Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 10 Alors, Octave se trouva rapproché des Duveyrier. Souvent, lorsque Mme Duveyrier rentrait, elle traversait le magasin de son frère, sarrêtait à causer un instant avec Berthe ; et, la première fois quelle aperçut le jeune homme, installé derrière un comptoir, elle lui fit daimables reproches sur son manque de parole, en lui rappelant son ancienne promesse de venir un soir, chez elle, essayer sa voix au piano. Justement, elle voulait donner une seconde audition de La Bénédiction des Poignards, à un de ses premiers samedis de lhiver suivant, mais avec deux ténors de plus, quelque chose de très complet. Si cela ne vous contrarie pas, dit un jour Berthe à Octave, vous pourrez monter après votre dîner chez ma belle-sur. Elle vous attend. Elle gardait à son égard une attitude de patronne simplement polie. Cest que, ce soir, fit-il remarquer, je comptais mettre un peu dordre dans ces cases. Ne vous inquiétez pas, reprit-elle, il y a ici du monde pour cette besogne Je vous donne votre soirée. Vers neuf heures, Octave trouva Mme Duveyrier qui lattendait, dans son grand salon blanc et or. Tout était prêt, le piano ouvert, les bougies allumées. Une lampe posée sur un guéridon, à côté de linstrument, éclairait mal la pièce, dont une moitié restait obscure. En voyant la jeune femme seule, il crut devoir lui demander comment M. Duveyrier se portait. Elle répondit quil allait parfaitement ; ses collègues lavaient chargé dun rapport, dans une affaire très grave, et il était justement sorti pour se renseigner sur certains faits. Vous savez, cette affaire de la rue de Provence, dit-elle avec simplicité. Ah ! il sen occupe ! sécria Octave. Cétait un scandale qui passionnait Paris, toute une prostitution clandestine, des enfants de quatorze ans livrés à de hauts personnages. Clotilde ajouta : Oui, ça lui donne beaucoup de mal. Depuis quinze jours, ses soirées sont prises. Il la regarda, sachant par Trublot que loncle Bachelard, ce jour-là, avait invité Duveyrier à dîner, et quon devait ensuite finir la soirée chez Clarisse. Mais elle était très sérieuse, elle parlait toujours de son mari avec gravité, contait de son grand air honnête des histoires extraordinaires, où elle expliquait pourquoi on ne le trouvait jamais au domicile conjugal. Dame ! il a charge dâmes, murmura-t-il, gêné par son clair regard. Elle lui paraissait très belle, seule dans lappartement vide. Ses cheveux roux pâlissaient son visage un peu long, dune obstination tranquille de femme cloîtrée au fond de ses devoirs ; et, vêtue de soie grise, la gorge et la taille sanglées dans un corset cuirassé de baleines, elle le traitait avec une amabilité sans chaleur, comme séparée de lui par un triple airain. Eh bien ! monsieur, voulez-vous que nous commencions ? reprit-elle. Vous excusez mon importunité, nest-ce pas ? Et lâchez-vous, donnez tous vos moyens, puisque M. Duveyrier nest pas là Vous lavez peut-être entendu se vanter de ne pas aimer la musique ? Elle mettait un tel mépris dans cette phrase, quil crut devoir risquer un léger rire. Cétait dailleurs lattaque unique qui lui échappait parfois contre son mari devant le monde, exaspérée des plaisanteries de ce dernier sur son piano, elle qui était assez forte pour cacher la haine et la répulsion physique quil lui inspirait. Comment peut-on ne pas aimer la musique ? répétait Octave dun air dextase, afin de lui être agréable. Alors, elle sassit. Un recueil danciens airs était ouvert sur le pupitre. Elle avait choisi un morceau de Zémire et Azor, de Grétry. Comme le jeune homme lisait tout au plus ses notes, elle le lui fit dabord déchiffrer à demi-voix. Puis, elle joua le prélude, et il commença. Du moment quon aime, Lon devient si doux Parfait ! cria-t-elle ravie, un ténor, il ny a pas à en douter, un ténor ! Continuez, monsieur. Octave, très flatté, fila les deux autres vers. Et je suis moi-même Plus tremblant que vous. Elle rayonnait. Voilà trois ans quelle en cherchait un ! Et elle lui conta ses déboires, M. Trublot par exemple ; car, cétait un fait dont on aurait dû étudier les causes, il ny avait plus de ténors parmi les jeunes gens de la société : sans doute le tabac. Attention, maintenant ! reprit-elle, nous allons y mettre de lexpression Attaquez avec franchise. Son visage froid prit une langueur, ses yeux se tournèrent vers lui dun air mourant. Croyant quelle séchauffait, il sanimait aussi, la trouvait charmante. Pas un bruit ne venait des pièces voisines, lombre vague du grand salon semblait les envelopper dune volupté assoupie ; et, penché derrière elle, frôlant son chignon de sa poitrine, pour mieux voir la musique, il soupirait dans un frisson les deux vers : Et je suis moi-même Plus tremblant que vous. Mais, la phrase mélodique achevée, elle laissa tomber son