Emile Zola
Pot-Bouille 1882
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word ) ou PDF
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
Pot-Bouille - 12 Un matin, comme Berthe se trouvait justement chez sa mère, Adèle vint dire dun air effaré que M. Saturnin était là, avec un homme. Le Dr Chassagne, directeur de lasile des Moulineaux, avait déjà plusieurs fois prévenu les parents quil ne pouvait garder leur fils, car il ne jugeait pas chez lui la folie assez caractérisée. Et, tout dun coup, ayant eu connaissance de la signature arrachée par Berthe à son frère pour les trois mille francs, redoutant dêtre compromis, il le renvoyait à la famille. Ce fut une épouvante. Mme Josserand, qui craignait dêtre étranglée, voulut causer avec lhomme. Celui-ci déclara simplement : Monsieur le directeur ma dit de vous dire que lorsquon est bon pour donner de largent à ses parents, on est bon pour vivre chez eux. Mais il est fou, monsieur ! il va nous massacrer. Il nest toujours pas fou pour signer ! répondit lhomme en sen allant. Dailleurs, Saturnin rentrait dun air tranquille, les mains dans les poches, comme sil revenait dune promenade aux Tuileries. Il nouvrit même pas la bouche de son séjour là-bas. Il embrassa son père qui pleurait, donna également de gros baisers à sa mère et à sa sur Hortense, toutes deux tremblantes. Puis, quand il aperçut Berthe, ce fut un ravissement, il la caressa avec des grâces de petit garçon. Tout de suite, elle profita du trouble attendri où elle le voyait, pour lui apprendre son mariage. Il neut aucune révolte, il ne parut point comprendre dabord, comme sil avait oublié ses fureurs dautrefois. Mais, lorsquelle voulut redescendre, il se mit à hurler : mariée, ça lui était égal, pourvu quelle restât là, toujours avec lui, contre lui. Alors, devant le visage décomposé de sa mère qui courait déjà senfermer, Berthe eut lidée de prendre Saturnin chez elle. On trouverait bien à lutiliser dans le sous-sol du magasin, quand ce ne serait quà ficeler des paquets. Le soir même, Auguste, malgré son évidente répugnance, se rendit au désir de Berthe. Ils étaient mariés à peine depuis trois mois, et une sourde désunion grandissait entre eux. Cétait le heurt de deux tempéraments, de deux éducations différentes, un mari maussade, méticuleux, sans passion, et une femme poussée dans la serre chaude du faux luxe parisien, vive, saccageant lexistence, afin den jouir toute seule, en enfant égoïste et gâcheur. Aussi ne comprenait-il pas son besoin de mouvement, ses sorties continuelles pour des visites, des courses, des promenades, son galop à travers les théâtres, les fêtes, les expositions. Deux et trois fois par semaine, Mme Josserand venait prendre sa fille, lemmenait jusquau dîner, heureuse de se montrer avec elle, de profiter ainsi de ses toilettes riches, quelle ne payait plus. Les grandes rébellions du mari étaient surtout contre ces toilettes trop éclatantes, dont lutilité lui échappait. Pourquoi shabiller au-dessus de son rang et de sa fortune ? Quelle nécessité de dépenser de la sorte un argent si nécessaire dans son commerce ? Il disait dordinaire que, lorsquon vend de la soie aux autres femmes, on doit porter de la laine. Mais Berthe avait alors les airs féroces de sa mère, en lui demandant sil comptait la laisser aller toute nue ; et elle le décourageait encore par la propreté douteuse de ses jupons, par son dédain du linge quon ne voyait pas, ayant toujours des phrases apprises pour lui fermer la bouche, sil insistait. Jaime mieux faire envie que pitié Largent est largent, et lorsque jai eu vingt sous, jai toujours dit que jen avais quarante. Berthe prenait, dans le mariage, la carrure de Mme Josserand. Elle sempâtait, lui ressemblait davantage. Ce nétait plus la fine indifférente et souple sous les gifles maternelles ; cétait une femme où poussaient des obstinations, la volonté formelle de tout plier à son plaisir. Auguste la regardait parfois, étonné de cette maturité si prompte. Dabord, elle avait goûté une joie vaniteuse à trôner au comptoir, en toilette étudiée, dune modestie élégante. Puis, elle sétait vite rebutée du commerce, souffrant de limmobilité, menaçant de tomber malade, se résignant pourtant, mais avec des attitudes de victime qui fait à la prospérité de son ménage le sacrifice de sa vie. Et, dès lors, une lutte de chaque minute avait commencé entre elle et son mari. Elle haussait les épaules derrière le dos de ce dernier, comme sa mère derrière le dos de son père ; elle recommençait contre lui toutes les querelles de ménage dont on avait bercé sa jeunesse, le traitait en monsieur simplement chargé de payer, laccablait de ce mépris de lhomme, qui était comme la base de son éducation. Ah ! cest maman qui avait raison ! sécriait-elle, après chacune de leurs disputes. Auguste sétait cependant efforcé, dans les premiers temps, de la satisfaire. Il aimait la paix, il rêvait un petit intérieur tranquille, maniaque déjà comme un vieillard, plié aux habitudes de sa vie de garçon chaste et économe. Son ancien logement de lentresol ne pouvant suffire, il avait pris lappartement du second, sur la cour, où il croyait avoir fait des folies, en dépensant cinq mille francs de meubles. Berthe, dabord heureuse de sa chambre en thuya et en soie bleue, sétait ensuite montrée pleine de dédain, après une visite chez une amie, qui épousait un banquier. Puis, les premières discussions avaient éclaté, au sujet des bonnes. La jeune femme, accoutumée à un service abêti de pauvres filles auxquelles on coupait leur pain, exigeait delles des corvées, dont elles sanglotaient dans leur cuisine, pendant des après-midi entières. Auguste, peu tendre pourtant dhabitude, ayant eu limprudence daller en consoler une, avait dû la jeter à la porte une heure plus tard, devant les sanglots de madame, qui lui criait furieusement de choisir entre elle et cette créature. Mais, après celle-là, il était venu une gaillarde qui semblait sarranger pour rester. Elle se nommait Rachel, devait être juive, le niait et cachait son pays. Cétait une fille de vingt-cinq ans, dun visage dur, au grand nez, aux cheveux très noirs. Dabord, Berthe avait déclaré quelle ne la tolérerait pas deux jours ; puis, devant son obéissance muette, son air de tout comprendre et de ne rien dire, elle sétait montrée peu à peu contente, comme si elle se fût soumise à son tour, la gardant