Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 8 Le mariage à la mairie avait eu lieu le jeudi. Dès dix heures un quart, le samedi matin, des dames attendaient déjà dans le salon des Josserand, la cérémonie religieuse étant pour onze heures, à Saint-Roch. Il y avait là Mme Juzeur toujours en soie noire, Mme Dambreville sanglée dans une robe feuille-morte, Mme Duveyrier très simple, habillée de bleu pâle. Toutes trois causaient à voix basse, au milieu de la débandade des fauteuils ; tandis que, dans la chambre voisine, Mme Josserand achevait dhabiller Berthe, aidée de la bonne et des deux demoiselles dhonneur, Hortense et la petite Campardon. Oh ! ce nest pas cela, murmura Mme Duveyrier, la famille est honorable Mais, je lavoue, je redoutais un peu pour mon frère Auguste, lesprit dominateur de la mère Il faut tout prévoir, nest-ce pas ? Sans doute, dit Mme Juzeur, on népouse pas seulement la fille, on épouse la mère souvent, et cest bien désagréable, quand celle-ci simpose dans le ménage. À ce moment, la porte de la chambre souvrit, Angèle sen échappa, en criant : Une agrafe, au fond du tiroir de gauche Attendez. Elle traversa le salon, reparut et replongea dans la chambre, laissant derrière elle, comme un sillage, le vol blanc de sa jupe, nouée à la taille par un large ruban bleu. Vous vous trompez, je crois, reprit Mme Dambreville. La mère est trop heureuse de se débarrasser de sa fille Elle a lunique passion de ses mardis. Puis, il lui reste une victime. Mais Valérie entrait, dans une toilette rouge, dune singularité provocante. Elle était montée trop vite, craignant dêtre en retard. Théophile nen finit pas, dit-elle à sa belle-sur. Vous savez que jai renvoyé Françoise ce matin, et il cherche partout une cravate Je lai laissé au milieu dun désordre ! La question de la santé est bien grave également, continua Mme Dambreville. Sans doute, répondit Mme Duveyrier. Nous avons consulté avec discrétion le Dr Juillerat Il paraît que la jeune fille est tout à fait bien constituée. Quant à la mère, elle a une de ces charpentes étonnantes ; et, ma foi, cela nous a un peu décidés, car rien nest plus ennuyeux que des parents infirmes, qui vous tombent sur les bras Ça vaut toujours mieux, des parents solides. Surtout, dit Mme Juzeur de sa voix douce, lorsquils ne doivent rien laisser. Valérie sétait assise ; mais, nétant pas au courant de la conversation, essoufflée encore, elle demanda : Hein ? de qui parlez-vous ? De nouveau, la porte sétait brusquement ouverte, et toute une querelle sortait de la chambre. Je te dis que le carton est resté sur la table. Ce nest pas vrai, je lai vu là, à linstant. Oh ! fichue entêtée ! Vas-y toi-même. Hortense traversa le salon, également en blanc, avec une large ceinture bleue ; et elle était vieillie, les traits durs, le teint jaune, dans les pâleurs transparentes de la mousseline. Elle revint furieuse avec le bouquet de la mariée, quon cherchait rageusement depuis cinq minutes, au milieu de lappartement bouleversé. Enfin, que voulez-vous ? dit pour conclure Mme Dambrelline, on ne se marie jamais comme on veut Le plus sage est encore de sarranger après, le mieux possible. Cette fois, Angèle et Hortense ouvraient la porte à deux battants, pour que la mariée naccrochât pas son voile ; et Berthe parut, en robe de soie blanche, toute fleurie de fleurs blanches, la couronne blanche, le bouquet blanc, la jupe traversée dune guirlande blanche, qui sen allait mourir sur la traîne, en une pluie de petits boutons blancs. Dans cette blancheur, elle était charmante, avec son teint frais, ses cheveux dorés, ses yeux rieurs, sa bouche candide de fille déjà savante. Oh ! délicieuse ! sécrièrent ces dames. Toutes lembrassèrent dun air dextase. Les Josserand, aux abois, ne sachant où prendre les deux mille francs que devait coûter la noce, cinq cents francs de toilette, et quinze cents francs pour leur part de dîner et du bal, sétaient vus forcés denvoyer Berthe chez le Dr Chassagne, près de Saturnin, auquel une tante venait de laisser trois mille francs ; et Berthe, ayant obtenu de sortir son frère en voiture, pour le distraire un peu, lavait étourdi de caresses dans le fiacre, puis était montée un instant avec lui chez le notaire, qui ignorait la situation du pauvre être, et où lon nattendait plus que sa signature. Aussi la robe de soie et les fleurs prodiguées surprenaient-elles ces dames, qui les estimaient du coin de lil, tout en sexclamant. Parfait ! un goût exquis ! Mme Josserand, rayonnante, étalait une robe mauve, dun mauve cruel, qui la haussait et larrondissait encore, dans une majesté de tour. Elle pestait contre M. Josserand, appelait Hortense pour avoir son châle, défendait violemment à Berthe de sasseoir. Méfie-toi ! tu vas écraser tes fleurs ! Ne vous tourmentez pas, dit Clotilde de sa voix calme. Nous avons le temps Auguste doit monter nous prendre. On attendait dans le salon, lorsque, brutalement, Théophile entra, sans chapeau, lhabit de travers, la cravate blanche nouée en corde. Sa face aux poils rares, aux dents mauvaises, était livide ; ses membres denfant malade tremblaient de fureur. Quas-tu donc ? lui demanda sa sur, étonnée. Ce que jai, ce que jai Mais une crise de toux lui coupa la parole, et il resta là une minute, étranglant, crachant dans son mouchoir, enragé de ne pouvoir lâcher sa colère. Valérie le regardait, troublée, avertie par un instinct. Enfin, il la menaça du poing, sans même voir la mariée et les dames qui lentouraient. Oui, en cherchant partout ma cravate, jai trouvé une lettre devant larmoire Il froissait un papier entre ses doigts fébriles. Sa femme avait pâli. Elle jugea la situation ; et, pour éviter le scandale dune explication publique, elle passa dans la chambre que Berthe venait de quitter. Ah bien ! dit-elle simplement, jaime mieux men aller, sil devient fou. Laisse-moi ! criait Théophile à Mme Duveyrier, qui tâchait de le faire taire. Je veux la confondre Cette fois, jai une preuve, et il ny a