Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 11 Lorsque, le lendemain, à huit heures, Octave descendit de sa chambre, il fut très surpris de trouver toute la maison au courant de lattaque de la veille et de la situation désespérée où était le propriétaire. Du reste, la maison ne soccupait pas du malade : elle ouvrait la succession. Dans leur petite salle à manger, les Pichon sattablaient devant des bols de chocolat. Jules appela Octave. Dites donc, en voilà un remue-ménage, sil meurt comme ça ! Nous allons en voir de drôles Savez-vous sil y a un testament ? Le jeune homme, sans répondre, leur demanda doù ils tenaient la nouvelle. Marie lavait remontée de chez la boulangère ; dailleurs, ça filtrait détage en étage, et jusquau bout de la rue, par les bonnes. Puis, après avoir allongé une tape à Lilitte qui lavait ses doigts dans le chocolat, la jeune femme dit à son tour : Ah ! tout cet argent ! Sil songeait seulement à nous laisser un sou par pièce de cent sous. Mais il ny a pas de danger ! Et comme Octave les quittait, elle ajouta : Jai fini vos livres, monsieur Mouret Veuillez les reprendre, nest-ce pas ? Il descendait vivement, inquiet, se souvenant davoir promis à Mme Duveyrier de lui envoyer Berthe avant toute indiscrétion, lorsque, au troisième, il tomba sur Campardon, qui sortait. Eh bien ! dit ce dernier, votre patron hérite. Je me suis laissé conter que le vieux a près de six cent mille francs, plus cet immeuble Dame ! il ne dépensait rien chez les Duveyrier, et il lui restait pas mal sur son magot de Versailles, sans compter les vingt et quelques mille francs des loyers de la maison Hein ? un fameux gâteau à se partager, quand on est trois seulement ! Tout en causant ainsi, il continuait de descendre, derrière Octave. Mais, au second, ils rencontrèrent Mme Juzeur, qui revenait de voir ce que sa petite bonne Louise, pouvait bien faire le matin, à perdre plus dune heure pour rapporter quatre sous de lait. Elle entra naturellement dans la conversation, très au courant. On ne sait pas comment il a réglé ses affaires, murmura-t-elle de son air doux. Il y aura peut-être des histoires. Ah bien ! dit gaiement larchitecte, je voudrais être à leur place. Ça ne traînerait pas On fait trois parts égales, chacun prend la sienne, et bonjour bonsoir ! Mme Juzeur se pencha, leva la tête, sassura de la solitude de lescalier. Enfin, baissant la voix : Et sils ne trouvaient pas ce quils attendent ? Des bruits circulent. Larchitecte écarquillait les yeux. Puis, il haussa les épaules. Allons donc des fables ! Le père Vabre était un vieil avare qui mettait ses économies dans des bas de laine. Et il sen alla, parce quil avait un rendez-vous à Saint-Roch, avec labbé Mauduit. Ma femme se plaint de vous, dit-il, à Octave, en se retournant, après avoir descendu trois marches. Entrez donc causer de temps à autre. Mme Juzeur retenait le jeune homme. Et moi, comme vous me négligez ! Je croyais que vous maimiez un peu Quand vous viendrez, je vous ferai goûter une liqueur des îles, oh ! quelque chose de délicieux ! Il promit, il se hâta de gagner le vestibule. Mais, avant darriver à la petite porte du magasin, ouvrant sous la voûte il dut encore traverser tout un groupe de bonnes. Celles-là distribuaient la fortune du moribond. Tant pour Mme Clotilde, tant pour M. Auguste, tant pour M. Théophile. Clémence disait des chiffres, carrément ; elle les connaissait bien, car elle les tenait dHippolyte, lequel avait vu largent dans un meuble. Julie pourtant les discutait. Lisa racontait comment son premier maître, un vieux monsieur, lavait flouée, en crevant sans même lui laisser son linge sale ; tandis que, les bras ballants, la bouche ouverte, Adèle écoutait ces histoires dhéritage, qui faisaient crouler devant elle des piles gigantesques de pièces de cent sous. Et, sur le trottoir, lair solennel, M. Gourd causait avec le papetier den face. Pour lui, le propriétaire nétait même plus. Moi, ce qui mintéresse, disait-il, cest de savoir qui prend la maison Ils ont tout partagé, très bien ! mais la maison, ils ne peuvent pas la couper en trois. Octave enfin entra dans le magasin. La première personne quil vit, assise devant la caisse, fut Mme Josserand, déjà coiffée, frottée, sanglée, sous les armes. Près delle, Berthe, descendue sans doute à la hâte, dans le négligé charmant dun peignoir, paraissait très animée. Mais elles se turent en lapercevant, la mère le regarda dun air terrible. Alors, monsieur, dit-elle, cest ainsi que vous aimez la maison ? Vous entrez dans les complots des ennemis de ma fille. Il voulut se défendre, expliquer les faits. Mais elle lui fermait la bouche, elle laccusait davoir passé la nuit, avec les Duveyrier, à chercher le testament, pour y introduire des choses. Et, comme il riait, en demandant quel intérêt il aurait eu à cela, elle reprit : Votre intérêt, votre intérêt Bref ! monsieur, vous deviez accourir nous prévenir, puisque Dieu voulait bien vous rendre témoin de laccident. Quand on pense que, sans moi, ma fille ne saurait rien encore ! Oui, on la dépouillait, si je navais pas dégringolé lescalier, à la première nouvelle Eh ! votre intérêt, votre intérêt, monsieur, est-ce quon sait ? Mme Duveyrier a beau être très fanée, il y a encore des gens peu difficiles pour sen contenter peut-être. Oh ! maman ! dit Berthe, Clotilde qui est si honnête ! Mais Mme Josserand haussa les épaules de pitié. Laisse donc ! tu sais bien quon fait tout pour de largent ! Octave dut leur conter lhistoire de lattaque. Elles se lançaient des coups dil : évidemment, selon le mot de la mère, il y avait eu des manuvres. Clotilde était vraiment trop bonne de vouloir épargner des émotions à la famille ! Enfin, elles laissèrent le jeune homme se mettre au travail, tout en gardant des doutes sur son rôle dans laffaire. Leur explication vive continuait. Et qui est-ce qui paiera cinquante mille francs inscrits dans le contrat ? dit Mme Josserand. Lui sous la terre, on pourra courir après, nest-ce pas ? Oh ! les cinquante mille francs ! murmura Berthe embarrassée. Tu sais quil devait, comme vous, donner seulement dix mille francs tous les six mois Nous ny sommes pas encore, le mieux est dattendre. Attendre ! attendre quil revienne pour te les apporter, peut-être Grande cruche, tu veux donc quon te vole ! Non, non ! tu vas les exiger tout de suite sur la succession. Nous autres, nous sommes vivants, Dieu merci ! On ignore si nous paierons ou si nous ne paierons pas ; mais lui, puisquil est mort, il faut quil paie. Et elle fit jurer à sa fille de ne pas céder, car elle navait jamais donné à personne le droit de la prendre pour une bête. Tout en semportant, elle tendait parfois loreille vers le plafond, comme si elle eût voulu entendre, à travers lentresol, ce qui se passait au premier étage, chez les Duveyrier. La chambre du vieux devait se trouver juste sur sa tête. Auguste était bien monté auprès de son père, dès quelle lavait mis au courant de la situation. Mais cela ne la tranquillisait pas, elle rêvait dy être, elle imaginait des trames compliquées. Vas-y donc ! finit-elle par crier, dans un élan de tout son cur. Auguste est trop faible, ils sont encore en train de le ficher dedans ! Alors, Berthe monta. Octave, qui faisait létalage, les avait écoutées. Quand il se vit seul avec Mme Josserand, et quelle se dirigea vers la porte, il lui demanda, dans lespoir dun jour de congé, sil ne serait pas convenable de fermer le magasin. Pourquoi donc ? dit-elle. Attendez quil soit mort. Ce nest pas la peine de manquer la vente. Puis, comme il plissait un coupon de soie ponceau, elle ajouta, pour rattraper la dureté de sa phrase : Seulement, vous pourriez bien, il me semble, ne pas mettre du rouge à létalage. Au premier, Berthe trouva Auguste près de son père. La chambre navait pas changé depuis la veille ; elle était toujours moite, silencieuse, emplie du même râle, long et pénible. Sur le lit, le vieillard restait rigide, dans une perte complète du sentiment et du mouvement. La boîte de chêne, pleine de fiches, encombrait encore la table ; pas un meuble ne semblait avoir été dérangé ni même ouvert. Cependant, les Duveyrier paraissaient plus abattus, las dune nuit sans sommeil, les paupières inquiètes, tiraillées par une continuelle préoccupation. Dès sept heures, ils avaient envoyé Hippolyte chercher leur fils Gustave au lycée Bonaparte ; et lenfant, un garçon de seize ans, mince et précoce, était là, dans leffarement de ce jour inespéré de vacances, à passer près dun moribond. Ah ! ma chère, quel coup affreux ! dit Clotilde en allant embrasser Berthe. Pourquoi ne pas nous prévenir ? répondit celle-ci, avec la moue pincée de sa mère. Nous étions là pour vous aider à le supporter. Auguste, dun regard, la pria de garder le silence. Le moment nétait pas venu de se quereller. On pouvait attendre. Le Dr Juillerat, qui avait déjà fait une première visite, devait en faire une seconde ; mais il ne donnait toujours aucun espoir, le malade ne passerait pas la journée. Auguste communiquait ces nouvelles à sa femme, lorsque Théophile et Valérie entrèrent à leur tour. Tout de suite, Clotilde sétait avancée, et elle répéta en embrassant Valérie : Quel coup affreux, ma chère ! Mais Théophile arrivait, très monté. Alors, maintenant, dit-il, sans même étouffer sa voix, quand votre père se meurt, cest votre charbonnier qui doit vous lapprendre ? Vous avez donc voulu prendre le temps de retourner ses poches ? Duveyrier se leva, indigné. Mais Clotilde dun geste lécarta, tandis quelle répondait très bas à son frère : Malheureux ! lagonie de notre pauvre père ne test pas même sacrée Regarde-le, contemple ton uvre, oui, cest toi qui lui as tourné le sang, en refusant de payer tes termes en retard. Valérie se mit à rire. Voyons, ce nest pas sérieux, dit-elle. Comment ! pas sérieux ! reprit Clotilde, révoltée. Vous saviez combien il aimait à toucher ses termes Vous auriez résolu de le tuer, que vous nauriez pas agi autrement. Et elles en venaient à des mots plus vifs, elles saccusaient réciproquement de vouloir mettre la main sur lhéritage, lorsque, toujours maussade et calme, Auguste les rappela au respect. Taisez-vous ! Vous aurez le temps. Ce nest pas convenable, à cette heure. Alors, la famille, se rendant à la justesse de cette observation, prit place autour du lit. Un grand silence tomba, on entendit de nouveau le râle, dans la chambre moite. Berthe et Auguste étaient aux pieds du mourant ; Valérie et Théophile, arrivés les derniers, avaient dû se mettre assez loin, près de la table ; tandis que Clotilde occupait le chevet, ayant son mari derrière elle ; et, au bord même des matelas, elle poussait son fils Gustave, que le vieillard adorait. Tous se regardaient maintenant, sans une parole. Mais les yeux clairs, les lèvres pincées disaient les réflexions sourdes, les raisonnements pleins dinquiétude et dirritation, qui passaient dans ces têtes pâles dhéritiers, aux paupières rougies. La vue du collégien, si près du lit, exaspérait surtout les deux jeunes ménages ; car, cétait visible, les Duveyrier comptaient sur la présence de Gustave pour attendrir le grand-père, sil recouvrait sa connaissance. Même cette manuvre était une preuve quil ne devait pas exister de testament ; et les regards des Vabre allaient furtivement à un vieux coffre-fort, la caisse de lancien notaire, quil avait apportée de Versailles et fait sceller dans un coin de sa chambre. Il y enfermait, par manie, tout un monde dobjets. Sans doute les Duveyrier sétaient empressés de fouiller cette caisse, pendant la nuit. Théophile rêvait de leur tendre un piège, pour les faire parler. Dites donc, vint-il murmurer enfin à loreille du conseiller, si lon avertissait le notaire Papa peut vouloir changer ses dispositions. Duveyrier nentendit pas dabord. Comme il sennuyait beaucoup dans cette chambre, il avait laissé toute la nuit sa pensée retourner vers Clarisse. Décidément, le plus sage serait de se remettre avec sa femme ; mais lautre était si drôle, quand elle envoyait sa chemise par-dessus sa tête, dun geste