pour ses mérites et aussi par une sourde peur. Rachel, qui acceptait sans révolte les plus dures besognes, accompagnées de pain sec, prenait possession du ménage, les yeux ouverts, la bouche serrée, en servante de flair attendant lheure fatale et prévue où madame naurait rien à lui refuser. Dailleurs, dans la maison, du rez-de-chaussée à létage des bonnes, un grand calme avait succédé aux émotions de la mort brusque de M. Vabre. Lescalier retrouvait son recueillement de chapelle bourgeoise ; pas un souffle ne sortait des portes dacajou, toujours closes sur la profonde honnêteté des appartements. Le bruit courait que Duveyrier sétait remis avec sa femme. Quant à Valérie et à Théophile, ils ne parlaient à personne, ils passaient raides et dignes. Jamais la maison navait exhalé une sévérité de principes plus rigides. M. Gourd, en pantoufles et en calotte, la parcourait dun air de bedeau solennel. Vers onze heures, un soir, Auguste allait à chaque instant sur la porte du magasin, puis allongeait la tête, et jetait un coup dil dans la rue. Une impatience peu à peu grandie lagitait. Berthe, que sa mère et sa sur étaient venues chercher pendant le dîner, sans même lui laisser manger du dessert, ne rentrait pas, après une absence de plus de trois heures, et malgré sa promesse formelle dêtre là pour la fermeture. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! finit-il par dire, les mains serrées, faisant craquer ses doigts. Et il sarrêta devant Octave, qui étiquetait des coupons de soie, sur un comptoir. À cette heure avancée de la soirée, aucun client ne se présentait, dans ce bout écarté de la rue de Choiseul. On laissait ouvert uniquement pour ranger le magasin. Vous devez savoir où ces dames sont allées, vous ? demanda Auguste au jeune homme. Celui-ci leva les yeux dun air surpris et innocent. Mais, monsieur, elles vous lont dit À une conférence. Une conférence, une conférence, gronda le mari. Elle finissait à dix heures, leur conférence Est-ce que des femmes honnêtes ne devraient pas être rentrées ! Puis, il reprit sa promenade, en jetant des regards obliques sur le commis, quil soupçonnait dêtre le complice de ces dames, ou tout au moins de les excuser. Octave, à la dérobée, lexaminait aussi dun air inquiet. Jamais il ne lavait vu si nerveux. Que se passait-il donc ? Et, comme il tournait la tête, il aperçut, au fond de la boutique, Saturnin qui nettoyait une glace avec une éponge imbibée dalcool. Peu à peu, dans la famille, on mettait le fou à des travaux de domestique, pour lui faire au moins gagner sa nourriture. Mais, ce soir-là, les yeux de Saturnin luisaient étrangement. Il se coula derrière Octave, il lui dit très bas : Faut se méfier Il a trouvé un papier. Oui, il a un papier dans sa poche Attention, si cest à vous ! Et il retourna lestement frotter sa glace. Octave ne comprit pas. Le fou lui témoignait depuis quelque temps une affection singulière, comme la caresse dune bête qui céderait à un instinct, à un flair pénétrant les délicatesses lointaines dun sentiment. Pourquoi lui parlait-il dun papier ? Il navait pas écrit de lettre à Berthe, il ne se permettait encore que de la regarder avec des yeux tendres, guettant loccasion de lui faire un petit cadeau. Cétait là une tactique adoptée par lui, après de mûres réflexions. Onze heures dix ! nom de Dieu de nom de Dieu ! cria brusquement Auguste, qui ne jurait jamais. Mais, au même moment, ces dames rentraient. Berthe avait une délicieuse robe de soie rose, brodée de jais blanc ; tandis que sa sur, toujours en bleu, et sa mère, toujours en mauve, gardaient leurs toilettes voyantes et laborieuses, remaniées à chaque saison. Mme Josserand entra la première, imposante, large, pour clouer du coup au fond de la gorge de son gendre les reproches, que toutes trois venaient de prévoir, dans un conseil tenu au bout de la rue. Elle daigna même expliquer leur retard, par une flânerie aux vitrines des magasins. Dailleurs, Auguste, très pâle, ne lâcha pas une plainte ; il répondait dun ton sec, il se contentait et attendait, visiblement. Un instant encore, la mère, qui sentait lorage avec sa grande habitude des querelles du traversin, tâcha de lintimider ; puis, elle dut monter, elle se contenta de dire : Bonsoir, ma fille. Et dors bien, nest-ce pas ? si tu veux vivre longtemps. Tout de suite, Auguste à bout de force, oubliant la présence dOctave et de Saturnin, tira de sa poche un papier froissé, quil mit sous le nez de Berthe, en bégayant : Quest-ce que cest que ça ? Berthe navait pas même retiré son chapeau. Elle devint très rouge. Ça ? dit-elle, eh bien ! cest une facture. Oui, une facture ! et pour des faux cheveux encore ! Sil est permis, pour des cheveux ! comme si vous nen aviez plus sur la tête Mais ce nest pas ça. Vous lavez payée, cette facture ; dites, avec quoi lavez-vous payée ? La jeune femme, de plus en plus troublée, finit par répondre : Avec mon argent, pardi ! Votre argent ! mais vous nen avez pas. Il faut quon vous en ait donné ou que vous en ayez pris ici Et puis, tenez ! je sais tout, vous faites des dettes Je tolérerai ce que vous voudrez ; mais pas de dettes, entendez-vous, pas de dettes ! jamais ! Et il mettait, dans ce cri, son horreur de garçon prudent, son honnêteté commerciale qui consistait à ne rien devoir. Longtemps, il se soulagea, reprochant à sa femme ses sorties continuelles, ses visites aux quatre coins de Paris, ses toilettes, son luxe quil ne pouvait entretenir. Est-ce quil était raisonnable, dans leur situation, de rester dehors jusquà des onze heures du soir, avec des robes de soie rose, brodées de jais blanc ? Quand on avait de ces goûts-là, on apportait cinq cent mille francs de dot. Dailleurs, il connaissait bien la coupable : cétait la mère imbécile qui élevait ses filles à manger des fortunes, sans avoir seulement de quoi leur coller une chemise sur le dos, le jour de leur mariage. Ne dites pas de mal de maman ! cria Berthe, relevant la tête, exaspérée à la fin. On na rien à lui reprocher, elle a fait son devoir Et votre famille, elle est propre ! Des gens qui ont tué leur père ! Octave sétait plongé dans ses étiquettes, en affectant de ne pas entendre. Mais, du coin de lil, il suivait la querelle, et guettait surtout Saturnin, qui, frémissant, avait cessé de frotter la glace, les poings serrés, les yeux ardents, près de sauter à la gorge du mari. Laissons