Emile Zola
Le Naturalisme au théâtre
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Le Naturalisme au théâtre - 1 I Chaque hiver, à louverture de la saison théâtrale, je suis pris des mêmes pensées. Un espoir pousse en moi, et je me dis que les premières chaleurs de lété ne videront peut-être pas les salles, sans quun auteur dramatique de génie se soit révélé. Notre théâtre aurait tant besoin dun homme nouveau, qui balayât les planches encanaillées, et qui opérât une renaissance, dans un art que les faiseurs ont abaissé aux simples besoins de la foule! Oui, il faudrait un tempérament puissant dont le cerveau novateur vînt révolutionner les conventions admises et planter enfin le véritable drame humain à la place des mensonges ridicules qui sétalent aujourdhui. Je mimagine ce créateur enjambant les ficelles des habiles, crevant les cadres imposés, élargissant la scène jusquà la mettre de plain-pied avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints des coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre de la vie réelle. Malheureusement, ce rêve, que je fais chaque année au mois doctobre, ne sest pas encore réalisé et ne se réalisera peut-être pas de sitôt. Jai beau attendre, je vais de chute en chute. Est-ce donc un simple souhait de poète? Nous a-t-on muré dans cet art dramatique actuel, si étroit, pareil à un caveau où manquent lair et la lumière? Certes, si la nature de lart dramatique interdisait cet envolement dans des formules plus larges, il serait quand même beau de sillusionner et de se promettre à toute heure une renaissance. Mais, malgré les affirmations entêtées de certains critiques qui naiment pas à être dérangés dans leur criterium, il est évident que lart dramatique, comme tous les arts, a devant lui un domaine illimité, sans barrière daucune sorte, ni à gauche ni à droite. Linfirmité, limpuissance humaine seule est la borne dun art. Pour bien comprendre la nécessité dune révolution au théâtre, il faut établir nettement où nous en sommes aujourdhui. Pendant toute notre période classique, la tragédie a régné en maîtresse absolue. Elle était rigide et intolérante, ne souffrant pas une velléité de liberté, pliant les esprits les plus grands à ses inexorables lois. Lorsquun auteur tentait de sy soustraire, on le condamnait comme un esprit mal fait, incohérent et bizarre, on le regardait presque comme un homme dangereux. Pourtant, dans cette formule si étroite, le génie bâtissait quand même son monument de marbre et dairain. La formule était née dans la renaissance grecque et latine, les créateurs qui se lappropriaient y trouvaient le cadre suffisant à de grandes uvres. Plus tard seulement, lorsquarrivèrent les imitateurs, la queue de plus en plus grêle et débile des disciples, les défauts de la formule apparurent, on en vit les ridicules et les invraisemblances, luniformité menteuse, la déclamation continuelle et insupportable. Dailleurs, lautorité de la tragédie était telle, quil fallut deux cents ans pour la démoder. Peu à peu, elle avait tâché de sassouplir, sans y arriver, car les principes autoritaires dont elle découlait, lui interdisaient formellement, sous peine de mort, toute concession à lesprit nouveau. Ce fut lorsquelle tenta de sélargir quelle fut renversée, après un long règne de gloire. Depuis le dix-huitième siècle, le drame romantique sagitait donc dans la tragédie. Les trois unités étaient parfois violées, on donnait plus dimportance à la décoration et à la figuration, on mettait en scène les péripéties violentes que la tragédie reléguait dans des récits, comme pour ne pas troubler par laction la tranquillité majestueuse de lanalyse psychologique. Dautre part, la passion de la grande époque était remplacée par de simples procédés, une pluie grise de médiocrité et dennui tombait sur les planches. On croit voir la tragédie, vers le commencement de ce siècle, pareille à une haute figure pâle et maigrie, nayant plus sous sa peau blanche une goutte de sang, traînant ses draperies en lambeaux dans les ténèbres dune scène, dont la rampe sest éteinte delle-même. Une renaissance de lart dramatique sous une nouvelle formule était fatale, et cest alors que le drame romantique planta bruyamment son étendard devant le trou du souffleur. Lheure se trouvait marquée, un lent travail avait eu lieu, linsurrection savançait sur un terrain préparé pour la victoire. Et jamais le mot insurrection na été plus juste, car le