Emile Zola
Le Naturalisme au théâtre
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word ) ou PDF
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
IV. Les Deux Morales La morale qui se dégage de notre théâtre contemporain, me cause toujours une bien grande surprise. Rien nest singulier comme la formation de ces deux mondes si tranchés, le monde littéraire et le monde vivant; on dirait deux pays où les lois, les murs, les sentiments, la langue elle-même, offrent de radicales différences. Et la tradition est telle que cela ne choque personne; au contraire, on seffare, on crie au mensonge et au scandale, quand un homme ose sapercevoir de cette anomalie et affiche la prétention de vouloir quune même philosophie sorte du mouvement social et du mouvement littéraire. Je prendrai un exemple, pour établir nettement létat des choses. Nous sommes au théâtre ou dans un roman. Un jeune homme pauvre a rencontré une jeune fille riche; tous les deux sadorent et sont parfaitement honnêtes; le jeune homme refuse dépouser la jeune fille par délicatesse; mais voilà quelle devient pauvre, et tout de suite il accepte sa main, au milieu de lallégresse générale. Ou bien cest la situation contraire: la jeune fille est pauvre, le jeune homme est riche; même combat de délicatesse, un peu plus ridicule; seulement, on ajoute alors un raffinement final, un refus absolu du jeune homme dépouser celle quil aime quand il est ruiné, parce quil ne peut plus la combler de bien-être. Étudions la vie maintenant, la vie quotidienne, celle qui se passe couramment sous nos yeux. Est-ce que tous les jours les garçons les plus dignes, les plus loyaux, népousent pas des femmes plus riches queux, sans perdre pour cela la moindre parcelle de leur honnêteté? Est-ce que, dans notre société, un pareil mariage entraîne, à moins de complications odieuses, une idée infamante, même un blâme quelconque? Mais il y a mieux, lorsque la fortune vient de lhomme, ne sommes-nous pas touchés de ce quon appelle un mariage damour, et la jeune fille qui ferait des mines dégoûtées pour se laisser enrichir par lhomme quelle adore, ne serait-elle pas regardée comme la plus désagréable des péronnelles? Ainsi donc, le mariage avec la disproportion des fortunes est parfaitement admis dans nos murs; il ne choque personne, il ne fait pas question; enfin il nest immoral quau théâtre, où il reste à létat dinstrument scénique. Prenons un second exemple. Voici un fils très noble, très grand, qui a le malheur davoir pour père un gredin. Au théâtre, ce fils sanglote; il se dit le rebut de la société, il parle de senterrer dans sa honte, et les spectateurs trouvent ça tout naturel. Cest ainsi quun père qui ne sest pas bien conduit, devient immédiatement pour ses enfants un boulet de bagne. Des pièces entières roulent là-dessus, avec, un luxe incroyable de beaux sentiments, damertume et dabnégations sublimes. Transportons la situation dans la vie. Est-ce que, chez nous, un galant homme est déshonoré pour être le fils dun père peu scrupuleux? Regardez autour de vous, le cas est bien fréquent, personne ne refusera la main à un honnête garçon qui compte dans sa famille un brasseur daffaires équivoques ou quelque personnage de moralité douteuse. Le mot sentend tous les jours: «Ah! le père X..., quel gredin! Mais le fils est un si honnête garçon!» Je ne parle pas des pères qui ont des démêlés avec la justice, mais de cette masse considérable de chefs de famille dont la fortune garde une étrange odeur de trafics inavouables-. On hérite pourtant de ces pères-là sans se croire déshonoré et sans être traité de malhonnête homme. Je ne juge pas, je dis comment va la vie, jexpose notre société dans son travail, dans son fonctionnement réel. Remarquez quil ne sagit pas du théâtre de fabrication. Ce sont nos auteurs contemporains les plus applaudis et les plus dignes de lêtre qui dissertent de la sorte à linfini sur les façons délicates davoir de lhonneur. Presque toutes les comédies de M. Augier, de M. Feuillet, de M. Sardou reposent sur une donnée semblable: un fils qui rêve la rédemption de son père, ou deux