peut-être bien que le succès de la pièce est là. Décidément, je renonce à classer Niniche. Hélas! je le crains, la justice nest pas de ce monde. Jai la vague sensation que Niniche a sa place entre les Dominos Ruses et Madame lArchiduc; mais est-ce entre les deux, est-ce avant, est-ce après? cest ce que je nose affirmer. Il faudrait peser les uvres, consulter les nuances, se livrer à une étude de comparaison qui demanderait des délicatesses infinies. Et voilà lembarras où se trouvent les critiques consciencieux, lorsquils veulent tenir compte des fameux arrêts du public. Le public rit, luvre en vaut sans doute la peine, examinons-la; et, lorsquon veut lexaminer, on ne sait par quel bout la prendre, on se donne un mal infini pour la classer, sans y parvenir. Un succès comme celui de Niniche ne peut donner à un honnête homme quun désir, celui dêtre sifflé. Cela soulagerait, vraiment. V Justement, lautre soir, en écoutant à lAmbigu Robert Macaire, je songeais à la farce moderne, telle que des auteurs de talent et desprit pourraient lécrire. Comparez à nos plats vaudevilles, ce rire de la satire sociale qui sonnerait si vaillamment. Je sais bien quil faudrait accorder aux auteurs une grande liberté, leur ouvrir surtout le monde politique où se joue la véritable comédie des temps modernes. Pour moi, la veine nouvelle est là, et pas ailleurs. Robert Macaire, que la personnalité de Frédéric Lemaître avait animée dun large souffle, nous paraît aujourdhui, il faut bien le dire, dune grande innocence. Les mots drôles abondent, et il en est quelques-uns qui sont même profonds. Mais ce quil y a encore de meilleur, ce sont les dessous que nous mettons nous-mêmes dans luvre. Rien nest au fond plus terrible que cette figure de Robert Macaire, blaguant tout ce quon respecte, la vie humaine, la famille et la propriété, la force armée et la religion; seulement, elle se promène dans une telle farce, elle parle dun style si plat et elle évite si soigneusement de conclure, que le public ne saurait la prendre au sérieux, ce qui la sauve du mépris et de la colère. Jai fait une fois de plus cette remarque: le mauvais style excuse tout; il est permis de mettre des monstruosités à la scène, pourvu quon les y mette sans talent. Imaginez la lutte épique de Robert Macaire contre les gendarmes écrite par un véritable écrivain, tirée des puérilités grossières de la charge, et aussitôt la censure intervient, et tout de suite le public se fâche. Ainsi donc, ce qui nous plaît, dans Robert Macaire, cest ce que nous y mettons. Sous les calembours, sous les scènes de parade, sous le décousu du dialogue et lenfantillage de lintrigue, nous voulons voir une satire amère contre la société exploitée par deux fripons, qui, non contents de la voler, la bafouent et la salissent. Nous poussons les situations jusquà leurs conséquences logiques, nous élargissons le cadre. Souvent, il ny a quun mot vraiment fort; mais ce mot nous suffit pour ajouter tout ce que les auteurs nont pas dit. Ce qui ma frappé, cest que peu de scènes sont faites; le talent a manqué sans doute, les scènes ne sont quindiquées, et faiblement. Ainsi, je prends une scène faite, la scène damour romantique entre Robert Macaire et Eloa, cette scène qui parodie si drôlement le lyrisme de 1830. Elle est remarquable et produit encore aujourdhui un effet énorme, parce quelle reste dans une gamme desprit très fin et de bonne observation. Prenez, au contraire, la plupart des autres scènes, toutes celles par exemple qui ont lieu entre Robert Macaire et les gendarmes; pas une ne satisfait pleinement, parce que pas une nest réalisée avec lampleur nécessaire, avec la maîtrise qui met de la réalité sous les exagérations les plus folles. Tout cela ne tient pas, les faits ne font illusion à personne et les personnages sont des pantins. Dès lors, la satire tombe dans le vaudeville. Il est vrai que le Robert Macaire pensé et écrit, tel que je le rêve, serait sans doute impossible sur la scène. Nous ne sommes pas habitués au rire cruel. Il ferait beau voir un coquin mettant fortement le monde en coupe réglée. La farce moderne ne men paraît pas moins devoir être dans cette peinture de la sottise des uns et de la coquinerie des autres, poussée à la grandeur bouffonne. Songez à un Robert Macaire actuel qui sagiterait dans notre monde politique et qui monterait au pouvoir, en jouant de tous les ridicules et de toutes les ambitions de lépoque. Le beau sujet, et quelle farce un homme de talent écrirait là, sil était libre!
I De grands succès ont rendu lexploitation de la féerie très tentante pour les directeurs. On gagne deux ou trois cent mille francs avec une pièce de ce genre, quand elle réussit. Il faut ajouter, comme les frais de mise en scène sont considérables, quun directeur est ruiné du coup, sil a deux féeries tuées sous lui. Cest un jeu à se trouver sur la paille ou à avoir voiture dans lannée. Le pis est que, la question littéraire mise à part, une féerie qui aura deux cents représentations ressemble absolument à une féerie qui en aura seulement vingt. Pour mettre la main sur la bonne, il faut avoir un flair particulier, il faut sentir de loin les pièces de cent sous, rien de plus. Le hasard remplace lintelligence. Le décorateur et le costumier aident le hasard. La féerie, telle quelle est comprise aujourdhui, nest plus quun spectacle pour les yeux. Il y a quelques cinquante ans, lors de la vogue du Pied de Mouton et des Pilules du Diable, une féerie ressemblait à un grand vaudeville mêlé de couplets, dans lequel les trucs jouaient la partie comique. Au lieu de palais ruisselant dor et de pierreries, au lieu dapothéoses balançant des femmes à demi nues dans des clartés de paradis, on voyait des hommes se changer en seringues gigantesques, des canards rôtis senvoler sous la fourchette dun affamé, des branches darbre donner des soufflets aux passants. Mais ce genre de plaisanteries sest démodé, lancienne féerie a semblé vieillotte et trop naïve. Alors, sans songer un instant à renouveler le genre par le dialogue, le mérite littéraire du texte, on a, au contraire, diminué de plus en plus le dialogue, réduit la pièce à être uniquement un prétexte aux splendeurs de la mise en scène. Rien de plus banal quun sujet de féerie. Il existe un plan accepté par tous les auteurs: deux amoureux dont lamour est contrarié, qui ont pour eux un bon génie et contre eux un mauvais génie, et quon marie quand même au dénoûment, après les voyages les plus extravagants dans tous les pays imaginables. Ces voyages, en somme, sont la grande affaire, car ils permettent au décorateur de nous promener au fond de forêts enchantées, dans les grottes nacrées de la mer, à travers les royaumes inconnus et merveilleux des oiseaux, des poissons ou des reptiles. Quand les acteurs disent quelque chose, cest uniquement pour donner le temps aux machinistes de poser un vaste décor, derrière la toile de fond. Javoue, pourtant, navoir pas la force de me fâcher. Sil est bien entendu que toute prétention de littérature dramatique est absente, il y a là un véritable émerveillement. Les acteurs ne sont plus que des personnages muets et riches, perdus au milieu dune prodigieuse vision. Au fond de sa salle, on peut se croire endormi, rêvant dor et de lumière; et même les mots bêtes quon entend, malgré soi, par moments, sont comme les trous dombre obligés qui gâtent les plus heureux sommeils. Les ballets sont charmants, car les danseuses nont rien à dire. Il y a toujours bien deux ou trois actrices jolies, montrant le plus possible de leur peau blanche. On a chaud, on digère, on regarde, sans avoir la peine de penser, bercé par une musique aimable. Et, après tout, quand on va se coucher, on a passé une agréable soirée. Certes, au théâtre, il faut laisser un vaste cadre à ladorable école buissonnière de limagination. La féerie est le cadre tout trouvé de cette débauche exquise. Je veux dire quelle serait la féerie que je souhaite. Le plus grand de nos poètes lyriques en aurait écrit les vers; le plus illustre de nos musiciens en composerait la musique. Je confierais les décors aux peintres qui font la gloire de notre école, et jappellerais les premiers dentre nos sculpteurs pour indiquer des groupes et veiller à la perfection de la plastique. Ce nest pas tout, il faudrait, pour jouer ce chef-duvre, des femmes belles, des hommes forts, les acteurs célèbres dans le drame et dans la comédie. Ainsi, lart humain tout entier, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, le génie dramatique, et encore la beauté et la force, se joindraient, semploieraient à une unique merveille, à un spectacle qui prendrait la foule par tous les sens et lui donnerait le plaisir aigu dune jouissance décuplée. Ah! quil serait temps de balayer les parades qui salissent les scènes de nos plus beaux théâtres, de jeter au ruisseau les livrets stupides, dont lesprit consiste dans des calembours rances et dans des coups de pied au derrière, les partitions vulgaires qui chantent toutes les mêmes turlututus de foire, les trucs vieillis, les décors trop somptueux qui ruissellent dun or imbécile et bourgeois! On rendrait nos théâtres aux grands poètes, aux grands musiciens, à toutes les imaginations larges. Dans notre enquête moderne, après nos dissections de la journée, les féeries seraient, le soir, le rêve éveillé de toutes les grandeurs et de toutes les beautés humaines. II Javoue donc ma tendresse pour la féerie. Cest, je le répète, le seul cadre où jadmets, au théâtre, le dédain du vrai. On est là en pleine convention, en pleine fantaisie, et le charme est dy mentir, dy échapper à toutes les réalités de ce bas monde. Et quel joli domaine, cette contrée du rêve peuplée de génies bienfaisants et de fées méchantes! Les princesses et les bergers, les servantes et les rois y vivent dans une familiarité attendrie, saimant, sépousant les uns les autres. Quand une montagne, un gouffre, un univers fait obstacle aux amours des héros, la montagne est engloutie, le gouffre se comble, lunivers senvole en fumée, et les héros sont heureux. Il ny a plus de péripéties sans issue, de dénouements impossibles, car les talismans facilitent les combinaisons des fables les plus extravagantes. Jamais les auteurs ne se trouvent acculés par la vraisemblance et la logique; ils peuvent aller dans tous les sens, aussi loin quils veulent, certains de ne se heurter contre aucune muraille. Un coup de baguette, et la muraille sentrouvre. On peut dire que la féerie est la formule par excellence du théâtre conventionnel, tel quon lentend en France depuis que les vaudevillistes et les dramaturges de la première moitié du siècle ont mis à la mode les pièces dintrigue. En somme, ils posaient en principe linvraisemblance, quitte à employer toute leur ingéniosité pour faire accepter ensuite, comme une image de la vie, ce qui nen était quune caricature. Ils se gênaient dans le drame et dans la comédie, tandis quils ne se gênaient plus dans la féerie: là était la seule différence. Je voudrais préciser cette idée. Lallure scénique dune féerie est puérile, dune naïveté cherchée, allant carrément au merveilleux; et cest par là que la pièce enchante les petits et les grands enfants. Plus linvraisemblance est grande, plus le ravissement est