pas de doute, oh ! non ! Ça ne se passera pas comme ça, car je le connais Sa sur lavait pris par le bras, le serrait, le secouait avec autorité. Tais-toi ! tu ne vois donc pas où tu es ? Ce nest pas le moment, entends-tu ! Mais il repartait. Cest le moment ! Je me fiche des autres. Tant pis, si ça tombe aujourdhui ! Ça servira de leçon à tout le monde. Pourtant, il baissait le ton, il sétait affaissé sur une chaise, à bout de force, près déclater en larmes. Une grande gêne avait envahi le salon. Poliment, Mme Dambreville et Mme Juzeur sécartaient, faisaient mine de ne pas comprendre. Mme Josserand, très contrariée dune aventure dont le scandale allait jeter un deuil sur la noce, était passée dans la chambre, pour donner du courage à Valérie. Quant à Berthe, qui étudiait sa couronne devant la glace, elle navait pas entendu. Aussi, à demi-voix, questionnait-elle Hortense. Il y eut un chuchotement, celle-ci lui désigna Théophile dun coup dil, ajouta des explications, tout en affectant de régulariser les plis du voile. Ah ! dit simplement la mariée, lair chaste et amusé, les regards fixés sur le mari, sans quun trouble lémotionnât, dans son auréole de fleurs blanches. Clotilde interrogeait tout bas son frère. Mme Josserand reparut, échangea quelques mots avec elle, puis retourna dans la pièce voisine. Ce fut un échange de notes diplomatiques. Le mari accusait Octave, ce calicot quil giflerait à léglise, sil osait y venir. Justement, il jurait lavoir vu, la veille, sur les marches de Saint-Roch, avec sa femme ; dabord, il avait douté, mais il était certain maintenant : tout sy trouvait, la taille, la démarche. Oui, madame inventait des déjeuners chez des amies, ou bien entrait avec Camille à Saint-Roch par la porte de tout le monde, comme pour faire ses dévotions, laissait lenfant à la garde de la loueuse de chaises, puis filait avec le monsieur par le vieux passage, un sale endroit où personne ne serait allé la chercher. Cependant, au nom dOctave, Valérie avait eu un sourire ; jamais, pas avec celui-là, elle le jurait à Mme Josserand ; avec personne dailleurs, ajouta-t-elle, mais avec celui-là moins encore quavec les autres ; et, forte cette fois de la vérité, elle parlait à son tour daller confondre son mari, en lui prouvant que le billet nétait pas de lécriture dOctave, pas plus que ce dernier nétait le monsieur de Saint-Roch. Mme Josserand lécoutait, létudiait de son regard expérimenté, uniquement préoccupée de trouver un expédient pour laider à tromper Théophile. Et elle lui donna les plus sages conseils. Laissez-moi faire, ne vous en mêlez pas Puisquil veut que ce soit M. Mouret, eh bien ! ce sera M. Mouret. Il ny a pas de mal, nest-ce pas ? à avoir été vue sur les marches dune église avec M. Mouret La lettre seule est compromettante. Vous triompherez, quand notre jeune homme lui aura montré deux lignes de son écriture Surtout, dites toujours comme moi. Vous comprenez, je ne vais pas lui permettre de nous gâter un pareil jour. Lorsquelle ramena Valérie très émue, Théophile de son côté disait à sa sur, la voix étranglée : Je le fais pour toi, je te promets de ne pas la défigurer ici, puisque tu assures que ce ne serait guère convenable, à cause de ce mariage Mais, à léglise, je ne réponds de rien Si le calicot vient me braver à léglise, au milieu de ma famille, je les extermine lun après lautre. Auguste, très correct dans son habit noir, lil gauche rapetissé, souffrant dune migraine, dont il se méfiait depuis trois jours, montait à ce moment prendre sa fiancée, en compagnie de son père et de son beau-frère, tous les deux solennels. Il y eut un peu de bousculade, car on avait fini par être en retard. Deux de ces dames, Mme Duveyrier et Mme Dambreville, durent aider Mme Josserand à mettre son châle ; cétait un châle tapis, immense, à fond jaune, quelle continuait de sortir dans les grandes occasions, bien que la mode en fût passée, et qui la drapait dune tenture dont lampleur et léclat révolutionnaient les rues. Il fallut encore attendre M. Josserand, en train de chercher sous les meubles un bouton de manchette, balayé la veille aux ordures. Enfin, il parut, il balbutia des excuses, lair éperdu, heureux pourtant, et descendit le premier, en serrant fortement le bras de Berthe sous le sien. Derrière, passèrent Auguste et Mme Josserand. Puis venait la queue du monde, au hasard de la sortie, troublant dun murmure le silence grave du vestibule. Théophile sétait emparé de Duveyrier, dont il effarait la dignité avec son histoire ; et il geignait à son oreille, il exigeait des conseils, tandis que, devant eux, Valérie, remise, lattitude modeste, recevait les tendres encouragements de Mme Juzeur, sans paraître remarquer les regards terribles de son mari. Et ton paroissien ! cria tout dun coup Mme Josserand désespérée. On était déjà dans les voitures. Angèle dut remonter chercher le paroissien de velours blanc. Enfin, on partit. Toute la maison se trouvait là, les bonnes, les concierges. Marie Pichon était descendue avec Lilitte, habillée, comme sur le point de sortir ; et la vue de la mariée, si jolie et si bien mise, la remua aux larmes. M. Gourd remarqua que, seuls, les gens du second navaient pas bougé de chez eux : de drôles de locataires qui faisaient toujours autrement que les autres ! À Saint-Roch, la grande porte venait de souvrir à deux battants. Un tapis rouge descendait jusquau trottoir. Il pleuvait, la matinée de mai était très froide. Treize marches, dit tout bas Mme Juzeur à Valérie, quand elles passèrent sous la porte. Ce nest pas bon signe. Dès que le cortège sengagea entre les deux haies de chaises, marchant vers le chur, où les cierges de lautel brillaient comme des étoiles, les orgues, sur la tête des couples, éclatèrent en un chant dallégresse. Cétait une église cossue, riante, avec ses grandes fenêtres blanches, bordées de jaune et de bleu tendre, ses soubassements de marbre rouge, revêtant les murs et les colonnes, sa chaire dorée, soutenue par les