de gamin ; et, les yeux vagues, fixés sur le moribond, il la revoyait ainsi, il aurait tout donné pour la posséder encore, rien quune fois. Théophile dut répéter sa question. Jai interrogé M. Renaudin, répondit alors le conseiller effaré. Il ny a pas de testament. Mais ici ? Pas plus ici que chez le notaire. Théophile regarda Auguste : était-ce évident ? les Duveyrier avaient fouillé les meubles. Clotilde saisit ce regard et sirrita contre son mari. Quavait-il donc ? est-ce que la douleur lendormait ? Et elle ajouta : Papa a fait ce quil a dû faire, bien sûr Nous le saurons toujours trop tôt, mon Dieu ! Elle pleurait. Valérie et Berthe, gagnées par sa douleur, se mirent aussi à sangloter doucement. Théophile avait regagné sa chaise sur la pointe des pieds. Il savait ce quil voulait savoir. Certainement, si son père reprenait connaissance, il ne laisserait pas les Duveyrier abuser de leur galopin de fils, pour se faire avantager. Mais, comme il sasseyait, il vit son frère Auguste sessuyer les yeux, et cela lémut tellement, quà son tour il étrangla : lidée de la mort lui venait, il mourrait peut-être de cette maladie, cétait abominable. Alors, toute la famille fondit en larmes. Seul, Gustave ne pouvait pleurer. Ça le consternait, il regardait par terre, réglant sa respiration sur le râle, pour soccuper à quelque chose, comme on leur faisait marquer le pas, pendant les leçons de gymnastique. Cependant, les heures sécoulaient. À onze heures, ils eurent une distraction, le Dr Juillerat se présenta de nouveau. Létat du malade empirait, il devenait même douteux, maintenant, quil pût reconnaître ses enfants, avant de mourir. Et les sanglots recommençaient, lorsque Clémence vint annoncer labbé Mauduit. Clotilde, qui sétait levée, reçut la première ses consolations. Il paraissait pénétré du malheur de la famille, il trouva pour chacun une parole dencouragement. Puis, avec beaucoup de tact, il parla des droits de la religion, il insinua quon ne devait pas laisser partir cette âme sans le secours de lÉglise. Jy avais songé, murmura Clotilde. Mais Théophile éleva des objections. Leur père ne pratiquait pas ; il avait même eu jadis des idées avancées, car il lisait Voltaire ; enfin, le mieux était de sabstenir, du moment quon ne pouvait le consulter. Dans le feu de la discussion, il ajouta même : Cest comme si vous apportiez le bon Dieu à ce meuble. Les trois femmes le firent taire. Elles étaient toutes secouées dattendrissement, elles donnèrent raison au prêtre, sexcusèrent de ne pas lavoir envoyé chercher, dans le trouble de la catastrophe. M. Vabre, sil avait pu parler, aurait certainement consenti, car il naimait à se faire remarquer en rien. Dailleurs, ces dames prenaient tout sur elles. Quand ce ne serait que pour le quartier, répétait Clotilde. Sans doute, dit labbé Mauduit qui approuva vivement. Un homme dans la situation de monsieur votre père doit le bon exemple. Auguste restait sans opinion. Mais Duveyrier, tiré de ses souvenirs sur Clarisse, dont il se rappelait justement la façon denfiler ses bas, une cuisse en lair, réclama les sacrements avec violence. Il les fallait, pas un membre de sa famille ne mourait sans eux. Le Dr Juillerat, qui sétait écarté par discrétion, évitant même de laisser percer son dédain de libre penseur, sapprocha alors du prêtre et lui dit tout bas, familièrement, comme à un collègue, souvent rencontré dans des occasions pareilles : Ça presse, dépêchez-vous. Le prêtre se hâta de partir. Il annonçait quil apporterait la communion et lextrême-onction, pour parer aux éventualités. Et Théophile, avec son entêtement, murmura : Ah bien ! si, maintenant, ils font communier les morts malgré eux ! Mais, tout de suite, il y eut une forte émotion. En reprenant sa place, Clotilde avait trouvé le mourant les yeux grands ouverts. Elle ne put retenir un léger cri ; la famille accourut, et les yeux du vieillard, lentement, firent le tour du cercle, sans que la tête remuât. Le Dr Juillerat, lair étonné, vint se pencher au chevet, pour suivre cette crise suprême. Mon père, cest nous, vous nous reconnaissez ? demanda Clotilde. M. Vabre la regarda fixement ; puis, ses lèvres remuèrent, mais ne rendirent aucun son. Tous se poussaient, voulaient lui arracher sa dernière parole. Valérie, placée derrière, forcée de se hausser sur les pieds, dit avec aigreur : Vous létouffez. Écartez-vous donc. Sil désirait quelque chose, on ne pourrait pas savoir. Les autres durent sécarter. En effet, les yeux de M. Vabre fouinaient la chambre. Il désire quelque chose, cest certain, murmura Berthe. Voici Gustave, répétait Clotilde. Vous le voyez, nest-ce pas ? Il est sorti pour vous embrasser. Embrasse ton grand-père, mon petit. Comme lenfant, effrayé, reculait, elle le maintenait dun bras, elle attendait un sourire sur la face décomposée du moribond. Mais Auguste, qui étudiait la direction de ses yeux, déclara quil regardait la table : sans doute il voulait écrire. Ce fut un saisissement. Tous sempressèrent. On apporta la table, on chercha du papier, lencrier, une plume. Enfin, on le souleva, on ladossa contre trois oreillers. Le docteur autorisait ces choses, dun simple clignement de paupières. Donnez-lui la plume, disait Clotilde frémissante, sans lâcher Gustave, quelle présentait toujours. Alors, il y eut une minute solennelle. La famille, serrée autour du lit, attendait. M. Vabre, qui semblait ne reconnaître personne, avait laissé échapper la plume de ses doigts. Un instant, il promena les yeux sur la table, où se trouvait la boîte de chêne, pleine de fiches. Puis, glissé des oreillers, tombé en avant comme un chiffon, il allongea le bras par un suprême effort ; et, la main dans les fiches, il se mit à patauger, avec le geste dun bébé heureux, qui pétrit quelque chose de sale. Il rayonnait, il voulait parler, mais il ne bégayait quune syllabe, toujours la même, une de ces syllabes où les enfants au maillot mettent un monde de sensations. Ga ga ga ga Cétait au travail de sa vie, à sa grande étude de statistique, quil disait