drame saisit corps à corps la tragédie, et par haine de cette reine devenue impotente, il voulut briser tout ce qui rappelait son règne. Elle nagissait pas, elle gardait une majesté froide sur son trône, procédant par des discours et des récits; lui, prit pour règle laction, laction outrée, sautant aux quatre coins de la scène, frappant à droite et à gauche, ne raisonnant et nanalysant plus, étalant sous les yeux du public lhorreur sanglante des dénouements. Elle avait choisi pour cadre lantiquité, les éternels Grecs et les éternels Romains, immobilisant laction dans une salle, dans un pérystile de temple; lui, choisit le moyen âge, fit défiler les preux et les châtelaines, multiplia les décors étranges, des châteaux plantés à pic sur des fleuves, des salles darmes emplies darmures, des cachots souterrains trempés dhumidité, des clairs de lune dans des forêts centenaires. Et lantagonisme se retrouve ainsi partout; le drame romantique, brutalement, se fait ladversaire armé de la tragédie et la combat par tout ce quil peut ramasser de contraire à sa formule. Il faut insister sur cette rage dhostilité, dans le beau temps du drame romantique, car il y a là une indication précieuse. Sans doute, les poètes qui ont dirigé le mouvement, parlaient de mettre à la scène la vérité des passions et réclamaient un cadre plus vaste pour y faire tenir la vie humaine tout entière, avec ses oppositions et ses inconséquences; ainsi, on se rappelle que le drame romantique a surtout bataillé pour mêler le rire aux larmes dans une même pièce, en sappuyant sur cet argument que la gaieté et la douleur marchent côte à côte ici-bas. Mais, en somme, la vérité, la réalité importait peu, déplaisait même aux novateurs. Ils navaient quune passion, jeter par terre la formule tragique qui les gênait, la foudroyer à grand bruit, dans une débandade de toutes les audaces. Ils voulaient, non pas que leurs héros du moyen âge fussent plus réels que les héros antiques des tragédies, mais quils se montrassent aussi passionnés et sublimes que ceux-ci se montraient froids et corrects. Une simple guerre de costumes et de rhétoriques, rien de plus. On se jetait ses pantins à la tête. Il sagissait de déchirer les peplums en lhonneur des pourpoints et de faire que lamante qui parlait à son amant, au lieu de lappeler: Mon seigneur, lappelât: Mon lion. Dun côté comme de lautre, on restait dans la fiction, on décrochait les étoiles. Certes, je ne suis pas injuste envers le mouvement romantique. Il a eu une importance capitale et définitive, il nous a faits ce que nous sommes, cest-à-dire des artistes libres. Il était, je le répète, une révolution nécessaire, une violente émeute qui sest produite à son heure pour balayer le règne de la tragédie tombée en enfance. Seulement, il serait ridicule de vouloir borner au drame romantique lévolution de lart dramatique. Aujourdhui surtout, on reste stupéfait quand on lit certaines préfaces, où le mouvement de 1830 est donné comme une entrée triomphale dans la vérité humaine. Notre recul dune quarantaine dannées suffit déjà pour nous faire clairement voir que la prétendue vérité des romantiques est une continuelle et monstrueuse exagération du réel, une fantaisie lâchée dans loutrance. A coup sûr, si la tragédie est dune autre fausseté, elle nest pas plus fausse. Entre les personnages en peplum qui se promènent avec des confidents et discutent sans fin leurs passions, et les personnages en pourpoint qui font les grands bras et qui sagitent comme des hannetons grisés de soleil, il ny a pas de choix à faire, les uns et les autres sont aussi parfaitement inacceptables. Jamais ces gens-là nont existé. Les héros romantiques ne sont que les héros tragiques, piqués un mardi gras par la tarentule du carnaval, affublés de faux nez et dansant le cancan dramatique après boire. A une rhétorique lymphatique, le mouvement de 1830 a substitué une rhétorique nerveuse et sanguine, voilà tout. Sans croire au progrès dans lart, on peut dire que lart est continuellement en mouvement, au milieu des civilisations, et que les phases de lesprit humain se reflètent en lui. Le génie se manifeste dans toutes les formules, même dans les plus primitives et les plus naïves; seulement, les formules se transforment et suivent lélargissement des civilisations, cela est incontestable. Si Eschyle a été grand, Shakespeare et Molière se sont montrés également grands, tous les trois dans des civilisations