certain. On sy arrête comme devant ces théâtres de marionnettes, qui retiennent aux Champs-Elysées les rêveurs qui passent. Il semble que ces personnages fantasques et cette action folle soient des symboles, derrière lesquels on entend lhumanité sagiter avec des rires et des larmes. Les joujoux, je parle des joujoux à bon marché, les chevaux, les moutons, les poupées, toutes ces bêtes en carton, grossièrement peinturlurées et si extraordinaires de formes, ont aussi cette invraisemblance lamentable ou grotesque qui ouvre lau delà de la vie. En les regardant, on échappe à la terre, on entre dans le monde de limpossible. Jadore ces joujoux comme jadore les féeries. La comédie et le drame, au contraire, sont tenus a être vraisemblables. Une nécessité les attache aux pavés des rues. Ils mentent, mais il faut quils mentent avec des ménagements infinis, sous peine de nous blesser. Le triomphe de nos auteurs a été de déguiser le plus possible leurs mensonges, grâce à toute une convention savamment réglée; de là, le code du théâtre. Ils nous ont peu à peu habitués au personnel comique ou dramatique, qui nest autre quun personnel de féerie, sans paillette, sans truc, effacé et rapetissé. Pour moi, entre un roi de féerie et un prince des vaudevilles de Scribe, je ne fais quune différence: tous les deux sont mensongers, seulement le premier me ravit, tandis que le second mirrite. Et il en est ainsi pour tous les personnages: ils ne sont pas plus humains dans un genre que dans lautre; ils sagitent également en pleine convention. Je ne parle pas de lintrigue elle-même; je trouve, pour ma part, bien plus raisonnables les combinaisons scéniques de Rothomago, par exemple, que celles dune foule de pièces dites sérieuses, dont il est inutile de citer les titres. Jen veux arriver à cette conclusion, que le charme de la féerie est pour moi dans la franchise de la convention, tandis que je suis, par contre, fâché de lhypocrisie de cette convention, dans la comédie et le drame. Vous voulez nous sortir de notre existence de chaque jour, vous avancez comme argument que le public va chercher au théâtre des mensonges consolants, vous soutenez la thèse de lidéal dans lart, eh bien! donnez-nous des féeries. Cela est franc, au moins. Nous savons que nous allons rêver tout éveillés. Et, dailleurs, une féerie nest pas même un mensonge, elle est un conte auquel personne ne peut se tromper. Rien de bâtard en elle, elle est toute fantaisie. Lauteur y confesse quil entend rester dans limpossible. Passez à un drame ou à une comédie, et vous sentez immédiatement la convention devenir blessante. Lauteur triche. Il marche, dès lors, sur le terrain du réel; mais comme il ne veut pas accepter ce terrain loyalement, il se met à argumenter, il déclare que le réel absolu nest pas possible au théâtre, et il invente des ficelles, il tronque les faits et les gens, il cuisine cet abominable mélange du vrai et du faux qui devrait donner des nausées à toutes les personnes honnêtes. Le malheur est donc que nos auteurs, en quittant les féeries, en gardent la formule, quils transportent sans grands changements dans les études de la vie réelle; ils se contentent de remplacer les talismans par les papiers perdus et retrouvés, les personnages qui écoutent aux portes, les caractères et les tempéraments qui se démentent dune minute à lautre, grâce à une simple tirade. Un coup de sifflet, et il y a un changement à vue dans le personnage comme dans le décor. Si réellement la vérité était impossible au théâtre, si les critiques avaient raison dadmettre en principe quil faut mentir, je répéterais sans cesse: «Donnez-nous des féeries, et rien que des féeries!» La formule y est entière, sans aucun jésuitisme. Voilà le théâtre idéal tel que je le comprends, faisant parler les bêtes, promenant les spectateurs dans les quatre éléments, mettant en scène les héros du Petit Poucet et de la Belle au bois dormant. Si vous touchez la terre, jexige aussitôt de vous des personnages en chair et en os, qui accomplissent des actions raisonnables. Il faut choisir: ou la féerie ou la vie réelle. Je songeais à ces choses, en voyant lautre soir Rothomago, que le Châtelet vient de reprendre avec un grand luxe de costumes et de décors. Certes, cette féerie, au point de vue littéraire, ne vaut guère mieux que les autres; mais elle est gaie et elle a le mérite dêtre un bon prétexte aux splendeurs de la mise en scène. Rien de plus démocratique, dordinaire, que le sujet de ces pièces. Ainsi, Rothomago repose sur le double amour dun jeune prince pour une bergère et dune jeune princesse pour un paysan. Naturellement, le prince et la princesse quon veut marier ensemble finissent par épouser chacun lobjet de sa flamme. Et remarquez que prince et princesse sont adorables, quils feraient un couple charmant. Nimporte, ils ne saiment pas, la force des talismans les empêche de se voir sans doute, et leurs curs sen vont malgré tout courir la prétentaine au village. Tout cela est fou, et cest pourtant ce quil y a de plus raisonnable dans luvre, car je ne raconte pas les promenades dans les airs sur un dragon, ni les histoires de pirates qui viennent enlever les villageoises dans les blés. III Jai vu, au théâtre de la Gaieté: le Chat botté, une féerie de MM. Blum et Tréfeu. Quels adorables contes que ces contes de Perrault! Ils ont une saveur de naïveté exquise. On a fait plus ingénieux, plus littéraire; mais on na pas retrouvé cet accent si fin de bonhomie et de malice. Cela nous vient directement de notre vieille France; je ne parle point des sujets, car des savants se sont amusés à les retrouver un peu dans toutes les mythologies; je parle du ton gaillard et franc, de la simplicité de la fable. Le conteur a dit tout carrément ce quil avait à dire, et lhumanité vit sous chaque ligne. Je sais bien que, de nos jours, on a trouvé Perrault immoral. Nous avons, comme personne ne lignore, une moralité très chatouilleuse. Où nos pères riaient, nous rougissons. Le mot nous effraie surtout, car nous savons encore nous accommoder avec la chose. Nous mettons des feuilles de vigne aux antiques, et nos filles baissent le nez en passant, ce qui prouve quelles sont très avancées pour leur âge. Cela est dune hypocrisie raffinée, dont la pointe ajoute un ragoût aux plaisirs défendus. On ne sait plus regarder la vie en face, avec un franc et limpide regard. Donc, les contes de Perrault sont devenus immoraux; je veux dire quon en discute les conclusions au point de vue de la leçon morale. On voudrait que le bon Dieu, la Providence et le reste fussent dans laffaire. Voici, par exemple, le Chat botté, ce merveilleux chat qui se met au service du marquis de Carabas et qui le marie à la plus belle des princesses, grâce à lagilité de ses pattes et à la fertilité de ses ruses. Cest un maître trompeur; il ment avec un aplomb parfait, il dupe les petits et les grands. Son unique qualité est dêtre fidèle à la fortune de son marquis. Imaginez un valet de lancienne comédie, un de ces coquins qui ont tous les tours dans leur sac et qui ne triomphent que par des inventions du diable. Voilà notre morale indignée. Admirable sujet pour faire un sermon contre le mensonge! Sil y a une fortune mal acquise, cest à coup sûr celle du marquis de Carabas. Il se nourrit de vol, il épouse la fille dun roi, par une série de stratagèmes qui, de nos jours, mèneraient tout droit un gendre sur les bancs de la police correctionnelle. Et lon ose mettre de pareilles histoires entre les mains des enfants? On veut donc quils deviennent des escrocs? Ils ne sauraient prendre là que le goût des chemins tortueux. La conclusion du conte est, en somme, que pour réussir lhabileté vaut mieux que lhonnêteté. O siècle pudique et moral, où les bourgeois ont peur des uvres écrites comme les femmes laides ont peur des miroirs! Au théâtre, on exige que la vertu soit récompensée. Dans le roman, on veut deux nobles âmes contre une âme basse, de même que dans certaines confitures de fruits amers il faut deux livres de sucre contre une livre de fruits. Cela est tout nouveau, cest une fièvre dhypocrisie à létat aigu. Et les symptômes sont nombreux, les choses les plus naturelles deviennent indécentes, lorsquon a une préoccupation continue de lindécence. Rien de pareil dans la belle santé sanguine des siècles passés. Sans remonter à Rabelais, lisez La Fontaine et Molière, tout le seizième siècle et tout le dix-septième, vous ne trouverez nulle part ce prurit de morale, qui semble être la démangeaison de nos vices. On riait haut, on parlait de tout, même devant les dames; personne ne croyait quil fût nécessaire de surveiller à chaque heure sa propre honnêteté et celle du voisin. On était de braves gens, cela allait de soi. Pour le reste, on aimait la vie et on ne boudait pas contre ce qui vivait. Est-ce parce que les contes de Perrault sont jugés dune morale trop élastique que les auteurs du Chat botté nont pas suivi ce conte à la lettre? Cela est possible. Pour que le conte fût exemplaire aujourdhui, il faudrait y introduire un honnête prétendant à la main de la jeune princesse, un ingénieur, de murs parfaites et ayant conquis tous ses grades dans les concours et les examens; au dénouement, ce serait lui qui, par son mérite, deviendrait le gendre du roi, après avoir confondu ce filou de Chat botté et son marquis doccasion. Cela ferait pâmer nos demoiselles. Je plaisante, et une colère me prend, à la pensée de ce «comme il faut» littéraire, qui aurait noyé pour un siècle notre littérature, si des esprits entêtés navaient résisté. Pauvre chat botté, qui aimera encore ta grâce féline, ta sournoiserie pleine de sauts brusques, ton art de vivre, gros et gras, sur la paresse et sur la sottise humaines? Tu es la vie, et cest pour cela, heureusement, que tu es éternel. IV Si la féerie doit trouver grâce pour la largeur poétique quelle pourrait atteindre, lopérette est une ennemie publique quil faut étrangler derrière le trou du souffleur, comme une bête malfaisante. Elle est, à cette heure, la formule la plus populaire de la sottise française. Son succès est celui des refrains idiots qui couraient autrefois les rues et qui assourdissaient toutes les oreilles, sans quon pût savoir doù ils venaient. Depuis quelle règne, ces refrains du passé ont disparu; elle les remplace, elle fournit des airs aux orgues de Barbarie, elle rend plus intolérables les pianos des femmes honnêtes et des femmes déshonnêtes. Son empire désastreux est devenu tel, que les gens de quelque goût devront finir par sentendre et par conspirer, pour son extermination. Lopérette a commencé par être un vaudeville avec couplets. Elle a pris ensuite limportance dun petit opéra-bouffe. Cétait encore son enfance modeste; elle gaminait, elle se faisait tolérer en prenant peu de place. Dailleurs, elle ne tirait pas à conséquence, se permettant les farces les plus grosses, désarmant la critique par la folie de ses allures. Mais, peu à peu, elle a grandi, sest étalée chaque jour davantage, de grenouille est devenue buf; et le pis est quelle sest ainsi élargie, sans cesser dêtre une parade grossière, dun grotesque à outrance qui fait songer aux cabanons de Bicêtre. Dun acte lopérette sest enflée jusquà cinq actes. Le public, au lieu de sen tenir à un éclat