expression passionnée comme un masque. Sa froideur était dessous. Il se recula, inquiet, ne voulant pas recommencer son aventure avec Mme Hédouin. Vous irez très bien, disait-elle. Accentuez seulement davantage la mesure Tenez, comme ça. Et elle chanta elle-même, elle répéta à vingt reprises : « Plus tremblant que vous », en détachant les notes avec une rigueur de femme impeccable, dont la passion musicale était à fleur de peau, dans la mécanique. Sa voix montait peu à peu, emplissait la pièce de cris aigus, lorsque tous deux entendirent brusquement, derrière leur dos, quelquun dire très fort : Madame, madame ! Elle eut un sursaut, et reconnaissant sa femme de chambre Clémence : Hein ? quoi ? Madame, cest M. votre père qui est tombé le nez dans ses écritures et qui ne bouge plus Il nous fait peur. Alors, sans bien comprendre, pleine de surprise, elle quitta le piano, elle suivit Clémence. Octave, qui nosait laccompagner, resta à piétiner au milieu du salon. Cependant, après quelques minutes dhésitation et de gêne, comme il entendait des pas précipités, des voix éperdues, il se décida, il traversa une pièce obscure, puis se trouva dans la chambre de M. Vabre. Tous les domestiques étaient accourus, Julie en tablier de cuisine, Clémence et Hippolyte, lesprit encore occupé dune partie de dominos quils venaient de lâcher ; et, debout, lair ahuri, ils entouraient le vieillard, pendant que Clotilde, penchée à son oreille, lappelait, le suppliait de dire un mot, un seul mot. Mais il ne bougeait toujours pas, le nez dans ses fiches. Il avait tapé du front sur son encrier. Une éclaboussure dencre lui couvrait lil gauche, coulant en minces gouttes jusquà ses lèvres. Cest une attaque, dit Octave. On ne peut le laisser là. Il faut le mettre sur son lit. Mais madame Duveyrier perdait la tête. Peu à peu, lémotion montait dans ses veines lentes. Elle répétait : Vous croyez, vous croyez Ô mon Dieu ! ô mon pauvre père ! Hippolyte ne se hâtait point, travaillé dune inquiétude, dune répulsion visible à toucher le vieux, qui allait peut-être passer entre ses bras. Il fallut quOctave lui criât de laider. À eux deux, ils le couchèrent. Apporte donc de leau tiède ! reprit le jeune homme en sadressant à Julie. Débarbouillez-le. Maintenant, Clotilde sirritait contre son mari. Est-ce quil aurait dû être dehors ? Quallait-elle devenir, sil arrivait un accident ? Cétait comme un fait exprès, jamais il ne se trouvait à la maison, quand on avait besoin de lui ; et Dieu savait cependant quon en avait rarement besoin ! Octave linterrompit pour lui conseiller denvoyer chercher le Dr Juillerat. Personne ny songeait. Hippolyte partit tout de suite, heureux de prendre lair. Me laisser seule ! continua Clotilde. Moi, je ne sais pas, il doit y avoir toutes sortes daffaires à régler Ô mon pauvre père ! Voulez-vous que je prévienne la famille ? offrit Octave. Je puis appeler vos deux frères Ce serait prudent. Elle ne répondit pas. Deux grosses larmes gonflaient ses yeux, pendant que Julie et Clémence tâchaient de déshabiller le vieillard. Puis, elle retint Octave : son frère Auguste était absent, ayant ce soir-là un rendez-vous ; et quant à Théophile, il ferait bien de ne pas monter, car sa vue seule achèverait leur père. Elle conta alors que celui-ci sétait présenté en face, chez ses enfants, pour toucher des termes arriérés ; mais ils lavaient reçu brutalement, Valérie surtout, refusant de payer, réclamant la somme promise par lui, lors de leur mariage ; et lattaque venait sans aucun doute de cette scène, car il était rentré dans un état pitoyable. Madame, fit remarquer Clémence, il a déjà un côté tout froid. Ce fut, pour Mme Duveyrier, un redoublement de colère. Elle ne parlait plus, de peur den trop dire en présence des bonnes. Son mari se moquait bien de leurs intérêts ! Si elle avait seulement connu les lois ! Et elle ne pouvait tenir en place, elle marchait devant le lit. Octave, distrait par la vue des fiches, regardait lappareil formidable dont elles couvraient la table : cétait, dans une grande boîte de chêne, des séries de cartons méticuleusement classés, toute une vie de travail imbécile. Au moment où il lisait sur un de ces cartons : « Isidore Charbotel : Salon de 1857, Atalante ; Salon de 1859, le Lion dAndroclès ; Salon de 1861, portrait de M. P*** », Clotilde se planta devant lui et dit à voix basse, résolument : Allez le chercher. Et, comme il sétonnait, elle sembla, dun haussement dépaules, jeter de côté lhistoire du rapport sur laffaire de la rue de Provence, un de ces éternels prétextes quelle inventait pour le monde. Dans son émotion, elle lâchait tout. Vous savez, rue de la Cerisaie Tous nos amis le savent. Il voulut protester. Je vous jure, madame Ne le défendez donc pas ! reprit-elle. Je suis trop heureuse, il peut y rester Ah ! mon Dieu ! si ce