Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 9 Deux jours plus tard, vers sept heures, comme Octave arrivait chez les Campardon pour le dîner, il trouva Rose seule, vêtue dun peignoir de soie crème, garni de dentelles blanches. Vous attendez quelquun ? demanda-t-il. Mais non, répondit-elle, un peu gênée. Nous nous mettrons à table, dès quAchille rentrera. Larchitecte se dérangeait, nétait jamais là pour lheure des repas, arrivait très rouge, lair effaré, en maudissant les affaires. Puis, il filait tous les soirs, il épuisait les prétextes, parlant de rendez-vous dans des cafés, inventant des réunions lointaines. Souvent alors, Octave tenait compagnie à Rose jusquà onze heures, car il avait compris que le mari le gardait comme pensionnaire, pour occuper sa femme, et elle se plaignait doucement, elle disait ses craintes : mon Dieu ! elle laissait Achille bien libre, seulement elle était si inquiète, quand il revenait après minuit ! Vous ne le trouvez pas triste depuis quelque temps ? dit-elle dune voix tendrement effrayée. Le jeune homme navait pas remarqué. Je le trouve préoccupé peut-être Les travaux de Saint-Roch lui donnent du souci. Mais elle hocha la tête, sans insister davantage. Puis, elle se montra très bonne pour Octave, linterrogea comme de coutume sur lemploi de sa journée, avec une affection de mère et de sur. Depuis près de neuf mois quil mangeait chez eux, elle le traitait ainsi en enfant de la maison. Enfin, larchitecte parut. Bonsoir, mon chat, bonsoir, ma cocotte, dit-il, en la baisant de son air passionné de bon mari. Encore un imbécile, qui ma retenu une heure sur un trottoir ! Octave sétait écarté, et il les entendit échanger quelques mots à voix basse. Viendra-t-elle ? Non, à quoi bon ? et surtout ne te tourmente pas. Tu mavais juré quelle viendrait. Eh bien ! oui, elle va venir. Es-tu contente ? Cest bien pour toi que je lai fait. On se mit à table. Pendant tout le dîner, il fut question de la langue anglaise, que la petite Angèle apprenait depuis quinze jours. Campardon avait brusquement soutenu la nécessité de langlais pour une demoiselle ; et, comme Lisa sortait de chez une actrice qui revenait de Londres, chaque repas était employé à discuter les noms des plats quelle apportait. Ce soir-là, après de longs essais inutiles sur la prononciation du mot « rumsteack », il fallut remporter le rôti, oublié au feu par Victoire, et dur comme des semelles de botte. On était au dessert, lorsquun coup de timbre fit tressaillir Mme Campardon. Cest la cousine de madame, revint dire Lisa, du ton blessé dune domestique quon a négligé de mettre dans une confidence de famille. Et Gasparine, en effet, entra. Elle était en robe de laine noire, très simple, avec son visage maigre et son air pauvre de fille de magasin. Rose, douillettement enveloppée dans son peignoir de soie crème, grasse et fraîche, se leva, si émue, que des larmes lui montaient aux paupières. Ah ! ma chère, murmura-t-elle, tu es bien gentille Oublions tout, nest-ce pas ? Elle lavait prise entre les bras, elle lui donna deux gros baisers. Octave, par discrétion, voulut partir. Mais on se fâcha : il pouvait rester, il était de la famille. Alors, il samusa à regarder la scène. Campardon, dabord plein dembarras, détournait les yeux des deux femmes, soufflant, cherchant un cigare ; tandis que Lisa, qui enlevait le couvert dune main brutale, échangeait des coups dil avec Angèle étonnée. Cest ta cousine, dit enfin larchitecte à sa fille. Tu nous as entendus parler delle Embrasse-la donc. Elle lembrassa de son air maussade, inquiète du regard dinstitutrice dont Gasparine la déshabillait, après avoir posé des questions sur son âge et sur son éducation. Puis, lorsquon passa au salon, elle préféra suivre Lisa, qui fermait violemment la porte, en disant, sans même craindre dêtre entendue : Ah bien ! ça va devenir drôle, ici ! Dans le salon, Campardon, toujours fiévreux, se mit à se défendre. Parole dhonneur ! la bonne idée nest pas de moi Cest Rose qui a voulu se réconcilier. Tous les matins, voici plus de huit jours, elle me répétait : Va donc la chercher Alors, moi, jai fini par aller vous chercher. Et, comme sil eût senti le besoin de convaincre Octave, il lemmena devant la fenêtre. Hein ? les femmes sont les femmes Moi, ça membêtait parce que jai peur des histoires. Lune à droite, lautre à gauche, il ny avait pas de tamponnement possible Mais jai dû céder, Rose assure que nous serons tous plus contents. Enfin, nous essayerons. Ça dépend delles deux, maintenant, darranger ma vie. Cependant, Rose et Gasparine sétaient assises côte à côte sur le canapé. Elles parlaient du passé, des jours vécus à Plassans, chez le bon père Domergue. Rose alors avait le teint plombé, les membres grêles dune fillette malade de sa croissance, tandis que Gasparine, femme à quinze ans, était grande et désirable, avec ses beaux yeux ; et elles se regardaient aujourdhui, elles ne se reconnaissaient plus, lune si fraîchement grasse dans sa chasteté forcée, lautre séchée par la vie de passion nerveuse dont elle brûlait. Gasparine, un instant, souffrit de son teint jaune et de sa robe étriquée, en face de Rose vêtue de soie, noyant sous des dentelles la délicatesse douillette de son cou blanc. Mais elle dompta ce frisson de jalousie, elle accepta tout de suite une situation de parente pauvre, à genoux devant les toilettes et les grâces de sa cousine. Et ta santé ? demanda-t-elle à demi-voix. Achille ma parlé Ça ne va pas mieux ? Non, non, répondit