de rire dune demi-heure, sest habitué à ce spasme de démence bête qui dure toute une soirée. Dès lors, en se voyant maîtresse, elle a tout risqué, menant les spectateurs dans son boudoir borgne, prenant dun entrechat, sur les plus grandes scènes, la place du drame agonisant. Elle a dansé son cancan, en montrant tout; elle a rendu célèbres des actrices dont le seul talent consistait dans un jeu de gorge et de hanches. Tout le vice de Paris sest vautré chez elle, et lon peut nommer les femmes auxquelles une façon de souligner les couplets grivois a donné hôtel et voiture. Cela ne suffisait point encore. Lopérette a rêvé lapothéose. M. Offenbach, pendant sa direction a la Gaîté, a exhumé ses anciennes opérettes des Bouffes, entre autres son Orphée aux enfers, joué autrefois dans un décor étroit et avec une mise en scène relativement pauvre; il les a exhumées et transformées en pièces à spectacle, inventant des tableaux nouveaux, grandissant les décors, habillant ses acteurs détoffes superbes, donnant pour cadre à la bêtise du dialogue et aux mirlitonnades de la musique tout lOlympe siégeant dans sa gloire. Dun bond, lopérette voulait monter à la largeur des grandes féeries lyriques. Elle ne saurait aller plus haut Son incongruité, ses rires niais, ses cabrioles obscènes, sa prose et ses vers écrits pour des portiers en goguette, se sont étalés un instant au milieu dune splendeur de gala, comme une ordure tombée dans un rayonnement dastre. Même elle était montée trop haut, car elle a failli se casser les reins. M. Offenbach nest plus directeur, et il est à croire quaucun théâtre ne risquera à lavenir deux ou trois cent mille francs pour montrer une petite chanteuse, toute nue, sifflotant une chanson de pie polissonne, sous flamboiement de feux électriques. Nimporte, lopérette a touché le ciel, la leçon est terrible et complète. Je ne veux pas détailler les méfaits de lopérette. En somme, je ne la hais pas en moraliste, je la hais en artiste indigné. Pour moi, son grand crime est de tenir trop de place, de détourner lattention du public des uvres graves, dêtre un plaisir facile et abêtissant, auquel la foule cède et dont elle sort le goût faussé. Lancien vaudeville était préférable. Il gardait au moins une platitude bonne enfant. Dautre part, si lon entre dans le relatif du métier, il est certain quil était moins rare de rencontrer un vaudeville bien fait quil ne lest aujourdhui de tomber sur une opérette supportable. La cause en est simple. Les auteurs, quand ils avaient une idée drôle, se contentaient de la traiter en un acte, et le plus souvent lacte était bon, lintérêt se soutenait jusquau bout. Maintenant, il faut que la même idée fournisse trois actes, quelquefois cinq. Alors, fatalement, les auteurs allongent les scènes, délayent le sujet, introduisent des épisodes étrangers; et laction se trouve ralentie. Cest ce qui explique pourquoi, généralement, le premier acte des opérettes est amusant, le second plus pâle, le dernier tout à fait vide. Quand même, il faut tenir la soirée entière, pour ne partager la recette avec personne. Et le mot ordinaire des coulisses est que la musique fait tout passer. M. Offenbach est le grand coupable. Sa musique vive, alerte, douée dun charme véritable, a fait la fortune de lopérette. Sans lui, elle naurait jamais eu un si absolu triomphe. Il faut ajouter quil a été singulièrement secondé par MM. Meilhac et Halévy, dont les livrets resteront comme des modèles. Ils ont créé le genre, avec un grossissement forcé du grotesque, mais en gardant un esprit très parisien et une finesse charmante dans les détails. On peut dire de leurs opérettes quelles sont damusantes caricatures, qui se haussent parfois jusquà la comédie. Quant à leurs imitateurs, que je ne veux pas nommer, ce sont eux qui ont traîné lopérette à légout. Et quels étranges succès, faits don ne sait quoi, qui sallument et qui brûlent comme des traînées de poudre! On peut le définir: la rencontre de la médiocrité facile dun auteur avec la médiocrité complaisante dun public. Les mots qui entrent dans toutes les intelligences, les airs qui sajustent à toutes les voix, tels sont les éléments dont se composent les engouements populaires. On nous fait espérer la mort prochaine de lopérette. Cest, en effet, une affaire de temps, selon les hasards de la mode. Hélas! quand on en sera débarrassé, je crains quil ne pousse sur son fumier quelque autre champignon monstrueux, car il faut que la bêtise sorte quand même, comme les boutons de la gale; mais je doute vraiment que nous puissions être affligés dune démangeaison plus désagréable. V Quelle marâtre que la vogue! Comme elle dévore en quelques années ses enfants gâtés! Le cas de M. Offenbach est fait pour inspirer les réflexions les plus philosophiques. Songez donc! M. Offenbach a été roi. Il ny a pas dix ans, il régnait sur les théâtres; les directeurs à genoux, lui offraient des primes sur des plats dargent; la chronique, chaque malin, lui tressait des couronnes. On ne pouvait ouvrir un journal sans tomber sur des indiscrétions relatives aux uvres quil préparait, à ce quil avait mangé à son déjeuner et à ce quil mangerait le soir à son dîner. Et javoue que cet engouement me semblait explicable, car M. Offenbach avait créé un genre; il menait avec ses flonflons toute la danse dune époque qui aimait à danser. Il a été et il restera une date dans lhistoire de notre société. Il y a dix ans! et, bon Dieu! comme les temps sont changés! Il faut se souvenir que ce fut lui qui conduisit le cancan de lExposition universelle de 1867. Dans tous les théâtres, on jouait de sa musique. Les princes et les rois venaient en partie fine à son bastringue. Plus dune Altesse, que ses turlututus grisaient, fit cascader la vertu de ses chanteuses. Son archet donnait le branle à ce monde galant, qui lappelait «maître». Maître nétait pas assez, il passait au rang de dieu. Comme le Savoyard qui fait sauter du pied ses pantins enfilés dans un bout de corde, il a dû avoir de belles jouissances damour-propre, lui qui faisait sauter, nez contre nez, ventre contre ventre, des princes et des filles. Et voilà quaujourdhui le dieu est par terre. Nous avons encore une Exposition universelle; mais dautres amuseurs ont pris le pavé. Toute une poussée nouvelle de maîtres aimables se sont emparés des théâtres, si bien que lancêtre, le dieu de la sauterie, a dû rester dans sa niche, solitaire, rêvant amèrement à lingratitude humaine. A la Renaissance, le Petit Duc; aux Folies-Dramatiques, les Cloches de Corneville; aux Variétés, Niniche; aux Bouffes, clôture; et cest certainement cette clôture qui a été le coup le plus rude pour M. Offenbach. Les Bouffes fermant pendant une Exposition universelle, les Bouffes qui ont été le berceau de M. Offenbach! nest-ce pas laveu brutal que son répertoire, si considérable, nattire plus le public et ne fait plus dargent? La chute est si douloureuse que certains journaux ont eu pitié. Dans ces deux derniers mois, jai lu à plusieurs reprises des notes désolées. On sétonnait avec indignation que M. Offenbach fût ainsi jeté de côté comme une chemise sale. On rappelait les services quil a rendus à la joie publique, on conjurait les directeurs de reprendre au moins une de ses pièces, à titre de consolation. Les directeurs faisaient la sourde oreille. Enfin, il sen est trouvé un, M. Weinschenck, qui a bien voulu se dévouer. Il vient de remonter à la Gaîté Orphée aux Enfers. Jignore si laffaire est bonne; mais M. Weinschenck aura tout au moins fait une bonne action. Le principe des turlututus est sauvé, il ne sera pas dit quil y aura eu une Exposition universelle sans la musique de M. Offenbach. Certes, je naime point à frapper les gens à terre. Javoue même que je suis pris dattendrissement et dintérêt pour M. Offenbach, maintenant que la vogue labandonne. Autrefois, il mirritait; les succès menteurs mont toujours mis hors de moi. Voilà donc la justice qui arrive pour lui, et cest une terrible chose pour un artiste que cette justice, lorsquil est encore vivant et quil assiste à sa déchéance. Le public est un enfant gâté qui brise ses jouets, quand ils ont cessé de lamuser. On est devenu vieux, on a fait le rêve dune longue gloire, aveuglé sur sa propre valeur par les fumées de lencens le plus grossier, et un jour tout croule, la gloire est un tas de boue, on se voit enterré avant dêtre mort. Je ne connais pas de vieillesse plus abominable. Puisque je suis tourné à la morale, je tirerai une conclusion de cette aventure. Le succès est méprisable, jentends ce succès de vogue qui met les refrains dun homme dans la bouche de tout un peuple. Être seul, travailler seul, il ny a pas de meilleure hygiène pour un producteur. On crée alors des uvres voulues, des uvres où lon se met tout entier; dans les premiers temps, ces uvres peuvent avoir une saveur amère pour le public, mais il sy fait, il finit par les goûter. Alors, cest une admiration solide, une tendresse qui grandit à chaque génération. Il arrive que les uvres, si applaudies dans léclat fragile de leur nouveauté, ne durent que quelques printemps, tandis que les uvres rudes, dédaignées à leur apparition, ont pour elles limmortalité. Je crois inutile de donner des exemples. Je dirai aux jeunes gens, à ceux qui débutent, de tolérer avec patience les succès volés dont linjustice les écrase. Que de garçons, sentant en eux le grondement dune personnalité, restent des heures, pâles et découragés, en face du triomphe de quelque auteur médiocre! Ils se sentent supérieurs, et ils ne peuvent arriver à la publicité, toutes les voies étant bouchées par lengouement du public. Eh bien! quils travaillent et quils attendent! Il faut travailler, travailler beaucoup, tout est là; quant au succès, il vient toujours trop vite, car il est un mauvais conseiller, un lit doré où lon cède aux lâchetés. Jamais on ne se porte mieux intellectuellement que lorsquon lutte. On se surveille, on se tient ferme, on demande à son talent le plus grand effort possible, sachant que personne naura pour vous une complaisance. Cest dans ces périodes de combat, quand on vous nie et quon veut affirmer son existence, cest alors quon produit les uvres les plus fortes et plus intenses. Si la vogue vient, cest un grand danger; elle amollit et ôte lâpreté de la touche. Il ny a donc pas, pour un artiste, une plus belle vie que vingt ou trente années de lutte, se terminant par un triomphe, quand la vieillesse est venue. On a conquis le public peu à peu, on sen va dans sa gloire, certain de la solidité du monument que lon laisse. Autour de soi, on a vu tomber les réputations de carton, les succès officiels. Cest une grande consolation que de se dire, dans toutes les misères, que la vogue est passagère et quen somme, quelles que soient les légèretés et les injustices du public, une heure vient où seules les grandes uvres restent debout. Malheur à ceux qui réussissent trop, telle est la morale du cas de M. Offenbach!