quatre évangélistes, ses chapelles latérales où luisaient des orfèvreries. Des peintures dOpéra égayaient la voûte. Des lustres de cristal pendaient au bout de longs fils. Lorsquelles passaient sur les larges bouches du calorifère, les dames recevaient dans leurs jupes une haleine chaude. Vous êtes sûr davoir lalliance ? demanda Mme Josserand à Auguste, qui sinstallait avec Berthe sur des fauteuils, placés devant lautel. Il seffara, crut lavoir oubliée, puis la sentit dans la poche de son gilet. Dailleurs, elle navait pas attendu sa réponse. Depuis son entrée, elle se haussait, fouillait du regard le monde : Trublot et Gueulin, tous deux garçons dhonneur, loncle Bachelard et Campardon, témoins de la mariée, Duveyrier et le Dr Juillerat, témoins du marié, puis toute la foule des connaissances, dont elle était fière. Mais elle venait dapercevoir Octave, qui ouvrait avec empressement un passage à Mme Hédouin, et elle lavait emmené derrière un pilier, où elle lui parlait, dune voix basse et rapide. Le jeune homme ne paraissait pas comprendre, le visage stupéfait. Pourtant, il sinclina dun air daimable obéissance. Cest convenu, dit à loreille de Valérie Mme Josserand, en revenant sasseoir sur un des fauteuils destinés à la famille, derrière ceux de Berthe et dAuguste. Il y avait là M. Josserand, les Vabre, les Duveyrier. Maintenant, les orgues égrenaient des gammes de petites notes claires, coupées de grands souffles. On se casait, le chur semplissait, des hommes restaient dans les bas-côtés. Labbé Mauduit sétait réservé la joie de bénir lunion dune de ses chères pénitentes. Quand il parut, en surplis, il échangea un amical sourire avec lassistance, où il reconnaissait tous les visages. Mais des voix attaquèrent le Veni Creator, les orgues reprirent leur chant triomphal, et ce fut à ce moment que Théophile découvrit Octave, à gauche du chur, devant la chapelle de Saint-Joseph. Sa sur Clotilde voulut le retenir. Je ne peux pas, bégaya-t-il, jamais je ne le tolérerai. Et il força Duveyrier à le suivre, pour représenter la famille. Le Veni Creator continuait. Quelques têtes se tournèrent. Théophile, qui avait parlé de gifles, fut pris dune telle émotion en abordant Octave, quil ne put dabord trouver un mot, vexé dêtre petit, se haussant sur la pointe des pieds. Monsieur, dit-il enfin, je vous ai vu hier avec ma femme Mais le Veni Creator finissait, il fut effrayé, lorsquil entendit le son de sa voix. Dailleurs, Duveyrier, très contrarié de laventure, tâchait de lui faire comprendre combien le lieu était mal choisi. Devant lautel, la cérémonie commençait. Après avoir adressé aux époux une exhortation émue, le prêtre avait pris lanneau nuptial pour le bénir. Benedic, Domine Deus noster, annulum nuptialem hunc, quem nos in tuo nomine benedicimus Alors, Théophile osa répéter, à voix basse : Monsieur, vous étiez hier dans cette église avec ma femme. Octave, étourdi encore des recommandations de Mme Josserand, nayant pas bien compris, conta pourtant la petite histoire dun air aisé. En effet, jai rencontré Mme Vabre, et nous sommes allés voir ensemble les réparations du Calvaire, que dirige mon ami Campardon. Vous avouez, balbutia le mari, repris de fureur, vous avouez Duveyrier crut devoir lui frapper sur lépaule, pour le calmer. Une voix perçante denfant de chur répondait : Amen. Et vous reconnaissez sans doute cette lettre, continua Théophile, en tendant un papier à Octave. Voyons, pas ici ! dit le conseiller tout à fait scandalisé. Vous perdez la raison, mon cher. Octave ouvrit la lettre. Lémotion avait grandi dans lassistance. Des chuchotements couraient, on se poussait du coude, on regardait par-dessus les livres de messe ; personne ne faisait plus la moindre attention à la cérémonie. Les deux mariés seuls restaient graves et raides devant le prêtre. Puis, Berthe elle-même tourna la tête, aperçut Théophile qui blêmissait devant Octave ; et, dès lors, elle fut distraite, elle ne cessa de couler des regards luisants du côté de la chapelle de Saint-Joseph. Cependant, le jeune homme lisait à demi-voix : « Mon chat, que de bonheur hier ! À mardi, chapelle des Saint-Anges, dans le confessionnal. » Le prêtre, après avoir obtenu du mari un « oui » dhomme sérieux qui ne signe rien sans lire, venait de se tourner vers la mariée. Vous promettez et jurez de garder à M. Auguste Vabre fidélité en toutes choses, comme une fidèle épouse le doit à son époux, selon le commandement de Dieu ? Mais Berthe, ayant vu la lettre, se passionnant à lidée des gifles quelle espérait, nécoutait plus, guettait par un coin de son voile. Il y eut un silence embarrassé. Enfin, elle sentit quon lattendait. Oui, oui, répondit-elle précipitamment, au petit bonheur. Labbé Mauduit, étonné, avait suivi la direction de son regard ; et il devina quune scène inusitée se passait dans un des bas-côtés, il fut pris à son tour de singulières distractions. Maintenant, lhistoire avait circulé, tout le monde la connaissait. Les dames, pâles et graves, ne quittaient plus Octave des yeux. Les hommes souriaient dun air discrètement gaillard. Et, pendant que Mme Josserand rassurait Mme Duveyrier par de légers haussements dépaules, seule Valérie semblait sintéresser au mariage, ne voyant rien autre, comme pénétrée dattendrissement. « Mon chat, que de bonheur hier » lisait de nouveau Octave, qui affectait une profonde surprise. Puis, après avoir rendu la lettre au mari : Je ne comprends pas, monsieur. Cette écriture nest pas la mienne Voyez plutôt. Et, tirant un calepin où il inscrivait ses dépenses, en garçon soigneux, il le montra à Théophile. Comment ? pas votre écriture ! balbutia celui-ci. Vous vous moquez de moi, ça doit être votre écriture. Le prêtre allait faire le signe de la croix sur la main gauche de Berthe. Les yeux ailleurs, il se trompa, le fit sur la main droite. In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen, répondit lenfant de chur, qui lui aussi se haussait pour voir. Enfin, le scandale était