Rose, mélancolique. Tu vois, je mange, jai lair très bien Et ça ne se remet pas, ça ne se remettra jamais. Comme elle pleurait, Gasparine la prit à son tour dans ses bras, la garda contre sa poitrine plate et ardente, pendant que Campardon accourait les consoler. Pourquoi pleures-tu ? disait-elle avec maternité. Le principal est que tu ne souffres pas Quest-ce que ça fait, si tu as toujours autour de toi des gens pour taimer ? Rose se calmait, souriait déjà au milieu de ses larmes. Alors, larchitecte, emporté par lattendrissement, les saisit toutes les deux dans une même étreinte, leur donna des baisers, en balbutiant : Oui, oui, nous nous aimerons bien, nous taimerons bien, ma pauvre cocotte Tu verras comme tout sarrangera, à présent que nous sommes réunis. Et, se tournant vers Octave : Ah ! mon cher, on a beau dire, il ny a encore que la famille ! La fin de la soirée fut charmante. Campardon, qui sendormait dhabitude au sortir de table, sil restait chez lui, retrouva sa gaieté dartiste, les vieilles farces et les chansons raides de lÉcole des Beaux-Arts. Lorsque, vers onze heures, Gasparine se retira, Rose voulut laccompagner, malgré la difficulté quelle éprouvait à marcher, ce jour-là ; et, penchée sur la rampe, dans le silence grave de lescalier : Reviens souvent ! cria-t-elle. Le lendemain, Octave, intéressé, tâcha de faire causer la cousine au Bonheur des Dames, comme ils recevaient ensemble un arrivage de lingerie. Mais elle répondit dune voix brève, il la sentit hostile, fâchée de lavoir eu pour témoin, la veille. Dailleurs elle ne laimait pas, elle lui témoignait, dans leurs rapports forcés, une sorte de rancune. Depuis longtemps, elle comprenait son jeu auprès de la patronne, et elle assistait à sa cour assidue, avec des regards noirs, une moue méprisante des lèvres, dont il restait parfois troublé. Lorsque cette grande diablesse de fille allongeait ses mains sèches entre eux, il éprouvait la sensation nette et désagréable, que jamais il naurait Mme Hédouin. Cependant, Octave sétait donné six mois. Quatre à peine venaient de sécouler, et des impatiences le prenaient. Chaque matin, il se demandait sil ne devait pas brusquer les choses, en voyant le peu de progrès fait dans les tendresses de cette femme, toujours si glacée et si douce. Elle avait fini pourtant par lui témoigner une véritable estime, gagnée à ses idées larges, à ses rêves de grands comptoirs modernes, déballant des millions de marchandises sur les trottoirs de Paris. Souvent, lorsque son mari nétait pas là et quelle ouvrait la correspondance avec le jeune homme, le matin, elle le retenait, le consultait, se trouvait bien de ses avis ; et une sorte dintimité commerciale sétablissait ainsi entre eux. Cétaient des liasses de factures où leurs mains se rencontraient, des chiffres dont ils seffleuraient la peau avec leur haleine, des abandons devant la caisse, à la suite des recettes heureuses. Même, il abusait de ces moments, sa tactique avait fini par être de la toucher dans sa nature de bonne commerçante et de la vaincre, un jour de faiblesse, au milieu de la grosse émotion de quelque vente inespérée. Aussi cherchait-il un coup étonnant, qui la lui livrerait. Du reste, dès quil ne la tenait plus à causer daffaires, tout de suite elle reprenait sa tranquille autorité, lui donnait poliment des ordres, comme elle en donnait aux garçons de magasin ; et elle dirigeait la maison avec sa froideur de belle femme, portant une petite cravate dhomme sur sa gorge de statue antique, sanglée dans la sévérité dun corsage éternellement noir. Vers cette époque, M. Hédouin, étant tombé malade, alla faire une saison aux eaux de Vichy. Octave, franchement, sen réjouissait. Mme Hédouin avait beau être de marbre, elle sattendrirait dans son veuvage. Mais il attendit inutilement un frisson, un alanguissement de désir. Jamais elle ne sétait montrée si active, la tête si libre et lil si clair. Levée avec le jour, elle recevait elle-même les marchandises dans le sous-sol, la plume à loreille, de lair affairé dun commis. On la voyait partout, en bas et en haut, aux rayons de la soierie et du blanc, veillant à létalage et à la vente ; et elle circulait paisible, sans même attraper un grain de poussière, parmi cet entassement de ballots qui faisait éclater le magasin trop étroit. Lorsquil la rencontrait au milieu de quelque passage étranglé, entre un mur de lainages et tout un banc de serviettes, Octave se rangeait maladroitement, pour lavoir une seconde à lui, sur sa poitrine ; mais elle passait si occupée, quil sentait à peine leffleurement de sa robe. Il était très gêné, dailleurs, par les yeux de Mlle Gasparine, dont il trouvait toujours, à ces moments-là, le regard dur fixé sur eux. Au demeurant, le jeune homme ne désespérait pas. Parfois, il se croyait au but et arrangeait déjà sa vie, pour le jour prochain où il serait lamant de la patronne. Il avait gardé Marie, afin de patienter ; seulement, si elle était commode et si elle ne lui coûtait rien, elle pouvait devenir gênante peut-être, avec sa fidélité de chien battu. Aussi, tout en la reprenant, les soirs dennui, songeait-il déjà à la façon dont il romprait. La lâcher brutalement lui semblait maladroit. Un matin de fête, comme il allait retrouver au lit sa voisine, pendant une course matinale du voisin, lidée lui était enfin venue, de rendre Marie à Jules, de les mettre aux bras lun de lautre, si amoureux quil pourrait se retirer, la conscience tranquille. Cétait du reste une bonne action, dont