et des formules différentes. Je veux déclarer par là que je mets à part le génie créateur qui sait toujours se contenter de la formule de son époque. Il ny a pas progrès dans la création humaine, mais il y a une succession logique de formules, de façons de penser et dexprimer. Cest ainsi que lart marche avec lhumanité, en est le langage même, va où elle va, tend comme elle à la lumière et à la vérité, sans pour cela que leffort du créateur puisse être jugé plus ou moins grand, soit quil se produise au début soit quil se produise à la fin dune littérature. Daprès cette façon de voir, il est certain que, si lon part de la tragédie, le drame romantique est un premier pas vers le drame naturaliste auquel nous marchons. Le drame romantique a déblayé le terrain, proclamé la liberté de lart. Son amour de laction, son mélange du rire et des larmes, sa recherche du costume et du décor exacts, indiquent le mouvement en avant vers la vie réelle. Dans toute révolution contre un régime séculaire, nest-ce pas ainsi que les choses se passent? On commence par casser les vitres, on chante et on crie, on démolit à coups de marteau les armoiries du dernier règne. Il y a une première exubérance, une griserie des horizons nouveaux vaguement entrevus, des excès de toutes sortes qui dépassent le but et qui tombent dans larbitraire du système abhorré dont on vient de combattre les abus. Au milieu de la bataille, les vérités du lendemain disparaissent. Et il faut que tout soit calmé, que la fièvre ait disparu, pour quon regrette les vitres cassées et pour quon saperçoive de la besogne mauvaise, des lois trop hâtivement bâclées, qui valent à peine les lois contre lesquelles on sest révolté. Eh bien, toute lhistoire du drame romantique est là. Il a pu être la formule nécessaire dun moment, il a pu avoir lintuition de la vérité, il a pu être le cadre à jamais illustre dont un grand poète sest servi pour réaliser des chefs-duvre; à lheure actuelle, il nen est pas moins une formule ridicule et démodée, dont la rhétorique nous choque. Nous nous demandons pourquoi enfoncer ainsi les fenêtres, traîner des rapières, rugir continuellement, être dune gamme trop haut dans les sentiments et les mots; et cela nous glace, cela nous ennuie et nous fâche. Notre condamnation de la formule romantique se résume dans cette parole sévère: pour détruire une rhétorique, il ne fallait pas en inventer une autre. Aujourdhui donc, tragédie et drame romantique sont également vieux et usés. Et cela nest guère en lhonneur du drame, il faut le dire, car en moins dun demi-siècle il est tombé dans le même état de vétusté que la tragédie, qui a mis deux siècles à vieillir. Le voilà par terre à son tour, culbuté par la passion même quil a montrée dans la lutte. Plus rien nexiste. Il est simplement permis de deviner ce qui va se produire. Logiquement, sur le terrain libre conquis en 1830, il ne peut pousser quune formule naturaliste. II Il semble impossible que le mouvement denquête et danalyse, qui est le mouvement même du dix-neuvième siècle, ait révolutionné toutes les sciences et tous les arts, en laissant à part et comme isolé lart dramatique. Les sciences naturelles datent de la fin du siècle dernier; la chimie, la physique nont pas cent ans; lhistoire et la critique ont été renouvelées, créées en quelque sorte après la Révolution; tout un monde est sorti de terre, on en est revenu à létude des documents, à lexpérience, comprenant que pour fonder à nouveau, il fallait reprendre les choses au commencement, connaître lhomme et la nature, constater ce qui est. De là, la grande école naturaliste, qui sest propagée sourdement, fatalement, cheminant souvent dans lombre, mais avançant quand même, pour triompher enfin au grand jour. Faire lhistoire de ce mouvement, avec les malentendus qui ont pu paraître larrêter, les causes multiples qui lont précipité ou ralenti, ce serait faire lhistoire du siècle lui-même. Un courant irrésistible emporte notre société à létude du vrai. Dans le roman, Balzac a été le hardi et puissant novateur qui a mis lobservation du savant à la place de limagination du poète. Mais, au théâtre, lévolution semble plus lente. Aucun écrivain illustre na encore formulé lidée nouvelle avec netteté. Certes, je ne dis point quil ne se soit pas produit des uvres excellentes, où lon trouve des caractères savamment étudiés, des vérités hardies portées à la scène. Par exemple, je citerai certaines pièces