évité. Duveyrier avait prouvé à Théophile ahuri que la lettre ne pouvait être de M. Mouret. Ce fut presque une déception pour lassistance. Il y eut des soupirs, des mots vifs échangés. Et quand le monde, encore tumultueux, se retourna vers lautel, Berthe et Auguste se trouvaient mariés, elle sans paraître y avoir pris garde, lui nayant pas perdu une parole du prêtre, tout à cette affaire, dérangé seulement par sa migraine qui lui fermait lil gauche. Ces chers enfants ! dit M. Josserand, absorbé, la voix tremblante, à M. Vabre qui, depuis le commencement de la cérémonie, soccupait à compter les cierges allumés, se trompant toujours, et reprenant son calcul. Mais les orgues, de nouveau, ronflaient dans la nef, labbé Mauduit avait reparu en chasuble, les chantres attaquaient la messe. Cétait une messe en musique, dune grande pompe. Loncle Bachelard, qui faisait le tour des chapelles, lisait les inscriptions latines des tombeaux, sans les comprendre ; celle du duc de Créquy lintéressa particulièrement. Trublot et Gueulin avaient rejoint Octave, pour avoir des détails ; et tous trois, derrière la chaire, ricanaient. Des chants senflaient brusquement comme des vents dorage, des enfants de chur balançaient des encensoirs ; puis, il y avait des coups de sonnette, des silences où lon entendait les balbutiements du prêtre à lautel. Et Théophile ne pouvait tenir en place ; il gardait Duveyrier, quil accablait de ses réflexions affolées, ayant perdu pied, ne comprenant pas comment le monsieur du rendez-vous nétait pas le monsieur de la lettre. Dans lassistance, on continuait à surveiller chacun de ses gestes ; toute léglise, avec ses défilés de prêtres, son latin, sa musique, son encens, commentait passionnément laventure. Lorsque labbé Mauduit, après le Pater, descendit pour donner une dernière bénédiction aux époux, il interrogea dun regard le trouble profond des fidèles, les visages excités des femmes, les rires sournois des hommes, sous la grande lumière gaie des fenêtres, au milieu de la richesse cossue de la nef et des chapelles. Navouez rien, dit Mme Josserand à Valérie, comme la famille se dirigeait vers la sacristie, après la messe. Dans la sacristie, les mariés et les témoins donnèrent dabord des signatures. Pourtant, il fallut attendre Campardon, qui venait demmener les dames visiter les travaux du Calvaire, au fond du chur, derrière une clôture en planches. Il arriva enfin, sexcusa, couvrit le registre dun large paraphe. Labbé Mauduit, pour honorer les deux familles, avait tenu à passer la plume, en désignant du doigt la place où lon devait signer ; et il souriait de son air daimable tolérance mondaine, au milieu de la pièce grave, dont les boiseries gardaient une continuelle odeur dencens. Eh bien ! mademoiselle, demanda Campardon à Hortense, cela ne vous donne donc pas envie den faire autant ? Puis, il regretta son manque de tact. Hortense, qui était laînée, avait pincé les lèvres. Cependant, elle comptait avoir le soir même, au bal, une réponse décisive de Verdier, quelle pressait de choisir entre elle et sa créature. Aussi répondit-elle dune voix rêche : Jai le temps Quand je voudrai. Et elle tourna le dos à larchitecte, elle tomba sur son frère Léon, qui arrivait seulement, en retard comme toujours. Tu es gentil ! papa et maman sont satisfaits ! Ne pas pouvoir être là, quand on marie une de vos surs ! Nous tattendions au moins avec Mme Dambreville. Mme Dambreville fait ce quil lui plaît, dit sèchement le jeune homme, et moi, je fais ce que je peux. Ils étaient en froid. Léon trouvait quelle le gardait trop longtemps pour elle, fatigué dune liaison dont il avait accepté les ennuis, dans le seul espoir de quelque beau mariage ; et, depuis quinze jours, il la mettait en demeure de tenir ses promesses. Mme Dambreville, prise au cur dune rage damour, sétait même plainte à Mme Josserand de ce quelle appelait les lubies de son fils. Aussi cette dernière voulut-elle le gronder, en lui reprochant de navoir ni tendresse ni égards pour la famille, puisquil affectait de manquer les cérémonies les plus solennelles. Mais, de sa voix rogue de jeune démocrate, il donna des raisons : un travail imprévu chez le député dont il était secrétaire, une conférence à préparer, toutes sortes de besognes et de courses de la dernière importance. Cest si vite fait pourtant, un mariage ! dit Mme Dambreville sans songer à sa phrase, en le suppliant du regard pour lattendrir. Pas toujours ! répondit-il durement. Et il alla embrasser Berthe, puis serrer la main de son nouveau beau-frère, tandis que Mme Dambreville pâlissait, torturée, se redressant dans sa toilette feuille-morte et souriant vaguement au monde qui entrait. Cétait le défilé des amis, des simples connaissances, de tous les invités entassés dans léglise, dont laquelle maintenant traversait la sacristie. Les mariés, debout, donnaient des poignées de main, continuellement, toutes du même air ravi et embarrassé. Les Josserand et les Duveyrier ne suffisaient pas aux présentations. Par moments, ils se regardaient, étonnés, car Bachelard avait amené des gens que personne ne connaissait et qui parlaient trop fort. Peu à peu, montait une confusion, un écrasement, des bras tendus par-dessus les têtes, des jeunes filles serrées entre des messieurs à gros ventres, laissant des coins de leurs jupes blanches aux jambes de ces pères, de ces frères, de ces oncles encore suants de quelque vice, embourgeoisés dans un quartier tranquille. Justement, à lécart, Gueulin et Trublot racontaient devant Octave que, la veille, Clarisse avait failli être surprise par Duveyrier et sétait résignée à le bourrer de ses complaisances, pour lui fermer les yeux. Tiens ! murmura Gueulin, il embrasse la mariée, ça doit sentir bon. Le monde, cependant, finit par sécouler. Il ne restait plus que la famille et les intimes. Linfortune de Théophile avait continué de circuler, à travers les poignées de main et les compliments ; même on ne causait pas dautre