I Cest avec une profonde stupeur que jai écouté Chatterton, le drame en trois actes dAlfred de Vigny, dont la Comédie-Française a eu létrange idée de tenter une reprise. La pièce date de 1835, et les quarante-deux années qui nous séparent de la première représentation semblent la reculer au fond des âges. Dans quel singulier état psychologique était donc la génération dalors, pour applaudir une pareille uvre? Nous ne comprenons plus, nous restons béants devant ce poème des âmes incomprises et du suicide final. Chatterton, on ne sait trop pourquoi, traqué par ses créanciers peut-être, mais cédant aussi à la passion de la solitude, sest réfugié chez un riche manufacturier, John Bell, qui lui loue une chambre. Ce John Bel, un brutal, tyrannise sa femme, lhonnête et résignée Ketty. Et toute la situation dramatique se trouve dans lamour discret et pur du poète et de la jeune femme, amour dont laveu ne leur échappe quà lheure suprême, lorsque Chatterton, écrasé par la société, voulant se reposer dans la mort, vient davaler un flacon dopium. Pour comprendre cette étonnante figure de Chatterton, il faut avant tout reconstruire lidée parfaite du poète, telle que la génération de 1830 limaginait. Le poète était un pontife et la poésie un sacerdoce. Il officiait au-dessus de lhumanité, qui avait le devoir de ladorer à genoux. Cétait un messie traversant les foules, avec une étoile au front, remplissant une fonction sacrée, dont tout lor de la terre naurait pu le payer. Ajoutez que le poète devait être un personnage, fatal, un fils de René, de Manfred et de tous les grands mélancoliques, portant un orage dans sa tête pâle, expiant la passion humaine par une blessure toujours ouverte à son flanc. Il était beau et providentiel, il montait son calvaire au milieu des huées, pur comme un ange et sombre comme un bandit. Un cabotin sublime, en un mot. Lidéal du genre a été le Chatterton, dAlfred de Vigny. Quand on voudra connaître la caricature superbe du poète de 1830, il faudra étudier ce personnage navrant et comique. Il nest pas un des panaches du temps que Chatterton ne se plante sur la tête. Il les a tous, il semble avoir fait la gageure dépuiser le ridicule et lodieux. Il chante la solitude, il maudit la société, il traîne à dix-huit ans un cur las et désabusé, il a des bottes molles, il se tord les bras à lidée de faire des vers pour les vendre, il passe la nuit à gesticuler et à embrasser le portrait de son père en cheveux blancs, il se tue enfin par monomanie, uniquement pour attraper la société. Chatterton est un polisson, voilà mon avis tout net. Quon fasse des bonshommes en carton, et quils soient drôles, passe encore! cela ne tire pas à conséquence. Mais quon vienne troubler et empoisonner les volontés jeunes avec ce fantoche funèbre, avec ce pantin aussi faux que dangereux, voilà ce qui soulève en moi toute ma virilité! Le poète est un travailleur comme un autre. Dans le combat de la vie, sil triomphe, tant mieux! sil tombe, cest sa faute! La société ne doit pas plus daide et de pitié au poète quelle nen doit au boulanger et au forgeron. Il ny a pas de pontife, il ny a que des hommes, et lénergie fait aussi bien partie du talent que le don des vers. Le génie est toujours fort. Comment! on vient nous parler de mort, au seuil de ce siècle! Nous revivons, nous entrons dans un âge dactivité colossale, nous sommes tous pris dun besoin furieux daction, et il y a là un pleurard, un polisson qui se tue et qui tue par là même la femme dont il a troublé la cervelle. Mais cest un double meurtre, cest une lâcheté et une infamie! Que dirait-on dun soldat qui, en face de lennemi, se déchargerait son fusil dans la tête? La nouvelle génération littéraire na quà pousser dédaigneusement du pied le cadavre de Chatterton, pour passer et aller à lavenir. Dailleurs, cétait là une pose, pas davantage. La vanité était grande, en 1830; et, naturellement, les poètes se taillaient eux-mêmes le rôle quil leur plaisait de jouer. La mode était au dégoût de la vie, au mépris de largent, aux invectives contre la société; mais, en somme, les poèteset je parle des plus grandsfaisaient très bon ménage avec tout cela. Malgré leur désespérance et leur amour de la mort, ces messieurs ont presque tous vécu très vieux; en outre, leur mépris de largent nest pas allé jusquà leur faire refuser, les sommes énormes quils ont gagnées, et ils se sont très bien accommodés de la société, qui les a comblés dhonneurs et dargent. Tous blagueurs! Jai entendu défendre Chatterton dune façon bien hypocrite. Oui sans doute, dit-on, le personnage est démodé, mais quel temps regrettable il rappelle! En ce temps-là, on croyait à lâme, on était plein délan, on aspirait en haut, on élargissait lhorizon de la foi et de la poésie. Quelle plaisanterie énorme! La vérité est que le mouvement de 1830 a été superbe comme mise en scène. Si lon gratte les personnages factices, on reste stupéfait en arrivant aux hommes vrais. Ils ne valaient pas plus que nous, soyez-en sûrs; même beaucoup valaient moins. Il y a eu bien de la vilenie derrière cette pompe Quon ne nous force pas à des comparaisons, car nous répondrions avec sévérité. Nous autres, nous croyons à la vérité, nous sommes pleins de courage et de force, nous aspirons à la science, nous élargissons lenquête humaine, sur laquelle seront basées les lois de demain. Eux autres, ils nient le présent, que nous affirmons. De quel côté sont la virilité et lespoir? Et quon attende: aux uvres, on mesurera les ouvriers! Certes, le romantisme est bien mort. Je nen veux pour preuve que lattitude stupéfiée des spectateurs, lautre soir, à la Comédie-Française. Pendant les deux premiers actes surtout, on se regardait, on se tâtait. Chatterton faisait leffet dun habitant de la lune tombé parmi nous. Que voulait donc ce monsieur, qui se désespérait, sans quon sût pourquoi, et qui se fâchait de tirer de son travail un gain légitime? Le quaker paraissait tout aussi surprenant. Étrange, ce quaker qui lâche, sans crier gare, des maximes à se faire immédiatement sauter la cervelle! Pourquoi diable se promène-t-il là dedans! Quant à, John Bell, le tyran, le mari implacable, il est certainement le seul personnage sympathique de la pièce. Au moins celui-là travaille, et il apparaît comme un sage au milieu de tous les fous qui lentourent. On sextasie beaucoup sur la figure de Ketty Bell. Cest une des créations les plus pures, dit-on, qui soient dans notre théâtre. Je le veux bien. Mais ce personnage est un personnage négatif; jentends que la pureté, la résignation, la tendresse discrète de Ketty sont obtenues par un effacement continu. Jusquau dernier acte, elle na pas une scène en relief. Cest une déclamation à vide sans arrêt. Elle nagit pas, elle se raidit dans une attitude. Le personnage, dans ces conditions, devient une simple silhouette et ne demandait pas un grand effort de talent. Le drame, dailleurs, est la négation du théâtre, tel quon lentend aujourdhui. Il ne contient pas une seule situation. Cest une élégie en quatre tableaux. Les deux premiers actes sont complètement vides. On a, dans la salle, limpression de la nudité de luvre, maintenant quelle nest plus échauffée par les phrases démodées qui passionnaient autrefois. Le premier tableau du troisième acte, long monologue de Chatterton dans sa mansarde, est peut-être ce qui a le plus vieilli. Rien dincroyable comme ce poète, déclamant au lieu de travailler, et déclamant les choses les plus inacceptables du monde. Enfin, le tableau du dénouement est le seul qui reste dramatique. Un garçon qui sempoisonne, une femme qui meurt de la mort de lhomme quelle aime, cela remuera toujours une salle. Lavouerai-je? ma préoccupation, ma seule et grande préoccupation, pendant la soirée, a été le fameux escalier. Et je suis sorti avec la conviction que cet escalier est le personnage important du drame. Remarquez quel en est le succès. Au premier acte, quand Chatterton apparaît en haut de lescalier et quil le descend, son entrée fait beaucoup plus deffet que sil poussait simplement une porte sur la scène. Au second acte, quand les enfants de Ketty Bell montent des fruits au pauvre poète, cest une joie dans la salle de voir les petites jambes des deux adorables gamins se hisser sur chaque marche; encore lescalier. Enfin, au quatrième acte, le rôle de lescalier devient tout à fait décisif. Cest au pied de lescalier que laveu de Chatterton et de Ketty a lieu, et cest par dessus la rampe quils échangent un baiser. Lagonie de Chatterton empoisonné est dautant plus effrayante quil gravit lescalier, en se traînant. Ensuite Ketty monte presque sur les genoux, elle entrouvre la porte du jeune homme, le voit mourir, et se renverse en arrière, glissant le long de la rampe, venant tourner et sabattre à lavant-scène. Lescalier, toujours lescalier. Admettez un instant que lescalier nexiste pas, faites jouer tout cela à plat, et demandez-vous ce que deviendra leffet. Leffet diminuera de moitié, la pièce perdra le peu de vie qui lui reste. Voyez-vous Ketty Bell ouvrant une porte au fond et reculant? Ce serait fort maigre. Voilà donc laccessoire élevé au rôle de personnage principal. Et je pensais au cerisier vrai qui porte de vraies cerises, dans lAmi Fritz. La-t-on assez foudroyé, ce cerisier! La Comédie-Française sétait déshonorée en le plantant sur ses planches. La profanation était dans le temple. Mais il me semble, à moi, que la profanation y était depuis quarante-deux ans, car lescalier sort tout à fait de la tradition. Je dirai même que cet escalier nest pas excusable, au point de vue des théories théâtrales. Il nest nécessité par rien dans la pièce, il nest là que pour le pittoresque. Pas une phrase du drame ne parle de lui, aucune indication de lauteur ne le rappelle. Au contraire, dans lAmi Fritz, le cerisier a son rôle marqué; il donne un épisode charmant. On raconte que lescalier est une invention, une trouvaille de madame Dorval. Cette grande artiste, qui avait certainement le sens dramatique très développé, avait dû très bien sentir la pauvreté scénique de Chatterton; elle ne savait comment dramatiser cette élégie monotone. Alors, sans doute, elle eut une inspiration, elle imagina lescalier; et jajoute quun esprit rompu aux effets scéniques pouvait seul inventer un accessoire dont le succès a été si prodigieux. A mon point de vue, cest lescalier qui joue le rôle le plus réel et le plus vivant dans le drame. Certes, le drame est très purement écrit. Mais cela ne me désarme pas. Cette langue correcte est aussi factice que les personnages. On ny sent pas un instant la vibration dun sentiment vrai. Il y a deux ou trois cris qui sont beaux; le reste nest que de la rhétorique, et de la rhétorique dangereuse et ennuyeuse. Le public a formidablement baillé. Je remercie cependant la Comédie-Française davoir remonté Chatterton. Jestime quon rend un grand service à noire génération littéraire, en lui montrant le vide des succès romantiques dautrefois. Que tous les drames vieillis de 1840 défilent tour à tour, et que les jeunes écrivains sachent de quels mensonges ils sont faits. Voilà les guenilles dil y a quarante ans, tâchez de ne plus recommencer un pareil carnaval, et nayez quune passion, la vérité. Celle-là ne vous ménagera aucun mécompte; on ne rira, on ne baillera jamais devant elle, parce quelle est toujours la vérité, celle qui existe. II Le théâtre de la Porte-Saint-Martin, auquel appartient la propriété du répertoire de Casimir Delavigne, paraît user de cette propriété avec la plus grande prudence. Il attend lété, les lourdes