de M. Dumas fils, dont je naime guère le talent, et de M. Emile Augier, qui est plus humain et plus puissant. Seulement, ce sont là des nains à côté de Balzac; le génie leur a manqué pour fixer la formule. Ou quil faut dire, cest quon ne sait jamais au juste où un mouvement commence, parce que ce mouvement vient dordinaire de fort loin, et quil se confond avec le mouvement précédent, dont il est sorti. Le courant naturaliste a existé de tout temps, si lon veut. Il napporte rien dabsolument neuf. Mais il est enfin entré dans une époque qui lui est favorable, il triomphe et sélargit, parce que lesprit humain est arrivé au point de maturité nécessaire. Je ne nie donc pas le passé, je constate le présent. La force du naturalisme est justement davoir des racines profondes dans notre littérature nationale, qui est faite de beaucoup de bon sens. Il vient des entrailles mêmes de lhumanité, il est dautant plus fort quil a mis plus longtemps à grandir et quil se retrouve dans un plus grand nombre de nos chefs-duvre. Des faits se produisent, et je les signale. Croit-on quon aurait applaudi lAmi Fritz à la Comédie-Française, il y a vingt ans? Non, certes! Cette pièce où lon mange tout le temps, où lamoureux parle un langage si familier, aurait révolté à la fois les classiques et les romantiques. Pour expliquer le succès, il faut convenir que les années ont marché, quun travail secret sest fait dans le public. Les peintures exactes qui répugnaient, séduisent aujourdhui. La foule est gagnée et la scène se trouve libre à toutes les tentatives. Telle est la seule conclusion à tirer. Ainsi donc, voilà où nous en sommes. Pour mieux me faire entendre, jinsiste, je ne crains pas de me répéter, je résume ce que jai dit. Lorsquon examine de près lhistoire de notre littérature dramatique, on y distingue plusieurs époques nettement déterminées. Dabord, il y a lenfance de lart, les farces et les mystères du moyen âge, de simples récitatifs dialogues, qui se développaient au milieu dune convention naïve, avec une mise en scène et des décors primitifs. Peu à peu, les pièces se compliquent, mais dune façon barbare, et lorsque Corneille apparaît, il est surtout acclamé parce quil se présente en novateur, quil épure la formule dramatique du temps et quil la consacre par son génie. Il serait très intéressant détudier, sur des documents, comment la formule classique sest créée chez nous. Elle répondait à lesprit social de lépoque. Rien nest solide en dehors de ce qui nest pas bâti sur des nécessités. La tragédie a régné pendant deux siècles parce quelle satisfaisait exactement les besoins de ces siècles. Des génies de tempéraments différents lavaient appuyée de leurs chefs-duvre. Aussi, la voyons-nous simposer longtemps encore, même lorsque des talents de second ordre ne produisent plus que des uvres inférieures. Elle avait la force acquise, elle continuait dailleurs à être lexpression littéraire de la société du temps, et rien naurait pu la renverser, si la société elle-même navait pas disparu. Après la Révolution, après cette perturbation profonde qui allait tout transformer et accoucher dun monde nouveau, la tragédie agonise pendant quelques années encore. Puis, la formule craque et le Romantisme triomphe, une nouvelle formule saffirme. Il faut se reporter à la première moitié du siècle, pour avoir le sens exact de ce cri de liberté. La jeune société était dans le frisson de son enfantement. Les esprits surexcités, dépaysés, élargis violemment, restaient secoués dune lièvre dangereuse et le premier usage de la liberté conquise était de se lamenter, de rêver les aventures prodigieuses, les amours surhumains. On bâillait aux étoiles, lon se suicidait, réaction très curieuse contre laffranchissement social qui venait dêtre proclamé au prix de tant de sang. Je men tiens à la littérature dramatique, je constate que le romantisme fut au théâtre une simple émeute, linvasion dune bande victorieuse, qui entrait violemment sur la scène, tambours battants et drapeau déployé. Dans cette première heure, les combattants songèrent surtout à frapper les esprits par une forme neuve; ils opposèrent une rhétorique à une rhétorique, le moyen âge à lantiquité, lexaltation de la passion à lexaltation du devoir. Et ce fut tout, car les conventions scéniques ne firent que se déplacer, les personnages restèrent des marionnettes autrement habillées, rien ne fut modifié que laspect extérieur et le