chose, sous les phrases toutes faites, échangées pour la circonstance. Mme Hédouin, qui venait dapprendre laventure, regardait Valérie avec létonnement dune femme dont lhonnêteté était la santé même. Sans doute labbé Mauduit avait dû, de son côté, recevoir quelque confidence, car sa curiosité semblait satisfaite, et il montrait plus donction que de coutume, au milieu des misères cachées de son troupeau. Encore une plaie vive, tout dun coup saignante, sur laquelle il lui fallait jeter le manteau de la religion ! Et il voulut entretenir un instant Théophile, lui parla discrètement du pardon des injures, des desseins impénétrables de Dieu, tâchant avant tout détouffer le scandale, enveloppant lassistance dun geste de pitié et de désespoir, comme pour en dérober les hontes au ciel lui-même. Il est bon, le curé ! il ne sait pas ce que cest ! murmura Théophile, dont ce sermon achevait de tourner la tête. Valérie, qui gardait Mme Juzeur près delle, par contenance, écouta avec émotion les paroles conciliantes que labbé Mauduit crut également devoir lui adresser. Puis, au moment où lon sortait enfin de léglise, elle sarrêta devant les deux pères, pour laisser Berthe passer au bras de son mari. Vous devez être satisfait, dit-elle à M. Josserand, voulant montrer sa liberté desprit. Je vous félicite. Oui, oui, déclara M. Vabre de sa voix pâteuse, cest une bien grande responsabilité de moins. Et, pendant que Trublot et Gueulin se multipliaient, afin de caser toutes les dames dans les voitures, Mme Josserand, dont le châle arrêtait la circulation, sentêta à rester la dernière sur le trottoir, pour étaler publiquement son triomphe de mère. Le soir, le repas qui eut lieu à lhôtel du Louvre, fut encore gâté par laccident si malencontreux de Théophile. Cétait une obsession, on en avait parlé toute laprès-midi, dans les voitures, en allant au bois de Boulogne ; et les dames concluaient toujours par cette idée que le mari aurait bien dû attendre le lendemain, pour trouver la lettre. Dailleurs, il y avait uniquement à table les intimes des deux familles. La seule gaieté fut un toast de loncle Bachelard, que les Josserand navaient pu se dispenser dinviter, malgré leur terreur. Il était en effet ivre dès le rôti, il leva son verre et sembarqua dans une phrase : « Je suis heureux du bonheur que jéprouve », quil répéta, sans arriver à en sortir. On voulut bien sourire complaisamment. Auguste et Berthe, déjà brisés de fatigue, se regardaient par moments, lair étonné de se voir lun en face de lautre ; et, quand ils se souvenaient, ils contemplaient leur assiette avec gêne. Près de deux cents invitations étaient lancées pour le bal. Dès neuf heures et demie, du monde arriva. Trois lustres éclairaient le grand salon rouge, dans lequel on avait simplement laissé des sièges le long des murs, en ménageant à lun des bouts, devant la cheminée, la place du petit orchestre ; en outre, un buffet se trouvait dressé au fond dune salle voisine, et les deux familles sétaient réservé une pièce, où elles pouvaient se retirer. Justement, comme Mme Duveyrier et Mme Josserand recevaient les premiers invités, ce pauvre Théophile, quon surveillait depuis le matin, céda à une brutalité regrettable. Campardon priait Valérie de lui accorder la première valse. Elle riait, et le mari vit là une provocation. Vous riez, vous riez, balbutia-t-il. Dites-moi de qui est la lettre ? Elle est bien de quelquun, cette lettre ? Il venait de mettre laprès-midi entière pour dégager cette idée du trouble où les réponses dOctave lavaient jeté. Maintenant, il sy entêtait : si ce n était pas M. Mouret, cétait donc un autre ? et il exigeait un nom. Comme Valérie séloignait sans répondre, il lui saisit le bras, le tordit méchamment, avec une rage denfant exaspéré, en répétant : Je te le casse Dis-moi de qui est la lettre ? La jeune femme, effrayée, retenant un cri de douleur, était devenue toute blanche. Campardon la sentit sabandonner contre son épaule, en proie à une de ces crises de nerfs qui la secouaient pendant des heures. Il eut à peine le temps de la conduire dans la pièce réservée aux deux familles, où il la coucha sur un canapé. Des dames lavaient suivi, Mme Juzeur, Mme Dambreville, qui la délacèrent, pendant quil se retirait avec discrétion. Cependant, trois ou quatre personnes au plus, dans le salon, avaient remarqué cette courte scène de violence. Mme Duveyrier et Mme Josserand continuaient à recevoir les invités, dont le flot peu à peu emplissait la vaste pièce de toilettes claires et dhabits noirs. Un murmure de paroles aimables montait, des visages continuellement souriaient autour de la mariée : des faces épaisses de pères et de mères, des profils maigres de fillettes, des têtes fines et compatissantes de jeunes femmes. Dans le fond, un violon accordait sa chanterelle, qui jetait de petits cris plaintifs. Monsieur, je vous demande pardon, dit Théophile en abordant Octave, dont il avait rencontré les yeux, au moment où il tordait le bras de sa femme. Tout le monde, à ma place, vous aurait soupçonné, nest-ce pas ? Mais je tiens à vous serrer la main, afin de vous prouver que jai reconnu mon erreur. Il lui serra la main, il lemmena à lécart, torturé par le besoin de sépancher, de trouver un confident pour vider son cur. Ah ! monsieur, si je vous racontais Et, longuement, il parla de sa femme. Jeune fille, elle était délicate, on disait en plaisantant que le mariage la remettrait. Elle manquait dair dans la boutique de ses parents, où pendant trois mois il lavait vue tous les soirs très gentille, obéissante, le caractère triste, mais charmant. Eh bien ! monsieur, le mariage ne la pas remise, loin de là Au bout de quelques semaines, elle était terrible, nous ne pouvions plus nous entendre. Des querelles pour rien du tout. Des changements dhumeur à chaque minute, riant, pleurant, sans que je sache pourquoi. Et des sentiments absurdes, des idées à vous renverser, une perpétuelle démangeaison de faire enrager le monde