nos familles, reprit ce dernier. Nous avons assez de notre ménage Écoutez, vous allez changer de train, car je ne donnerai plus un sou pour toutes ces bêtises. Oh ! cest une résolution formelle. Votre place est ici, dans votre comptoir, en robe simple, comme les femmes qui se respectent Et si vous faites des dettes, nous verrons. Berthe restait suffoquée, devant cette main de mari brutal portée sur ses habitudes, ses plaisirs, ses robes. Cétait un arrachement de tout ce quelle aimait, de tout ce quelle avait rêvé en se mariant. Mais, par une tactique de femme, elle ne montra pas la blessure dont elle saignait, elle donna un prétexte à la colère dont son visage était gonflé, et répéta avec plus de violence : Je ne souffrirai pas que vous insultiez maman ! Auguste haussait les épaules. Votre mère ! mais, tenez ! vous lui ressemblez, vous devenez laide, quand vous vous mettez dans cet état Oui, je ne vous reconnais plus, cest elle qui revient. Ma parole, ça me fait peur ! Du coup, Berthe se calma, et le regardant en face : Allez donc dire à maman ce que vous disiez tout à lheure, pour voir comment elle vous flanquera dehors. Ah ! elle me flanquera dehors ! cria le mari furieux. Eh bien ! je monte le lui dire tout de suite. En effet, il se dirigea vers la porte. Il était temps quil sortît, car Saturnin, avec ses yeux de loup, savançait traîtreusement pour létrangler par-derrière. La jeune femme venait de se laisser tomber sur une chaise, où elle murmurait à demi-voix : Ah ! grand Dieu ! en voilà un que je népouserais pas, si cétait à refaire ! En haut, M. Josserand, très surpris, vint ouvrir, Adèle étant déjà montée se coucher. Comme il sinstallait justement pour passer la nuit à faire des bandes, malgré des malaises dont il se plaignait depuis quelque temps, ce fut avec un embarras, une honte dêtre découvert, quil introduisit son gendre dans la salle à manger ; et il parla dun travail pressé, une copie du dernier inventaire de la cristallerie Saint-Joseph. Mais, lorsque, nettement, Auguste accusa sa fille, lui reprocha des dettes, raconta toute la querelle amenée par lhistoire des faux cheveux, les mains du bonhomme furent prises dun tremblement ; il bégayait, frappé au cur, les yeux pleins de larmes. Sa fille endettée, vivant comme il avait vécu lui-même, au milieu de continuelles scènes de ménage ! Tout le malheur de sa vie allait donc recommencer dans son enfant ! Et une autre crainte le glaçait, il redoutait à chaque minute dentendre son gendre aborder la question dargent, réclamer la dot, en le traitant de voleur. Sans doute le jeune homme savait tout, pour tomber ainsi chez eux, à onze heures passées. Ma femme se couche, balbutiait-il, la tête perdue. Il est inutile de la réveiller, nest-ce pas ? Vraiment, vous mapprenez des choses ! Cette pauvre Berthe nest pourtant pas méchante, je vous assure. Ayez de lindulgence. Je lui parlerai Quant à nous, mon cher Auguste, nous navons rien fait, je crois, qui puisse vous mécontenter Et il le tâtait du regard, rassuré, voyant quil ne devait rien savoir encore, lorsque Mme Josserand parut sur le seuil de la chambre à coucher. Elle était en toilette de nuit, toute blanche, terrible. Auguste, très excité pourtant, recula. Sans doute, elle avait écouté à la porte, car elle débuta par un coup droit. Ce ne sont pas, je pense, vos dix mille francs que vous réclamez ? Plus de deux mois encore nous séparent de léchéance Dans deux mois, nous vous les donnerons, monsieur. Nous ne mourons pas, nous autres, pour échapper à nos promesses. Cet aplomb superbe acheva daccabler M. Josserand. Dailleurs, Mme Josserand continuait, ahurissait son gendre par des déclarations extraordinaires, sans lui laisser le temps de parler. Vous nêtes pas fort, monsieur. Lorsque vous aurez rendu Berthe malade, il faudra appeler le docteur, ça coûtera de largent chez le pharmacien, et cest encore vous qui serez le dindon Tout à lheure, je me suis en allée, quand je vous ai vu décidé à commettre une sottise. À votre aise ! battez votre femme, mon cur de mère est tranquille, car Dieu veille, et la punition ne se fait jamais attendre ! Enfin, Auguste put expliquer ses griefs. Il revint sur les sorties continuelles, les toilettes, senhardit même jusquà condamner léducation donnée à Berthe. Mme Josserand lécoutait dun air dabsolu mépris. Puis, quand il eut terminé : Ça ne mérite pas de réponse, tant cest bête, mon cher. Jai ma conscience pour moi, ça me suffit Un homme à qui jai confié un ange ! Je ne me mêle plus de rien, puisquon minsulte. Arrangez-vous. Mais votre fille finira par me tromper, madame ! sécria Auguste, repris de colère. Mme Josserand qui partait se retourna, le regarda en face. Monsieur, vous faites tout ce quil faut pour ça ! Et elle rentra dans sa chambre, avec une dignité de Cérès colossale, aux triples mamelles, et drapée de blanc. Le père garda Auguste quelques minutes encore. Il fut conciliant, laissa entendre quavec les femmes il valait mieux tout supporter, finit par le renvoyer calmé, résolu au pardon. Mais, quand il se retrouva seul dans la salle à manger, devant sa petite lampe, le bonhomme se mit à pleurer. Cétait fini, il ny avait plus de bonheur, jamais il ne trouverait le temps de faire assez de bandes, la nuit, pour aider sa fille en cachette. Lidée que cette enfant pouvait sendetter laccablait comme dune honte personnelle. Et il se sentait malade, il venait de recevoir un nouveau coup, la force lui manquerait un de ces soirs. Enfin, péniblement, renfonçant ses larmes, il travailla. En bas, dans la boutique, Berthe était demeurée un instant immobile, le visage entre les mains. Un garçon, après avoir mis les volets, venait de redescendre dans le sous-sol. Alors, Octave crut devoir sapprocher de la jeune femme. Dès le départ du mari, Saturnin lui avait fait de grands gestes, par-dessus la tête de sa sur, comme pour linviter à la consoler. Maintenant, il rayonnait, il multipliait les clins dyeux ; et, craignant de ne pas être compris, il accentuait ses conseils en envoyant des baisers dans le vide, avec une effusion débordante denfant. Comment ! tu veux que je lembrasse ? demanda Octave par signes. Oui, oui, répondit le fou, dun hochement de menton enthousiaste. Et, lorsquil vit le jeune homme souriant devant sa sur, qui ne sétait aperçue de rien, il sassit par terre, derrière un comptoir, ne voulant pas