langage. Dailleurs, cela suffisait pour lépoque. Il fallait prendre possession du théâtre au nom de la liberté littéraire, et le romantisme sacquitta de ce rôle insurrectionnel avec un éclat incomparable. Mais qui ne comprend aujourdhui que son rôle devait se borner à cela. Est-ce que le romantisme exprime notre société dune façon quelconque, est-ce quil répond à un de nos besoins? Évidemment, non. Aussi est-il déjà démodé, comme un jargon que nous nentendons plus. La littérature classique quil se flattait de remplacer, a vécu deux siècles, parce quelle était basée sur létat social; mais lui, qui ne se basait sur rien, sinon sur la fantaisie de quelques poètes, ou si lon veut sur une maladie passagère des esprits surmenés par les événements historiques, devait fatalement disparaître avec cette maladie. Il a été loccasion dun magnifique épanouissement lyrique; ce sera son éternelle gloire. Seulement, aujourdhui que lévolution saccomplit tout entière, il est bien visible que le romantisme na été que le chaînon nécessaire qui devait attacher la littérature classique à la littérature naturaliste. Lémeute est terminée, il sagit de fonder un État solide. Le naturalisme découle de lart classique, comme la société actuelle est basée sur les débris de la société ancienne. Lui seul répond à notre état social, lui seul a des racines profondes dans lesprit de lépoque; et il fournira la seule formule dart durable et vivante, parce que cette formule exprimera la façon dêtre de lintelligence contemporaine. En dehors de lui, il ne saurait y avoir pour longtemps que modes et fantaisies passagères. Il est, je le dis encore, lexpression du siècle, et pour quil périsse, il faudrait quun nouveau bouleversement transformât notre monde démocratique. Maintenant, il reste à souhaiter une chose: la venue dhommes de génie qui consacrent la formule naturaliste. Balzac sest produit dans le roman, et le roman est fondé. Quand viendront les Corneille, les Molière, les Racine, pour fonder chez nous un nouveau théâtre? Il faut espérer et attendre. III Le temps semble déjà loin où le drame régnait en maître. Il comptait à Paris cinq ou six théâtres prospères. La démolition des anciennes salles du boulevard du Temple a été pour lui une première catastrophe. Les théâtres ont dû se disséminer, le public a changé, dautres modes sont venues. Mais le discrédit où le drame est tombé provient surtout de lépuisement du genre, des pièces ridicules et ennuyeuses qui ont peu à peu succédé aux uvres puissantes de 1830. Il faut ajouter le manque absolu dacteurs nouveaux comprenant et interprétant ces sortes de pièces, car chaque formule dramatique qui disparaît emporte avec elle ses interprètes. Aujourdhui, le drame, chassé de scène en scène, na plus réellement à lui que lAmbigu et le Théâtre-Historique. A la Porte-Saint-Martin elle-même, cest à peine si on lui fait une petite place, entre deux pièces à grand spectacle. Certes, un succès de loin en loin ranime les courages. Mais la pente est fatale, le drame glisse à loubli; et, sil paraît vouloir parfois sarrêter dans sa chute, cest pour rouler ensuite plus bas. Naturellement, les plaintes sont grandes. La queue romantique, surtout, est dans la désolation; elle jure bien haut quen dehors du drame, de son drame à elle, il ny a pas de salut pour notre littérature dramatique. Je crois au contraire quil faut trouver une formule nouvelle, transformer le drame, comme les écrivains de la première moitié du siècle ont transformé la tragédie. Toute la question est là. La bataille doit être aujourdhui entre le drame romantique et le drame naturaliste. Je désigne par drame romantique toute pièce qui se moque de la vérité des faits et des personnages, qui promène sur les planches des pantins au ventre bourré de son, qui, sous le prétexte de je ne sais quel idéal, patauge dans le pastiche de Shakespeare et dHugo. Chaque époque a sa formule, et notre formule nest certainement pas celle de 1830. Nous sommes à un âge de méthode, de science expérimentale, nous avons avant tout le besoin de lanalyse exacte. Ce serait bien peu comprendre la liberté conquise que de vouloir nous enfermer dans une nouvelle tradition. Le terrain est libre, nous pouvons revenir à lhomme et à la nature. Dernièrement, on faisait de grands efforts pour ressusciter le drame historique. Rien de mieux. Un critique ne peut condamner dun mot le choix des sujets historiques, malgré toutes ses préférences