nétait pas pour mon pauvre père ! Octave sinclina. Julie était en train de débarbouiller lil de M. Vabre, avec le coin dune serviette ; mais lencre séchait, léclaboussure demeurait dans la peau, marquée en taches livides. Mme Duveyrier recommanda de ne pas le frotter si fort ; puis, elle revint au jeune homme, qui se trouvait déjà près de la porte. Pas un mot à personne, murmura-t-elle. Il est inutile de bouleverser la maison Prenez un fiacre, frappez là-bas, ramenez-le quand même. Quand il fut parti, elle se laissa tomber sur une chaise, au chevet du malade. Il navait pas repris connaissance, sa respiration seule, un souffle long et pénible, troublait le silence morne de la chambre. Alors, comme le médecin narrivait pas, se voyant seule avec les deux bonnes qui regardaient, lair effaré, elle éclata en gros sanglots, dans une crise de profonde douleur. Cétait au Café anglais que loncle Bachelard avait invité Duveyrier, sans quon sût pourquoi, peut-être pour le plaisir de traiter un conseiller à la cour, et de lui montrer comment on savait dépenser largent, dans le commerce. Il avait amené en outre Trublot et Gueulin, quatre hommes et pas de femmes, car les femmes ne savent pas manger : elles font du tort aux truffes, elles gâtent la digestion. Du reste, on connaissait loncle sur toute la ligne des boulevards pour ses dîners fastueux, quand un client tombait chez lui du fond de lInde ou du Brésil, des dîners à trois cents francs par tête, dans lesquels il soutenait noblement lhonneur de la commission française. Une rage de dépense le prenait, il exigeait tout ce quil y avait de plus cher, des curiosités gastronomiques, même immangeables, des sterlets du Volga, des anguilles du Tibre, des grouses dÉcosse, des outardes de Suède, des pattes dours de la Forêt-Noire, des bosses de bison dAmérique, des navets de Teltow, des courgerons de Grèce ; et cétaient encore des primeurs extraordinaires, des pêches en décembre et des perdreaux en juillet, puis un luxe de fleurs, dargenterie, de cristaux, un service qui mettait le restaurant en lair ; sans parler des vins, pour lesquels il faisait bouleverser la cave, réclamant des crus inconnus, nestimant rien dassez vieux, dassez rare, rêvant des bouteilles uniques à deux louis le verre. Ce soir-là, comme on se trouvait en été, saison où tout abonde, il avait eu du mal à enfler laddition. Le menu, arrêté dès la veille, fut pourtant remarquable : un potage crème dasperges, puis des petites timbales à la Pompadour ; deux relevés, une truite à la genevoise et un filet de buf à la Chateaubriand ; deux entrées, des ortolans à la Lucullus et une salade décrevisses ; enfin comme rôt un cimier de chevreuil, et comme légumes des fonds dartichaut à la jardinière, suivis dun soufflé au chocolat et dune sicilienne de fruits. Cétait simple et grand, élargi dailleurs par un choix de vins vraiment royal : Madère vieux au potage, Château-Filhot 58 aux hors-duvre, Johannisberg et Pichon-Longueville aux relevés, Château-Lafite 48 aux entrées, Sparling-Moselle au rôti, Roederer frappé au dessert. Il regretta beaucoup une bouteille de Johannisberg, âgée de cent cinq ans, quon avait vendue dix louis à un Turc, trois jours plus tôt. Buvez donc, monsieur, répétait-il sans cesse à Duveyrier ; quand les vins sont bons, ils ne grisent pas Cest comme la nourriture, elle ne fait jamais de mal, si elle est délicate. Lui, cependant, se surveillait. Ce jour-là, il posait pour lhomme bien, une rose à la boutonnière, peigné et rasé, se retenant de casser la vaisselle, ainsi quil en avait lhabitude. Trublot et Gueulin mangeaient de tout. La théorie de loncle semblait vraie, car Duveyrier lui-même, qui souffrait de lestomac, avait bu considérablement et était revenu à la salade décrevisses, sans être troublé, les taches rouges de sa face avivées seulement dun sang violâtre. À neuf heures, le dîner durait encore. Les candélabres, dont une croisée ouverte effarait les flammes, allumaient les pièces dargenterie et les cristaux ; et, au milieu de la débandade du couvert, quatre corbeilles de fleurs superbes se fanaient. Outre les deux maîtres dhôtel, il y avait derrière chaque convive un valet, spécialement chargé de veiller au pain, au vin, au changement des assiettes. Il faisait chaud, malgré lair frais du boulevard. Une plénitude montait, dans les épices fumantes des plats et dans lodeur vanillée des grands crus. Alors, lorsquon eut apporté le café, avec des liqueurs et des cigares, et que tous les garçons se furent retirés, loncle Bachelard, se renversant tout dun coup sur sa chaise, lâcha un soupir de satisfaction. Ah ! déclara-t-il, on est bien. Trublot et Gueulin sétaient également renversés, les bras ouverts. Complet ! dit lun. Jusquaux yeux ! ajouta lautre. Duveyrier, qui soufflait, hocha la tête et murmura : Oh ! les