Enfin, monsieur, mon intérieur est devenu un enfer. Cest bien curieux, murmura Octave, qui sentait la nécessité de dire quelque chose. Alors, le mari, blême et se grandissant sur ses courtes jambes, pour dominer le ridicule, en vint à ce quil appelait la mauvaise conduite de cette malheureuse. Deux fois, il lavait soupçonnée ; mais il était trop honnête une telle idée ne pouvait lui entrer dans le cerveau. Cette fois, pourtant, il fallait se rendre à lévidence. Impossible de douter, nest-ce pas ? Et, de ses doigts tremblants, il tâtait la poche de son gilet où se trouvait la lettre. Encore, si elle faisait ça pour de largent, je comprendrais, ajouta-t-il. Mais on ne lui en donne pas, jen suis sûr, je le saurais Alors, dites-moi ce quelle peut avoir dans la peau ? Moi, je suis très gentil, elle a tout à la maison, je ne comprends pas Si vous comprenez, monsieur, dites-le-moi, je vous en prie. Cest bien curieux, bien curieux, répéta Octave, gêné de toutes ces confidences, et cherchant à se dégager. Mais le mari ne le lâchait plus, fiévreux, travaillé dun besoin de certitude. À ce moment, Mme Juzeur reparut, alla dire un mot à loreille de Mme Josserand, qui saluait dune révérence lentrée dun grand bijoutier du Palais-Royal ; et celle-ci, toute retournée, se hâta de la suivre. Je crois que votre femme a une crise très violente, fit remarquer Octave à Théophile. Laissez donc ! répondit ce dernier furieux, désespéré de ne pas être malade pour quon le soignât aussi, elle est trop contente davoir une crise ! Ça met toujours le monde de son côté Je ne me porte pas mieux quelle, et je ne lai jamais trompée, moi ! Mme Josserand ne revenait pas. Le bruit courait, parmi les intimes, que Valérie se débattait dans des convulsions affreuses. Il aurait fallu des hommes pour la tenir ; mais, comme on avait dû la déshabiller à moitié, on refusait les offres de Trublot et de Gueulin. Cependant, lorchestre jouait un quadrille, Berthe ouvrait le bal avec Duveyrier qui dansait en magistrat, tandis que, nayant pu retrouver Mme Josserand, Auguste leur faisait vis-à-vis avec Hortense. On cachait la crise aux mariés, pour leur éviter des émotions dangereuses. Le bal sanimait, des rires sonnaient dans la vive clarté des lustres. Une polka, dont les violons accentuaient vivement la cadence, emporta autour du salon des couples, déroulant toute une queue de longues traînes. Le Dr Juillerat ? où est le Dr Juillerat ? demanda Mme Josserand en reparaissant violemment. Le docteur était invité, mais personne ne lavait encore aperçu. Alors, elle ne cacha pas la sourde colère quelle amassait depuis le matin. Elle parla devant Octave et Campardon, sans ménager les termes. Je commence à en avoir assez Ce nest pas drôle pour ma fille, tout ce cocuage qui nen finit plus ! Elle cherchait Hortense, elle laperçut enfin causant avec un monsieur, dont elle voyait seulement le dos, mais quelle reconnut à ses épaules larges. Cétait Verdier. Cela augmenta sa mauvaise humeur. Elle appela sèchement la jeune fille, elle lui dit, en baissant la voix, quelle ferait mieux de rester à la disposition de sa mère, un jour comme celui-là. Hortense naccepta pas la réprimande. Elle était triomphante, Verdier venait de fixer leur mariage à deux mois, en juin. Fiche-moi la paix ! dit la mère. Je tassure, maman Il découche déjà trois fois par semaine pour accoutumer lautre, et dans quinze jours il ne rentrera plus du tout. Alors, ce sera fini, je laurai. Fiche-moi la paix ! Jen ai par-dessus la tête, de votre roman ! Tu vas me faire le plaisir dattendre à la porte le Dr Juillerat et de me lenvoyer dès son arrivée Surtout pas un mot à ta sur ! Elle rentra dans la pièce voisine, laissant Hortense murmurer que, Dieu merci ! elle ne demandait lapprobation de personne, et quil y aurait bien du monde dattrapé, lorsquon la verrait, un jour, se marier mieux que les autres. Pourtant, elle alla guetter lentrée du docteur. Maintenant, lorchestre jouait une valse. Berthe dansait avec un petit cousin de son mari, pour épuiser à tour de rôle les membres de la famille. Mme Duveyrier navait pu refuser loncle Bachelard, qui lincommodait beaucoup, en lui soufflant dans la figure. La chaleur grandissait, le buffet semplissait déjà de messieurs, sépongeant le front. Des fillettes, dans un coin, sautaient ensemble ; pendant que des mères, rêveuses, assises à lécart, songeaient aux noces toujours manquées de leurs demoiselles. On félicitait beaucoup les deux pères, M. Vabre et M. Josserand, qui ne se quittaient plus, sans échanger dailleurs une parole. Tout le monde avait lair de samuser et se récriait devant eux sur la gaieté du bal. Cétait, selon le mot de Campardon, une gaieté de bon aloi. Mais larchitecte, par effusion galante, sinquiétait de létat de Valérie, tout en ne manquant pas une danse. Il eut lidée denvoyer sa fille Angèle prendre des nouvelles en son nom. La petite, dont les quatorze ans, depuis le matin, brûlaient de curiosité autour de la dame qui faisait tant causer, fut ravie de pouvoir pénétrer dans le salon voisin. Et elle ne revint pas, larchitecte dut se permettre dentrouvrir la porte et de passer la tête. Il aperçut sa fille debout devant le canapé, profondément absorbée par la vue de Valérie, dont la gorge tendue, secouée de spasmes, avait jailli hors du corsage dégrafé. Des protestations sélevèrent, on lui criait de ne pas entrer ; et il se retira, il jura quil désirait seulement savoir comment ça tournait. Ça ne va pas, ça ne va pas, dit-il mélancoliquement aux personnes qui se trouvaient près de la porte. Elles sont quatre à la tenir Faut-il quune femme soit bâtie, pour sauter ainsi, sans se rien démancher ! Il sétait formé là un groupe. On y commentait à demi-voix les moindres phases de la crise. Des dames, averties, arrivaient dun air dapitoiement entre deux quadrilles, pénétraient dans le petit salon, puis rapportaient des détails aux hommes, et retournaient danser. Cétait tout un coin de mystère, des mots dits à loreille, des