Emile Zola
Le Naturalisme au théâtre
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word ) ou PDF
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
II. Le Don Je parlerai de ce fameux don du théâtre, dont il est si souvent question. On connaît la théorie. Lauteur dramatique est un homme prédestiné qui naît avec une étoile au front. Il parle, les foules le reconnaissent et sinclinent. Dieu la pétri dune matière rare et particulière. Son cerveau a des cases en plus. Il est le dompteur qui apporte une électricité dans le regard. Et ce don, cette flamme divine est dune qualité si précieuse, quelle ne descend et ne brûle que sur quelques têtes choisies, une douzaine au plus par génération. Cela fait sourire. Voyez-vous lauteur dramatique transformé en oint du Seigneur! Jignore pourquoi, par décret, on nautoriserait pas nos vaudevillistes et nos dramaturges à porter un costume de pontifes pour les différencier de la foule. Comme ce monde du théâtre gratte et exaspère la vanité! Il ny a pas que les comédiens qui se haussent sur les planches et se donnent en continuel spectacle. Voilà les auteurs dramatiques gagnés par cette fièvre. Ils veulent être exceptionnels, ils ont des secrets comme les francs-maçons, ils lèvent les épaules de pitié quand un profane touche à leur art, ils déclarent modestement quils ont un génie particulier; mon Dieu! oui, eux-mêmes ne sauraient dire pourquoi ils ont ce talent, cest comme cela, cest le ciel qui la voulu. On peut chercher à leur dérober leur secret; peine inutile, le travail, qui mène à tout, ne mène pas à la science du théâtre. Et la critique moutonnière accrédite cette belle croyance-là, fait ce joli métier de décourager les travailleurs. Voyons, il faudrait sentendre. Dans tous les arts, le don est nécessaire. Le peintre qui nest pas doué, ne fera jamais que des tableaux très médiocres; de même le sculpteur, de même le musicien. Parmi la grande famille des écrivains, il naît des philosophes, des historiens, des critiques, des poètes, des romanciers; je veux dire des hommes que leurs aptitudes personnelles poussent plutôt vers la philosophie, lhistoire, la critique, la poésie, le roman. Il y a là une vocation, comme dans les métiers manuels. Au théâtre aussi il faut le don, mais il ne le faut pas davantage que dans le roman, par exemple. Remarquez que la critique, toujours inconséquente, nexige pas le don chez le romancier. Le commissionnaire du coin ferait un roman, que cela nétonnerait personne; il serait dans son droit. Mais, lorsque Balzac se risquait à écrire une pièce, cétait un soulèvement général; il navait pas le droit de faire du théâtre, et la critique le traitait en véritable malfaiteur. Avant dexpliquer cette stupéfiante situation faite aux auteurs dramatiques, je veux poser deux points avec netteté. La théorie du don du théâtre entraînerait deux conséquences: dabord, il y aurait un absolu dans lart dramatique; ensuite, quiconque serait doué deviendrait à peu près infaillible. Le théâtre! voilà largument de la critique. Le théâtre est ceci, le théâtre est cela. Eh! bon Dieu! je ne cesserai de le répéter, je vois bien des théâtres, je ne vois pas le théâtre. Il ny a pas dabsolu, jamais! dans aucun art! Sil y a un théâtre, cest quune mode la créé hier et quune mode lemportera demain. On met en avant la théorie que le théâtre est une synthèse, que le parfait auteur dramatique doit dire en un mot ce que le romancier dit en une page. Soit! notre formule dramatique actuelle donne raison à celle théorie. Mais que fera-t-on alors de la formule dramatique du dix-septième siècle, de la tragédie, ce développement purement oratoire? Est-ce que les discours interminables que lon trouve dans Racine et dans Corneille sont de la synthèse? Est-ce que surtout le fameux récit de Théramène est de la synthèse? On prétend quil ne faut pas de description au théâtre; en voilà pourtant une, et dune belle longueur, et dans un de nos chefs-duvre. Où est donc le théâtre? Je demande à le voir, à savoir comment il est fait et quelle figure il a. Vous imaginez-vous nos tragiques et nos comiques dil y a deux siècles en face de nos drames et de nos comédies daujourdhui? Ils ny comprendraient