écrevisses ! Tous quatre, ils se regardèrent en ricanant. Ils avaient la peau tendue, la digestion lente et égoïste de quatre bourgeois qui venaient de semplir, à lécart des ennuis de la famille. Ça coûtait très cher, personne nen avait mangé avec eux, aucune fille nétait là pour abuser de leur attendrissement ; et ils se déboutonnaient, ils mettaient leurs ventres sur la table. Les yeux à demi clos, ils évitèrent même dabord de parler, absorbé chacun dans son plaisir solitaire. Puis, libres, tout en se félicitant quil ny eût pas de femmes, ils posèrent les coudes sur la nappe, rapprochèrent leurs visages allumés, et ne causèrent que des femmes, interminablement. Moi, je suis désabusé, déclara loncle Bachelard. La vertu est encore ce quil y a de meilleur. Duveyrier approuva dun signe de tête. Aussi ai-je dit adieu au plaisir Ah ! jai roulé, je le confesse. Tenez ! rue Godot-de-Mauroy, je les connais toutes. Des créatures blondes, brunes, rouges, et qui des fois, pas souvent, ont des corps très bien Puis, il y a les sales coins, vous savez, des hôtels garnis à Montmartre, des bouts de ruelle noire dans mon quartier, où lon en rencontre détonnantes, très laides, avec des machines extraordinaires Oh ! les filles ! interrompit Trublot de son air supérieur, quelle blague ! Cest moi qui ne coupe pas là-dedans ! On nen a jamais pour son argent, avec elles. Cette conversation risquée chatouillait délicieusement Duveyrier. Il buvait du kummel à petits coups, sa face raide de magistrat tiraillée par de courts frissons sensuels. Moi, dit-il, je ne puis admettre le vice. Il me révolte Nest-ce pas ? pour aimer une femme, il faut lestimer ? Ça me serait impossible dapprocher une de ces malheureuses, à moins, bien entendu, quelle ne témoignât du repentir, quon ne leût tirée de sa vie de désordre, pour lui refaire une honnêteté. Lamour ne saurait avoir de plus noble mission Enfin, une maîtresse honnête, vous mentendez Alors, je ne dis pas, je suis sans force. Mais jen ai eu, des maîtresses honnêtes ! cria Bachelard. Elles sont encore plus assommantes que les autres ; et salopes avec ça ! Des gaillardes qui, derrière votre dos, font une noce à vous flanquer des maladies ! Par exemple, ma dernière, une petite dame très bien, que javais rencontrée à la porte dune église. Je lui loue, aux Ternes, un commerce de modes, histoire de la poser ; pas une cliente, dailleurs. Eh bien ! monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais elle couchait avec toute la rue. Gueufin ricanait, ses cheveux rouges plus hérissés que de coutume, le front en sueur sous ce flamboiement. Il murmura, en suçant son cigare : Et lautre, la grande de Passy, celle au magasin de bonbons Et lautre, celle en chambre, là-bas, avec ses trousseaux pour les orphelins Et lautre, la veuve du capitaine, rappelez-vous ! qui montrait sur son ventre un coup de sabre Toutes, loncle, toutes, elles se sont fichues de vous ! Maintenant, nest-ce pas ? je puis vous le dire. Eh bien ! jai dû me défendre, un soir, contre celle au coup de sabre. Elle voulait, mais moi pas si bête ! On ne sait jamais où ça vous mène, des femmes pareilles ! Bachelard parut vexé. Il se remit, il pinça ses grosses paupières clignotantes. Mon petit, tu peux toutes les prendre, jai mieux que ça. Et il refusa de sexpliquer, heureux de la curiosité des autres. Pourtant, il brûlait dêtre indiscret, de laisser deviner son trésor. Une jeune fille, dit-il enfin, mais une vraie, parole dhonneur ! Pas possible ! cria Trublot. On nen fait plus. De bonne famille ? demanda Duveyrier. Tout ce quil y a de mieux comme famille, affirma loncle. Imaginez-vous quelque chose de bêtement chaste. Un hasard. Je lai eue comme ça. Elle ne sen doute pas encore, positivement. Gueulin lécoutait, étonné ; puis, il eut un geste sceptique, en murmurant : Ah ! oui, je sais. Comment ? tu sais ! dit Bachelard, pris de colère. Tu ne sais rien, mon petit ; personne ne sait rien Celle-là, cest pour Bibi. On ne la voit pas, on ny touche pas À bas les pattes ! Et, se tournant vers Duveyrier : Vous comprendrez, monsieur, vous qui avez du cur. Ça mattendrit daller là, au point, voyez-vous, que jen redeviens jeune. Enfin, jai un coin gentil où je me repose de toutes ces roulures Et, si vous saviez, cest poli, cest frais, ça vous a une peau de fleur, avec des épaules, des cuisses, pas maigres du tout, monsieur, rondes et fermes comme des pêches ! Les taches rouges du conseiller saignaient, dans le flot de sang qui gonflait son visage. Trublot et Gueulin regardaient loncle ; et une envie de le gifler les prenait, à le voir avec son râtelier de dents trop blanches, qui laissait couler des filets de salive aux deux coins de sa bouche. Comment ! cette carcasse doncle, cette ruine des noces malpropres de Paris, dont le grand nez flambant tenait seul encore