amoureux qui font leur malheur en se querellant à qui sera le plus pauvre. Cest un cliché accepté dans les vaudevilles comme dans les pièces très littéraires. Jen pourrais dire autant du roman. Les écrivains de talent pataugent dans ce poncif comme les derniers des feuilletonistes. Il y a donc là, quand on étudie de près la mécanique théâtrale, un simple rouage accepté de tous, dont lemploi est fixé par des règles, et qui produit toujours le même effet sur le public. La formule veut que la question dargent désespère les amoureux délicats; et dès que deux amoureux, dans les conditions requises, sont mis à la scène, lauteur dramatique emploie tout de suite la formule, comme il placerait une pièce découpée dans un jeu de patience. Cela semboîte, le public retrouve lidée toute faite, on sentend à demi mots, rien de plus commode; car on est dispensé dune étude sérieuse des réalités, on échappe à toutes recherches et à toutes façons de voir originales. De même pour le fils qui meurt de la honte de son père; il fait partie de la collection de pantins que les théâtres ont dans leurs magasins des accessoires. On le revoit toujours avec plaisir, ce type du fils vengeur, en bois ou en carton. La comédie italienne avait Arlequin, Pierrot, Polichinelle, Colombine, ces types de la grâce et de la coquinerie humaines, si observés et si vrais dans la fantaisie; nous autres, nous avons la collection la plus triste, la plus laide, la plus faussement noble quon puisse voir, des bonshommes blêmes, lamant qui crache sur largent, le fils qui porte le deuil des farces du père, et tant dautres faiseurs de sermons, abstracteurs de quintessence morale, professeurs de beaux sentiments. Qui donc écrira les Précieuses ridicules de ce protestantisme qui nous noie? Jai dit un jour que notre théâtre se mourait dune indigestion de morale. Rien de plus juste. Nos pièces sont petites, parce quau lieu dêtre humaines, elles ont la prétention dêtre honnêtes. Mettez donc la largeur philosophique de Shakespeare à côté du catéchisme dhonnêteté que nos auteurs dramatiques les plus célèbres se piquent denseigner à la foule. Comme cest étroit, ces luttes dun honneur faux sur des points qui devraient disparaître dans le grand cri douloureux de lhumanité souffrante! Ce nest pas vrai et ce nest pas grand. Est-ce que nos énergies sont là? est-ce que le labeur de notre grand siècle se trouve dans ces puérilités du cur? On appelle cela la morale; non, ce nest pas la morale, cest un affadissement de toutes nos virilités, cest un temps précieux perdu à des jeux de marionnettes. La morale, je vais vous la dire. Toi, tu aimes cette jeune fille, qui est riche; épouse-la si elle taime, et tire quelque grande chose de cette fortune. Toi, tu aimes ce jeune homme, qui est riche; laisse-toi épouser, fais du bonheur. Toi, tu as un père qui a volé; apprends lexistence, impose-toi au respect. Et tous, jetez-vous dans laction, acceptez et décuplez la vie. Vivre, la morale est là uniquement, dans sa nécessité, dans sa grandeur. En dehors de la vie, du labeur continu de lhumanité, il ny a que folies métaphysiques, que duperies et que misères. Refuser ce qui est, sous le prétexte que les réalités ne sont pas assez nobles, cest se jeter dans la monstruosité de parti pris. Tout notre théâtre est monstrueux, parce quil est bâti en lair. Dernièrement, un auteur dramatique mettait cinquante pages à me prouver triomphalement que le public entassé dans une salle de spectacle avait des idées particulières et arrêtées sur toutes choses. Hélas! je le sais, puisque cest contre cet étrange phénomène que je combats. Quelle intéressante étude on pourrait faire sur la transformation qui sopère chez un homme, dès quil est entré dans une salle de spectacle! Le voilà sur le trottoir: il traitera de sot tout ami qui viendra lui raconter la rupture de son mariage avec une demoiselle riche, en lui soumettant les scrupules de sa conscience; il serrera avec affection la main dun charmant garçon, dont le père sest enrichi en nourrissant nos soldats de vivres avariés. Puis, il entre dans le théâtre, et il écoute pendant