adieu. Brusquement, sa tête roula. Il était mort. Je men doutais, murmura le docteur, qui prit le soin de lallonger et de lui fermer les yeux, en voyant leffarement de la famille. Était-ce possible ? Auguste avait emporté la table, tous restaient muets et glacés. Bientôt, les sanglots éclatèrent. Mon Dieu ! puisquil ny avait plus rien à espérer, on arriverait quand même à se partager la fortune. Et Clotilde, après sêtre empressée de renvoyer Gustave, pour lui éviter laffreux spectacle, pleurait sans force, la tête appuyée contre lépaule de Berthe, qui sanglotait, ainsi que Valérie. Devant la fenêtre, Théophile et Auguste se frottaient rudement les yeux. Mais Duveyrier surtout montrait un désespoir extraordinaire, étouffait de gros sanglots dans son mouchoir. Non, décidément, il ne pouvait vivre sans Clarisse : il aimait mieux mourir tout de suite, comme celui-là ; et le regret de sa maîtresse tombant au milieu de ce deuil, le secouait dune amertume immense. Madame, vint annoncer Clémence, ce sont les sacrements Sur le seuil, parut labbé Mauduit. Derrière son épaule, on apercevait la tête curieuse dun enfant de chur. Il vit les sanglots, questionna dun coup dil le médecin, qui ouvrit les bras, comme pour déclarer que ce nétait pas sa faute. Et labbé, après avoir balbutié des prières, sen alla dun air de gêne, en remportant le bon Dieu. Cest mauvais signe, disait Clémence aux autres domestiques, réunis à la porte de lantichambre. On ne dérange pas le bon Dieu pour rien Vous verrez quil reviendra dans la maison, avant un an. Les obsèques de M. Vabre eurent lieu seulement le surlendemain. Duveyrier avait quand même ajouté aux lettres de faire-part les mots : « muni des sacrements de lÉglise ». Comme le magasin était fermé, Octave se trouvait libre. Ce congé le ravissait, car depuis longtemps il désirait ranger sa chambre, changer des meubles de place, mettre ses quelques livres dans une petite bibliothèque, achetée doccasion. Il sétait levé plus tôt que de coutume, il achevait son rangement vers huit heures, le matin du convoi, lorsque Marie frappa. Elle lui rapportait un paquet de livres. Puisque vous ne venez pas les chercher, dit-elle, il faut bien que je me donne la peine de vous les rendre. Mais elle refusa dentrer, rougissant, choquée à lidée dêtre chez un jeune homme. Leurs relations, dailleurs, avaient complètement cessé, dune façon toute naturelle, parce quil nétait plus retourné la prendre. Et elle restait aussi tendre avec lui, le saluait toujours dun sourire, quand elle le rencontrait. Octave était très gai, ce matin-là. Il voulut la taquiner. Alors, cest Jules qui vous défend dentrer chez moi ? répétait-il. Comment êtes-vous avec Jules, maintenant ? Est-il aimable ? oui, vous mentendez bien ? Répondez donc ! Elle riait, elle ne se scandalisait pas. Pardi ! quand vous lemmenez, vous lui payez du vermouth en lui racontant des choses qui le font rentrer comme un fou Oh ! il est trop aimable. Vous savez, je nen demande pas tant. Mais jaime mieux que ça se passe chez moi quautre part, bien sûr. Elle redevint sérieuse et ajouta : Tenez, je vous rapporte votre Balzac, je nai pas pu le finir Cest trop triste, il na que des choses désagréables à vous dire, ce monsieur-là ! Et elle lui demanda des histoires où il y eut beaucoup damour, avec des aventures et des voyages dans des pays étrangers. Puis, elle parla de lenterrement : elle irait à léglise, Jules pousserait jusquau cimetière. Jamais elle navait eu peur des morts ; à douze ans, elle était restée une nuit entière près dun oncle et dune tante, emportés par la même fièvre. Jules, au contraire, détestait causer des morts, à ce point que, depuis la veille, il lui avait défendu de parler du propriétaire, étendu sur le dos, en bas ; mais elle ne trouvait rien à dire en dehors de cette conversation, lui non plus, si bien quils néchangeaient pas dix mots par heure, tout en pensant continuellement au pauvre monsieur. Ça devenait ennuyeux, elle serait contente pour Jules, quand on lemporterait. Et, heureuse den pouvoir parler à laise, satisfaisant son goût, elle accabla le jeune homme de questions : lavait-il vu ? était-il beaucoup changé ? devait-elle croire ce quon racontait, un abominable accident, pendant la mise en bière ? quant à la famille, ne décousait-elle pas les matelas, pour fouiner partout ? Tant dhistoires circulaient, dans une maison comme la leur, où galopait une débandade de bonnes ! La mort était la mort : on ne soccupait que de ça. Vous me fourrez encore un Balzac, reprit-elle en regardant les livres quil lui prêtait de nouveau. Non, reprenez-le Ça ressemble trop à la vie. Comme elle lui tendait le volume, il la saisit par le poignet et voulut lattirer dans la chambre. Elle lamusait, avec sa curiosité de la mort ; elle lui paraissait drôle, plus vivante, tout dun coup désirable. Mais elle comprit, devint très rouge, puis se dégagea, se sauva, en disant : Merci, monsieur Mouret À tout à lheure, au convoi. Lorsque Octave fut habillé, il se rappela sa promesse daller voir Mme Campardon. Il avait deux grandes heures devant lui, le convoi étant pour onze heures, et il songea à utiliser sa matinée, en faisant quelques visites dans la maison. Rose le reçut au lit ; il sexcusait, craignait de la déranger ; mais elle-même lappela. On le voyait si peu, elle se disait si heureuse davoir une distraction ! Ah ! tenez, mon cher enfant, déclara-t-elle tout de suite, cest moi qui devrais être en bas, clouée entre quatre planches ! Oui, le propriétaire était bien heureux, il en avait fini avec lexistence. Et comme Octave, étonné de la trouver en proie à une telle mélancolie, lui demandait si elle allait plus mal : Non, merci. Cest toujours la même chose. Seulement il y a des fois où jen ai assez Achille a dû se faire dresser un lit dans son cabinet de travail, parce que ça magaçait la nuit, quand il remuait Et vous savez que Gasparine, sur nos prières, sest décidée à quitter le magasin. Je lui en suis bien reconnaissante, elle me soigne avec une telle tendresse ! Mon Dieu ! je ne vivrais plus, sans toutes ces bonnes affections qui se serrent autour de moi ! Justement, Gasparine, de son air soumis de parente pauvre, tombée au rôle de domestique, lui apportait son café. Elle laida à se soulever, ladossa contre des coussins, la servit sur une petite planche, recouverte dune serviette. Et Rose, dans sa camisole brodée, au milieu des linges garnis de dentelle, mangea dun gros appétit. Elle était toute fraîche, rajeunie, encore, très jolie, avec sa peau blanche et ses petits cheveux blonds ébouriffés. Oh ! lestomac va bien, ce nest pas lestomac qui est malade, répétait-elle en trempant ses tartines. Deux larmes tombèrent dans son café. Alors, Gasparine la gronda. Si tu pleures, je vais appeler Achille Nes-tu pas contente ? nes-tu pas là comme une reine ? Quand Mme Campardon eut fini et quelle se retrouva seule en compagnie dOctave, elle était dailleurs consolée. Par coquetterie, elle se remit à parler de la mort, mais avec la gaieté douce dune femme faisant la grasse matinée dans la tiédeur des draps. Mon Dieu ! elle sen irait tout de même, lorsque son tour viendrait ; seulement, ils avaient raison, elle nétait pas malheureuse, elle pouvait se laisser vivre, car ils lui évitaient en somme les grosses besognes de lexistence. Et elle senfonçait dans son égoïsme didole sans sexe. Puis, comme le jeune homme se levait : Entrez plus souvent, nest-ce pas ? Amusez-vous bien, ne vous attristez pas trop à ce convoi. On meurt un peu tous les jours, il faut sy habituer. Sur le même palier, chez Mme Juzeur, ce fut Louise, la petite bonne, qui vint ouvrir à Octave. Elle lintroduisit au salon, le regarda un instant avec son rire ahuri, puis finit par déclarer que sa maîtresse achevait de shabiller. Du reste, Mme Juzeur parut tout de suite, vêtue de noir, plus douce et plus fine encore dans ce deuil. Jétais certaine que vous viendriez ce matin, soupira-t-elle dun air dabattement. Toute la nuit, jai rêvassé, je vous voyais Impossible de dormir, vous comprenez, avec ce mort dans la maison ! Et elle avoua quelle sétait levée trois fois, pour regarder sous les meubles. Mais il fallait mappeler ! dit gaillardement le jeune homme. À deux, on na pas peur, dans un lit. Elle prit un air de honte charmant. Taisez-vous, cest vilain ! Et elle lui appliqua sa main ouverte sur les lèvres. Naturellement, il dut la baiser. Alors, elle écarta les doigts davantage, en riant, comme chatouillée. Mais lui, excité par ce jeu, chercha à pousser les choses plus loin. Il lavait saisie, la serrait contre sa poitrine, sans quelle fit un mouvement pour se dégager ; et très bas, dans un souffle, à loreille : Voyons, pourquoi ne voulez-vous pas ? Oh ! en tout cas, pas aujourdhui ! Pourquoi, pas aujourdhui ? Mais avec ce mort, là-dessous Non, non, ça me serait impossible. Il la serrait plus rudement, et elle sabandonnait. Leurs haleines chauffaient leurs visages. Alors, quand ? demain ? Jamais. Vous êtes libre pourtant, votre mari sest conduit si mal que vous ne lui devez rien Hein ? la peur dun enfant peut-être ? Non, je ne puis en avoir, des médecins me lont dit. Eh bien ! sil ny a aucune raison sérieuse, ce serait trop bête Et il la violentait.. Très souple, elle glissa. Puis, le reprenant elle-même dans ses bras, lempêchant de faire un mouvement, elle murmura de sa voix caressante : Tout ce que vous voudrez, mais pas ça ! Entendez-vous, ça, jamais ! jamais ! Jaimerais mieux mourir Cest une idée à moi, mon Dieu ! Jai juré au ciel, enfin vous navez pas besoin de savoir Vous êtes donc brutal comme les autres hommes, que rien ne satisfait, tant quon leur refuse quelque chose. Pourtant, je vous aime bien. Tout ce que vous voudrez, mais pas ça, mon amour ! Elle se livrait, lui permettait les caresses les plus vives et les plus secrètes, ne le repoussant, dun mouvement de brusque vigueur nerveuse, que sil tentait le seul acte défendu. Et, dans son obstination, il y avait comme une réserve jésuitique, une peur du confessionnal, une certitude de se faire pardonner les petits péchés, tandis que le gros lui causerait trop dennuis avec son directeur. Puis, cétaient encore dautres sentiments inavoués, lhonneur et lestime de soi-même mis en un seul point, la coquetterie de tenir toujours les hommes en ne les satisfaisant jamais, une savante jouissance personnelle à se faire manger de baisers partout, sans le coup de bâton de lassouvissement final. Elle trouvait ça meilleur, elle sy entêtait, pas un homme ne pouvait se flatter de lavoir eue, depuis le lâche abandon de son mari. Et elle était une femme honnête ! Non, monsieur, pas un ! Ah ! je puis aller la tête haute, moi ! Que de malheureuses, dans ma position, se seraient mal conduites ! Elle lécarta avec douceur et se leva du canapé. Laissez-moi Ca me tourmente trop, ce mort, en dessous. Il me semble que la maison entière le sent. Dailleurs, lheure de lenterrement approchait. Elle voulait aller avant le corps à léglise, pour ne pas voir toute la cuisine funèbre. Mais, comme elle le reconduisait, elle se souvint de lui avoir parlé de sa liqueur des îles ; et elle le fit rentrer, elle apporta elle-même deux verres et la bouteille. Cétait une crème très sucrée, avec des parfums de fleurs. Quand elle but, une gourmandise de petite fille mit une langueur ravie sur son visage. Elle aurait vécu de sucre, les douceurs à la vanille et à la rose la troublaient comme un attouchement. Ça nous soutiendra, dit-elle. Et, dans lantichambre, elle ferma les yeux, lorsquil la baisa sur la bouche. Leurs lèvres sucrées fondaient, pareilles à des bonbons. Il était près de onze heures. Le corps navait pu être descendu pour lexposition, car les ouvriers des Pompes funèbres, après sêtre oubliés chez un marchand de vin du voisinage, nen finissaient plus de poser les tentures. Octave alla regarder par curiosité. La voûte se trouvait déjà barrée dun large rideau noir ; mais les tapissiers avaient encore à accrocher les draps de la porte. Et sur le trottoir, le nez en lair, un groupe de bonnes causaient ; pendant quHippolyte, en grand deuil, pressait le travail, dun air digne. Oui, madame, disait Lisa à une femme sèche, une veuve, qui était chez Valérie depuis une semaine, ça ne lui aura servi à rien Le quartier connaît bien lhistoire. Pour être sûre de sa part dans lhéritage du vieux, elle sest fait faire cet enfant-là par un boucher de la rue Sainte-Anne, tant son mari avait lair de vouloir crever tout de suite Mais le mari dure encore, et voilà le vieux parti. Hein ? elle est joliment avancée, avec son sale mioche ! La veuve hochait la tête, pleine de dégoût. Bien fait ! répondit-elle. Elle en est pour sa cochonnerie Plus souvent que je resterais chez elle ! Je lui ai fichu mes huit jours, ce matin. Est-ce que son petit monstre de Camille ne faisait pas caca dans ma cuisine ! Mais Lisa courut questionner Julie qui descendait donner un ordre à Hippolyte. Puis, après quelques minutes de conversation, elle revint auprès de la bonne de Valérie. Cest un micmac où personne ne comprend rien. Je crois que votre dame aurait pu ne pas se faire faire denfant et laisser tout de même crever son mari, car ils en sont encore, paraît-il, à chercher le magot du vieux La cuisinière dit quils ont des figures là-dedans, enfin des figures de gens qui se ficheront des claques avant ce soir. Adèle arrivait, avec quatre sous de beurre sous son tablier, Mme Josserand lui ayant recommandé de ne jamais montrer les provisions. Lisa voulut voir, puis la traita furieusement de dinde. Est-ce quon descendait pour quatre sous de beurre ! Ah bien ! cest elle qui aurait forcé ces pingres à la mieux nourrir, ou elle se serait nourrie avant eux ; oui, sur le beurre, sur le sucre, sur la viande, sur tout. Depuis quelque temps, les autres bonnes poussaient ainsi Adèle à la révolte. Elle se pervertissait. Elle cassa un petit morceau de beurre et le mangea immédiatement, sans pain, pour faire la brave devant les autres. Montons-nous ? demanda-t-elle. Non, dit la veuve, je veux le voir descendre. Jai gardé pour ça une commission. Moi aussi, ajouta Lisa. On assure quil pèse huit cents. Sils le lâchaient dans leur bel escalier, ça ferait un joli dégât ! Moi, je monte, jaime mieux ne pas le voir, reprit Adèle Merci ! pour rêver encore, comme la nuit dernière, quil vient me tirer les pieds, en me fichant des sottises, à cause de mes ordures. Elle sen alla, poursuivie par les plaisanteries des deux autres. Toute la nuit, à létage des domestiques, on sétait amusé des cauchemars dAdèle. Dailleurs, les bonnes, pour ne pas être seules, avaient laissé leurs portes ouvertes ; et, un cocher farceur ayant joué au revenant, de petits cris, des rires étouffés sétaient fait entendre jusquau jour, le long du couloir. Lisa, les lèvres pincées, disait quelle sen souviendrait. Une fameuse rigolade, tout de même ! Mais la voix furieuse dHippolyte ramena leur attention vers les tentures. Il criait, perdant sa dignité : Bougre divrogne ! vous le mettez la tête en bas ! Cétait vrai, louvrier allait accrocher à lenvers lécusson portant le chiffre du défunt. Du reste, les draps noirs, bordés dargent, étaient en place ; il ny avait plus quà poser les patères, lorsquune voiture à bras, chargée dun petit mobilier de pauvre, se présenta pour entrer. Un gamin poussait, une grande fille pâle suivait, en donnant un coup de main. M. Gourd, qui causait avec son ami, le papetier den face, se précipita et, malgré la solennité de son deuil : Eh bien ! eh bien ! quest-ce quil lui prend ? Vous ne voyez donc pas, imbécile ! La grande fille intervint. Monsieur, je suis la nouvelle locataire, vous savez Ce sont mes meubles. Impossible ! demain ! cria le concierge furieux. Elle le regarda, puis regarda les tentures, stupéfiée. Évidemment, cette porte murée de noir la bouleversait. Mais elle se remit, elle expliqua quelle ne pouvait pas non plus laisser ses meubles sur le pavé. Alors, M. Gourd la rudoya. Vous êtes la piqueuse de bottines, nest-ce pas ? celle qui a loué là-haut le cabinet Encore une obstination du propriétaire ! Tout ça, pour toucher cent trente francs, et malgré les ennuis que nous avons eus avec le menuisier ! Il mavait pourtant promis de ne plus louer à du monde qui travaille. Ah ! ouiche, voilà que ça recommence, et avec une femme ! Puis, il se souvint que M. Vabre était mort. Oui, vous pouvez regarder, cest le propriétaire qui est mort justement, et sil était parti huit jours plus tôt, vous ne seriez pas ici, bien sûr ! Allons, dépêchez-vous, avant quon le descende ! Et, dans son exaspération, il poussa lui-même la voiture, il lengouffra sous les tentures qui sécartèrent, puis qui se rejoignirent lentement. La grande fille pâle disparut dans tout ce noir. En voilà une qui tombe bien ! fit remarquer Lisa. Comme cest gai, demménager dans un enterrement Moi, à sa place, je vous aurais ramassé le pipelet ! Mais elle se tut, lorsquelle vit reparaître M. Gourd, qui était la terreur des bonnes. La mauvaise humeur de celui-ci venait de ce que la maison allait, disaient des personnes, échoir en partage à M. Théophile et à sa dame. Lui, aurait donné cent francs de sa poche pour avoir comme propriétaire M. Duveyrier, un magistrat au moins. Cétait ce quil expliquait au papetier. Cependant, du monde sortait. Mme Juzeur passa, en adressant un sourire à Octave, qui avait trouvé Trublot sur le trottoir. Puis, Marie parut ; et elle, très intéressée, resta à regarder mettre les tréteaux, sur lesquels on devait poser la bière. Ces gens du second sont étonnants, disait M. Gourd, les yeux levés sur les persiennes fermées du deuxième étage. On croirait quils sarrangent pour éviter de faire comme nous autres Oui, ils sont partis en voyage, il y a trois jours. À ce moment, Lisa se cacha derrière la veuve, en apercevant la cousine Gasparine, qui apportait une couronne de violettes, une attention de larchitecte, désireux de conserver ses bons rapports avec les Duveyrier. Fichtre ! déclara le papetier, elle se met bien, lautre Mme Campardon ! Il lappelait ainsi, innocemment, du nom que tous les