les gêner, se cachant. Les becs de gaz brûlaient encore, la flamme haute, dans le grand silence du magasin fermé. Cétait une paix morte, un étouffement où les pièces de soie mettaient lodeur fade de leur apprêt. Madame, je vous en prie, ne vous faites pas tant de peine, dit Octave, de sa voix caressante. Elle eut un tressaillement, en le trouvant si près delle. Je vous demande pardon, monsieur Octave. Ce nest pas ma faute, si vous avez assisté à cette explication pénible. Et je vous prie dexcuser mon mari, car il devait être malade, ce soir Vous savez, dans tous les ménages, il y a de petites contrariétés Des sanglots létranglèrent. La seule idée datténuer les torts de son mari pour le monde avait déterminé une crise de larmes abondantes, qui la détendait. Saturnin montra sa tête inquiète au ras du comptoir ; mais il replongea aussitôt, quand il vit Octave se décider à prendre la main de sa sur. Je vous en prie, madame, un peu de courage, disait ce dernier. Non, cest plus fort que moi, balbutia-t-elle. Vous étiez là, vous avez entendu Pour quatre-vingt-quinze francs de cheveux ! Comme si toutes les femmes nen portaient pas, des cheveux, aujourdhui Mais lui ne sait rien, ne comprend rien. Il ne connaît pas plus les femmes que le Grand Turc, il nen a jamais eu, non jamais, monsieur Octave ! Ah ! je suis bien malheureuse ! Elle disait tout, dans la fièvre de sa rancune. Un homme quelle prétendait avoir épousé par amour, et qui bientôt lui refuserait des chemises ! Est-ce quelle ne remplissait pas ses devoirs ? est-ce quil trouvait seulement une négligence à lui reprocher ? Certes, sil ne sétait pas mis en colère, le jour où elle lui avait demandé des cheveux, elle naurait jamais été réduite à en acheter sur sa bourse ! Et, pour les plus petites bêtises, la même histoire recommençait : elle ne pouvait témoigner une envie, souhaiter le moindre objet de toilette, sans se heurter contre des maussaderies féroces. Naturellement, elle avait sa fierté, elle ne demandait plus rien, aimait mieux manquer du nécessaire que de shumilier sans résultat. Ainsi, elle désirait follement, depuis quinze jours, une parure de fantaisie, vue avec sa mère à la vitrine dun bijoutier du Palais-Royal. Vous savez, trois étoiles de strass pour être piquées dans les cheveux Oh ! une babiole, cent francs, je crois Eh bien ! jai eu beau en parler du matin au soir, si vous croyez que mon mari a compris ! Octave naurait osé compter sur une pareille occasion. Il brusqua les choses. Oui, oui, je sais. Vous en avez parlé plusieurs fois devant moi Et, mon Dieu ! madame, vos parents mont si bien reçu, vous mavez accueilli vous-même avec tant dobligeance, que jai cru pouvoir me permettre En parlant, il sortait de sa poche une boîte longue, où les trois étoiles luisaient sur un morceau douate. Berthe sétait levée, très émue. Mais cest impossible ! monsieur. Je ne veux pas Vous avez eu le plus grand tort. Lui, se montrait naïf, inventait des prétextes. Dans le Midi, ça se faisait parfaitement. Et puis, des bijoux sans aucune valeur. Elle, toute rose, ne pleurait plus, les yeux sur la boîte, rallumés aux étincelles des pierres fausses. Je vous en prie, madame Un bon mouvement pour me prouver que vous êtes content de mon travail. Non, vraiment, monsieur Octave, ninsistez pas Vous me faites de la peine. Saturnin avait reparu ; et, en extase, comme devant un reliquaire, il regardait les bijoux. Mais sa fine oreille entendit les pas dAuguste, qui revenait. Il avertit Berthe dun léger claquement de langue. Alors, celle-ci se décida, juste au moment où son mari entrait. Eh bien ! écoutez, murmura-t-elle rapidement en fourrant la boîte dans sa poche, je dirai que cest ma sur Hortense qui men a fait cadeau. Auguste donna lordre déteindre le gaz, puis il monta avec elle se coucher, sans ajouter un mot sur la querelle, heureux au fond de la trouver remise, très gaie, comme sil ne sétait rien passé entre eux. Le magasin tombait à une nuit profonde ; et, au moment où Octave se retirait aussi, il sentit dans lobscurité des mains brûlantes serrer les siennes, à les briser. Cétait Saturnin, qui couchait au fond du sous-sol. Ami ami ami, répétait le fou, avec un élan de sauvage tendresse. Déconcerté dans ses calculs, Octave, peu à peu, se prenait pour Berthe dun jeune et ardent désir. Sil avait dabord suivi son plan ancien de séduction, sa volonté darriver par les femmes, maintenant il ne voyait plus seulement en elle la patronne, celle dont la possession devait mettre la maison à sa merci ; il voulait avant tout la Parisienne, cette jolie créature de luxe et de grâce, dans laquelle il navait jamais mordu, à Marseille ; il éprouvait comme une fringale de ses petites mains gantées, de ses petits pieds chaussés de bottines à hauts talons, de sa gorge délicate noyée de fanfreluches, même des dessous douteux, de la cuisine quil flairait sous ses toilettes trop riches ; et ce coup brusque de passion allait jusquà attendrir la sécheresse de sa nature économe, au point de lui faire jeter en cadeaux, en dépenses de toutes sortes, les cinq mille francs apportés du Midi, doublés déjà par des opérations financières, dont il ne parlait à personne. Mais ce qui le dévoyait surtout, cétait dêtre devenu timide, en tombant amoureux. Il navait plus sa décision, sa hâte daller au but, goûtant au contraire des joies paresseuses à ne rien brusquer. Du reste, dans cette défaillance passagère de son esprit si pratique, il finissait par considérer la conquête de Berthe comme une campagne dune difficulté extrême, qui demandait des lenteurs, des ménagements de haute diplomatie. Sans doute ses deux insuccès, auprès de Valérie et de Mme Hédouin, lemplissaient de la terreur déchouer, une fois encore. Mais il y avait, en outre, au fond de son trouble plein dhésitation, une peur de la femme adorée, une croyance absolue à lhonnêteté de Berthe, tout cet aveuglement de lamour que le désir paralyse et qui désespère. Le lendemain de la querelle du ménage, Octave, heureux davoir fait accepter son cadeau à la jeune femme, songea quil serait adroit de se mettre bien avec le mari. Alors, comme il mangeait à la table de son patron, celui-ci ayant lhabitude de nourrir ses employés, pour les garder sous la main, il lui témoigna une complaisance sans bornes, lécouta au dessert, approuva bruyamment ses idées. Même, en particulier, il parut épouser son