le côté attendrissant lui enlevait tout remords. Pourtant, il attendait, il ne voulait pas se trouver sans femme. Chez les Campardon, une autre complication préoccupait Octave. Il sentait arriver le moment où il devrait prendre ses repas ailleurs. Depuis trois semaines, Gasparine sinstallait dans la maison, avec une autorité de plus en plus large. Elle était revenue dabord chaque soir ; puis, on lavait vue pendant le déjeuner ; et, malgré son travail au magasin, elle commençait à se charger de tout, de léducation dAngèle et des provisions du ménage. Rose répétait sans cesse devant Campardon : Ah ! si Gasparine logeait avec nous ! Mais, chaque fois, larchitecte sécriait, rougissant de scrupule, tourmenté dune honte : Non, non, ça ne se peut pas Dailleurs, où la coucherais-tu ? Et il expliquait quil faudrait donner à la cousine son cabinet comme chambre, tandis que lui transporterait sa table et ses plans dans le salon. Certes, ça ne laurait aucunement gêné ; il se déciderait peut-être un jour à faire ce déménagement, car il navait pas besoin dun salon, et il finissait par être trop à létroit, pour le travail qui lui arrivait de tous côtés. Seulement, Gasparine pouvait rester chez elle. À quoi bon se mettre en tas ? Quand on est bien, répétait-il à Octave, on a tort de vouloir être mieux. Vers ce temps-là, il fut obligé daller à Évreux passer deux jours. Les travaux de larchevêché linquiétaient. Il avait cédé à un désir de monseigneur, sans quil y eût de crédit ouvert, et la construction du fourneau des nouvelles cuisines et du calorifère menaçait datteindre un chiffre très élevé, quil lui serait impossible de porter aux frais dentretien. Dautre part, la chaire, pour laquelle on avait accordé trois mille francs, monterait à dix mille au moins. Il désirait sentendre avec monseigneur, afin de prendre certaines précautions. Rose lattendait seulement le dimanche soir. Il tomba au milieu du déjeuner, et son entrée brusque causa un effarement. Gasparine se trouvait à table, entre Octave et Angèle. On affecta dêtre à laise ; mais il régnait un air de mystère. Lisa venait de refermer la porte du salon, sur un geste désespéré de madame ; tandis que la cousine repoussait du pied, sous les meubles, des bouts de papier qui traînaient. Lorsquil parla de se déshabiller, tous larrêtèrent. Attendez donc. Prenez une tasse de café, puisque vous avez déjeuné à Évreux. Enfin, comme il remarquait la gêne de Rose, celle-ci alla se jeter à son cou. Mon ami, il ne faut pas me gronder Si tu nétais revenu que ce soir, tu aurais trouvé tout en ordre. Tremblante, elle ouvrit les portes, le mena dans le salon et dans le cabinet. Un lit dacajou, apporté le matin par un marchand de meubles, occupait la place de la table à dessiner, quon avait transportée au milieu de la pièce voisine ; mais rien nétait encore rangé, des cartons sécroulaient parmi des vêtements à Gasparine, la Vierge au cur saignant gisait contre le mur, calée par une cuvette neuve. Cétait une surprise, murmura Mme Campardon, le cur gros, en se cachant la face dans le gilet de son mari. Lui, très ému, regardait. Il ne disait rien, il évitait de rencontrer les yeux dOctave. Alors, Gasparine demanda de sa voix sèche : Mon cousin, est-ce que ça vous contrarie ? Cest Rose qui ma persécutée. Mais si vous croyez que je suis de trop, je puis encore men aller. Oh ! ma cousine ! sécria enfin larchitecte. Tout ce que Rose fait est bien fait. Et, celle-ci ayant éclaté en gros sanglots sur sa poitrine : Voyons, ma cocotte, es-tu bête de pleurer ! Je suis très content. Tu veux avoir ta cousine avec toi, eh bien ! prends ta cousine avec toi. Moi, tout marrange Ne pleure donc plus ! Tiens ! je tembrasse comme je taime, bien fort ! bien fort ! Il la mangeait de caresses. Alors, Rose, qui fondait en larmes pour un mot, mais qui souriait tout de suite, au milieu de ses pleurs, se consola. Elle le baisa à son tour sur la barbe, elle lui dit doucement : Tu as été dur. Embrasse-la aussi. Campardon embrassa Gasparine. On appela Angèle qui, de la salle à manger, regardait, la bouche ouverte, les yeux clairs ; et elle dut lembrasser également. Octave sétait écarté, en trouvant quon finissait par être trop tendre, dans cette maison. Il avait remarqué avec étonnement lattitude respectueuse, la prévenance souriante de Lisa auprès de Gasparine. Une fille intelligente décidément, cette coureuse aux paupières bleues ! Cependant, larchitecte sétait mis en manches de chemise, et sifflant, chantant, pris dune gaieté de gamin, il employa laprès-midi à organiser la chambre de la cousine. Celle-ci laidait, poussait les meubles avec lui, déballait le linge, secouait les vêtements ; pendant que Rose, assise de peur de se fatiguer, leur donnait des conseils, plaçait la toilette ici et le lit de ce côté, pour la commodité de tout le monde. Alors, Octave comprit quil gênait leur expansion ; il se sentait de trop dans un ménage si uni, il les avertit que, le soir, il dînait dehors. Dailleurs, il était décidé : le lendemain, il remercierait Mme Campardon de sa bonne hospitalité, en inventant une histoire. Vers cinq heures, comme il regrettait de ne savoir où rencontrer Trublot, lidée lui vint de demander à dîner aux Pichon, pour ne point passer la soirée seul. Mais, en entrant chez eux, il tomba sur une scène de famille déplorable. Les Vuillaume étaient là, indignés, frémissants. Cest une indignité, monsieur ! disait la mère, debout, le bras tendu vers son gendre, écrasé sur une chaise. Vous maviez