personnelles pour les sujets modernes. Je suis simplement plein de méfiance. Le patron sur lequel on taille chez nous ces sortes de pièces me fait peur à lavance. Il faut voir comme on y traite lhistoire, quels singuliers personnages on y présente sous des noms de rois, de grands capitaines ou de grands artistes, enfin à quelle effroyable sauce on y accommode nos annales. Dès que les auteurs de ces machines-là sont dans le passé, ils se croient tout permis, les invraisemblances, les poupées de carton, les sottises énormes, les barbouillages criards dune fausse couleur locale. Et quelle étrange langue, François 1er parlant comme un mercier de la rue Saint-Denis, Richelieu ayant des mots de traître du boulevard du Crime, Charlotte Corday pleurant avec des sentimentalités de petite ouvrière! Ce qui me stupéfie, cest que nos auteurs dramatiques ne paraissent pas se douter un instant que le genre historique est forcément le plus ingrat, celui où les recherches, la conscience, le talent profond dintuition et de résurrection sont le plus nécessaires. Je comprends ce drame, lorsquil est traité par des poètes de génie ou par des hommes dune science immense, capables de mettre devant les spectateurs toute une époque debout, avec son air particulier, ses murs, sa civilisation; cest là alors une uvre de divination ou de critique dun intérêt profond. Mais je sais malheureusement ce que les partisans du drame historique veulent ressusciter: cest uniquement le drame à panaches et à ferraille, la pièce à grand spectacle et à grands mots, la pièce menteuse faisant la parade devant la foule, une parade grossière qui attriste les esprits justes. Et je me méfie. Je crois que toute cette antiquaille est bonne à laisser dans notre musée dramatique, sous une pieuse couche de poussière. Sans doute, il y a de grands obstacles aux tentatives originales. On se heurte contre les hypocrisies de la critique et contre la longue éducation de sottise faite à la foule. Cette foule, qui commence à rire des enfantillages de certains mélodrames, se laisse toujours prendre aux tirades sur les beaux sentiments. Mais les publics changent; le public de Shakespeare, le public de Molière ne sont plus les nôtres. Il faut compter sur le mouvement des esprits, sur le besoin de réalité qui grandit partout. Les derniers romantiques ont beau répéter que le public veut ceci, que le public ne veut pas cela: il viendra un jour où le public voudra la vérité. IV Toutes les formules anciennes, la formule classique, la formule romantique, sont basées sur larrangement et sur lamputation systématiques du vrai. On a posé en principe que le vrai est indigne; et on essaye den tirer une essence, une poésie, sous le prétexte quil faut expurger et agrandir la nature. Jusquà présent, les différentes écoles littéraires ne se sont battues que sur la question de savoir de quel déguisement on devait habiller la vérité, pour quelle neût pas lair dune dévergondée en public. Les classiques avaient adopté le peplum, les romantiques ont fait une révolution pour imposer la cotte de maille et le pourpoint. Au fond, ce changement de toilette importe peu, le carnaval de la nature continue. Mais, aujourdhui, les naturalistes arrivent et déclarent que le vrai na pas besoin de draperies; il doit marcher dans sa nudité. Là, je le répète, est la querelle. Certes, les écrivains de quelque jugement comprennent parfaitement que la tragédie et le drame romantique sont morts. Seulement, le plus grand nombre sont très troublés en songeant à la formule encore vague de demain. Est-ce que sérieusement la vérité leur demande de faire le sacrifice de la grandeur, de la poésie, du souffle épique quils ont lambition de mettre dans leurs pièces? Est-ce que le naturalisme exige deux quils rapetissent de toutes parts leur horizon et quils ne risquent plus un seul coup daile dans le ciel de la fantaisie? Je vais tâcher de répondre. Mais, auparavant, il faut déterminer les procédés que les idéalistes emploient pour hausser leurs uvres à la poésie. Ils commencent par reculer au fond des âges le sujet quils ont choisi. Cela leur fournit des costumes et rend le cadre assez vague pour leur permettre tous les mensonges. Ensuite, ils généralisent au lieu dindividualiser; leurs personnages ne sont plus des êtres vivants, mais des sentiments, des arguments, des passions déduites et raisonnées. Le cadre faux veut des héros de marbre ou de carton. Un homme en chair