mécontentement contre sa femme, au point de feindre de la surveiller et de le renseigner ensuite par de petits rapports. Auguste fut très touché ; il avoua un soir au jeune homme quil avait failli un instant le renvoyer, car il le croyait de connivence avec sa belle-mère. Octave, glacé, manifesta aussitôt de lhorreur pour Mme Josserand, ce qui acheva de les rapprocher dans une complète communauté dopinions. Du reste, le mari était un bon homme au fond, simplement désagréable, mais volontiers résigné, tant quon ne le jetait pas hors de lui, en dépensant son argent ou en touchant à sa morale. Il jurait même de ne plus se mettre en colère, car il avait eu, après la querelle, une migraine abominable, dont il était resté idiot pendant trois jours. Vous me comprenez, vous ! disait-il au jeune homme. Je veux ma tranquillité En dehors de ça, je me fiche de tout, la vertu mise à part bien entendu, et pourvu que ma femme nemporte pas la caisse. Hein ? je suis raisonnable, je nexige pas delle des choses extraordinaires ? Et Octave exaltait sa sagesse, et ils célébraient ensemble les douceurs de la vie plate, des années toujours semblables, passées à métrer de la soie. Même, pour lui plaire, le commis abandonnait ses idées de grand commerce. Un soir, il lavait effaré, en reprenant son rêve de vastes bazars modernes, et en lui conseillant, comme à Mme Hédouin, dacheter la maison voisine, afin délargir sa boutique. Auguste, dont la tête éclatait déjà au milieu de ses quatre comptoirs, le regardait avec une telle épouvante de commerçant habitué à couper les barils en quatre, quil sétait hâté de retirer sa proposition et de sextasier sur la sécurité honnête du petit négoce. Les jours coulaient, Octave faisait son trou dans la maison, comme un trou de duvet où il avait chaud. Le mari lestimait, Mme Josserand elle-même, à laquelle il évitait pourtant de témoigner trop de politesse, le regardait dun air encourageant. Quant à Berthe, elle devenait avec lui dune familiarité charmante. Mais son grand ami était Saturnin, dont il voyait saccroître laffection muette, le dévouement de chien fidèle, à mesure que lui-même désirait plus violemment la jeune femme. Pour tout autre, le fou montrait une jalousie sombre ; un homme ne pouvait approcher sa sur, sans quil fût aussitôt inquiet, les lèvres retroussées, prêt à mordre. Et si, au contraire, Octave se penchait vers elle librement, la faisait rire du rire tendre et mouillé dune amante heureuse, il riait daise lui-même, son visage reflétait un peu de leur joie sensuelle. Le pauvre être semblait goûter lamour dans cette chair de femme, quil sentait sienne, sous la poussée de linstinct ; et lon eût dit quil éprouvait pour lamant choisi la reconnaissance pâmée du bonheur. Dans tous les coins, il arrêtait celui-ci, jetait autour deux des regards méfiants, puis sils étaient seuls, lui parlait delle, répétait toujours les mêmes histoires, en phrases heurtées. Quand elle était petite, elle avait des petits membres gros comme ça ; et déjà grasse, et toute rose, et très gaie Alors, elle gigotait par terre. Moi, ça mamusait, je la regardais, je me mettais à genoux Alors, pan ! pan ! pan ! elle me donnait des coups de pied dans lestomac Alors, ça me faisait plaisir, oh ! ça me faisait plaisir ! Octave sut ainsi lenfance entière de Berthe, lenfance avec ses bobos, ses joujoux, sa croissance de joli animal indompté. Le cerveau vide de Saturnin gardait religieusement des faits sans importance, dont lui seul se souvenait : un jour où elle sétait piquée et où il avait sucé le sang ; un matin où elle lui était restée dans les bras, en voulant monter sur la table. Mais il retombait toujours au grand drame, à la maladie de la jeune fille. Ah ! si vous laviez vue ! La nuit, jétais tout seul près delle. On me battait pour menvoyer me coucher. Et je revenais, les pieds nus Tout seul. Ça me faisait pleurer, parce quelle était blanche. Je tâtais voir si elle devenait froide Puis, ils mont laissé. Je la soignais mieux queux, je savais les remèdes, elle prenait ce que je lui donnais Des fois, quand elle se plaignait trop, je lui mettais la tête sur moi. Nous étions gentils Ensuite, elle a été guérie, et je voulais revenir, et ils mont encore battu. Ses yeux sallumaient, il riait, il pleurait, comme si les faits dataient de la veille. De ses paroles entrecoupées, se dégageait lhistoire de cette tendresse étrange : son dévouement de pauvre desprit au chevet de la petite malade, abandonnée des médecins ; son cur et son corps donnés à la chère mourante, quil soignait dans sa nudité, avec des délicatesses de mère ; son affection et ses désirs dhommes arrêtés là, atrophiés, fixés à jamais par ce drame de la souffrance dont lébranlement persistait ; et, dès lors, malgré lingratitude après la guérison, Berthe restait tout pour lui, une maîtresse devant laquelle il tremblait, une fille et une sur quil avait sauvée de la mort, une idole quil adorait dun culte jaloux. Aussi poursuivait-il le mari dune haine furieuse damant contrarié, ne tarissant pas en paroles méchantes, se soulageant avec Octave. Il a encore lil bouché. Cest agaçant, son mal de tête ! Hier, vous avez entendu comme il traînait les pieds Tenez, le voilà qui regarde dans la rue. Hein ? est-il assez idiot ! Sale bête, sale bête ! Et Auguste ne pouvait remuer, sans que le fou se fâchât. Puis, venaient les propositions inquiétantes. Si vous voulez, à nous deux, nous allons le saigner comme un cochon. Octave le calmait. Alors, Saturnin, dans ses jours de tranquillité, voyageait de lui à la jeune femme, dun air ravi, leur rapportait des mots quils avaient dits lun sur lautre, faisait leurs commissions, était comme un lien de continuelle tendresse. Il se serait jeté par terre, devant eux, pour leur servir de tapis. Berthe navait plus reparlé du cadeau. Elle semblait ne pas remarquer les attentions tremblantes dOctave, le traitait en ami, sans trouble aucun. Jamais il navait tant soigné la correction de sa tenue, et il abusait avec elle de la caresse de ses yeux couleur de vieil or, dont il croyait la douceur de velours irrésistible. Mais elle ne lui était reconnaissante que de ses mensonges, les jours où il laidait à cacher quelque escapade. Une complicité sétablissait ainsi entre eux : il favorisait les sorties de la jeune femme en compagnie de sa mère, donnait le change au mari, dès le moindre