donné votre parole dhonneur. Et toi, ajoutait le père, en faisant reculer jusquau buffet sa fille toute tremblante, ne le défends pas, tu es aussi coupable Vous voulez donc mourir de faim ? Mme Vuillaume avait remis son châle et son chapeau. Elle déclara dun ton solennel : Adieu ! Nous nencouragerons pas au moins votre désordre par notre présence. Du moment où vous ne tenez nul compte de nos désirs, nous navons que faire ici Adieu ! Et, comme son gendre, par la force de lhabitude, se levait pour les accompagner : Inutile, nous trouverons bien lomnibus sans vous Passez devant, monsieur Vuillaume. Quils mangent leur dîner, et que ça leur profite, car ils nen auront pas toujours ! Octave, stupéfait, dut seffacer. Quand ils furent partis, il regarda Jules atterré sur sa chaise et Marie très pâle devant le buffet. Tous deux se taisaient. Quest-ce donc ? demanda-t-il. Mais, sans lui répondre, la jeune femme, dune voix dolente, gronda son mari. Je tavais prévenu. Tu aurais dû attendre, pour leur couler la chose en douceur. Rien ne pressait, ça ne se voit pas encore. Quest-ce donc ? répéta Octave. Alors, sans même se tourner, elle dit crûment, dans son émotion : Je suis enceinte. Ils membêtent à la fin ! cria Jules qui se levait, pris de révolte. Jai cru honnête de les prévenir tout de suite de cet ennui Est-ce quils simaginent que ça mamuse ! Je suis plus attrapé queux, là-dedans. Dautant plus que, sapristi ! il ny a pas de ma faute Nest-ce pas ? Marie, si nous savons comment il a pu pousser, celui-là ! Ça, cest bien vrai, affirma la jeune femme. Octave comptait les mois. Elle était enceinte de cinq mois, et de fin décembre à fin mai, le compte sy trouvait. Il en fut tout ému ; puis, il aima mieux douter ; mais son attendrissement persistait, il éprouvait le besoin violent de faire quelque chose de gentil pour les Pichon. Jules continuait à grogner : on le recevrait tout de même, cet enfant ; seulement, il aurait bien dû rester où il était. De son côté, Marie, dordinaire si douce, se fâchait, finissait par donner raison à sa mère, qui ne pardonnait jamais la désobéissance. Et le ménage en arrivait à une querelle, se jetant le petit au visage, saccusant lun lautre de lavoir fait, lorsque Octave intervint gaiement. Ça navance à rien, maintenant quil est là Voyons, il ne faut pas dîner ici ; ce serait trop triste. Je vous emmène au restaurant, voulez-vous ? La jeune femme rougit. Dîner au restaurant était sa joie. Elle parla pourtant de sa fille, qui lempêchait toujours de prendre des plaisirs. Mais il fut décidé que, cette fois, Lilitte serait de la partie. Et ce fut une soirée charmante. Octave les avait menés au Buf à la mode, dans un cabinet, pour être plus libre, disait-il. Là, il les accabla de nourriture, avec une prodigalité émue, ne songeant pas à laddition, heureux de les voir manger. Même, au dessert, quand on eut allongé Lilitte entre deux oreillers du divan, il demanda du champagne ; et ils soublièrent, les coudes sur la table, les yeux humides, tous trois pleins de cur, alanguis par la chaleur suffocante du cabinet. Enfin, à onze heures, ils parlèrent de rentrer ; mais ils étaient très rouges, lair frais de la rue les grisa. Alors, comme la petite, tombant de sommeil, refusait de marcher, Octave, pour bien faire les choses jusquau bout, voulut absolument prendre une voiture, malgré le voisinage de la rue de Choiseul. Dans le fiacre, il eut le scrupule de ne pas serrer entre les siennes les jambes de Marie. Seulement, en haut, pendant que Jules bordait Lilitte, il posa un baiser sur le front de la jeune femme, le baiser dadieu dun père qui cède sa fille à un gendre. Puis, les voyant, très amoureux, se regarder dun air ivre, il les coucha, il leur souhaita à travers la porte une bonne nuit, avec beaucoup de jolis rêves. Ma foi, pensait-il en se fourrant tout seul dans son lit, ça ma coûté cinquante francs, mais je leur devais bien ça Après tout, je nai quun désir, cest que son mari la rende heureuse, cette petite femme ! Et, attendri de son bon cur, il résolut, avant de sendormir, de tenter le grand coup, le lendemain soir. Chaque lundi, après le dîner, Octave aidait Mme Hédouin à examiner les commandes de la semaine. Pour cette besogne, tous deux se retiraient dans le cabinet du fond, une étroite pièce où il y avait seulement une caisse, un bureau, deux chaises et un canapé. Mais, ce lundi-là, les Duveyrier menaient justement Mme Hédouin à lOpéra-Comique. Aussi, vers trois heures, appela-t-elle le jeune homme. Malgré le clair soleil, ils durent allumer le gaz, car le cabinet ne recevait quun jour livide par une cour intérieure. Comme il poussait le verrou et quelle le regardait, étonnée : Personne ne viendra nous déranger, murmura-t-il. Elle lapprouva de la tête, ils se mirent au travail. Les nouveautés dété allaient magnifiquement, toujours les affaires de la maison sétendaient. Cette semaine-là surtout, la vente des petits lainages sannonçait tellement bien, quelle laissa échapper un soupir. Ah ! si nous avions de la place ! Mais, dit-il, commençant lattaque, cela dépend de vous Jai une idée, depuis quelque temps, dont je veux vous parler. Cétait laffaire daudace quil cherchait. Il sagissait dacheter la maison voisine, sur la rue Neuve-Saint-Augustin, de donner congé à un marchand dombrelles et à un bimbelotier, puis dagrandir les magasins, où lon pourrait créer de vastes rayons. Et il séchauffait, se montrait plein de mépris pour lancien commerce, au fond de boutiques humides, noires, sans