chaleurs, qui vident toutes les salles, pour hasarder un drame en vers, bien convaincu que les recettes sont compromises à lavance et que la prose elle-même devient dune digestion impossible. Casimir Delavigne est simplement là pour boucher un trou, entre une pièce à spectacle, comme le Tour du monde en 80 jours, et un mélodrame populaire, comme les Deux orphelines. Et telle est, au bout de trente ans, la gloire dun poète acclamé, dun académicien, dune personnalité littéraire, considérable en son temps, qui a contrebalancé autrefois les succès de Victor Hugo! Il y a là matière à de sages réflexions. On se demande où lon jouera dans trente ans les pièces applaudies cette année sur nos grandes scènes, signées de noms retentissants, déclarées de purs chefs-duvre par la bourgeoisie qui tient à suivre la mode. Évidemment, on les jouera lété, sur des planches encanaillées par les féeries et les pièces militaires; et les banquettes elles-mêmes bâilleront. Jestime quon est bien sévère pour Casimir Delavigne. Autour de moi, pendant la représentation de Louis XI, jai entendu des ricanements, des plaisanteries, toute une «blague» préméditée. Vraiment, des critiques, qui ont discuté sérieusement et sans se fâcher les Danicheff et lÉtrangère, des écrivains qui trouvent du génie à M. Dumas fils et qui lui accordent en outre de lesprit, sont singulièrement mal venus de traiter avec cette légèreté une uvre de grand mérite, dont certaines parties sont fort belles en somme. Il ny a pas aujourdhui un seul de nos auteurs dramatiques qui pourrait composer un acte aussi large que le quatrième acte de Louis XI. Certes, la tragédie classique est morte, le drame romantique est mort. Quils reposent en paix, ce nest pas moi qui demanderai leur résurrection! Casimir Delavigne a, dans notre histoire littéraire, une situation dautant plus fâcheuse, quil a voulu rester en équilibre entre les deux formules, demeurer le petit-neveu de Racine et devenir le filleul de Shakespeare. Le génie ne saccommode jamais de ces arrangements; il est extrême et entier. Tout concilier, croire quon atteindra la perfection en prenant à chaque école ses meilleurs préceptes, conduit droit au simple talent, et même au très petit talent. Un tempérament décrivain original ne choisit pas; il crée, il marche à lintensité la plus grande possible des notes personnelles quil apporte. Mais si Casimir Delavigne nous apparaît aujourdhui ce quil est réellement, un arrangeur habile, un esprit souple et intelligent, il nen est pas moins dune étude intéressante et il nen reste pas moins très supérieur aux arrangeurs de notre époque. Et voyez laventure, ce qui fait sourire maintenant dans ses uvres, ce sont justement la rhétorique classique et la rhétorique romantique, tout le clinquant littéraire des modes dautrefois. Les vers, par moment, sont abominablement plats, alourdis de périphrases, dune banalité de mauvaise prose; là est lapport classique. Quant à lapport romantique, il est aussi fâcheux, il consiste dans la stupéfiante façon de présenter lhistoire et dans létalage grotesque des guenilles du moyen âge. Rien ne me paraît comique comme les romantiques impénitents daujourdhui, qui ricanent à une reprise de Louis XI. Eh! bonnes gens, ce sont justement les panaches et les mensonges en pourpoint abricot de 1830, qui ont vieilli et qui gâtent luvre à cette heure! Je ne parle pas des anachronismes qui font de Louis XI le plus singulier cours dhistoire quon puisse imaginer; il est entendu que lanachronisme est une licence nécessaire, sans laquelle toute composition dramatique se trouverait entravée. Mais je parle de la grande vérité humaine, de la vérité des caractères. Le Louis XI de Casimir Delavigne, assassin, fou, lugubre, est une figure ridicule, si on le, compare au véritable Louis XI, que la critique historique moderne a su enfin dégager des brouillards sanglants de la légende. Il est vu à la manière romantique, une manière noire, avec des clairs de lune par derrière, éclairant des gibets, avec des donjons et des tourelles, des ferrailles et des poignards, tout un tra la la de grand opéra. La vérité se trouve à chaque scène sacrifiée à leffet, les personnages ne sont plus que des pantins qui montent sur des échasses pour paraître des colosses. Cest ainsi que Casimir Delavigne a transformé en un héros de ballade le grand roi si énergique et si habile qui travailla un des premiers à la France actuelle. Nous sommes ici dans la question grave, dans le mouvement fatal de science qui doit peu à peu influer sur notre théâtre et le renouveler. Pendant que le romantisme combattait pour la liberté des lettres et substituait fâcheusement une rhétorique à une rhétorique, il ne sapercevait pas que, parallèlement à lui, les sciences critiques marchaient et devaient un jour le dépasser et le vaincre, comme-il venait de vaincre lesprit classique. Il a conquis la liberté de tout écrire, rien de moins, rien de plus; il a été une insurrection nécessaire. On peut indiquer ainsi les trois phases: règne classique, épuisement de la langue, immobilité des formules, mort lente des lettres; règne romantique, révolution dans les mots, déclaration des droits illimités de lécrivain, bataille des opinions et fondation dune nouvelle Église; règne naturaliste, plus dÉglise daucune sorte, création dune méthode, enquête universelle à la seule clarté de la vérité. Ce qui rend aujourdhui certaines uvres romantiques presque comiques, ce qui fait que la jeune génération les trouve si vieilles et ne peut les lire sans un sourire, cest que la critique a marché, que lhistoire vraie commence à se dégager des documents, que nous nous sommes mis à étudier lhomme et à en connaître les ressorts. Interrogez les jeunes gens de vingt-cinq ans, demandez-leur ce quils pensent des plus grands poètes romantiques, ils vous répondront que la lecture leur en est devenue impossible et quils sont obligés de se rejeter sur Stendhal et Balzac; car ce quils cherchent, avant tout, cest la science exacte de lhomme. Cela est un symptôme décisif. Évidemment, pour tout esprit juste, le mouvement naturaliste saccentue, le besoin de méthode sest propagé des sciences à la littérature; on ne peut plus mentir, sous peine de nêtre pas écouté. Jinsiste, on ne doit pas chercher ailleurs les causes de la mort du drame. Lesprit moderne, façonné à la vérité, ne tolère plus au théâtre, même à son insu, les contes à dormir debout qui amusaient nos pères. Certes, le drame historique peut renaître, mais il faudra quil soit vrai, quil ressuscite lhistoire et ne la mette pas en complainte pour les petits et les grands enfants. Dès quun auteur dramatique se dégage des draperies de convention et pousse un cri de vérité humaine, un frémissement passionne la salle. Le trait restera éternel, on lapplaudira toujours, en dehors des modes littéraires. La représentation de Louis XI à la Porte-Saint-Martin a été caractéristique. Rien nest long et pénible comme les trois premiers actes. Casimir Delavigne les a employés à peindre un Louis XI légendaire, une figure sombre dans laquelle la cruauté domine, malgré les touches familières et comiques. Je ne parle pas de la fable romanesque, de ce Nemours dont le père a été assassiné sur lordre de Louis XI, et qui revient à la cour comme ambassadeur de Charles le Téméraire, avec des pensées de vengeance. Cette fable, compliquée des tendresses de Nemours et de Marie de Comines, na dautre intérêt que de ménager une belle scène au quatrième acte. Les personnages entrent, disent ce quils ont à dire, puis sen vont. On ne peut guère détacher que la scène où Louis XI vient assister aux danses des paysans et la scène dans laquelle Nemours, accomplissant sa mission, jette aux pieds du roi son gant, que le dauphin relève. Mais, je lai dit, le quatrième acte garde encore aujourdhui une belle largeur. Louis XI se traînant aux genoux de François de Paule, le suppliant de prolonger son existence par un miracle, puis confessant ses crimes; et ensuite Nemours apparaissant un poignard à la maintenant le roi grelottant de peur, lui laissant la vie comme vengeance: ce sont là des situations superbes et profondes qui ont de lau delà. Même les vers prennent plus de concision et de force, sélèvent, sinon à la poésie, du moins à la correction et à la netteté. Il faut citer encore la mort de Louis XI, au cinquième acte, lépisode emprunté à Shakespeare du roi agonisant qui voit le dauphin, la couronne sur la tête, jouer déjà son rôle royal. III Je parlerai de deux reprises, celles de la Tour de Nesle et du Chandelier, qui me paraissent soulever dintéressantes réflexions, au point de vue de la philosophie théâtrale. LAmbigu, éprouvé par une longue suite de désastres, a eu lexcellente idée de rouvrir ses portes en jouant la Tour de Nesle, dont le succès est toujours certain. La fortune de ce drame est dêtre une pièce typique, contenant la formule la plus complète dune forme dramatique particulière. En littérature, aussi bien au théâtre que dans le roman, luvre qui reste est luvre intense que lécrivain a poussé le plus loin possible dans un sens donné. Elle demeure un patron, la manifestation absolue dun certain art à une certaine époque. Que lon songe au mélodrame de 1830, et aussitôt lidée de la Tour de Nesle vient à lesprit. Elle est encore à cette heure le modèle indiscuté dune forme dramatique qui sest imposée pendant de longues années; et même aujourdhui que cette forme est usée, la pièce conserve presque toute sa puissance sur la foule. Telle est, je le répète, la fortune des uvres typiques. La formule que représente la Tour de Nesle est une des plus caractéristiques dans notre histoire littéraire. On pourrait dire quelle exprime le romantisme intransigeant et radical. Je ne connais pas de réaction plus violente contre notre théâtre classique, immobilisé dans lanalyse des sentiments et des passions. Le théâtre de Victor Hugo laisse encore des coins aux développements analytiques des personnages. Mais le théâtre de MM. Dumas et Gaillardet coupe carrément toutes ces choses inutiles et sen tient dune façon stricte aux faits, à lintrigue nouée de la façon la plus puissante, sans avoir le moindre égard à la vraisemblance et aux documents humains. En somme, cette formule peut se réduire à ceci: poser en principe que seul le mouvement existe; faire ensuite des personnages de simples pièces déchec, impersonnelles et taillées sur un patron convenu, dont lauteur usera à son gré; combiner alors larmée de ces personnages de bois de façon à tirer de la bataille le plus grand effet possible; et aller carrément à cette besogne, ne pas faire la petite bouche devant les mensonges monstrueux, agir seulement en vue du résultat final, qui est détourdir le public par une série de coups de théâtre, sans lui laisser le temps de protester. On connaît le résultat. Il est réellement foudroyant. Le public suit la terrible partie avec une émotion qui augmente à chaque tableau. Ce spectacle tout physique le prend aux nerfs et au sang, le secoue comme sous les décharges successives dune machine électrique. Une fois engagé dans lengrenage de cet art purement mécanique, sil a livré le bout du doigt au prologue, il faut quil laisse le corps entier au dernier acte. La langue étrange que parlent les