soupçon. Même elle finissait par ne plus se gêner, dans sa rage de courses et de visites, se reposant entièrement sur son intelligence. Et, si, à sa rentrée, elle le trouvait derrière une pile détoffes, elle le remerciait dune bonne poignée de main de camarade. Un jour pourtant, elle eut une grosse émotion. Octave, comme elle revenait dune exposition de chiens, lappela dun signe dans le sous-sol ; et, là, il lui remit une facture, quon avait présentée pendant son absence, soixante-deux francs, pour des bas brodés. Elle devint toute pâle, et le cri de son cur fut aussitôt. Mon Dieu ! est-ce que mon mari a vu ça ! Il se hâta de la rassurer, il lui conta quelle peine il avait eue pour escamoter la facture, sous le nez dAuguste. Puis, dun air de gêne, il dut ajouter à demi-voix : Jai payé. Alors, elle fit mine de fouiller ses poches, ne trouva rien, dit simplement : Je vous rembourserai Ah ! que de remerciements, monsieur Octave ! Je serais morte, si Auguste avait vu ça. Et, cette fois, elle lui prit les deux mains, elle les tint un instant serrées entre les siennes. Mais jamais il ne fut plus question des soixante-deux francs. Cétait, en elle, un appétit grandissant de liberté et de plaisir, tout ce quelle se promettait dans le mariage étant jeune fille, tout ce que sa mère lui avait appris à exiger de lhomme. Elle apportait comme un arriéré de faim amassée, elle se vengeait de sa jeunesse nécessiteuse chez ses parents, des basses viandes mangées sans beurre pour acheter des bottines, des toilettes pénibles retapées vingt fois, du mensonge de leur fortune soutenu au prix dune misère et dune saleté noires. Mais surtout elle se rattrapait des trois hivers où elle avait couru la boue de Paris en souliers de bal, à la conquête dun mari : soirées mortelles dennui, pendant lesquelles, le ventre vide, elle se gorgeait de sirop ; corvées de sourires et de grâces pudiques, auprès des jeunes gens imbéciles ; exaspérations secrètes davoir lair de tout ignorer, lorsquelle savait tout ; puis, les retours sous la pluie, sans fiacre ; puis, le frisson de son lit glacé et les gifles maternelles qui lui gardaient les joues chaudes. À vingt-deux ans encore, elle désespérait, tombée à une humilité de bossue, se regardant en chemise, le soir, pour voir sil ne lui manquait rien. Et elle en tenait un enfin, et comme le chasseur qui achève dun coup de poing brutal le lièvre quil sest essoufflé à poursuivre, elle se montrait sans douceur pour Auguste, elle le traitait en vaincu. Peu à peu, la désunion augmentait ainsi entre les époux, malgré les efforts du mari, désireux de ne pas troubler son existence. Il défendait désespérément son coin de tranquillité somnolente et maniaque, il fermait les yeux sur les fautes légères, en avalait même de grosses, avec la continuelle terreur de découvrir quelque abomination, qui le mettrait hors de lui. Les mensonges de Berthe, attribuant à laffection de sa sur ou de sa mère une foule de petits objets dont elle naurait pu expliquer lachat, le trouvaient donc tolérant ; même il ne grondait plus trop, lorsquelle sortait le soir, ce qui permit deux fois à Octave de la mener secrètement au théâtre, en compagnie de Mme Josserand et dHortense : parties charmantes, après lesquelles ces dames tombèrent daccord quil savait vivre. Jusque-là, du reste, Berthe, au moindre mot, jetait son honnêteté à la figure dAuguste. Elle se conduisait bien, il devait sestimer heureux ; car, pour elle comme pour sa mère, la légitime mauvaise humeur dun mari commençait seulement au flagrant délit de la femme. Cette honnêteté réelle, dans les premières gloutonneries où elle gâchait son appétit, ne lui coûtait pourtant pas un gros sacrifice. Elle était de nature froide, dun égoïsme rebelle aux tracas de la passion, préférant se donner toute seule des jouissances, sans vertu dailleurs. La cour que lui faisait Octave la flattait, simplement, après ses échecs de fille à marier qui sétait crue abandonnée des hommes ; et elle en tirait en outre toutes sortes de profits, dont elle bénéficiait avec sérénité, ayant grandi dans le désir enragé de largent. Un jour, elle avait laissé le commis payer pour elle cinq heures de voiture ; un autre jour, sur le point de sortir, elle sétait fait prêter trente francs, derrière le dos de son mari, en disant avoir oublié son porte-monnaie. Jamais elle ne rendait. Ce jeune homme ne tirait pas à conséquence ; elle navait aucune idée sur lui, elle lutilisait, toujours sans calcul, au petit bonheur de ses plaisirs et des événements. Et, en attendant, elle abusait de son martyre de femme maltraitée, qui remplissait strictement ses devoirs. Ce fut un samedi quune affreuse querelle éclata entre les époux, au sujet dune pièce de vingt sous qui se trouvait en moins dans le compte de Rachel. Comme Berthe réglait ce compte, Auguste apporta, selon son habitude, largent nécessaire aux dépenses du ménage pour la semaine suivante. Les Josserand devaient dîner le soir, et la cuisine se trouvait encombrée de provisions : un lapin, un gigot, des choux-fleurs. Près de lévier, Saturnin, accroupi sur le carreau, cirait les souliers de sa sur et les bottes de son beau-frère. La querelle commença par de longues explications au sujet de la pièce de vingt sous. Où avait-elle passé ? Comment pouvait-on égarer vingt sous ? Auguste voulut refaire les additions. Pendant ce temps, Rachel embrochait son gigot avec tranquillité, toujours souple, malgré son air dur, la bouche close, mais les yeux aux aguets. Enfin, il donna cinquante francs, et il allait redescendre, lorsquil revint, obsédé par lidée de cette pièce perdue. Il faut la retrouver pourtant, dit-il. Cest peut-être toi qui lauras empruntée à Rachel, et vous ne vous en souvenez plus. Berthe, du coup, fut très blessée. Accuse-moi de faire danser lanse du panier ! Ah ! tu es gentil ! Tout partit de là, ils en arrivèrent bientôt aux mots les plus vifs. Auguste, malgré son désir dacheter chèrement la paix, se montrait agressif, excité par la vue du lapin, du gigot et des choux-fleurs, hors de lui devant ce tas de nourriture, quelle jetait en une fois, sous le nez de ses parents. Il feuilletait le livre de compte, sexclamait à chaque article. Ce nétait pas Dieu possible ! elle sentendait avec la bonne pour gagner sur les provisions. Moi ! moi ! cria la jeune femme poussée à bout ; moi, je mentends avec la bonne ! Mais