entre les chairs tombées des joues, avait quelque part une innocence en chambre, de la chair en bouton, quil salissait de ses anciens vices, embourgeoisés dans sa bonhomie de vieil ivrogne gâteux ! Cependant, il sattendrissait, il reprenait, en essuyant du bout de la langue les bords de son petit verre : Après tout, mon seul rêve est de la rendre heureuse, cette enfant ! Mais voilà, le ventre pousse, je suis un papa pour elle Parole dhonneur ! si je trouve un garçon bien sage, je la lui donne, oh ! en mariage, pas autrement. Vous ferez deux heureux, murmura Duveyrier avec sensibilité. On commençait à étouffer dans létroit salon. Un verre de chartreuse renversé venait de poisser la nappe, toute noircie de la cendre des cigares. Ces messieurs avaient besoin dair. Voulez-vous la voir ? demanda brusquement loncle en se levant. Ils se consultèrent du regard. Mon Dieu ! oui, ils voulaient bien, si ça pouvait lui faire plaisir ; et, dans leur indifférence affectée, il y avait une satisfaction gourmande, à lidée daller achever le dessert, là-bas, chez la petite du vieux. Duveyrier rappela seulement que Clarisse les attendait. Mais Bachelard, pâle et agité depuis sa proposition, jurait quon ne sassoirait même pas ; ces messieurs la verraient, puis sen iraient tout de suite, tout de suite. Ils descendirent et stationnèrent quelques minutes sur le boulevard, pendant quil payait. Gueulin, quand il reparut, affecta dignorer où demeurait la personne. En route, loncle ! De quel côté ? Bachelard redevenait grave, torturé par son besoin vaniteux de montrer Fifi et par sa terreur de se la faire voler. Un instant, il regarda à gauche, il regarda à droite, dun air inquiet. Enfin, carrément : Eh bien ! non, je ne veux pas. Et il sentêta, se moquant des plaisanteries de Trublot, ne daignant même pas expliquer par un prétexte son changement davis. On dut se mettre en marche pour se rendre chez Clarisse. Comme la soirée était superbe, ils décidèrent daller à pied, dans lidée hygiénique de hâter leur digestion. Alors, ils descendirent la rue de Richelieu, assez daplomb sur leurs jambes, mais si pleins, que les trottoirs leur semblaient trop étroits. Gueulin et Trublot marchaient les premiers. Derrière, venaient Bachelard et Duveyrier, enfoncés dans de fraternelles confidences. Le premier jurait au second quil ne se méfiait pas de lui : il la lui aurait montrée, car il le savait un homme délicat ; mais, nest-ce pas ? cétait toujours imprudent, de trop demander à la jeunesse. Et lautre lapprouvait, en confessant également danciennes craintes, au sujet de Clarisse ; dabord, il avait écarté ses amis ; puis il sétait plu à les recevoir, à se faire là un intérieur charmant, lorsquelle lui avait donné des preuves extraordinaires de fidélité. Oh ! une femme de tête, incapable dun oubli, et beaucoup de cur, et des idées très saines ! Sans doute, on pouvait lui reprocher de petites choses dans le passé, par manque de direction ; seulement, elle était revenue à lhonneur, depuis quelle laimait. Et, tout le long de la rue de Rivoli, le conseiller ne tarissait pas ; tandis que loncle, vexé de ne plus placer un mot sur la petite, se retenait pour ne pas lui apprendre que sa Clarisse couchait avec tout le monde. Oui, oui, sans doute, murmurait-il. Mais soyez-en convaincu, cher monsieur, la vertu est encore ce quil y a de meilleur. Rue de la Cerisaie, la maison dormait, dans la solitude et le silence des trottoirs. Duveyrier resta surpris de ne pas voir de lumière aux fenêtres du troisième. Trublot disait, de son air sérieux, que Clarisse sétait sans doute couchée, pour les attendre ; ou peut-être, ajoutait Gueulin, faisait-elle un bésigue, dans la cuisine, en compagnie de sa bonne. Ils frappèrent. Le gaz de lescalier brûlait avec la flamme droite et immobile dune lampe de chapelle. Pas un bruit, pas un souffle. Mais, comme les quatre hommes passaient devant la loge du concierge, celui-ci sortit vivement. Monsieur, monsieur, la clef ! Duveyrier resta planté sur la première marche. Madame nest donc pas là ? demanda-t-il. Non, monsieur Et, attendez, il faut que vous preniez une bougie. En lui donnant le bougeoir, le concierge laissa percer, sous le respect exagéré de sa face blême, tout un ricanement de blague canaille et féroce. Ni les jeunes gens, ni loncle, navaient dit un mot. Ce fut au milieu de ce silence, le dos rond, quils montèrent lescalier à la file, mettant le long des étages mornes le bruit interminable de leurs pas. En tête, Duveyrier, qui tâchait de comprendre, levait les pieds dans un mouvement mécanique de somnambule ; et la bougie, quil tenait dune main tremblante, déroulait sur le mur létrange montée des quatre ombres, pareille à une procession de pantins cassés. Au troisième, il fut pris dune faiblesse, jamais il ne put trouver le trou de la serrure. Trublot