étalage, évoquait du geste un commerce nouveau, entassant tout le luxe de la femme dans des palais de cristal, remuant les millions au plein jour, flambant le soir ainsi quune fête de gala princier. Vous tuerez le commerce du quartier Saint-Roch, disait-il, vous attirerez à vous les petites clientèles. Ainsi, la maison de soierie de M. Vabre vous fait du tort aujourdhui ; développez vos vitrines sur la rue, créez un rayon spécial, et vous le réduisez à la faillite avant cinq ans Enfin, il est toujours question douvrir cette rue du Dix-Décembre, qui doit aller du nouvel Opéra à la Bourse. Mon ami Campardon men parle quelquefois. Cela peut décupler le mouvement daffaires du quartier. Mme Hédouin, le coude sur un registre, sa belle tête grave appuyée dans la main, lécoutait. Elle était née au Bonheur des Dames, fondé par son père et son oncle, elle aimait la maison, elle la voyait sélargir, dévorer les maisons voisines, étaler une façade royale ; et ce rêve allait à son intelligence vive, à sa volonté droite, à lintuition délicate de femme quelle avait du nouveau Paris. Jamais loncle Deleuze ne voudra, murmura-t-elle. Puis, mon mari est trop souffrant. Alors, la voyant ébranlée, Octave prit sa voix de séduction, une voix dacteur, douce et chantante. Il la chauffait en même temps de ses yeux couleur de vieil or, que des femmes disaient irrésistibles. Mais, le bec de gaz avait beau brûler près de sa nuque, elle restait sans une chaleur à la peau, elle tombait seulement dans une rêverie, sous létourdissement des paroles intarissables du jeune homme. Il en était arrivé à étudier laffaire au point de vue des chiffres, à établir déjà un devis approximatif, de lair passionné dont un page romantique aurait déclaré un amour longtemps contenu. Lorsque, brusquement, elle sortit de ses réflexions, elle se trouva dans ses bras. Il la poussait sur le canapé, croyant quelle cédait enfin. Mon Dieu ! cétait pour ça ! dit-elle avec un accent de tristesse, en se débarrassant de lui comme dun enfant importun. Eh bien ! oui, je vous aime, cria-t-il. Oh ! ne me repoussez pas. Avec vous, je ferai de grandes choses Et il alla ainsi jusquau bout de la tirade, qui sonnait faux. Elle ne linterrompit pas, elle sétait remise à feuilleter le registre, debout. Puis, quand il se tut : Je sais tout ça, on me la déjà dit Mais je vous croyais plus intelligent que les autres, monsieur Octave. Vous me faites de la peine, vraiment, car javais compté sur vous. Enfin, tous les jeunes gens manquent de raison Nous avons besoin de beaucoup dordre, dans une maison telle que la nôtre, et vous commencez par vouloir des choses qui nous dérangeraient du matin au soir. Je ne suis pas une femme ici, jai trop daffaires Voyons, vous qui êtes si bien organisé, comment navez-vous pas compris que jamais je ne ferai ça, parce que cest bête dabord, inutile ensuite, et que, heureusement pour moi, je nen ai pas la moindre envie ! Il laurait préférée dans une colère dindignation, étalant de grands sentiments. Sa voix calme, son tranquille raisonnement de femme pratique, sûre delle-même, le déconcertaient. Il se sentait devenir ridicule. Ayez pitié, madame, balbutia-t-il encore. Voyez ce que je souffre. Non, vous ne souffrez pas. En tout cas, vous guérirez Tenez ! on frappe, vous feriez mieux douvrir la porte. Alors, il dut tirer le verrou. Cétait Mlle Gasparine qui désirait savoir si lon attendait des chemises à entre-deux. Le verrou poussé lavait surprise. Mais elle connaissait trop bien Mme Hédouin ; et, quand elle la vit avec son air glacé, devant Octave plein de malaise, elle eut un mince sourire moqueur, en regardant ce dernier. Il en fut exaspéré, il laccusa davoir fait manquer le coup. Madame, déclara-t-il brusquement, lorsque la demoiselle de magasin fut partie, je quitte la maison ce soir. Ce fut un étonnement pour Mme Hédouin. Elle le regarda. Pourquoi donc ? Je ne vous renvoie pas Oh ! ça ne change rien, je nai pas peur. Cette phrase acheva de le mettre hors de lui. Il partait tout de suite, il ne voulait pas endurer son martyre une minute de plus. Cest bien, monsieur Octave, reprit-elle avec sa sérénité. Je vais vous régler à linstant Nimporte, la maison vous regrettera, car vous étiez un bon commis. Dans la rue, Octave comprit quil venait de se conduire comme un sot. Quatre heures sonnaient, le gai soleil printanier jaunissait tout un angle de la place Gaillon. Et, furieux contre lui-même, il descendit au hasard la rue Saint-Roch, en discutant la façon dont il aurait dû agir. Dabord, pourquoi navait-il pas pincé les hanches à cette Gasparine ? Cétait ce quelle demandait sans doute ; mais il ne les aimait pas, comme Campardon, à ce degré de sécheresse ; puis, il se serait peut-être mal adressé encore, car celle-là lui semblait une de ces particulières dune vertu rigide avec les messieurs du dimanche, lorsquelles ont un homme de semaine qui les met sur le flanc, du lundi au samedi. Ensuite, quelle idée jeune, davoir voulu quand même devenir lamant de la patronne ! Ne pouvait-il donc faire son affaire dargent dans la maison, sans exiger dy trouver, tout à la fois, le pain et le lit ? Un instant, très combattu, il fut sur le point de retourner au Bonheur des Dames, avouer ses torts. Puis, la pensée de Mme Hédouin, si tranquillement superbe, réveilla sa vanité souffrante, et il redescendit vers Saint-Roch. Tant pis ! cétait fait. Il allait voir si Campardon nétait pas dans léglise, pour lemmener au café prendre un madère. Ça le distrairait. Il