absolument rien. Cette fièvre cabriolante, cette synthèse qui sautille en petites phrases nerveuses, tout cet art bâché et poussif leur semblerait de la folie pure. De même que si un de nos auteurs savisait de reprendre lancienne formule, on le plaisanterait comme un homme qui monterait en coucou pour aller à Versailles. Chaque génération a son théâtre, voilà la vérité. Jaurais la partie trop belle, si je comparais maintenant les théâtres étrangers avec le nôtre. Admettez que Shakespeare donne aujourdhui ses chefs-duvre à la Comédie-Française; il serait sifflé de la belle façon. Le théâtre russe est impossible chez nous, parce quil a trop de saveur originale. Jamais nous navons pu acclimater Schiller. Les Espagnols, les Italiens ont également leurs formules. Il ny a que nous qui, depuis un demi-siècle, nous soyons mis à fabriquer des pièces dexportation, qui peuvent être jouées partout, parce quelles nont justement pas daccent et quelles ne sont que de jolies mécaniques bien construites. Du moment où labsolu nexiste pas dans un art, le don prend un caractère plus large et plus souple. Mais ce nest pas tout: lexpérience de chaque jour nous prouve que les auteurs qui ont ce fameux don, nen produisent pas moins, de temps à autre, des pièces très mal faites et qui tombent. Il paraît que le don sommeille par instants. Il est inutile de citer des exemples. Tout dun coup, lauteur le plus adroit, le plus vigoureux, le plus respecté du public, accouche dune uvre non seulement médiocre, mais qui ne se lient même pas debout. Voilà le dieu par terre. Et si lon fréquente le monde des coulisses, cest bien autre chose. Interrogez un directeur, un comédien, un auteur dramatique: ils vous répondront quils nentendent rien du tout au théâtre. On siffle les scènes sur lesquelles ils comptaient, on applaudit celles quils voulaient couper la veille de la première représentation. Toujours, ils marchent dans linconnu, au petit bonheur. Leur vie est faite de hasards. Ce qui réussit là, échoue ailleurs; un soir, un mot porte, le lendemain il ne fait aucun effet. Pas une règle, pas une certitude, la nuit complète. Que vient-on alors nous parler de don, et donner au don une importance décisive, lorsquil ny a pas une formule stable et lorsque les mieux doués ne sont encore que des écoliers, qui ont du bonheur un jour et qui nen ont plus le lendemain! Je sais bien quil y a un criterium commode pour la critique: une pièce réussit, lauteur a le don; elle tombe, lauteur na pas le don. Vraiment cest là une façon de sen tirer à bon compte. Musset navait certainement pas le don au degré où le possède M. Sardou; qui hésiterait pourtant entre les deux répertoires? Le don est une invention toute moderne. Il est né avec notre mécanique théâtrale. Quand on fait bon marché de la langue, de la vérité, des observations, de la création dâmes originales, on en arrive fatalement à mettre au-dessus de tout lart de larrangement, la pratique matérielle. Ce sont nos comédies dintrigue, avec leurs complications scéniques, qui ont donné cette importance au métier. Mais, sans compter que la formule change selon les évolutions littéraires, est-ce que le génie de nos classiques, de Molière et de Corneille, est dans ce métier? Non, mille fois non! Ce quil faut dire, cest que le théâtre est ouvert à toutes les tentatives, à la vaste production humaine. Ayez le don, mais ayez surtout du talent. On ne badine pas avec lamour vivra, tandis que jai grandpeur pour les Bourgeois de Pont-Arcy. Maintenant, voyons ce qui peut donner le change à la critique et la rendre si sévère pour les tentatives dramatiques qui échouent. Examinons dabord ce qui se passe, lorsquun romancier publie un roman et lorsquun auteur dramatique fait jouer une pièce. Voilà le volume en vente. Jadmets que le romancier y ait fait une étude originale, dont lâpreté doive blesser le public. Dans les premiers temps, le succès est médiocre. Chaque lecteur, chez lui, les pieds sur les chenets, se fâche plus ou moins. Mais sil a le droit de brûler son exemplaire, il ne peut brûler lédition. On ne tue pas un livre. Si le livre est fort, chaque jour il gagnera à lauteur des sympathies. Ce sera un