lui rendit le service douvrir. La clef, en tournant, eut un bruit sonore et répercuté, comme sous la voûte dune cathédrale. Fichtre ! murmura-t-il, ça na pas lair habité, là-dedans. Ça sonne le creux, dit Bachelard. Un petit caveau de famille, ajouta Gueulin. Ils entrèrent. Duveyrier passa le premier, tenant la bougie haute. Lantichambre était vide, les patères elles-mêmes avaient disparu. Vide aussi le grand salon et vide le petit salon : plus un meuble, plus un rideau aux fenêtres, plus une tringle. Pétrifié, Duveyrier regardait à ses pieds, levait les yeux au plafond, faisait le tour des murs, comme sil eût cherché le trou par lequel tout sen était allé. Quel nettoyage ! laissa échapper Trublot. Peut-être quon répare, dit sans rire Gueulin. Faut voir la chambre à coucher. On y aura déménagé les meubles. Mais la chambre était également nue, de cette nudité laide et glacée du plâtre, dont on a arraché les tentures. À la place du lit, les ferrures du baldaquin enlevées laissaient des trous béants ; et, une des fenêtres étant restée entrouverte, lair de la rue avait mis là une humidité et une fadeur de place publique. Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya Duveyrier, pouvant enfin pleurer, détendu par la vue de lendroit où le frottement des matelas avait éraflé le papier peint. Loncle Bachelard se montra paternel. Du courage, monsieur ! répétait-il. Ça mest arrivé, et je nen suis pas mort Lhonneur est sauf, que diable ! Le conseiller secoua la tête et passa dans le cabinet de toilette, puis dans la cuisine. Le désastre continuait. On avait décollé la toile cirée du cabinet et dévissé les clous des planches de la cuisine. Non, ça, cest trop, cest de la fantaisie ! dit Gueulin, émerveillé. Elle aurait pu laisser les clous. Trublot, très las du dîner et de la course, commençait à trouver peu drôle cette solitude. Mais Duveyrier, qui ne lâchait pas la bougie, allait toujours, comme pris du besoin de senfoncer dans son abandon ; et les autres étaient bien forcés de le suivre. Il traversa de nouveau chaque pièce, voulut revoir le grand salon, le petit salon, la chambre à coucher, promena soigneusement la lumière au fond de chaque coin ; tandis que, derrière lui, ces messieurs à la file continuaient la procession de lescalier, avec leurs grandes ombres dansantes, qui peuplaient étrangement le vide des murs. Sur les parquets, dans lair morne, le bruit de leurs pas prenait des sonorités tristes. Et, pour comble de mélancolie, lappartement était très propre, sans un brin de papier ni de paille, aussi net quune écuelle lavée à grande eau ; car le concierge avait eu la cruauté de donner partout un vigoureux coup de balai. Vous savez, je nen puis plus, finit par déclarer Trublot, comme on visitait le salon pour la troisième fois Vrai ! je payerais dix sous une chaise. Tous quatre sarrêtèrent, debout. Quand donc lavez-vous vue ? demanda Bachelard. Hier, monsieur ! cria Duveyrier. Gueulin hocha la tête. Bigre ! ça navait pas traîné, cétait joliment fait. Mais Trublot poussa une exclamation. Il venait dapercevoir sur la cheminée un faux col sale et un cigare détérioré. Ne vous plaignez pas, dit-il en riant, elle vous a laissé un souvenir Cest toujours ça. Duveyrier regarda le faux col avec un brusque attendrissement. Puis, il murmura : Vingt-cinq mille francs de meubles, il y en avait pour vingt-cinq mille francs ! Et bien ! non, non, ce nest pas eux que je regrette ! Vous ne prenez pas le cigare ? interrompit Trublot. Alors, si vous permettez Il est troué, mais en y collant un papier à cigarette Il lalluma à la bougie que le conseiller tenait toujours ; et, se laissant glisser le long dun mur : Tant pis ! je massois un peu par terre Jai les jambes qui me rentrent dans le corps. Enfin, demanda Duveyrier, expliquez-moi où elle peut être ? Bachelard et Gueulin se regardèrent. Cétait délicat. Pourtant, loncle prit une décision virile, et il conta tout au pauvre homme, les farces de Clarisse, ses continuelles culbutes, les amants quelle ramassait derrière lui, à chacune de leurs soirées. Certainement, elle avait dû filer avec le dernier, le gros Payan, ce maçon dont une ville du Midi voulait faire un artiste. Duveyrier écoutait ces abominations dun air dhorreur. Il laissa échapper ce cri désespéré : Il ny a plus dhonnêteté sur terre ! Et, dans une brusque expansion, il dit ce quil avait fait pour elle. Il parla de son âme, laccusa débranler sa foi aux meilleurs sentiments de lexistence, cachant naïvement sous cette douleur sentimentale le désarroi de ses gros appétits. Clarisse lui était devenue nécessaire. Mais il la retrouverait, dans le seul but de la faire rougir de son procédé, disait-il, et pour voir si son cur avait perdu toute noblesse. Laissez donc ! cria Bachelard que linfortune du conseiller enchantait, elle vous