et en os, avec son originalité propre, détonnerait dune façon criarde au milieu dune époque légendaire. Aussi voit-on les personnages dune tragédie ou dun drame romantique se promener, raidis dans une altitude, lun représentant le devoir, lautre le patriotisme, un troisième la superstition, un quatrième lamour maternel; et ainsi de suite, toutes les idées abstraites y passent à la file. Jamais lanalyse complète dun organisme, jamais un personnage dont les muscles et le cerveau travaillent comme dans la nature. Ce sont donc là les procédés auxquels les écrivains tournés vers lépopée ne veulent pas renoncer. Toute la poésie, pour eux, est dans le passé et dans labstraction, dans lidéalisation des faits et des personnages. Dès quon les met en face de la vie quotidienne, dès quils ont devant eux le peuple qui emplit nos rues, ils battent des paupières, ils balbutient, effarés, ne voyant plus clair, trouvant tout très laid et indigne de lart. A les entendre, il faut que les sujets entrent dans les mensonges de la légende, il faut que les hommes se pétrifient et tournent à létat de statue, pour que lartiste puisse enfin les accepter et les accommoder à sa guise. Or, cest à ce moment que les naturalistes arrivent et disent très carrément que la poésie est partout, en tout, plus encore dans le présent et le réel que dans le passé et labstraction. Chaque fait, à chaque heure, a son côté poétique et superbe. Nous coudoyons des héros autrement grands et puissants que les marionnettes des faiseurs dépopée. Pas un dramaturge, dans ce siècle, na mis debout des figures aussi hautes que le baron Hulot, le vieux Grandet, César Birotteau, et tous les autres personnages de Balzac, si individuels et si vivants. Auprès de ces créations géantes et vraies, les héros grecs ou romains grelottent, les héros du moyen âge tombent sur le nez comme des soldats de plomb. Certes, à cette heure, devant les uvres supérieures produites par lécole naturaliste, des uvres de haut vol, toutes vibrantes de vie, il est ridicule et faux de parquer la poésie dans je ne sais quel temple dantiquailles, parmi les toiles daraignée. La poésie coule à plein bord dans tout ce qui existe, dautant plus large quelle est plus vivante. Et jentends donner à ce mot de poésie toute sa valeur, ne pas en enfermer le sens entre la cadence de deux rimes, ni au fond dune chapelle étroite de rêveurs, lui restituer son vrai sens humain, qui est de signifier lagrandissement et lépanouissement de toutes les vérités. Prenez donc le milieu contemporain, et tâchez dy faire vivre des hommes: vous écrirez de belles uvres. Sans doute, il faut un effort, il faut dégager du pêle-mêle de la vie la formule simple du naturalisme. Là est la difficulté, faire grand avec des sujets et des personnages que nos yeux, accoutumés au spectacle de chaque jour, ont fini par voir petits. Il est plus commode, je le sais, de présenter une marionnette au public, dappeler la marionnette Charlemagne et de la gonfler à un tel point de tirades, que le public simagine avoir vu un colosse; cela est plus commode que de prendre un bourgeois de notre époque, un homme grotesque et mal mis et den tirer une poésie sublime, den faire, par exemple, le père Goriot, le père qui donne ses entrailles à ses filles, une figure si énorme de vérité et damour, quaucune littérature ne peut en offrir une pareille. Rien nest aisé comme de travailler sur des patrons, avec des formules connues; et les héros, dans le goût classique ou romantique, coûtent si peu de besogne, quon les fabrique à la douzaine. Cest un article courant dont notre littérature est encombrée. Au contraire, leffort devient très dur, lorsquon veut un héros réel, savamment analysé, debout et agissant. Voilà sans doute pourquoi le naturalisme terrifie les auteurs habitués à pêcher des grands hommes dans leau trouble de lhistoire. Il leur faudrait fouiller lhumanité trop profondément, apprendre la vie, aller droit à la grandeur réelle et la mettre en uvre dune main puissante. Et quon ne nie pas cette poésie vraie de lhumanité; elle a été dégagée dans le roman, elle peut lêtre au théâtre; il ny a là quune adaptation à trouver. Je suis tourmenté par une comparaison qui me poursuit et dont je me débarrasserai ici. On vient de jouer pendant de longs mois, à lOdéon, les Danicheff, une pièce dont laction se passe en Russie; elle a eu chez nous un très vif succès, seulement elle est si mensongère, paraît-il, si