trois heures avec attendrissement le duo désolé de deux amants que la fortune sépare, ou il partage lindignation et le désespoir dun fils forcé dhériter à la mort dun père trop millionnaire. Que sest-il donc passé? Une chose bien simple: ce spectateur, sorti de la vie, est tombé dans la convention. On dit que cela est bon et que dailleurs cela est fatal. Non cela ne saurait être bon, car tout mensonge, même noble, ne peut que pervertir. Il nest pas bon de désespérer les curs par la peinture de sentiments trop raffinés, radicalement faux dailleurs dans leur exagération presque maladive. Cela devient une religion, avec ses détraquements, ses abus de ferveur dévote. Le mysticisme de lhonneur peut faire des victimes, comme toute crise purement cérébrale. Et il nest pas vrai davantage que cela soit fatal. Je vois bien la convention exister, mais rien ne dit quelle est immuable, tout démontre au contraire quelle cède un peu chaque jour sous les coups de la vérité. Ce spectateur dont je parle plus haut, na pas inventé les idées auxquelles il obéit; il les a au contraire reçues et il les transmettra plus ou moins changées, si on les transforme en lui. Je veux dire que la convention est faite par les auteurs et que dès lors les auteurs peuvent la défaire. Sans doute il ne sagit pas de mettre brusquement toutes les vérités à la scène, car elles dérangeraient trop les habitudes séculaires du public; mais, insensiblement, et par une force supérieure, les vérités simposeront. Cest un travail lent qui a lieu devant nous et dont les aveugles seuls peuvent nier les progrès quotidiens. Je reviens aux deux morales, qui se résument en somme dans la question double de la vérité et de la convention. Quand nous écrivons un roman où nous tâchons dêtre des analystes exacts, des protestations furieuses sélèvent, on prétend que nous ramassons des monstres dans le ruisseau, que nous nous plaisons de parti pris dans le difforme et lexceptionnel. Or, nos monstres sont tout simplement des hommes, et des hommes fort ordinaires, comme nous en coudoyons partout dans la vie, sans tant nous offenser. Voyez un salon, je parle du plus honnête: si vous écriviez les confessions sincères des invités, vous laisseriez un document qui scandaliserait les voleurs et les assassins. Dans nos livres, nous avons conscience souvent davoir pris la moyenne, de peindre des personnages que tout le monde reçoit, et nous restons un peu interloqués, lorsquon nous accuse de ne fréquenter que les bouges; même, au fond de ces bouges, il y a une honnêteté relative que nous indiquons scrupuleusement, mais que personne ne paraît retrouver sous notre plume. Toujours les deux morales. Il est admis que la vie est une chose et que la littérature en est une autre. Ce qui est accepté couramment dans la rue et chez soi, devient une simple ordure dès quon limprime. Si nous décoiffons une femme, cest une fille; si nous nous permettons denlever la redingote dun monsieur, cest un gredin. La bonhomie de lexistence, les promiscuités tolérées, les libertés permises de langage et de sentiments, tout ce train-train qui fait la vie, prend immédiatement dans nos uvres écrites lapparence dune diffamation. Les lecteurs ne sont pas accoutumés à se voir dans un miroir fidèle, et ils crient au mensonge et à la cruauté. Les lecteurs et les spectateurs shabitueront, voilà tout. Nous avons pour nous la force de léternelle moralité du vrai. La besogne du siècle est la nôtre. Peu à peu, le public sera avec nous, lorsquil sentira le vide de cette littérature alambiquée, qui vit de formules toutes faites. Il verra que la véritable grandeur nest pas dans un étalage de dissertations morales, mais dans laction même de la vie. Rêver ce qui pourrait être devient un jeu enfantin, quand on peut peindre ce qui est; et, je le dis encore, le réel ne saurait être ni vulgaire ni honteux, car cest le réel qui a fait le monde. Derrière les rudesses de nos analyses, derrière nos peintures qui choquent et qui épouvantent aujourdhui, on verra se lever la grande figure de lHumanité, saignante et splendide, dans sa création incessante. |