prosélytisme lent, mais invincible. Et, un beau matin, le roman dédaigné, le roman conspué, aura vaincu et prendra de lui-même la haute place à laquelle il a droit. Au contraire, on joue la pièce. Lauteur dramatique y a risqué, comme le romancier, des nouveautés de forme et de fond. Les spectateurs se fâchent, parce que ces nouveautés les dérangent. Mais ils ne sont plus chez eux, isolés; ils sont en masse, quinze cents à deux mille; et du coup, sous les huées, sous les sifflets, ils tuent la pièce. Dès lors, il faudra des circonstances extraordinaires pour que cette pièce ressuscite et soit reprise devant un autre public, qui cassera le jugement du premier, sil y a lieu. Au théâtre, il faut réussir sur-le-champ; on na pas à compter sur léducation des esprits, sur la conquête lente des sympathies. Ce qui blesse, ce qui a une saveur inconnue, reste sur le carreau, et pour longtemps, si ce nest pour toujours. Ce sont ces conditions différentes qui, aux yeux de la critique, ont grandi si démesurément limportance du don au théâtre. Mon Dieu! dans le roman, soyez ou ne soyez pas doué, faites mauvais si cela vous amuse, puisque vous ne courez pas le risque dêtre étranglé. Mais, au théâtre, méfiez-vous, ayez un talisman, soyez sûr de prendre le public par des moyens connus; autrement, vous êtes un maladroit, et cest bien fait si vous restez par terre. De là, la nécessité du succès immédiat, cette nécessité qui rabaisse le théâtre, qui tourne lart dramatique au procédé, à la recette, à la mécanique. Nous autres romanciers, nous demeurons souriants au milieu des clameurs que nous soulevons. Quimporte! nous vivrons quand même, nous sommes supérieurs aux colères den bas. Lauteur dramatique frissonne; il doit ménager chacun; il coupe un mot; remplace une phrase; il masque ses intentions, cherche des expédients pour duper son monde, en somme, il pratique un art de ficelles, auquel les plus grands ne peuvent se soustraire. Et le don arrive. Seigneur! avoir le don et ne pas être sifflé! On devient superstitieux, on a son étoile. Puis, linsuccès ou le succès brutal de la première représentation déforme tout. Les spectateurs réagissent les uns sur les autres. On porte aux nues des uvres médiocres, on jette au ruisseau des uvres estimables. Mille circonstances modifient le jugement. Plus tard, on sétonne, on ne comprend plus. Il ny a pas de verdict passionné où la justice soit plus rare. Cest le théâtre. Et il paraît que, si défectueuse et si dangereuse que soit cette forme de lart, elle a une puissance bien grande, puisquelle enrage tant décrivains. Ils y sont attirés par lodeur de bataille, par le besoin de conquérir violemment le public. Le pis est que la critique se fâche. Vous navez pas le don, allez-vous-en. Et elle a dit certainement cela à Scribe, quand il a été sifflé, à ses débuts; elle la répété à M. Sardou, à lépoque de la Taverne des étudiants; elle jette ce cri dans les jambes de tout nouveau venu, qui arrive avec une personnalité. Ce fameux don est le passe-port des auteurs dramatiques. Avez-vous le don? Non. Alors, passez au large, ou nous vous mettons une balle dans la tête. Javoue que je remplis dune tout autre manière mon rôle de critique. Le don me laisse assez froid. Il faut quune figure ait un nez pour être une figure; il faut quun auteur dramatique sache faire une pièce pour être un auteur dramatique, cela va de soi. Mais que de marge ensuite! Puis, le succès ne signifie rien. Phèdre est tombée à la première représentation. Dès quun auteur apporte une nouvelle formule, il blesse le public, il y a bataille sur son uvre. Dans dix ans, on lapplaudira. Ah! si je pouvais ouvrir toutes grandes les portes des théâtres à la jeunesse, à laudace, à ceux qui ne paraissent pas avoir le don aujourdhui et qui lauront peut-être demain, je leur dirais doser tout, de nous donner de la vérité et de la vie, de ce sang nouveau dont notre littérature dramatique a tant besoin! Cela vaudrait mieux que de se planter devant nos théâtres, une férule de magister à la main, et de crier: «Au large!» aux jeunes braves qui ne procèdent ni de Scribe ni de M. Sardou. Fichu métier, comme disent les gendarmes, quand ils ont une corvée à faire |