regards échangés, au milieu du brouhaha grandissant. Et, seul, abandonné, Théophile se promenait devant la porte, rendu malade par cette idée fixe quon se moquait de lui et quil ne devait pas le souffrir. Mais le Dr Juillerat traversa vivement la salle de bal, accompagné dHortense qui lui donnait des explications. Mme Duveyrier les suivait. Quelques personnes sétonnèrent, des bruits se répandirent. À peine le médecin avait-il disparu, que Mme Josserand sortit de la pièce avec Mme Dambreville. Sa colère montait ; elle venait de vider deux carafes deau sur la tête de Valérie ; jamais elle navait vu une femme nerveuse à ce point. Alors, elle sétait décidée à faire le tour du bal, pour arrêter les indiscrétions par sa présence. Seulement, elle marchait dun pas si terrible, elle distribuait des sourires si amers, que tout le monde, derrière elle, entrait dans la confidence. Mme Dambreville ne la quittait pas. Depuis le matin, elle lui parlait de Léon, avec de vagues plaintes, tâchant de lamener à intervenir auprès de son fils, pour replâtrer leur liaison. Elle le lui fit voir, comme il reconduisait une grande fille sèche, auprès de laquelle il affectait de se montrer très assidu. Il nous abandonne, dit-elle avec un léger rire, tremblant de larmes contenues. Grondez-le donc, de ne plus même nous regarder. Léon ! appela Mme Josserand. Quand il fut là, elle ajouta brutalement, nétant pas dhumeur à envelopper les choses : Pourquoi es-tu fâché avec madame ? Elle ne ten veut pas. Expliquez-vous donc. Ça navance à rien, davoir mauvais caractère. Et elle les laissa lun devant lautre, interloqués. Mme Dambreville prit le bras de Léon, tous deux allèrent causer dans lembrasure dune fenêtre ; puis, ils quittèrent le bal ensemble, tendrement. Elle lui avait juré de le marier à lautomne. Cependant, Mme Josserand qui continuait à distribuer des sourires, fut prise dune grosse émotion, quand elle se trouva devant Berthe, essoufflée davoir dansé, toute rose dans sa robe blanche qui se fripait. Elle la saisit entre ses bras, et défaillant à une vague association didées, se rappelant sans doute lautre, dont la face se convulsait affreusement : Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie ! murmura-t-elle, en lui donnant deux gros baisers. Berthe alors, tranquille, demanda : Comment va-t-elle ? Du coup, Mme Josserand redevint très aigre. Comment ! Berthe le savait ! Mais sans doute elle le savait, tout le monde le savait. Seul, son mari, quelle montra conduisant au buffet une vieille dame, ignorait encore lhistoire. Même elle allait charger quelquun de le mettre au courant, car ça lui donnait lair bête, dêtre toujours ainsi, en arrière des autres, à ne se douter de rien. Et moi qui méchine à vouloir cacher leur catastrophe ! dit Mme Josserand outrée. Ah bien ! je ne vais plus me gêner, il faut que ça finisse. Je ne tolérerai pas quils te rendent ridicule. Tout le monde le savait, en effet. Seulement, pour ne pas attrister le bal, on nen parlait point. Lorchestre avait couvert les premiers apitoiements ; puis, on en souriait à cette heure, dans les étreintes plus libres des couples. Il faisait très chaud, la nuit savançait. Des domestiques passaient des rafraîchissements. Sur un canapé, deux petites filles, vaincues par la fatigue, sétaient endormies aux bras lune de lautre, la joue contre la joue. Près de lorchestre, dans le ronflement dune contrebasse, M. Vabre sétait décidé à entretenir M. Josserand de son grand ouvrage, au sujet dun doute qui, depuis quinze jours, larrêtait sur les uvres véritables de deux peintres de même nom ; tandis que, près de là, Duveyrier, au milieu dun groupe, blâmait vivement lempereur davoir autorisé, à la Comédie-Française, une pièce qui attaquait la société. Mais, lorsquune valse ou une polka revenait, les hommes devaient céder la place, des couples élargissaient la danse, des jupes rasaient le parquet, soulevant dans la chaleur des bougies la fine poussière et lodeur musquée des toilettes. Elle va mieux, accourut dire Campardon, qui avait jeté de nouveau un coup dil. On peut entrer. Quelques amis se risquèrent. Valérie était toujours couchée ; seulement, la crise se calmait ; et, par décence, on avait couvert sa gorge dune serviette, trouvée sur une console. Devant la fenêtre, Mme Juzeur et Mme Duveyrier écoutaient le Dr Juillerat, qui expliquait que les accès cédaient parfois à des compresses deau chaude, appliquées autour du cou. Mais la malade ayant vu Octave entrer avec Campardon, lappela dun signe, lui adressa dabord des paroles incohérentes, dans un dernier reste dhallucination. Il dut sasseoir près delle, sur lordre même du médecin, désireux avant tout de ne pas la contrarier ; et il reçut ainsi ses confidences, lui qui, dans la soirée, avait déjà eu celles du mari. Elle tremblait de peur, elle le prenait pour son amant, le suppliait de la cacher. Puis, elle le reconnut et fondit en larmes, en le remerciant de son mensonge du matin, pendant la messe. Octave songeait à cette autre crise, dont il avait voulu profiter, avec un désir goulu décolier. Maintenant, il était son ami, elle lui dirait tout, ce serait peut-être meilleur. À ce moment, Théophile, qui rôdait toujours devant la porte, voulut entrer. Dautres hommes étaient là, il pouvait bien y être aussi. Mais cela causa toute une panique. Valérie, en entendant sa voix, fut reprise dun tremblement, on crut quune nouvelle crise allait se déclarer. Lui, suppliant, luttant contre ces dames dont les bras le repoussaient, répétait avec obstination : Je ne lui demande que le nom Quelle me dise le nom. Alors, Mme Josserand, qui arrivait, éclata. Elle attira Théophile dans le petit salon, pour étouffer le scandale. Elle lui dit furieusement : Ah ! ça, finirez-vous par nous ficher la paix ? Depuis ce matin, vous nous assommez avec vos bêtises Vous manquez de tact, monsieur, oui, vous manquez absolument de tact ! On ninsiste pas sur de pareilles choses, un jour de mariage. Permettez, madame, murmura-t-il, ce