jobardera encore Il ny a que la vertu, entendez-vous ! Prenez-moi une petite sans malice, innocente comme lenfant qui vient de naître Alors, il ny a pas de danger, on dort tranquille. Cependant, Trublot fumait contre le mur, les jambes allongées. Il se reposait gravement, on loubliait. Si ça vous démange, je saurai ladresse, dit-il. Je connais la bonne. Duveyrier se retourna, étonné de cette voix qui sortait du plancher ; et, quand il laperçut fumant tout ce quil restait de Clarisse, soufflant de gros nuages de fumée, où il croyait voir passer les vingt-cinq mille francs de meubles, il eut un geste de colère, il répondit : Non, elle est indigne de moi Il faut quelle me demande pardon à genoux. Tiens ! la voilà qui revient ! dit Gueulin en prêtant loreille. En effet, quelquun marchait dans lantichambre, une voix disait : « Eh bien ? quest-ce donc ? ils sont tous morts ! » Et ce fut Octave qui entra. Il était ahuri de ces pièces vides, de ces portes ouvertes. Mais sa stupéfaction grandit encore, lorsquil vit, au milieu du salon nu, les quatre hommes, un à terre, trois debout, éclairés seulement par la maigre bougie, que le conseiller tenait comme un cierge. On le mit au courant dun mot. Pas possible ! cria-t-il. On ne vous a donc rien dit, en bas ? demanda Gueulin. Mais non, le concierge ma tranquillement regardé monter Tiens ! elle a filé ! Ça ne métonne pas. Elle avait des yeux et des cheveux si drôles ! Il demanda des détails, causa un instant, oubliant la triste nouvelle quil apportait. Puis, brusquement, il se tourna vers Duveyrier. À propos, cest votre femme qui menvoie vous prendre Votre beau-père se meurt. Ah ! dit simplement le conseiller. Le père Vabre ! murmura Bachelard. Je my attendais. Bah ! quand on est au bout de son rouleau ! fit remarquer philosophiquement Gueulin. Oui, il vaut mieux sen aller, ajouta Trublot, en train de coller une seconde feuille de papier à cigarette autour de son cigare. Ces messieurs, pourtant, se décidèrent à quitter lappartement vide. Octave répétait quil sétait engagé sur lhonneur à ramener Duveyrier tout de suite, dans nimporte quel état. Ce dernier ferma la porte soigneusement, comme sil avait laissé là ses tendresses mortes ; mais, en bas, il fut pris dune honte, Trublot dut rendre la clef au concierge. Puis, sur le trottoir, il se fit un échange silencieux de fortes poignées de main ; et, dès que le fiacre eut emporté Octave et Duveyrier, loncle Bachelard dit à Gueulin et à Trublot, restés dans la rue déserte : Tonnerre de Dieu ! il faut que je vous la montre. Il piétinait depuis un instant, très excité par le désespoir de ce grand serin de conseiller, crevant de son bonheur à lui, de ce bonheur quil croyait dû à sa profonde malice, et quil ne pouvait plus contenir. Vous savez, loncle, dit Gueulin, si cest encore pour nous mener à la porte et nous lâcher Non, tonnerre de Dieu ! vous allez la voir. Ça me fera plaisir Il a beau être près de minuit : elle se lèvera, si elle est couchée Vous savez, elle est fille dun capitaine, le capitaine Menu, et elle a une tante très bien, née à Villeneuve, près de Lille, parole dhonneur ! On peut aller demander des renseignements chez MM. Mardienne frères, rue Saint-Sulpice Ah ! tonnerre de Dieu ! nous avons besoin de ça, vous allez voir ce que cest que la vertu ! Et il prit leur bras, Gueulin à sa droite, Trublot à sa gauche, allongeant le pas, en quête dune voiture pour arriver plus vite. Cependant, dans le fiacre, Octave avait brièvement raconté lattaque de M.Vabre, sans cacher que Mme Duveyrier connaissait ladresse de la rue de la Cerisaie. Au bout dun silence, le conseiller demanda dune voix dolente : Croyez-vous quelle me pardonne ? Octave resta muet. Le fiacre roulait toujours, empli dobscurité, traversé par moments dun rayon de gaz. Comme ils arrivaient, Duveyrier, torturé dangoisses, posa une nouvelle question. Nest-ce pas ? ce que jai de mieux à faire est encore de me remettre avec ma femme, en attendant ? Ce serait peut-être raisonnable, dit le jeune homme, forcé de répondre. Alors, Duveyrier sentit la nécessité de regretter son beau-père. Cétait un homme bien intelligent, une puissance de travail incroyable. Dailleurs, on allait sans doute pouvoir encore le tirer de là. Rue de Choiseul, ils trouvèrent la porte de la maison ouverte et ils tombèrent sur un groupe, planté devant la loge de M. Gourd. Julie, descendue pour courir chez le pharmacien, semportait contre les bourgeois qui se laissent crever entre eux, quand ils sont malades ; cétait bon aux ouvriers, de se porter du bouillon et de se faire chauffer des serviettes ; depuis deux heures quil râlait là-haut, le vieux aurait pu avaler vingt fois sa langue, sans que ses enfants eussent pris seulement la peine de lui mettre un morceau de sucre dans le gosier. Des curs secs, disait