entra par le vestibule où souvre une porte de la sacristie, une allée noire et sale de maison louche. Vous cherchez peut-être M. Campardon ? dit une voix près de lui, comme il hésitait, fouillant la nef du regard. Cétait labbé Mauduit, qui venait de le reconnaître. Larchitecte étant absent, il voulut absolument faire visiter au jeune homme les travaux du Calvaire, pour lesquels il se passionnait. Il le mena derrière le chur, lui montra dabord la chapelle de la Vierge, aux murs de marbre blanc, et dont lautel est surmonté du groupe de la Crèche, un Jésus entre un saint Joseph et une sainte Vierge dun style rococo ; puis, derrière encore, il lui fit traverser la chapelle de lAdoration perpétuelle, aux sept lampes dor, aux candélabres dor, à lautel dor luisant dans lombre fauve des vitraux couleur dor. Mais, là, à droite et à gauche, des cloisons de planches barraient le fond de labside ; et, au milieu du silence frissonnant, au-dessus des ombres noires agenouillées, balbutiant des prières, retentissaient des coups de pic, des voix de maçons, tout un tapage violent de chantier. Entrez donc, dit labbé Mauduit en retroussant sa soutane. Je vais vous expliquer. De lautre côté des planches, il y avait un écroulement de plâtras, un coin déglise ouvert au grand air du dehors, blanc de chaux envolée, humide deau répandue. On voyait encore, à gauche, la dixième station, Jésus cloué sur la croix, et à droite, la douzième, les saintes femmes autour de Jésus. Mais, au milieu, le groupe de la onzième station, Jésus sur la croix, avait été enlevé puis déposé contre un mur ; et cétait là que les ouvriers travaillaient. Voici, continua le prêtre. Jai eu lidée déclairer par un jour den haut, pris dans la coupole, le groupe central du Calvaire Vous comprenez leffet à obtenir ? Oui, oui, murmura Octave, que cette promenade parmi des matériaux tirait de ses préoccupations. Labbé Mauduit, la voix haute, avait un air de machiniste en chef indiquant la plantation de quelque grand décor. Naturellement, la plus sévère nudité, rien que des murs de pierre, sans un bout de peinture, sans le moindre filet dor. Il faut que nous soyons dans une crypte, dans quelque chose de souterrain et de désolé Mais le gros effet est le Christ en croix, ayant à ses pieds la Vierge et Madeleine. Je le plante au sommet dun rocher, je détache les statues blanches sur un fond gris ; et cest alors que mon jour de coupole les éclaire comme dun rayon invisible, dune clarté vive qui les fait venir en avant, qui les anime dune vie surnaturelle Vous verrez ça, vous verrez ça ! Et il se tourna pour crier à un ouvrier : Enlevez donc la Vierge, vous allez finir par lui casser la cuisse. Louvrier appela un camarade. À eux deux, ils empoignèrent la Vierge par les reins, puis la portèrent à lécart, comme une grande fille blanche, tombée raide dune attaque nerveuse. Méfiez-vous ! répétait le prêtre qui les suivait au milieu des gravats, sa robe est déjà fêlée. Attendez ! Il leur donna un coup de main, saisit Marie par le dos et sortit tout plâtreux de cet embrassement. Alors, reprit-il en revenant vers Octave, imaginez que les deux baies de la nef, là, devant nous, soient ouvertes, et allez vous placer dans la chapelle de la Vierge. Par-dessus lautel, à travers la chapelle de lAdoration perpétuelle, tout au fond, vous apercevrez le Calvaire Et vous imaginez-vous leffet, ces trois grandes figures, ce drame simple et nu, dans cet enfoncement de tabernacle, au-delà de cette nuit mystérieuse des vitraux, de ces lampes et de ces candélabres dor Hein ? je crois que ce sera irrésistible ? Il devenait éloquent, il riait daise, très fier de son idée. Les plus sceptiques seront remués, dit Octave pour lui faire plaisir. Nest-ce pas ? cria-t-il. Il me tarde de voir tout cela en place. En revenant dans la nef, il soublia, il garda sa voix haute, son allure dentrepreneur ; et il parlait de Campardon avec les plus grands éloges ; un garçon qui, au Moyen Age, disait-il, aurait eu un sens religieux très remarquable. Il avait fait sortir Octave par la petite porte du fond, il le retint encore un instant dans la cour du presbytère, où lon voit le chevet de léglise, noyé sous des constructions voisines. Cétait là quil demeurait, au second étage dune grande maison à façade rouillée, occupée tout entière par le clergé de Saint-Roch. Une odeur discrète de prêtre, un silence chuchotant de confessionnal sortaient du vestibule, surmonté dune Vierge, et des hautes fenêtres, voilées dépais rideaux. Jirai voir M. Campardon ce soir, dit enfin labbé Mauduit. Priez-le de mattendre Je veux causer à laise dune amélioration. Et il salua de son air mondain. Octave était calmé. Saint-Roch, avec ses voûtes fraîches, avait détendu ses nerfs. Il regarda curieusement cette entrée déglise à travers une maison particulière, cette loge de concierge où lon devait la nuit tirer le cordon pour le bon Dieu, tout ce coin de couvent perdu dans le grouillement noir du quartier. Sur le trottoir, il leva encore les yeux : la maison étendait sa façade nue, aux fenêtres grillées et sans rideaux ; mais des barres de fer retenaient des caisses de fleurs, sur les fenêtres du quatrième étage ; et, en bas, dans les murs épais, souvraient détroites boutiques dont le clergé tirait profit, un savetier, un horloger, une brodeuse, même un marchand de vin, rendez-vous des croque-morts, les jours denterrement. Octave, disposé par son insuccès aux renoncements de ce monde, regretta la tranquille existence que les vieilles