personnages, les situations stupéfiantes de fausseté et de drôlerie, rien nimporte plus. On assiste à la pièce, comme on lit un de ces romans-feuilletons dont les péripéties vous empoignent et vous brisent, à ce point quon ne peut sen arracher, même lorsquon en sent toute limbécillité. Mais quarrive-t-il quand on a terminé la lecture dune telle uvre? On jette le roman, dégoûté et furieux contre soi-même. Quoi! on a pu perdre son temps dans cette fièvre de curiosité malsaine! On sessuie la face comme un joueur qui séchappe dun tripot. Et, au théâtre, la sensation est la même. Interrogez le public qui sort, par exemple, dune représentation de la Tour de Nesle. Sans doute, la soirée a été remplie, et tout ce monde sest passionné. Mais, au fond de chacun, il y a un grand vide, de la lassitude et de la répugnance. Les plus grossiers sentent un malaise, comme après une partie de cartes trop prolongée. Rien na parlé à lintelligence, aucun document nouveau na été fourni sur la nature et sur lhumanité. Jai appelé cet art un art mécanique. Je ne saurais le définir plus exactement. Tout y est ramené à la confection dune machine, dont les pièces semboîtent dune façon mathématique. Le chef-duvre du genre sera le drame où les personnages, réduits à létat de rouages, nauront plus en eux aucune humanité et garderont le seul mouvement qui conviendra à la poussée de lensemble. Ils ne parleront plus, ils lanceront uniquement le mot nécessaire. Ils seront là, non pour vivre, mais pour résumer des situations. On les aplatira, on les allongera, on fera deux du zinc ou de la chair à pâté, selon les besoins. Et les gens du métier sextasient. Quelle facture! quelle entente du théâtre! quel génie! Vraiment, il faudrait sentendre. Cet enthousiasme pour un art très inférieur en somme me paraît malsain. Certes, je ne songe pas à nier la puissance toute physique du mélodrame romantique. Mais vouloir faire de cette formule la formule de notre théâtre national, dire dune façon absolue: «Le théâtre est là,» cest pousser un peu loin lamour de la mécanique dramatique. Non, certes, le théâtre nest pas là: il est où sont Eschyle, Shakespeare, Corneille et Molière, dans les larges et vivantes peintures de lhumanité. On ne veut pas comprendre que nous pataugeons aujourdhui dans la boue des intrigues compliquées. Notre théâtre se relèvera le jour où lanalyse reprendra sa large place, où le personnage, au lieu dêtre écrasé et de disparaître sous les faits, dominera laction et la mènera. Quel critique dramatique oserait dire à un débutant: «Lisez la Tour du Nesle», lorsquil peut lui dire: «Lisez Tartufe, lisez Hamlet.» Ce qui mirrite, cest cette passion du succès brutal et immédiat, cest cette odieuse cuisine qui cache jusquà la vue des chefs-duvre. On fait du théâtre une simple affaire de poncifs, lorsque les littératures des peuples sont là pour témoigner quil ny a pas dabsolu dans lart dramatique et que le talent peut tout y inventer. Chaque fois quon voudra vous enfermer dans un code en déclarant: «Ceci est du théâtre, ceci nest pas du théâtre,» répondez carrément: «Le théâtre nexiste pas, il y a des théâtres, et je cherche le mien.» Mais je trouve surtout, dans la Tour de Nesle, de bien curieuses remarques à faire au sujet de la moralité de la pièce. Vous savez quel rôle on fait jouer aujourdhui à la moralité. Il faut quun drame soit moral, sans quoi il est foudroyé par les critiques vertueux. Or, il y a, dans la Tour de Nesle, le plus incroyable entassement dinfamies quon puisse rêver. Cela atteint presque à lhorreur des tragédies grecques. Je ne parle pas de ce passe-temps que prend une reine de France, à noyer tous les matins ses amants dune nuit. Simple peccadille, lorsque lon songe que la reine en question a fait assassiner son père et soublie dans les bras de ses fils. Eh bien! toutes ces abominations sont parfaitement tolérées par le public. Cest à peine si les critiques réactionnaires osent réclamer, pour le principe. Habileté suprême du génie, disent les enthousiastes. Il fallait MM. Dumas et Gaillardet pour déguiser ainsi lordure. Vraiment! Jimagine, moi, que le bois dont ils ont fabriqué leurs bonshommes, les a singulièrement servis en cette affaire. Comment voulez-vous quon se fâche contre des pantins? Il est trop visible que ce ne sont pas là des êtres vivants, mais de purs mannequins allant et venant au gré des combinaisons scéniques. Le mouvement nest pas la vie. Puis, toute cette histoire reste dans la légende. Au fond, il sagit dun conte pareil à celui du Petit Poucet, et personne ne sest jamais avisé de trouver logre immoral. Marguerite de Bourgogne, se vautrant dans le meurtre et la débauche, fait simplement son métier de monstre en carton. Elle peut épouvanter une minute limagination des spectateurs; mais, dès quelle est rentrée dans la coulisse, elle nest plus, elle na même pas la réalité dune fiction logiquement déduite. Voilà ce qui explique pourquoi les horreurs des drames romantiques ne blessent personne: cest quon ne sent pas lhumanité engagée dans laffaire, tellement les coquins et les coquines y sont hors de toute réalité. Si MM. Dumas et Gaillardet avaient mis debout une Marguerite de Bourgogne en chair et en os, au lieu de cette étrange reine de France qui court si drôlement le guilledou, vous entendriez les protestations indignées de la salle. Jose même dire que plus ils ont chargé cette figure de crimes, et plus ils lont rendue acceptable. Au delà dune certaine limite, lorsquil entre dans la fable, le mal est un plaisir dont la foule se régale. Mettez une bourgeoise qui trompe son mari un peu crûment, le public se fâchera, parce quil sentira que cela est vrai. Un hasard a voulu que la Comédie-Française eût repris le Chandelier, juste une semaine avant la reprise de la Tour de Nesle. Eh bien! ladorable comédie dAlfred de Musset a été froidement écoulée. Cela est un fait, et la critique, pour lexpliquer, a dû sen prendre à la nouvelle distribution. On a trouvé Clavaroche insupportable de brutalité et de fatuité soldatesques. Fortunio a paru sournois et vicieux. Quant à Jacqueline, elle est sûrement une gredine de la pire espèce; elle se donne sans amour, elle se prête à un jeu cruel et finit par changer damant comme on change de chemise. Quels personnages! quelles murs! Ah! vraiment, cest à faire saigner le cur des honnêtes écrivains, ce public froid et scandalisé, qui affecte de ne pas comprendre! Quoi de plus profondément humain que cette histoire, dont on trouverait les éléments dans notre vieille et franche littérature! Une femme qui trompe son mari, qui abrite ses amours derrière la tendresse tremblante dun petit clerc, et qui est vaincue à la fin par tant de jeunesse, de dévouement et de désespoir: nest-ce pas le drame de la passion elle-même, avec une fraîcheur de printemps exquise? Musset na jamais été plus railleur ni plus tendre; il a touché là le fond des curs. Son uvre a le frisson de la vie, le charme dune analyse de poète. Chaque scène ouvre un monde. On ne sort pas du théâtre lâme et la tête vides, car on emporte un coin dhumanité avec soi, sur lequel on peut rêver indéfiniment. Mais je nai point à louer le Chandelier. Je désire seulement poser côte à côte Marguerite de Bourgogne et Jacqueline. Auprès de la reine parricide et incestueuse, mettez la bourgeoise qui trompe simplement son mari, et demandez-vous pourquoi la seconde révolte une salle, tandis que la première fait le régal du public. Cest que Jacqueline nest pas en carton, cest quelle est la femme tout entière. On la sent vivre dans ses froides coquetteries, dans la façon dont elle joue de son mari, surtout dans cet éclat de passion qui lanime et la transfigure au dénouement. Elle vit: dès lors, elle est indécente. Voilà ce que je voulais démontrer. Que la Tour de Nesle reste dans notre musée dramatique, comme lexpression curieuse de lart dune époque, je laccorde volontiers. Mais que lon dise aux jeunes auteurs: «Faites-nous des Tour de Nesle,» cest ce que je me permets de trouver très fâcheux. Certes, il nest pas un écrivain qui ne préférerait avoir fait le Chandelier. Cette comédie peut manquer complètement de mécanique dramatique, elle nen a pas moins léternelle jeunesse; elle vivra toujours, aussi fraîche, lorsque la Tour de Nesle sera, depuis longtemps, mangée par la poussière des cartons. A quoi sert donc la fameuse mécanique, que lon prétend si faussement indispensable, puisquelle ne peut pas faire vivre une pièce et quune pièce peut vivre sans elle? Le théâtre est libre. IV On tolère toujours une reprise; si certaines scènes ont vieilli, si lon est blessé par de monstrueuses invraisemblances, si lon sennuie, on en est quitte pour dire: «Dame! la pièce date de trente ans, il faut tenir compte des époques et accepter les modes du temps passé.» On en arrive, en faisant ainsi la part des engouements dautrefois, à supporter des choses quon refuserait violemment aujourdhui. Pour une pièce nouvelle, on se montre impitoyable; elle intéresse ou elle nintéresse pas; personne ne lui fait crédit, et lindifférence se produit tout de suite autour delle, si elle ne passionne pas le public. Voilà pourquoi le théâtre de la Porte-Saint-Martin, dont les traditions sont dexploiter le drame historique, se trouve réduit à vivre de reprises. Les quelques drames historiques quil a essayé de donner ont échoué. Les auteurs eux-mêmes me paraissent pris de peur; ils sentent que le goût du public nest plus là, ils nont aucune envie de perdre leur temps et de risquer encore une chute. Alors, pour ne pas mentir à son enseigne, pour vivre dailleurs et boucher des trous quil ne sait comment combler, le théâtre est bien forcé de fouiller les vieux cartons et de tirer quelques recettes des grands succès dautrefois. Les chefs-duvre du genre reparaissent ainsi périodiquement. On na pas inventé une formule neuve de drame, on vivote comme on peut avec les vieux habits et les vieux galons du répertoire romantique. Telle est la situation exacte, et je crois que personne ne peut me démentir. Seulement, on ne semble pas sapercevoir dune chose, cest quon achève de tuer le genre historique, tel que Dumas et ses collaborateurs lont créé, en faisant de la sorte servir leurs drames à boucher des trous. Ces drames passent à létat duvres classiques, duvres mortes, puisquelles restent des types dont on ne peut plus tirer des copies. Les reprises, dailleurs, ne sauraient être éternelles. Après les Trois Mousquetaires, la Reine Margot; après la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge. Je consens à ce que toute la série y passe, mais ensuite on ne recommencera sans doute pas. Il faut que notre génération produise. Quand on aura usé toutes les anciennes pièces, quand on aura compris que le cadre en est démodé et que décidément le public nen veut plus, lheure arrivera enfin où tout le monde sentira la nécessité dune nouvelle forme de drame. Cest cette heure-là qui ne saurait tarder à sonner, selon moi. Je ne dis pas autre chose depuis longtemps. Jestime que la défense dune idée juste suffit à la bonne volonté dun homme. On me prête je ne sais quelles théories révolutionnaires en art, qui, en tous cas, seraient des théories purement personnelles. Depuis que je vais assidûment dans les théâtres, je