fournisseurs du quartier lui donnaient. Lisa étouffa un rire. Mais il y eut une grosse déception. Brusquement, les bonnes surent quon avait descendu le corps. Aussi, cétait bête, dêtre restées dans cette rue, à contempler le drap ! Elles rentrèrent vite ; et le corps, en effet, sortait du vestibule, porté par quatre hommes. Les tentures assombrissaient le porche, on voyait au fond le jour blanc de la cour, lavée le matin à grande eau. Seule, la petite Louise, qui avait filé derrière Mme Juzeur, se haussait sur les pieds, les yeux ronds, dans une curiosité blême. Les porteurs soufflaient au bas de lescalier, dont les dorures et les faux marbres prenaient une solennité froide sous la lumière morte des vitres dépolies. Le vlà parti sans toucher ses quittances ! murmura Lisa, avec la blague haineuse dune fille de Paris contre les propriétaires. Alors, Mme Gourd, qui était restée dans son fauteuil, clouée là par ses mauvaises jambes, se leva péniblement. Puisquelle ne pouvait même aller à léglise, M. Gourd lui avait bien recommandé de ne pas laisser passer le propriétaire devant la loge, sans le saluer. Cela se devait. Elle vint jusquà la porte, en bonnet de deuil, et lorsque le propriétaire passa, elle le salua. À Saint-Roch, pendant la cérémonie, le Dr Juillerat affecta de ne pas entrer dans léglise. Dailleurs, il y avait foule, tout un groupe dhommes préféra rester sur les marches. Il faisait très doux, une journée superbe de juin. Et, comme ils ne pouvaient fumer, leur conversation tomba sur la politique. La grandporte demeurait ouverte, par moments de grands souffles dorgues sortaient de léglise, tendue de noir, étoilée de cierges. Vous savez que M. Thiers se portera lan prochain dans notre circonscription, annonça Léon Josserand de son air grave. Ah ! dit le docteur. Vous ne voterez sans doute pas pour lui, vous, un républicain ? Le jeune homme dont les opinions se refroidissaient, à mesure que Mme Dambreville le répandait davantage, répondit sèchement : Pourquoi pas ? Il est ladversaire déclaré de lempire. Alors, une grosse discussion sengagea. Léon parlait de tactique, le Dr Juillerat sentêtait dans les principes. Selon ce dernier, la bourgeoisie avait fait son temps ; elle était un obstacle sur le chemin de la révolution ; depuis quelle possédait, elle barrait lavenir, avec plus dobstination et daveuglement que lancienne noblesse. Vous avez peur de tout, vous vous jetez à la pire réaction, dès que vous vous croyez menacés ! Du coup, Campardon se fâcha. Moi, monsieur, jai été jacobin et athée comme vous. Mais, Dieu merci ! la raison mest venue Non, je nirai même pas jusquà votre M. Thiers. Un brouillon, un homme qui samuse à des idées ! Cependant, tous les libéraux présents, M. Josserand, Octave, Trublot même qui sen fichait, déclarèrent quils voteraient pour M. Thiers. Le candidat officiel était un grand chocolatier de la rue Saint-Honoré, M. Dewinck, quils plaisantèrent beaucoup. Ce M. Dewinck navait pas même lappui du clergé, que ses attaches avec les Tuileries inquiétaient. Campardon, décidément passé aux prêtres, accueillait son nom avec réserve. Puis, sans transition, il sécria : Tenez ! la balle qui a blessé votre Garibaldi au pied, aurait dû lui percer le cur ! Et, pour ne pas être vu plus longtemps en compagnie de ces messieurs, il entra dans léglise, où la voix grêle de labbé Mauduit répondait aux lamentations des chantres. Il y couche, maintenant, murmura le docteur, avec un haussement dépaules. Ah ! quel coup de balai, il faudrait donner dans tout ça ! Les affaires de Rome le passionnaient. Puis, comme Léon rappelait la parole du ministre dÉtat, disant devant le Sénat que lEmpire était sorti de la Révolution, mais pour la contenir, ils en revinrent aux élections prochaines. Tous sentendaient encore sur la nécessité dinfliger une leçon à lempereur ; mais ils commençaient à être pris dinquiétudes, les noms des candidats les divisaient déjà, leur donnaient la nuit le cauchemar du spectre rouge. Près deux, M. Gourd, mis avec la correction dun diplomate, les écoutait, plein dun froid mépris : lui, était pour lautorité, simplement. Dailleurs, la cérémonie finissait, un grand cri mélancolique qui sortait des profondeurs de léglise, les fit taire. Requiescat in pace ! Amen ! Au cimetière du Père-Lachaise, pendant quon descendait le corps, Trublot qui navait pas lâché le bras dOctave, le vit échanger un nouveau sourire avec Mme Juzeur. Ah ! oui, murmura-t-il, la petite femme bien malheureuse Tout ce que vous voudrez, mais pas ça ! Octave eut un tressaillement. Comment ! Trublot aussi ! Ce dernier fit un geste de dédain ; non, pas lui, un de ses camarades. Et dailleurs, tous ceux que ce grignotage amusait. Pardon, ajouta-t-il. Puisque voilà le vieux remisé, je vais rendre compte à Duveyrier dune commission. La famille sen allait, silencieuse et dolente. Alors, Trublot retint en arrière le conseiller, pour lui apprendre quil avait vu la bonne de Clarisse ; mais il ne savait pas ladresse, la bonne ayant quitté Clarisse la veille du déménagement, après lui avoir fichu des claques. Cétait le dernier espoir qui senvolait. Duveyrier mit la figure dans son mouchoir et rejoignit la famille. Dès le soir, des querelles commencèrent. La famille se trouvait devant un désastre. M. Vabre, avec cette insouciance sceptique que les notaires montrent parfois, ne laissait pas de testament. On fouilla en vain tous les meubles, et le pis fut quil ny avait pas un sou des six ou sept cent mille francs espérés, ni argent, ni titres, ni actions ; on découvrit seulement sept cent trente-quatre francs en pièces de dix sous, une cachette de vieillard gâteux. Et des traces irrécusables, un carnet ouvert de chiffres, des lettres dagents de change apprirent aux héritiers, blêmes de colère, le vice secret du bonhomme, une passion effrénée du jeu, un besoin maladroit et enragé de lagiotage, quil cachait sous linnocente manie de son grand travail de statistique. Tout y passait, ses économies de Versailles, les loyers de sa maison, jusquaux