servantes des curés devaient mener là-haut, dans ces chambres garnies de verveines et de pois de senteur. Le soir, à six heures et demie, comme il entrait sans sonner chez les Campardon, il tomba net sur larchitecte et sur Gasparine, en train de se baiser à pleine bouche dans lantichambre. Celle-ci, qui arrivait du magasin, navait pas même pris le temps de refermer la porte. Tous deux restèrent saisis. Ma femme se donne un coup de peigne, balbutia Campardon pour dire quelque chose. Voyez-la donc. Octave, aussi gêné queux, se hâta daller frapper à la chambre de Rose, où il pénétrait dhabitude en parent. Décidément, il ne pouvait continuer de manger là, maintenant quil les surprenait derrière les portes. Entrez ! cria la voix de Rose. Cest vous, Octave Oh ! il ny a pas de mal. Elle navait pourtant pas remis son peignoir, les épaules et les bras nus, dune délicatesse et dune blancheur de lait. Attentive devant la glace, elle roulait en petits frisons ses cheveux dor. Tous les jours, pendant des heures, cétaient ainsi des soins de toilette excessifs, une continue préoccupation à sétudier les grains de la peau, à se parer, pour sallonger ensuite sur une chaise longue, dans un luxe et une beauté didole sans sexe. Vous vous faites donc superbe encore ce soir, dit Octave en souriant. Mon Dieu ! puisque je nai que cette distraction, répondit-elle. Ça mamuse Vous savez, je nai jamais été femme de ménage ; et puis, à présent que Gasparine va être là Hein ? les frisons mavantagent. Ça me console un peu, quand je suis bien habillée et que je me sens jolie. Comme le dîner nétait pas prêt, il conta son départ du Bonheur des Dames, il inventa une histoire, une autre situation guettée par lui depuis longtemps ; et il se réservait ainsi un prétexte, pour expliquer sa résolution de prendre ses repas ailleurs. Elle sétonna quil pût quitter ainsi une maison où il avait de lavenir. Mais elle était tout à sa glace, elle lécoutait mal. Voyez donc cette rougeur, là, derrière loreille Est-ce que cest un bouton ? Il dut lui examiner la nuque, quelle lui tendait, avec sa belle tranquillité de femme sacrée. Ce nest rien, dit-il. Vous vous serez débarbouillée trop fort. Et, quand il leut aidée à remettre son peignoir, tout de satin bleu et brodé dargent, ce soir-là, ils passèrent dans la salle à manger. Dès le potage, on causa du départ dOctave de chez les Hédouin. Campardon sexclamait, pendant que Gasparine avait aux lèvres son mince sourire ; du reste, ils étaient très à laise lun devant lautre. Le jeune homme finit même par être touché des tendres prévenances dont ils accablaient Rose. Campardon lui versait à boire, Gasparine choisissait à son intention le meilleur morceau du plat. Était-elle contente du pain, car on aurait changé le boulanger ? voulait-elle un oreiller pour lui soutenir le dos ? Et Rose, pleine de gratitude, les suppliait de ne pas se déranger ainsi. Elle mangeait beaucoup, trônait entre eux, avec sa gorge douillette de belle blonde, dans son peignoir de reine, ayant à sa droite son mari essoufflé, qui maigrissait, et à sa gauche la cousine sèche, noire, les épaules rétrécies sous sa robe sombre, la chair fondue par la passion. Au dessert, Gasparine tança vertement Lisa qui répondait mal à madame, au sujet dun morceau de fromage égaré. La femme de chambre devint très humble. Déjà, Gasparine avait mis la main sur le ménage et dompté les bonnes ; dun mot, elle faisait trembler Victoire elle-même devant ses casseroles. Aussi Rose reconnaissante lui adressa-t-elle un regard mouillé ; on la respectait, depuis quelle était là, et son rêve était de lui faire quitter, à elle aussi, le Bonheur des Dames, pour la charger de léducation dAngèle. Voyons, murmura-t-elle dune voix caressante, il y a pourtant assez à soccuper ici Angèle, supplie ta cousine, dis-lui combien ça te ferait plaisir. La jeune fille supplia sa cousine, tandis que Lisa approuvait de la tête. Mais Campardon et Gasparine restèrent graves : non, non, il fallait attendre, on ne se lâchait point ainsi des pieds dans la vie, sans se tenir des mains. Maintenant, au salon, les soirées étaient délicieuses. Larchitecte ne sortait plus. Justement, ce soir-là, il devait accrocher, dans la chambre de Gasparine, des gravures, qui revenaient de lencadreur : Mignon aspirant au ciel, une vue de la fontaine de Vaucluse, dautres encore. Et il était dune gaieté de gros homme, sa barbe jaune en coup de vent, les joues rouges davoir trop mangé, heureux et satisfait dans tous ses appétits. Il appela la cousine pour léclairer, on lentendit enfoncer des clous, monté sur une chaise. Alors, Octave, se trouvant seul avec Rose, reprit son histoire, expliqua quà la fin du mois il serait forcé de prendre pension ailleurs. Elle parut surprise, mais elle avait la tête occupée, elle revint tout de suite à son mari et à la cousine, quelle écoutait rire. Hein ? samusent-ils, à pendre ces tableaux ! Que voulez-vous ? Achille ne se dérange plus, voici quinze jours quil ne me quitte pas, le soir ; non, plus de café, plus de réunions daffaires, plus de rendez-vous ; et vous vous rappelez comme jétais inquiète, lorsquil rentrait après minuit ! Ah ! cest aujourdhui pour moi une bien grande tranquillité ! Je le garde, au moins. Sans doute, sans doute, murmura Octave. Et elle parla encore de léconomie qui résultait du nouvel arrangement. Tout marchait mieux dans le ménage, on y riait du matin au soir. Lorsque je vois Achille content, reprit-elle, ça me contente. Puis, ramenée aux