constate quil y règne un grand malaise, que les directeurs, les auteurs, le public lui-même sont inquiets et ne savent ce quils veulent; je me persuade de plus en plus que, les anciennes formules ayant fait leur temps, il serait bon de trouver un nouveau drame au plus vite. Cest ce que je répète chaque jour, rien déplus. Maintenant, personnellement, je vois lavenir dans lécole naturaliste; selon moi, pour de nombreuses raisons, le mouvement scientifique du siècle doit fatalement gagner les planches. Mais cest là une opinion particulière que je défends à mes risques et périls. Le théâtre réclame une évolution littéraire, voilà une vérité indiscutable. Maintenant, que cette évolution se produise dans nimporte quel sens, si elle se produit puissamment, elle me passionnera. La Reine Margot, que le théâtre de la Porte Saint-Martin vient de reprendre, ne me fera pas regretter, je lavoue, le genre dit historique. Le sens de ces grandes machines me manque décidément. Certes, je suis très sensible à lampleur du cadre, je trouve excellente cette coupure du drame en douze ou treize tableaux; cela permet de multiplier les décors, de promener laction partout, de donner de la vie et de la mobilité à luvre. Mais quel étrange emploi dun cadre aussi vaste! Il semble que les auteurs naient profité de lélargissement du cadre que pour y élargir des mensonges. Un grand opéra serre à coup sûr la vérité de plus près. Que voulez-vous? lillusion ne se produit pas pour moi, et dès lors je ne puis goûter aucun plaisir. Il mest impossible dempêcher ma raison de fonctionner. Dans les endroits les plus pathétiques, ce sont des réflexions, des révoltes du bon sens, qui me gâtent absolument les meilleures scènes. Pourquoi tel personnage fait-il cela? pourquoi tel autre dit-il ceci? cest ridicule, cest puéril, et le reste. Je passe les soirées, dans mon fauteuil, à couver de grosses colères, lorsque naturellement je ne demanderais pas mieux que de mamuser en digne bourgeois. Une scène vraie arrive-t-elle, je suis pris tout entier, et je sens bien que la salle est prise comme moi. La vérité est donc la grande force au théâtre, la seule force qui impose lillusion complète, qui donne à lart dramatique lintensité, du réel. Et je ne demande pas autre chose, je demande à ce quon me prenne tout entier, sans laisser à ma raison le loisir de critiquer en moi mon émotion, à mesure quelle voudrait naître. Toute la théorie du théâtre est là. La Reine Margot est dun art absolument inférieur. Jy vois une exhibition, un carnaval historique, pas davantage; cela pourrait très bien se jouer dans une baraque de foire, si la baraque avait les dimensions convenables. Mais, ceci posé, il est évident que luvre a été fabriquée par des mains habiles, quelle contient même quelques scènes puissantes, où lon reconnaît la griffe dAlexandre Dumas, cet inépuisable conteur dune invention si extraordinaire. Je vais tâcher dindiquer ce qui me plaît et ce qui me déplaît. Jai beaucoup entendu vanter lexposition, la rencontre de Coconnas et de La Mole, le soir même de la Saint-Barthélemy, leur combat, la fuite de La Mole jusque dans la chambre de la reine Marguerite, enfin le roi Charles IX tirant un coup darquebuse par une des fenêtres du Louvre. Cest une course, un piétinement, une bousculade à travers trois tableaux. Beaucoup de bruit, des cortèges, des coups de fusil, du mouvement à coup sûr, mais de la vie, pas le moins du monde! Il ne faut pas confondre la vie avec le mouvement. Je suis certain quun simple tableau, largement conçu, poserait beaucoup mieux la Saint-Barthélemy que ce tourbillon de gens qui se précipitent, sans que nous ayons le temps de faire connaissance avec eux. Il y a simplement là un intérêt de bruit, une enfilade de scènes destinées à agir sur le gros public. Cest lart des tréteaux, avec les ressources de la mise en scène moderne. Je ne parle pas de la vérité. Une des choses qui mont le plus stupéfié, ça été de voir une troupe de gardes, les gardes de la duchesse de Nevers, passer par la chambre à coucher de la reine de Navarre. La duchesse traverse la chambre, il est vrai; mais est-il acceptable que les gardes la traversent aussi? Je me demande encore ce que ces gardes font là. Une chose bien étrange aussi, cest la façon dont le roi tire sur le peuple. Il dirige dabord son arme sur Henri de Navarre, puis reculant pour ne pas céder à une pensée criminelle, il sécrie: «Il faut pourtant que je tue quelquun!» Et il tire par la fenêtre. Remarquez que le Charles IX du drame est un personnage sympathique; les auteurs ne lui ont donné que cet accès de férocité, pour utiliser la légende: cest un placage visible, dun effet qui consterne. Le pis est quon charge si fortement larquebuse, afin démouvoir la salle sans doute, que le roi a lair de tirer un coup de canon. La partie la plus puissante du drame est lempoisonnement de Charles IX, à laide dun livre de chasse, dont Catherine de Médicis a trempé les pages dans une solution darsenic et quelle destinait à Henri de Navarre. La fatalité vengeresse veut que la mère tue ainsi son propre fils. Ajoutez que le duc dAlençon, le frère du roi, surprenant celui-ci en train de sempoisonner, en mouillant son doigt afin de tourner les pages, le laisse tranquillement continuer, jugeant loccasion bonne pour monter sur le trône. Une famille intéressante, vraiment! A ce propos, je faisais une réflexion. Pourquoi, au théâtre, permet-on tous les crimes dans les familles royales? Le théâtre classique nous montre les rois grecs ségorgeant entre eux avec la plus belle facilité du monde. Les drames romantiques abusent aussi des rois chenapans. Dans les drames bourgeois, au contraire, les trop gros crimes indignent la salle. Sans doute, il faut porter couronne pour être un gredin à son aise. Je ne parle toujours pas de vérité. Rien nest plus comique, au fond, que ce roi empoisonné qui se promène encore dans une demi-douzaine de tableaux, avec des accès de coliques de temps à autre. Il finit par savoir quil a de larsenic dans le corps, et René, un savant médecin, lui ayant dit quil ny avait rien à faire, il ne fait rien pour lutter contre la mort. Cela est inacceptable, larsenic est un poison que lon combat parfaitement. Jai été obsédé par cette idée pendant toute la deuxième partie du drame: «Mais pourquoi Charles IX nest-il pas dans son lit?» Cest un souci vulgaire, une préoccupation bourgeoise, je le sais; mais je ne puis rien contre les habitudes de mon esprit. Lisez donc Madame Bovary, voyez comment on meurt par larsenic, vous me direz ensuite si Charles IX nest pas très drôle. Non seulement aucun des symptômes nest observé, mais encore il est impossible que le roi ne se mette pas entre les mains des médecins, en leur disant de tenter quand même la guérison. Les personnages de Coconnas et de La Mole, qui ont fait autrefois le succès du drame, sont des silhouettes enluminées de tons vifs pour les spectateurs peu lettrés. Dailleurs, la partie purement romanesque tient fort peu de place, et lon regrette lhistoire, cette Marguerite si belle, que tout son siècle a adorée. Comme elle est réduite là-dedans à un rôle de poupée vulgaire! Elle, la savante, la spirituelle, lamoureuse, cest à peine si elle est un rouage dans cette machine dramatique. Tout se rapetisse et saplatit. On dirait un théâtre mécanique. Le plus grand défaut de ces vastes pièces populaires, découpées dans des romans, cest de réduire ainsi les personnages les plus importants à des emplois dutilités; il ne reste guère que de la figuration; toute la chair de luvre sen va pour ne laisser voir que la carcasse. Dautre part, on ne comprend plus que difficilement, on doit sans cesse suppléer à ce que les héros nont pas le temps de nous dire. Le succès de la Reine Margot a été très vif autrefois, et il est possible que la reprise soit fructueuse. Sans doute, pour goûter une uvre pareille il faut une naïveté dimpressions que je nai plus. Si je pouvais retrouver mes seize ans, mes durs commencements de jeune homme, et reprendre une place en haut, à une des galeries, je serais sans doute moins sévère. Mais trop détudes ont passé sur moi, trop danalyse et trop dobservation, pour que je puisse me plaire à une uvre qui mennuie par sa puérilité et qui me fâche par ses mensonges. Je suis même davis que, si le peuple samuse à un pareil spectacle, on devrait len sevrer, car il ne peut quy fausser son jugement et y désapprendre notre histoire nationale. V La reprise du Bâtard, à la Porte-Saint-Martin, vient de remettre pour un instant en lumière la figure dAlfred Touroude. Il paraissait bien oublié; la mort, en une seule année, lavait pris tout entier, et il a fallu le chômage des grosses chaleurs, lembarras des critiques qui ne savent comment emplir leurs articles, pour ressusciter cet auteur dramatique déjà couché dans le néant. La mort dAlfred Touroude a été un deuil pour ses amis. Mais lart navait déjà plus à pleurer en lui, malgré sa jeunesse, un talent dans la fleur de ses promesses. Il est peu dexemples dune carrière si courte et si bornée. Acclamé à ses débuts, il avait prouvé son impuissance, dès sa troisième ou quatrième pièce. Il décourageait ceux qui espéraient en son tempérament, il montrait de plus en plus limpossibilité radicale où il était de mettre debout une uvre littéraire. Chaque nouveau pas était une chute. Quand il est mort, à moins dun de ces prodiges de souplesse dont sa nature brutale ne semblait guère capable, on nosait plus attendre de lui une de ces uvres complètes et décisives qui classent un homme. Et veut-on savoir où était sa plaie, à mon sens? Il ne savait pas écrire, il fabriquait ses pièces comme un menuisier fabrique une table, à coups de scie et de marteau. Son dialogue était stupéfiant de phrases incorrectes, de tournures ampoulées et ridicules. Et il ny avait pas que le style qui montrât le plus grand dédain de lart, la contexture des pièces elle-même indiquait un esprit dépourvu de littérature, incapable dun arrangement équilibré de poète. Il faisait en un mot du théâtre pour faire du théâtre, comme certains critiques veulent quon en fasse, sans se soucier dautre chose que de la mécanique théâtrale. Quel exemple plein denseignements, si les critiques en question voulaient bien être logiques! Je leur ai entendu dire que Touroude avait le don, cest-à-dire quil apportait ce métier du théâtre, sans lequel, selon eux, on ne saurait écrire une bonne pièce. Un joli don, en vérité, si ce don conduit aux derniers drames de Touroude! On voit par lui à quoi sert de naître auteur dramatique, lorsquon ne naît pas en même temps écrivain et poète. Il serait grand temps de proclamer une vérité: cest quen littérature, au théâtre comme dans le roman, il faut dabord aimer les lettres. Lécrivain passe le premier, lhomme de métier ne vient quau second rang. Je retombe ici dans léternelle querelle. Notre critique contemporaine a fait du théâtre un terrain fermé où elle admet les seuls fabricants, en consignant à la porte les hommes de style. Le théâtre est ainsi devenu un domaine à part, dans lequel la littérature est simplement tolérée. Dabord, sachez-fabriquer une machine dramatique selon le goût du jour; ensuite, écrivez en français si vous pouvez, mais cela nest pas absolument nécessaire. Même