sous quil carottait à ses enfants ; même, dans les dernières années, il en était venu à hypothéquer la maison de cent cinquante mille francs, en trois fois. La famille resta atterrée en face du fameux coffre-fort, où elle croyait la fortune sous clef, et dans lequel il y avait simplement un monde dobjets singuliers, des débris ramassés à travers les pièces, vieilles ferrailles, vieux tessons, vieux rubans, parmi des jouets en morceaux, volés jadis au petit Gustave. Alors, éclatèrent de furieuses récriminations. On traita le vieux de filou. Cétait indigne de gâcher ainsi son argent, en sournois qui se fiche du monde et qui joue une infâme comédie, pour continuer à se faire dorloter. Les Duveyrier se montraient inconsolables de lavoir nourri douze années, sans lui réclamer une seule fois les quatre-vingt mille francs de la dot de Clotilde, dont ils avaient eu seulement dix mille francs. Ça faisait toujours dix mille francs, répondait avec violence Théophile, qui en était encore à toucher un sou des cinquante mille, promis lors de son mariage. Mais Auguste, à son tour, se plaignait plus âprement, reprochait à son frère dêtre au moins parvenu à empocher les intérêts de cette somme pendant trois mois ; tandis que lui naurait jamais rien des cinquante mille francs, également portés sur son contrat. Et Berthe, montée par sa mère, lâchait des paroles blessantes, lair indigné dêtre entrée dans une famille malhonnête. Et Valérie, déblatérant sur les loyers quelle avait eu si longtemps la bêtise de payer au vieux, par peur dêtre déshéritée, ne pouvait digérer cela, regrettait cet argent comme de largent immoral, employé à entretenir la débauche. Quinze jours durant, ces histoires passionnèrent la maison. Enfin, il ne restait que limmeuble, estimé trois cent mille francs ; lhypothèque payée, il y aurait donc environ la moitié de cette somme à partager entre les trois enfants de M. Vabre. Cétait cinquante mille francs pour chacun ; maigre consolation, dont il fallait se contenter. Théophile et Auguste disposaient déjà de leur part. Il fut convenu quon vendrait. Duveyrier se chargea de tout, au nom de sa femme. Dabord, il persuada aux deux frères de ne pas laisser faire la licitation devant le tribunal ; sils sentendaient, elle pouvait avoir lieu devant son notaire, maître Renaudin, un homme dont il répondait. Ensuite, il leur souffla lidée, sur le conseil même du notaire, disait-il, de mettre la maison à bas prix, à cent quarante mille francs seulement : cétait très malin, les amateurs afflueraient, les enchères sallumeraient et dépasseraient toutes les prévisions. Théophile et Auguste riaient de confiance. Puis, le jour de la vente, après cinq ou six enchères, maître Renaudin adjugea brusquement la maison à Duveyrier, pour la somme de cent quarante-neuf mille francs. Il ny avait pas même de quoi payer les hypothèques. Ce fut le dernier coup. On ne connut jamais les détails de la terrible scène qui se passa, le soir même, chez les Duveyrier. Les murs solennels de la maison en étouffèrent les éclats. Théophile dut traiter son beau-frère de gredin ; publiquement, il laccusait davoir acheté le notaire, en lui promettant de le faire nommer juge de paix. Quant à Auguste, il parlait simplement de la cour dassises, il voulait y traîner maître Renaudin, dont tout le quartier racontait les coquineries. Mais si lon ignora toujours comment la famille en arriva à sallonger des calottes, ainsi que le bruit en courait, on entendit les dernières paroles échangées sur le seuil, des paroles qui sonnèrent fâcheusement, dans la sévérité bourgeoise de lescalier. Sale canaille ! criait Auguste. Tu envoies aux galères des gens qui nen ont pas tant fait ! Théophile, sorti le dernier, retint la porte, senrageant, sétranglant, dans un accès de toux. Voleur ! voleur ! Oui, voleur ! Et toi, voleuse, entends-tu, voleuse ! Il referma la porte à la volée, si rudement, que toutes les portes de lescalier battirent. M. Gourd, aux écoutes, fut alarmé. Dun coup dil, il fouilla les étages ; mais il aperçut seulement le fin profil de Mme Juzeur. Le dos rond, il rentra sur la pointe des pieds dans sa loge, où il reprit son air digne. On pouvait nier. Lui, ravi, donnait raison au nouveau propriétaire. Quelques jours plus tard, il y eut un raccommodement entre Auguste et sa sur. La maison en resta surprise. On avait vu Octave se rendre chez les Duveyrier. Le conseiller, inquiet, sétait décidé à abandonner le loyer du magasin pendant cinq ans, pour fermer au moins la bouche dun des héritiers. Lorsque Théophile apprit cela, il descendit avec sa femme faire une nouvelle scène chez son frère. Voilà quil se vendait à cette heure, quil passait du côté des brigands ! Mais Mme Josserand se trouvait dans le magasin, il reçut vite son paquet. Elle conseilla tout net à Valérie de ne pas plus se vendre que sa fille ne se vendait. Et Valérie dut battre en retraite, criant : Alors, nous serions les seuls à tirer la langue ? Du diable si je paie mon terme ! Jai un bail. Ce galérien peut-être nosera pas nous renvoyer Et toi, ma petite Berthe, nous verrons un jour ce quil faudra y mettre, pour tavoir ! Les portes claquèrent de nouveau. Cétait, entre les deux ménages, une haine à mort. Octave, qui avait rendu des services, restait présent, entrait dans lintimité de la famille. Berthe sétait presque évanouie entre ses bras, pendant quAuguste sassurait que les clients navaient pu entendre. Mme Josserand elle-même donnait sa confiance au jeune homme. Dailleurs, elle demeurait sévère pour les Duveyrier. Le loyer, cest quelque chose, dit-elle. Mais je veux les cinquante mille francs. Sans doute, si tu verses les tiens, hasarda Berthe. La mère ne parut pas comprendre. Je les veux, entends-tu ! Non, non, il doit trop rire dans la terre, ce vieux scélérat de père Vabre ! Je ne le laisserai pas se vanter de mavoir roulée. Faut-il quil y ait du monde canaille ! promettre un argent quon na pas ! Oh ! on te les donnera, ma fille, ou jirai le déterrer plutôt, pour lui cracher à la figure ! |