cest vous, monsieur, qui la payez pour mespionner ! Oui, je la sens toujours sur mon dos, je ne puis risquer un pas sans rencontrer ses yeux Ah ! elle peut bien regarder par le trou de la serrure, quand je change de linge. Je ne fais rien de mal, je me moque de votre police Seulement, ne poussez pas laudace jusquà me reprocher de mentendre avec elle. Cette attaque imprévue laissa le mari un moment stupéfait. Rachel sétait tournée, sans lâcher le gigot ; et elle mettait la main sur son cur, elle protestait : Oh ! madame, pouvez-vous croire ! Moi qui respecte tant madame ! Elle est folle ! dit Auguste en haussant les épaules. Ne vous défendez pas, ma fille Elle est folle ! Mais un bruit, derrière son dos, linquiéta. Cétait Saturnin qui venait de jeter violemment lun des souliers à moitié ciré, pour sélancer au secours de sa sur. La face terrible, les poings serrés, il bégayait quil étranglerait ce sale individu, sil la traitait encore de folle. Peureusement, lautre sétait réfugié derrière la fontaine, en criant : Cest assommant à la fin, si je ne peux plus vous adresser une observation, sans que celui-là se mette entre nous ! Jai bien voulu laccepter, mais quil me fiche la paix ! Encore un joli cadeau de votre mère ! elle en avait une peur de chien, et elle me la collé sur le dos, préférant me faire assommer à sa place. Merci ! Le voilà qui prend un couteau. Empêchez-le donc ! Berthe désarma son frère, le calma dun regard, pendant que, très pâle, Auguste continuait à mâcher de sourdes paroles. Toujours les couteaux en lair ! Un mauvais coup était si vite attrapé ; et, avec un fou, rien à faire, justice ne vous vengerait seulement pas ! Enfin, on ne se faisait point garder par un frère pareil, qui aurait réduit un mari à limpuissance, même dans les cas de la plus légitime indignation, et jusquà le forcer à boire sa honte. Tenez ! monsieur, vous manquez de tact, déclara Berthe dun ton dédaigneux. Un homme comme il faut ne sexplique pas dans une cuisine. Elle se retira dans sa chambre, en refermant violemment les portes. Rachel sétait retournée vers sa rôtissoire, comme nentendant plus la querelle de ses maîtres. Par excès de discrétion, en fille qui se tenait à sa place, même quand elle savait tout, elle ne regarda pas sortir madame ; et elle laissa monsieur piétiner un instant, sans hasarder le moindre jeu de physionomie. Dailleurs, presque aussitôt, monsieur courut derrière madame. Alors, Rachel, impassible, put mettre le lapin au feu. Comprends donc, ma bonne amie, dit Auguste à Berthe, quil avait rattrapée dans la chambre, ce nétait pas pour toi que je parlais, cétait pour cette fille qui nous vole Il faut bien les retrouver, ces vingt sous. La jeune femme eut une secousse dexaspération nerveuse. Elle le regarda en face, toute blanche, résolue. À la fin, allez-vous me lâcher, avec vos vingt-sous ! Ce nest pas vingt sous que je veux, cest cinq cents francs par mois. Oui, cinq cents francs, pour ma toilette Ah ! vous parlez dargent dans la cuisine, en présence de la bonne ! Eh bien ! ça me décide à en parler aussi, moi ! Il y a longtemps que je me retiens Je veux cinq cents francs. Il restait béant devant cette demande. Et elle entama la grande querelle que, pendant vingt ans, sa mère avait faite tous les quinze jours à son père. Est-ce quil espérait la voir marcher nu-pieds ? Quand on épousait une femme, on sarrangeait au moins pour lhabiller et la nourrir proprement. Plutôt mendier que de se résigner à cette vie de sans-le-sou ! Ce nétait point sa faute, à elle, sil se montrait incapable dans son commerce ; oh ! oui, incapable, sans idées, sans initiative, ne sachant que couper les liards en quatre. Un homme qui aurait dû mettre sa gloire à faire vite fortune, à la parer comme une reine, pour tuer de rage les gens du Bonheur des Dames ! Mais non ! avec une si pauvre tête, la faillite devenait certaine. Et, de ce flot de paroles, montaient le respect, lappétit furieux de largent, toute cette religion de largent dont elle avait appris le culte dans sa famille, en voyant les vilenies où lon tombe pour paraître seulement en avoir. Cinq cents francs ! dit enfin Auguste. Jaimerais mieux fermer le magasin. Elle le regarda froidement Vous refusez. Cest bon, je ferai des dettes. Encore des dettes, malheureuse ! Dans un mouvement de brusque violence, il la saisit par les bras, la poussa contre le mur. Alors, sans crier, étranglée de colère, elle courut ouvrir la fenêtre, comme pour se précipiter sur le pavé ; mais elle revint, le poussa à son tour vers la porte, le jeta dehors, en bégayant : Allez-vous-en, ou je fais un malheur ! Et, derrière son dos, elle mit bruyamment le verrou. Un instant, il écouta, hésitant. Puis, il se hâta de descendre au magasin, repris de terreur, en voyant luire dans lombre les yeux de Saturnin, que le bruit de la courte lutte avait fait sortir de la cuisine. En bas, Octave qui vendait des foulards à une vieille dame, saperçut tout de suite du bouleversement de ses traits. Il le regardait, du coin de lil, marcher avec fièvre devant les comptoirs. Quand la cliente fut partie, le cur dAuguste déborda. Mon cher, elle devient folle, dit-il sans nommer sa femme. Elle sest enfermée Vous devriez me rendre le service de monter lui parler. Je crains un accident, ma parole dhonneur ! Le jeune homme affecta dhésiter. Cétait si délicat ! Enfin, il le fit par dévouement. En haut, il trouva Saturnin, planté à la porte de Berthe. Le fou, en entendant un bruit de pas, avait eu un grognement de menace. Mais, quand il reconnut le commis, sa figure séclaira. Ah ! oui, toi, murmura-t-il. Toi, cest bon Faut pas quelle pleure. Sois gentil, trouve des choses Et tu sais, reste. Pas de danger. Je suis là. Si la bonne veut voir, je cogne. Et il sassit par terre, il garda la porte. Comme il tenait encore lune des bottes de son beau-frère, il se mit à la faire reluire, pour occuper son temps. Octave sétait décidé à frapper. Aucun bruit, pas de réponse. Alors, il se nomma. Tout de suite, le verrou fut tiré. Berthe le pria dentrer, en entrebâillant la porte. Puis, elle la referma, remit le verrou dun doigt irrité. Vous, je veux bien, dit-elle. Lui, non ! Elle marchait, emportée par la colère, allant du lit à la fenêtre, qui était restée ouverte. Et elle lâchait des paroles décousues : il ferait manger ses parents, sil voulait ; oui, il leur expliquerait son