pleine de grossières invraisemblances, que lauteur, qui est Russe, na pas même osé la faire représenter dans son pays. Que pensez-vous de cette uvre quon applaudit à Paris et qui serait sifflée à Saint-Pétersbourg? Eh bien! imaginez un instant que les Romains puissent ressusciter et quon représente devant eux Rome vaincue. Entendez-vous leurs éclats de rire? croyez-vous que la pièce irait jusquau bout? Elle leur semblerait un véritable carnaval, elle sombrerait sous un immense ridicule. Et il en est ainsi de toutes les pièces historiques, aucune ne pourrait être jouée devant les sociétés quelles ont la prétention de peindre. Étrange théâtre, alors, qui nest possible que chez des étrangers, qui est basé sur la disparition des générations dont il soccupe, qui vit derreurs au point dêtre seulement bon pour des ignorants! Lavenir est au naturalisme. On trouvera la formule, on arrivera à prouver quil y a plus de poésie dans le petit appartement dun bourgeois que dans tous les palais vides et vermoulus de lhistoire; on finira même par voir que tout se rencontre dans le réel, les fantaisies adorables, échappées du caprice et de limprévu, et les idylles, et les comédies, et les drames. Quand le champ sera retourné, ce qui semble inquiétant et irréalisable aujourdhui, deviendra une besogne facile. Certes, je ne puis me prononcer sur la forme que prendra le drame de demain; cest au génie quil faut laisser le soin de parler. Mais je me permettrai pourtant dindiquer la voie dans laquelle jestime que notre théâtre sengagera. Il sagit dabord de laisser là le drame romantique. Il serait désastreux de lui prendre ses procédés doutrance, sa rhétorique, sa théorie de laction quand même, aux dépens de lanalyse des caractères. Les plus beaux modèles du genre ne sont, comme on la dit, que des opéras à grand spectacle. Je crois donc quon doit remonter jusquà la tragédie, non pas, grand Dieu! pour lui emprunter davantage sa rhétorique, son système de confidents, de déclamation, de récits interminables; mais pour revenir à la simplicité de laction et à lunique étude psychologique et physiologique des personnages. Le cadre tragique ainsi entendu est excellent: un fait se déroulant dans sa réalité et soulevant chez les personnages des passions et des sentiments, dont lanalyse exacte serait le seul intérêt de la pièce. Et cela dans le milieu contemporain, avec le peuple qui nous entoure. Mon continuel souci, mon attente pleine dangoisse est donc de minterroger, de me demander lequel de nous va avoir la force de se lever tout debout et dêtre un homme de génie. Si le drame naturaliste doit être, un homme de génie seul peut lenfanter. Corneille et Racine ont fait la tragédie. Victor Hugo a fait le drame romantique. Où donc est lauteur encore inconnu qui doit faire le drame naturaliste! Depuis quelques années, les tentatives nont pas manqué. Mais, soit que le public ne fût pas mûr, soit plutôt quaucun des débutants neût le large souffle nécessaire, pas une de ces tentatives na eu encore de résultat décisif. En ces sortes de combats, les petites victoires ne signifient rien; il faut des triomphes, accablant les adversaires, gagnant la foule à la cause. Devant un homme vraiment fort, les spectateurs plieraient les épaules. Puis, cet homme apporterait le mot attendu, la solution du problème, la formule de la vie réelle sur la scène, en la combinant avec la loi doptique nécessaire au théâtre. Il réaliserait enfin ce que les nouveaux venus nont pu trouver encore: être assez habile ou assez puissant pour simposer, rester assez vrai pour que lhabileté ne le conduisît pas au mensonge. Et quelle place immense ce novateur prendrait dans notre littérature dramatique! Il serait au sommet. Il bâtirait son monument au milieu du désert de médiocrité que nous traversons, parmi les bicoques de boue et de crachat dont on sème au jour le jour nos scènes les plus illustres. Il devrait tout remettre en question et tout refaire, balayer les planches, créer un monde, dont il prendrait les éléments dans la vie, en dehors des traditions. Parmi les rêves dambition que peut faire un écrivain à notre époque, il nen est certainement pas de plus vaste. Le domaine du roman est encombré; le domaine du théâtre est libre. A cette heure, en France, une gloire impérissable attend lhomme de génie qui, reprenant luvre de Molière, trouvera en plein dans la réalité la comédie vivante, le drame vrai de la société moderne. |