M. Gourd, des gens qui ne savaient pas se servir de leurs dix doigts, qui se seraient crus déshonorés sils avaient donné un lavement à un père ; tandis quHippolyte, renchérissant encore, racontait la tête de madame, là-haut, son air bête, ses bras ballants en face de ce pauvre monsieur, autour duquel les domestiques se bousculaient. Mais tous se turent, lorsquils aperçurent Duveyrier. Eh bien ? demanda celui-ci. Le médecin pose des sinapismes à monsieur, répondit Hippolyte. Oh ! jai eu une peine pour le trouver ! En haut, dans le salon, Mme Duveyrier vint à leur rencontre. Elle avait beaucoup pleuré, ses regards brillaient sous ses paupières rougies. Le conseiller ouvrit les bras, plein de gêne ; et il lembrassa, en murmurant : Ma pauvre Clotilde ! Surprise de cette effusion inaccoutumée, elle recula. Octave était demeuré en arrière ; mais il entendit le mari ajouter à voix basse : Pardonne-moi, oublions nos torts, dans cette triste circonstance Tu le vois, je te reviens, et pour toujours Ah ! je suis bien puni ! Elle ne répondit rien, se dégagea. Puis, reprenant devant Octave son attitude de femme qui veut ignorer : Je ne vous aurais pas dérangé, mon ami, car je sais combien cette enquête sur laffaire de la rue de Provence est pressée. Mais je me suis vue seule, jai senti votre présence nécessaire Mon pauvre père est perdu. Entrez le voir, le docteur est auprès de lui. Quand Duveyrier eut passé dans la chambre voisine, elle sapprocha dOctave qui, pour se donner une contenance, se tenait devant le piano. Linstrument était resté ouvert, le morceau de Zémire et Azor se trouvait encore sur le pupitre ; et il affectait de le déchiffrer. La lampe néclairait toujours de sa lumière douce quun angle de la vaste pièce. Mme Duveyrier regarda un instant le jeune homme sans parler, tourmentée dune inquiétude qui finit par la jeter hors de sa réserve habituelle. Il était là-bas ? demanda-t-elle dune voix brève. Oui, madame. Alors, quoi donc, quy a-t-il ? Cette personne, madame, la lâché, en emportant les meubles Je lai trouvé entre les quatre murs, avec une bougie Clotilde eut un geste désespéré. Elle comprenait. Sur son beau visage, parut une expression de répugnance et de découragement. Ce nétait pas assez de perdre son père, il fallait encore que ce malheur servît de prétexte à un rapprochement avec son mari ! Elle le connaissait bien, il serait toujours sur elle, maintenant que plus rien au-dehors ne la protégerait ; et, dans son respect de tous les devoirs, elle tremblait de ne pouvoir se refuser à labominable corvée. Un instant, elle contempla le piano. De grosses larmes lui remontaient aux yeux, elle dit simplement à Octave : Merci, monsieur. Tous deux passèrent à leur tour dans la chambre de M. Vabre. Duveyrier, très pâle, écoutait le Dr Juillerat qui lui donnait des explications à demi-voix. Cétait une attaque dapoplexie séreuse ; le malade pouvait traîner jusquau lendemain ; mais il ny avait plus aucune espérance. Clotilde arrivait justement ; elle entendit cette condamnation, elle saffaissa sur une chaise, en se tamponnant les yeux avec son mouchoir, déjà trempé de larmes, tordu, réduit à rien. Pourtant, elle trouva la force de demander au docteur si son pauvre père reprendrait au moins connaissance. Le docteur en doutait ; et, comme sil eût compris le but de la question, il exprima lespoir que M. Vabre avait depuis longtemps réglé ses affaires. Duveyrier, dont lesprit semblait être resté rue de la Cerisaie, parut alors séveiller. Il regarda sa femme, puis répondit que M. Vabre ne se confiait à personne. Il ne savait donc rien, il avait simplement des promesses en faveur de leur fils Gustave, que son grand-père souvent parlait davantager, pour les récompenser de lavoir pris chez eux. En tout cas, sil existait un testament, on le trouverait. La famille est avertie ? dit le Dr Juillerat. Mon Dieu ! non, murmura Clotilde. Jai reçu un tel coup ! Ma première pensée a été denvoyer monsieur chercher mon mari. Duveyrier lui jeta un nouveau regard. Maintenant, tous deux sentendaient. Lentement, il sapprocha du fil, examina M. Vabre, étendu dans sa raideur de cadavre, et dont le masque immobile se marbrait de taches jaunes. Une heure sonnait. Le docteur parla de se retirer, car il avait essayé les révulsifs dusage, il ne pouvait rien de plus. Le matin, il reviendrait de bonne heure. Enfin, il partait avec Octave, lorsque Mme Duveyrier rappela ce dernier. Attendons demain, nest-ce pas ? dit-elle, vous menverrez Berthe sous un prétexte ; je ferai aussi demander Valérie, et ce sont elles qui instruiront mes frères Ah ! les pauvres gens, quils dorment encore tranquilles cette nuit ! Il y a bien assez de nous, à veiller dans les larmes. Et, en face du vieillard dont le râle emplissait la chambre dun frisson, elle et son mari restèrent seuls. |