affaires du jeune homme : Alors, vraiment, vous nous quittez ? Restez donc, puisque nous allons tous être heureux. Il recommença ses explications. Elle comprit, elle baissa les yeux : en effet, ce garçon devenait gênant, dans leurs expansions de famille, et elle-même éprouvait comme un soulagement de son départ, nayant plus dailleurs besoin de lui, pour tuer ses soirées. Il dut jurer de la venir voir souvent. Emballée, Mignon aspirant au ciel ! cria la voix joyeuse de Campardon. Attendez, cousine, je vais vous descendre. On lentendit qui la prenait dans ses bras et qui la déposait quelque part. Il y eut un silence, puis un petit rire. Mais déjà larchitecte rentrait dans le salon ; et il présenta sa joue échauffée à sa femme. Cest fini, ma cocotte Embrasse ton loup, qui a bien travaillé. Gasparine vint, avec une broderie, sasseoir près de la lampe. Campardon sétait mis à découper en plaisantant une croix dhonneur dorée, trouvée sur une étiquette ; et il rougit fortement, lorsque Rose voulut lui attacher cette croix de papier avec une épingle : on en faisait un mystère, quelquun lui avait promis la décoration. De lautre côté de la lampe, Angèle, qui apprenait une leçon dhistoire sainte, levait par moments la tête, coulait des regards, de son air énigmatique de fille bien élevée, instruite à ne rien dire, et dont on ignore les pensées vraies. Cétait une soirée douce, un coin patriarcal dune grande bonhomie. Mais larchitecte, brusquement, eut une révolte de pudeur. Il venait de sapercevoir que la petite, par-dessus son histoire sainte, lisait la Gazette de France, traînant sur la table. Angèle, dit-il sévèrement, que fais-tu là ? Ce matin, jai barré larticle au crayon rouge. Tu sais bien que tu ne dois pas lire ce qui est barré. Papa, je lisais à côté, répondit la jeune fille. Il ne lui en enleva pas moins le numéro, en se plaignant tout bas à Octave de la démoralisation de la presse. Il y avait encore, ce jour-là, un crime abominable. Si les familles ne pouvaient plus admettre la Gazette de France, alors à quel journal sabonner ? Et il levait les yeux au ciel, lorsque Lisa annonça labbé Mauduit. Tiens ! cest vrai, dit Octave, il mavait prié de vous avertir de sa visite. Labbé entra, souriant. Comme larchitecte avait oublié denlever sa croix de papier, il balbutia devant ce sourire. Justement, labbé était la personne dont on cachait le nom et qui soccupait de laffaire. Ce sont ces dames, murmurait Campardon. Sont-elles assez folles ? Non, non, gardez-la, répondit le prêtre très aimable. Elle est bien où elle est, et nous la remplacerons par une autre plus solide. Tout de suite, il demanda à Rose des nouvelles de sa santé, et approuva beaucoup Gasparine de sêtre fixée auprès dune personne de sa famille. Les demoiselles seules, à Paris, couraient tant de risques ! Il disait ces choses avec son onction de bon prêtre, nignorant rien cependant. Ensuite, il causa des travaux, il proposa une modification heureuse. Et il semblait être venu pour bénir la bonne union de la famille et sauver ainsi une situation délicate, dont on pouvait causer dans le quartier. Larchitecte du Calvaire devait avoir le respect des honnêtes gens. Octave pourtant, à lentrée de labbé Mauduit, avait souhaité le bonsoir aux Campardon. Comme il traversait lantichambre, il entendit, dans la salle à manger toute noire, la voix dAngèle, qui sétait échappée, elle aussi. Cest pour le beurre quelle criait ? demandait-elle. Bien sûr, répondait une autre voix, celle de Lisa. Elle est méchante comme une gale. Vous avez bien vu, à table, de quelle façon elle ma ramassée Mais je men fiche ! Faut avoir lair dobéir, avec une particulière de cette espèce, et ça nempêche pas, on rigole tout de même ! Alors, Angèle dut se jeter au cou de Lisa, car sa voix sétouffa dans le cou de la bonne. Oui, oui Et, après, tant pire ! cest toi que jaime ! Octave montait se coucher, lorsquun besoin de grand air le fit descendre. Il était au plus dix heures, il irait jusquau Palais-Royal. Maintenant, il se retrouvait garçon : pas de femme, ni Valérie ni Mme Hédouin navaient voulu de son cur, et il sétait trop pressé de rendre à Jules Marie, la seule quil eût conquise, encore sans avoir rien fait pour ça. Il tâchait den rire, mais il éprouvait une tristesse ; il se rappelait avec amertume ses succès de Marseille et voyait un mauvais présage, une véritable atteinte à sa fortune, dans la déroute de ses séductions. Un froid le glaçait, quand il navait pas des jupes autour de lui. Jusquà Mme Campardon qui le laissait partir sans larmes ! Cétait une terrible revanche à prendre. Est-ce que Paris allait se refuser ? Comme il posait le pied sur le trottoir, une voix de femme lappela ; et il reconnut Berthe, sur le seuil du magasin de soierie, dont un garçon mettait les volets. Est-ce vrai ? monsieur Mouret, demanda-t-elle, vous avez donc quitté le Bonheur des Dames ? Il fut surpris quon le sût déjà dans le quartier. La jeune femme avait appelé son mari. Puisquil voulait monter le lendemain, pour causer avec M. Mouret, il pouvait bien lui parler tout de suite. Et Auguste, la mine maussade, sans transition, offrit à Octave dentrer chez eux. Ce dernier, pris à limproviste, hésitait, était sur le point de refuser, en songeant au peu dimportance de la maison. Mais il aperçut le joli visage de Berthe, qui lui souriait de son air de bon accueil, avec le gai regard quil avait déjà rencontré deux fois, le jour de son arrivée et le jour des noces. Eh bien ! oui, dit-il résolument. |