sont mes affaires, ça ne vous regarde pas ! Comment ! ça ne me regarde pas ? mais je suis de votre famille maintenant, monsieur, et croyez-vous que votre histoire mamuse, à cause de ma fille ? Ah ! vous lui avez fait de jolies noces ! Plus un mot, monsieur, vous manquez de tact ! Il resta éperdu, il regarda autour de lui, cherchant une aide. Mais ces dames témoignaient par leur froideur quelles le jugeaient avec une égale sévérité. Cétait le mot, il manquait de tact ; car il y avait des circonstances où lon devait avoir la force de refréner ses passions. Sa sur elle-même le boudait. Comme il protestait encore, il souleva une révolte générale. Non, non, il navait rien à répondre, on ne se conduisait pas de la sorte ! Ce cri lui ferma la bouche. Il était si ahuri, si pauvre avec ses membres grêles et sa face de fille ratée, que ces dames eurent de légers sourires. Lorsquon manquait de ce quil faut pour rendre une femme heureuse, on ne se mariait pas. Hortense le pesait dun regard de dédain ; la petite Angèle, quon oubliait, tournait autour de lui, de son air sournois, comme si elle eût cherché quelque chose ; et il recula avec embarras, il se mit à rougir, quand il les vit toutes, si grandes, si grosses, lentourer de leurs fortes hanches. Mais elles sentaient la nécessité darranger laffaire. Valérie sétait remise à sangloter, pendant que le Dr Juillerat lui tamponnait de nouveau les tempes. Alors, elles se comprirent sur un coup dil, un esprit commun de défense les rapprocha. Elles cherchaient, elles tâchaient dexpliquer la lettre au mari. Parbleu ! murmura Trublot, qui venait de rejoindre Octave, ce nest pas malin : on dit que la lettre est à la bonne. Mme Josserand lentendit. Elle se retourna, le regarda, pleine dadmiration. Puis, revenant vers Théophile : Est-ce quune femme innocente sabaisse à donner des explications, quand on laccuse avec votre brutalité ? Mais je puis parler, moi La lettre a été perdue par Françoise, cette bonne que votre femme a dû chasser, à cause de sa mauvaise conduite Là, êtes-vous content ? ne sentez-vous pas la honte vous monter au visage ? Dabord, le mari haussa les épaules. Mais toutes ces dames restaient sérieuses, répondaient à ses objections avec une grande force de raisonnement. Il était ébranlé, lorsque pour achever sa déroute, Mme Duveyrier se fâcha, lui cria que sa conduite devenait abominable et quelle le reniait. Alors, vaincu, ayant besoin dêtre embrassé, il se jeta au cou de Valérie, en lui demandant pardon. Ce fut touchant. Mme Josserand elle-même se montra très émue. Il vaut toujours mieux sentendre, dit-elle, soulagée. Enfin, la journée ne finira pas trop mal. Lorsquon eut rhabillé Valérie et quelle parut dans le bal, au bras de Théophile, il sembla quune joie plus large éclatait. Il était déjà près de trois heures, le monde commençait à partir ; mais lorchestre enlevait les quadrilles avec une fièvre dernière, Des hommes souriaient, derrière le ménage réconcilié. Un mot médical de Campardon sur ce pauvre Théophile, remplit daise Mme Juzeur. Les jeunes filles se pressaient, dévisageaient Valérie ; puis, elles prenaient des mines sottes, devant les coups dil scandalisés des mères. Cependant, Berthe, qui dansait enfin avec son mari, dut lui dire un mot tout bas ; car Auguste, mis au courant de lhistoire, tourna la tête ; et, sans perdre la mesure, il regardait son frère Théophile, avec létonnement et la supériorité dun homme auquel des choses pareilles ne peuvent pas arriver. Il y eut un galop final, la société se lâchait dans la chaleur étouffante, dans la clarté rousse des bougies, dont les flammes vacillantes faisaient éclater les bobèches. Vous êtes bien avec elle ? demanda Mme Hédouin, en tournant au bras dOctave, dont elle avait accepté une invitation. Le jeune homme crut sentir un léger frisson dans sa taille si droite et si calme. Nullement, dit-il. Ils mont mêlé à cela, je suis fort ennuyé de laventure Le pauvre diable a tout avalé. Cest très mal, déclara-t-elle de sa voix grave. Sans doute, Octave sétait trompé. Quand il dénoua son bras, Mme Hédouin ne soufflait même pas, les yeux clairs, les bandeaux corrects. Mais un scandale troublait la fin du bal. Loncle Bachelard, qui sétait achevé au buffet, venait de risquer une idée gaie. Brusquement, on lavait aperçu dansant devant Gueulin un pas de la dernière indécence. Dans les devants de son habit boutonné, des serviettes roulées lui faisaient une gorge de nourrice ; et deux grosses oranges posées sur les serviettes, débordant des revers, montraient leur rondeur, dun rouge sanguinolent de peau écorchée. Cette fois, tout le monde protesta : on a beau gagner beaucoup dargent, il y a des limites quun homme convenable ne doit jamais dépasser, surtout devant de jeunes personnes. M. Josserand, honteux et désespéré, fit sortir son beau-frère. Duveyrier montra le plus grand dégoût. À quatre heures, les mariés rentrèrent rue de Choiseul. Ils ramenaient Théophile et Valérie dans leur voiture. Comme ils montaient au second, où lon avait installé un appartement, ils rejoignirent Octave, qui rentrait aussi se coucher. Le jeune homme voulut seffacer par politesse, mais Berthe fit le même mouvement, et ils se heurtèrent. Oh ! pardon, mademoiselle, dit-il. Ce mot de « mademoiselle » les amusa. Elle le regardait, et il se rappelait le premier regard échangé dans cet escalier même, un regard de gaieté et de hardiesse, dont il retrouvait laccueil charmant. Ils se comprirent peut-être, elle rougit, pendant quil montait seul à sa chambre, au milieu de la paix morte des étages supérieurs. Déjà, Auguste, lil gauche fermé, rendu fou par la migraine quil promenait depuis le matin, était dans lappartement, où la famille arrivait. Alors, au moment de quitter Berthe, Valérie céda à une brusque émotion, et la serrant dans ses bras, achevant de chiffonner sa robe blanche, elle la baisa, elle lui dit à voix basse : Ah ! ma chère, je vous souhaite plus de chance quà moi ! |