Emile Zola
Le Naturalisme au théâtre
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III. Les Jeunes Jai entendu dire un jour à un faiseur, ouvrier très adroit en mécanique théâtrale : « On nous parle toujours de loriginalité des jeunes ; mais quand un jeune fait une pièce, il ny a pas de ficelle usée quil nemploie, il entasse toutes les combinaisons démodées dont nous ne voulons plus nous-mêmes. » Et, il faut bien le confesser, cela est vrai. Jai remarqué moi-même que les plus audacieux des débutants sembourbaient profondément dans lornière commune. Doù vient donc cet avortement à peu près général ? On a vingt ans, on part pour la conquête des planches, on se croit très hardi et très neuf ; et pas du tout, lorsquon a accouché dun drame ou dune comédie, il arrive presque toujours quon a pillé le répertoire de Scribe ou de M. dEnnery. Cest tout au plus si, par maladresse, on a réussi à défigurer les situations quon leur a prises. Et jinsiste sur linnocence parfaite de ces plagiats, on simagine de très bonne foi avoir tenté un effort considérable doriginalité. Les critiques qui font du théâtre une science et qui proclament la nécessité absolue de la mécanique théâtrale, expliqueront le fait en disant quil faut être écolier avant dêtre maître. Pour eux, il est fatal quon passe par Scribe et M. dEnnery, si lon veut un jour connaître toutes les finesses du métier. On étudie naturellement dans leurs uvres le code des traditions. Même les critiques dont je parle croiront tirer de cette imitation inconsciente un argument décisif en faveur de leurs théories : ils diront que le théâtre est à un tel point une pure affaire de charpente, que les débutants, malgré eux, commencent presque toujours par ramasser les vieilles poutres abandonnées pour en faire une carcasse à leurs uvres. Quant à moi, je tire de laventure des réflexions tout autres. Je demande pardon si je me mets en scène ; mais jestime que les meilleures observations sont celles que lon fait sur soi. Pourquoi, lorsquà vingt ans je rêvais des plans de drames et de comédies, ne trouvais-je jamais que des coups de théâtre las de traîner partout ? Pourquoi une idée de pièce se présentait-elle toujours à moi avec des combinaisons connues, une convention qui sentait le monde des planches ? La réponse est simple : javais déjà lesprit infecté par les pièces que javais vu jouer, je croyais déjà à mon insu que le théâtre est un coin à part, où les actions et les paroles prennent forcément une déviation réglée davance. Je me souviens de ma jeunesse passée dans une petite ville. Le théâtre jouait trois fois par semaine, et jen avais la passion. Je ne dînais pas pour être le premier à la porte, avant louverture des bureaux. Cest là, dans cette salle étroite, que pendant cinq ou six ans jai vu défiler tout le répertoire du Gymnase et de la Porte-Saint-Martin. Éducation déplorable et dont je sens toujours en moi lempreinte ineffaçable. Maudite petite salle ! jy ai appris comment un personnage doit entrer et sortir ; jy ai appris la symétrie des coups de scène, la nécessité des rôles sympathiques et moraux, tous les escamotages de la vérité, grâce à un geste ou à une tirade ; jy ai appris ce code compliqué de la convention, cet arsenal des ficelles qui a fini par constituer chez nous ce que la critique appelle de ce mot absolu « le théâtre » . Jétais sans défense alors, et jemmagasinais vraiment de jolies choses dans ma cervelle. On ne saurait croire limpression énorme que produit le théâtre sur une intelligence de collégien échappé. On est tout neuf, on se façonne là comme une cire molle. Et le travail sourd qui se fait en vous, ne tarde pas à vous imposer cet axiome : la vie est une chose, le théâtre en est une autre. De là, cette conclusion : quand on veut faire du théâtre, il sagit doublier la vie et de manuvrer ses personnages daprès une tactique particulière, dont on apprend les règles. Allez donc vous étonner ensuite si les débutants ne lancent pas des pièces originales ! Ils sont déflorés par dix ans de représentations subies. Quand ils évoquent lidée de théâtre, toute une longue suite de vaudevilles et de mélodrames défilent et les écrasent. Ils ont dans le sang la tradition. Pour se dégager de cette éducation abominable, il leur faut de longs efforts. Certes, je crois quun garçon qui naurait jamais mis les pieds dans une salle de spectacle, serait beaucoup plus près dun chef-duvre quun garçon dont lintelligence a reçu lempreinte de cent représentations successives. Et lon surprend très bien là comment la convention théâtrale se forme. Cest une autre langue que lon apprend à parler. Dans les familles riches, on a une gouvernante anglaise ou allemande qui est