absence, car elle ne se mettrait pas à table ; plutôt mourir ! Dailleurs, elle préférait se coucher. Déjà, de ses mains fiévreuses, elle arrachait le couvre-pied, tapait les oreillers, ouvrait les draps, oubliant la présence dOctave, au point quelle eut un geste, comme pour dégrafer sa robe. Puis, elle sauta à une autre idée. Croyez-vous ! il ma battue, battue, battue ! Et parce que, honteuse daller toujours en guenilles, je lui demandais cinq cents francs ! Lui, debout au milieu de la chambre, cherchait des paroles de conciliation. Elle avait tort de se faire tant de mauvais sang. Tout sarrangerait. Enfin, timidement, il risqua une offre. Si vous êtes embarrassée pour quelque payement, pourquoi ne vous adressez-vous pas à vos amis ? Je serais si heureux ! Oh ! simplement un prêt. Vous me rendriez ça. Elle le regardait. Après un silence, elle répondit : Jamais ! cest blessant Que penserait-on, monsieur Octave ? Son refus était si ferme, quil ne fut plus question dargent. Mais sa colère semblait tombée. Elle respira fortement, se mouilla le visage ; et elle restait toute blanche, très calme, un peu lasse, avec de grands yeux résolus. Lui, devant elle, se sentait envahi de cette timidité damour, quil trouvait stupide en somme. Jamais il navait aimé si ardemment ; la force de son désir rendait gauches ses grâces de beau commis. Tout en continuant à conseiller une réconciliation, en phrases vagues, il raisonnait nettement au fond, il se demandait sil ne devait pas la prendre dans ses bras ; mais la peur dêtre refusé encore, le faisait défaillir. Elle, muette, le regardait toujours de son air décidé, le front coupé dune mince ride qui se creusait. Mon Dieu ! poursuivait-il, balbutiant, il faut de la patience Votre mari nest pas méchant Si vous savez le prendre, il vous donnera ce que vous voudrez Et tous deux, derrière le vide de ces paroles, sentaient la même pensée les envahir. Ils étaient seuls, libres, à labri de toute surprise, le verrou poussé. Cette sécurité, la tiédeur enfermée de la chambre, les pénétraient. Cependant, il nosait pas ; son côté féminin, son sens de la femme saffinait à cette minute de passion, au point de faire de lui la femme, dans leur approche. Alors, elle, comme si elle se fût souvenue danciennes leçons, laissa tomber son mouchoir. Oh ! pardon, dit-elle au jeune homme qui le ramassait. Leurs doigts seffleurèrent, ils furent rapprochés par cet attouchement dune seconde. Maintenant, elle souriait tendrement, elle avait la taille souple, se rappelant que les hommes détestent les planches. On ne faisait pas la niaise, on permettait les enfantillages, sans en avoir lair, si lon voulait en pêcher un. Voilà la nuit qui vient, reprit-elle, en allant pousser la fenêtre. Il la suivit, et là, dans lombre des rideaux, elle lui abandonna sa main. Elle riait plus fort, létourdissait de son rire perlé, lenveloppait de ses jolis gestes ; et, comme il senhardissait enfin, elle renversa la tête, dégagea son cou, montra son cou jeune et délicat, tout gonflé de sa gaieté. Éperdu, il la baisa sous le menton. Oh ! monsieur Octave ! dit-elle, confuse, en affectant de le remettre à sa place dune façon gentille. Mais il lempoigna, la jeta sur le lit quelle venait douvrir ; et, dans son désir contenté, toute sa brutalité reparut, le dédain féroce quil avait de la femme, sous son air dadoration câline. Elle, silencieuse, le subit sans bonheur. Quand elle se releva, les poignets cassés, la face contractée par une souffrance, tout son mépris de lhomme était remonté dans le regard noir quelle lui jeta. Un silence régnait. On entendait seulement, derrière la porte, Saturnin faisant reluire les bottes du mari, à larges coups de brosse réguliers. Cependant, Octave, dans létourdissement de son triomphe, songeait à Valérie et à Mme Hédouin. Enfin, il était donc autre chose que lamant de la petite Pichon ! Cétait comme une réhabilitation à ses yeux. Puis, devant un mouvement pénible de Berthe, il éprouva un peu de honte, la baisa avec une grande douceur. Elle se remettait dailleurs, reprenait son visage dinsouciance résolue. Dun geste, elle sembla dire : « Tant pis ! cest fait. » Mais elle sentit ensuite le besoin dexprimer une pensée mélancolique. Si vous maviez épousée ! murmura-t-elle. Il resta surpris, inquiet presque ; ce qui ne lempêcha pas de murmurer, en la baisant encore : Oh ! oui, comme ce serait bon ! Le soir, le dîner avec les Josserand fut dun charme infini. Berthe jamais ne sétait montrée si douce. Elle ne dit pas un mot de la querelle à ses parents, elle accueillit son mari dun air de soumission. Celui-ci, enchanté, prit Octave à part pour le remercier ; et il y apportait tant de chaleur, il lui serrait les mains en témoignant une si vive reconnaissance, que le jeune homme en fut gêné. Dailleurs, tous laccablaient de leur tendresse. Saturnin, très convenable à table, le regardait avec des yeux damour, comme sil avait partagé la douceur de la faute. Hortense daignait lécouter, tandis que Mme Josserand lui versait à boire, pleine dun encouragement maternel. Mon Dieu ! oui, dit Berthe au dessert, je vais me remettre à la peinture Il y a longtemps que je veux décorer une tasse pour Auguste. Cette bonne pensée conjugale toucha beaucoup ce dernier. Sous la table, depuis le potage, Octave avait posé son pied sur celui de la jeune femme ; cétait comme une prise de possession, dans cette petite fête bourgeoise. Pourtant, Berthe nétait pas sans une sourde inquiétude devant Rachel, dont elle surprenait toujours le regard fouillant sa personne. Ça se voyait donc ? Une fille à renvoyer ou à acheter, décidément. Mais M. Josserand, qui se trouvait près de sa fille, acheva de lattendrir en lui glissant, derrière la nappe, dix-neuf francs, enveloppés dans du papier. Il sétait penché, il murmurait à son oreille : Tu sais, ça vient de mon petit travail Si tu dois, il faut payer. Alors, entre son père, qui lui poussait le genou, et son amant, qui frottait doucement sa bottine, elle se sentit pleine daise. La vie allait être charmante. Et tous se détendaient, goûtaient lagrément dune soirée passée en famille, sans dispute. En vérité, ce nétait pas naturel, quelque chose devait leur porter bonheur. Seul, Auguste avait les yeux tirés, envahi par une migraine, quil attendait dailleurs, à la suite de tant démotions. Même, vers neuf heures, il dut aller se coucher. |