cela gêne, car il est passé en axiome quun écrivain de race est un gêneur sur les planches; les directeurs se sauvent, les acteurs sont paralysés, jusquau pompier de service qui sourit avec mépris! Il ny a quen France, à coup sûr, quon se fait une si étrange idée du théâtre. Et encore cette idée date-t-elle uniquement de ce siècle. Notre critique a rabaissé la question au point de vue des besoins de la foule. Il faut des spectacles, et lon a imaginé une formule expéditive pour fabriquer des spectacles qui puissent plaire au plus grand nombre. De cette manière, notre critique soccupe seulement de la fabrication courante, des pièces qui alimentent, au jour le jour, nos scènes populaires, de cette masse énorme duvres de camelote destinées à vivre quelques soirées et à disparaître pour toujours. La nécessité du métier est née de là. Le pis est que la critique veut ramener au métier les écrivains desprit libre qui cherchent ailleurs et veulent devant eux le champ vaste des compositions originales. Cherchez dans notre histoire littéraire, vous ne trouverez pas ce mot de métier avant Scribe. Cest lui qui a inventé larticle Paris au théâtre, les vaudevilles bâclés à la douzaine daprès un patron connu. Est-ce que Molière savait «le métier»? On laccuse aujourdhui de ne jamais avoir trouvé un bon dénouement. Est-ce que Corneille se doutait de la façon compliquée dont on doit charpenter une uvre dramatique? Le pauvre grand homme disait simplement et fortement ce quil avait à dire, ses tragédies étaient de purs développements littéraires. Il y a plus, tout ce qui vit au théâtre, tout ce qui reste, cest le morceau de style, cest la littérature. Notre théâtre classique, Molière, Corneille, Racine, est un cours de grammaire et de rhétorique. Certes, personne ne savise de célébrer lhabileté de la charpente, tandis que tout le monde se récrie sur les beautés du style. Un exemple plus frappant encore est celui du Mariage de Figaro. Là, Beaumarchais a été habile, compliqué, savant dans la façon de nouer et de dénouer sa pièce. Mais qui songe aujourdhui à lui faire un honneur de sa science? Ladresse du métier est devenue le petit côté de la pièce, les passages célèbres sont les tirades de Figaro, lau delà littéraire et philosophique de luvre. Et lon pourrait continuer cette revue. Jai souvent demandé aux critiques de bonne foi de mindiquer une pièce que le seul métier du théâtre ait fait vivre. Quant à moi, je leur en citerai une douzaine, auxquelles lart décrire a soufflé une éternelle vie. Ne prenons que les adorables proverbes de Musset. La fantaisie y tient lieu de science, les scènes sen vont à la débandade dans le pays du bleu, la poésie sy moque des règles. Nest-ce pas là pourtant du théâtre exquis, autrement sérieux au fond que le théâtre bien charpenté? Quel est lauteur qui naimerait pas mieux avoir écrit On ne badine pas avec lamour, que telle ou telle pièce, inutile à nommer, bâlie solidement selon les règles du théâtre contemporain? Jai toujours été très étonné quun public lettré ne se contentât pas au théâtre dune belle langue, dune composition littéraire développée par un poète ou par un penseur. Au dix-septième siècle, on discutait les vers dune tragédie, la philosophie et la rhétorique de luvre, sans demander à lauteur sil avait, oui ou non, Je don du théâtre. Est-il donc si difficile de passer une soirée dans un fauteuil, à écouter de la belle prose, savamment écrite, et à regarder une action qui se déroule selon le caprice de lécrivain? Que cette action aille à gauche ou à droite, quimporté! Elle peut même cesser tout à fait, lart reste, qui suffit à passionner. Avec un poète, avec un penseur, on ne saurait sennuyer, on le suit partout, certain de pleurer ou de rire. Mais non, les choses ont changé. On ne sasseoit plus que bien rarement dans un fauteuil pour goûter un plaisir littéraire. En dehors du style, en dehors des peintures humaines, on demande les secousses dune intrigue. On sest habitué à la récréation dun spectacle mouvementé, la routine est venue, les pièces qui sortent du patron adopté paraissent ennuyeuses ou bizarres. Et ce nest pas seulement le gros public qui a besoin aujourdhui de ces parades de foire, le public délicat lui-même a été atteint et réclame des uvres amusantes comme des histoires de revenants ou de voleurs. La littérature ne suffit plus, elle fait bâiller. Ajoutez à cela notre esprit latin, notre besoin de symétrie, et vous comprendrez comment le théâtre est devenu chez nous un problème darithmétique, une manière daccommoder un fait, de la même façon quon résout une règle de trois. Un code a été écrit, les auteurs dramatiques sont devenus des arrangeurs, se moquant de la vérité, de la littérature et du bon sens. Alfred Touroude est donc, selon moi, une victime du métier. La critique, en déclarant solennellement quil avait le don, la gonflé dun orgueil immense. Dès lors, il sest cru le maître du théâtre, il sest enfoncé dans les sujets les plus étranges, il sest imaginé quil lui suffisait de charpenter un fait pour composer un chef-duvre. Je me souviens du premier acte de Jane. Cela était très saisissant, en effet. Une femme venait dêtre violée. La toile se levait, et on la voyait évanouie après lattentat, revenant lentement à elle, avec lhorreur du souvenir qui séveillait. Puis, lorsque son mari entrait, elle lui disait tout, dans une scène très puissante. Mais comme cela était gâté par la langue, comme lauteur tirait un pauvre parti de la situation, uniquement parce quil ne savait pas la développer! Donnez ce premier acte à un écrivain, el vous verrez quel tableau complet il en fera. Cela deviendra une tragédie éternelle de vérité et de beauté. La conclusion est aisée. Touroude ne vivra pas, parce quil na pas été écrivain. Le don du théâtre nest rien sans le style. Il peut arriver quune pièce solidement fabriquée ait un succès; mais ce succès est une surprise et ne saurait durer, si la pièce manque de mérite littéraire. VI On se souvient du succès obtenu autrefois par Jean la Poste, le gros mélodrame de M. Dion Boucicault, adapté à la scène française par M. Eugène Nus. LAmbigu a repris dernièrement ce mélodrame. Je ne le connaissais pas, jai donc pu le juger dans toute la fraîcheur dune première impression. Eh bien! mon sentiment, pendant les dix tableaux, a été un sentiment de grande tristesse. Je trouve absolument fâcheux que, sous prétexte de lui plaire, on serve au peuple des uvres dun art si inférieur, où la vérité est blessée à chaque scène, où lon ne saurait sauver au passage dix phrases justes et heureuses. Je comprends dailleurs très bien le succès dune pareille machine. Rien nest plus touchant que lintrigue: cette Nora se laissant accuser de vol pour sauver un proscrit, un noble dont elle est la sur naturelle, et ce Jean se dévouant pour sa fiancée Npra, prenant le vol à son compte, se faisant condamner à être pendu. Cela remue les plus beaux sentiments: lamour, labnégation, le sacrifice. Ajoutez que le traître Morgan est précipité dans la mer au dénoûment, tandis que Jean peut enfin consommer son mariage en brave et honnête garçon. Et le succès a dautres raisons encore: deux tableaux sont très vivants, très bien mis en scène; celui de la noce irlandaise, avec ses fleurs et ses couplets alternés, et celui du conseil de guerre, où le public joue un rôle si familier et si bruyant. Enfin, il y a le décor machiné de la fin: Jean séchappant de son cachot, montant le long de la tour pour rejoindre Nora qui chante sur la plate-forme; puis la vue de la mer immense, avec la traînée lumineuse de la lune. Voilà, certes, des éléments démotion nombreux et puissants. Je suis sans doute trop difficile; car, tout en mexpliquant la grande réussite dune uvre semblable, je persiste à en être triste et à souhaiter pour les spectateurs des petites places, quon entend évidemment flatter, des uvres dune vérité plus virile et dune qualité littéraire plus élevée. Pour moi, je lâche le mot, un pareil drame nest quune parade. Les interprètes sont fatalement des queues-rouges qui grimacent des rires ou des larmes. Cela nest pas même mauvais, cela nexiste pas. Les jours de réjouissances publiques, on dresse des théâtres militaires sur lesplanade des Invalides, où des soldats représentent des batailles. Eh bien! Jean-la-Posle, ou tout autre mélodrame de ce genre, pourrait être ainsi représenté. La pièce gagnerait même à être mimée, car on éviterait ainsi une dépense exagérée de mauvais style. Les acteurs nauraient quà mettre la main sur leur cur pour confesser leur amour. Je connais des pantomimes qui en disent certainement plus long sur lhomme que luvre de M. Dion-Boucicaut: Pierrot est plus profond que Jean, son héros, et Colombine est plus femme que sa Nora. Ce qui me consterne, dans un drame prétendu populaire, ce sont les peintures de surface, les personnages plantés comme des mannequins, le mensonge continu, étalé, triomphant. Entre un théâtre forain et un grand théâtre des boulevards, il ny a, à mes yeux, quune différence de bonne tenue. Je causais justement de ces choses, et lon me répondait que le succès de la Porte-Saint-Martin était dans ces pièces grossièrement enluminées, faites pour les tréteaux. Est-ce bien vrai? Est-il absolument nécessaire, par exemple, quun certain major, dans Jean-la-Poste, ait une attitude de pieu coiffé dun chapeau galonné? Est-il nécessaire que Jean parle comme un poète incompris, en phrases fleuries qui sont le comble du ridicule dans la bouche dun cocher? Est-il nécessaire que chaque personnage enfin soit tout bon ou tout mauvais, sans la moindre souplesse? Je ne le crois pas. Notre théâtre populaire est dans lenfance, voilà la vérité. On raconte au peuple les histoires de fées, les contes à dormir debout, avec lesquels on berce les petits enfants. De là, la simplification des personnages, la vie montrée en rêve, le mensonge consolant érigé en principe. La conception du mélodrame, chez nous, est restée dans labstraction pure: il ne sagit pas de peindre les hommes, il sagit de mettre en jeu des marionnettes, avec une étiquette dans le dos, de façon à leur faire exécuter des mouvements plus ou moins compliqués. Cest la tragédie tombée de lanalyse psychologique à la simple mécanique des événements. Il y aurait autre chose à faire, jimagine. Quoi? Cest le secret du dramaturge qui peut surgir demain et donner une nouvelle vie à notre théâtre. Jai voulu exprimer un simple sentiment, celui que tout spectateur délicat emporte de laudition dun mélodrame. On trouve ce spectacle insuffisant et médiocre, faussant le goût de la foule, lhabituant à une sensiblerie grotesque. Les enfants aiment les pommes vertes, et les pommes vertes leur font du mal. Il doit en être de même pour le mélodrame, qui indigestionne le public, quand il sen gorge. La somme de bêtise quon emporte de certains spectacles est incalculable. Quiconque ment, même dans une bonne intention, est un menteur et cause un préjudice à la vérité et à la justice. Cest pourquoi je préférerais une réalité plate aux grands mots qui traînent dans les tirades des héros. Maintenant, si notre théâtre ne produisait que des uvres fortes, cela serait peut-être gênant; il existe un équilibre de sottise, sans lequel les sociétés trébuchent. FIN |