chargée de parler sa langue aux enfants, pour que ceux-ci lapprennent sans même sen apercevoir. Eh bien, cest de cette façon que se transmet la convention théâtrale. A notre insu, nous ladmettons comme une chose courante et naturelle. Elle nous prend tout jeunes et ne nous lâche plus. Cela nous semble nécessaire quon agisse autrement sur les planches que dans la vie de tous les jours. Nous en arrivons même à marquer certains faits comme appartenant spécialement au théâtre. « Ça, cest du théâtre », disons-nous, tellement nous distinguons entre ce qui est et ce que nous avons accepté. Le pis est que cette phrase : « Ça, cest du théâtre », prouve à quel point de simple facture nous avons rabaissé notre scène nationale. Est-ce que du temps de Molière et de Racine, un critique aurait osé louer leurs chefs-duvre, en disant : « Cest du théâtre » ? Aujourdhui, quand on dit quune pièce est du théâtre, il ny a plus quà tirer léchelle. Cest, je le répète une fois encore, que lintrigue et la charpente priment tout, dans notre littérature dramatique. Le code théâtral que le goût public impose na pas cent ans de date, et jenrage lorsque jentends quon le donne comme une loi révélée, à jamais immuable, qui a toujours été et qui sera toujours. Si lon se contentait de voir dans ce prétendu code une formule passagère quune autre formule remplacera demain, rien ne serait plus juste, et il ny aurait pas à se fâcher. Dailleurs, on peut bien accorder que la formule en question, celle qui agonise en ce moment, a été inventée par des hommes dhabileté et de goût. En voyant le succès européen quelle a eu, ils ont pu croire un instant quils avaient découvert « le théâtre », le seul, lunique. Toutes les nations voisines, depuis cinquante ans, ont pillé notre répertoire moderne et nont guère vécu que de nos miettes dramatiques. Cela vient de ce que la formule de nos dramaturges et de nos vaudevillistes convient aux foules, quelle les prend par la curiosité et lintérêt purement physique. En outre, cest là une littérature légère, dune digestion facile, qui ne demande pas un grand effort pour être comprise. Le roman feuilleton a eu un pareil succès en Europe. Certes, il ne faut pas être fier, selon moi, de lengouement de la Russie et de lAngleterre, par exemple, pour nos pièces actuelles. Ces pays nous empruntent aussi les modes de nos femmes, et lon sait que ce ne sont pas nos meilleurs écrivains qui y sont applaudis. Est-ce que jamais les Russes et les Anglais ont eu lidée de traduire notre répertoire classique ? Non ; mais ils raffolent de nos opérettes. Je le dis encore, le succès en Europe de nos pièces modernes vient justement de leurs qualités moyennes : un jeu de bascule heureux, un rébus quon donne à déchiffrer, un joujou à la mode dun maniement facile pour toutes les intelligences et toutes les nationalités. Dailleurs, cest chez les étrangers eux-mêmes que jirai choisir aujourdhui mon dernier argument contre cette idée fausse dun absolu quelconque dans lart dramatique. Il faut connaître le théâtre russe et le théâtre anglais. Rien daussi différent, rien daussi contraire à lidée balancée et rythmique que nous nous faisons en France dune pièce. La littérature russe compte quelques drames superbes, qui se développent avec une originalité dallures des plus caractéristiques : et je nai pas à dire quelle violence, quel génie libre règne dans le théâtre anglais. Il est vrai, nous avons infecté ces peuples de notre joli joujou à la Scribe, mais leurs théâtres nationaux nen sont pas moins là pour nous montrer ce quon peut oser. En tout cas, les chefs-duvre dramatiques des autres nations prouvent que notre théâtre contemporain, loin dêtre une formule absolue, nest quun enfant bâtard et bien peigné. Il est lexpression dune décadence, il a perdu toutes les rudesses du génie et ne se sauve que par les grâces dune facture adroite. Aussi est-il grand temps de le retremper aux sources de lart, dans létude de lhomme et, dans le respect de la réalité. Un de mes bons amis me faisait des confidences dernièrement. Il a écrit plus de dix romans, il marche librement dans un livre, et il me disait que le théâtre le faisait trembler, lui qui pourtant nest pas un timide. Cest que son éducation dramatique le gêne et le trouble, dès quil veut aborder une pièce. Il voit les coups de scène connus, il entend les répliques dusage, il a la cervelle tellement pleine de ce monde de carton, quil nose faire un effort pour se débarrasser et être lui. Tout ce public quil évoque en imagination, les yeux braqués sur la scène, le jour où lon jouera son uvre, leffare au point quil devient imbécile et quil se sent glisser aux banalités applaudies. Il lui faudrait tout oublier. |