Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 7 Depuis quinze jours, pour amener loncle Bachelard à doter Berthe, les Josserand linvitaient presque chaque soir, malgré sa malpropreté. Quand on lui avait annoncé le mariage, il sétait contenté de donner une légère tape sur la joue de sa nièce, en disant : Comment ! tu te maries ! Ah ! cest gentil, fillette ! Et il restait sourd à toutes les allusions, exagérant son air de noceur gâteux, tombé dans les liqueurs, dès quon parlait dargent devant lui. Mme Josserand eut lidée de linviter un soir avec Auguste, le futur. Peut-être la vue du jeune homme le déciderait-elle. Le moyen était héroïque, car la famille naimait pas montrer loncle, redoutant toujours de se faire du tort dans lesprit des gens. Dailleurs, il sétait assez bien conduit ; son gilet seul avait une grande tache de sirop, attrapée sans doute au café. Mais, lorsque sa sur, après le départ dAuguste, linterrogea, en lui demandant comment il le trouvait, il répondit sans se compromettre : Charmant, charmant. Il fallait en finir. Laffaire pressait. Alors, Mme Josserand résolut de poser carrément la situation. Puisque nous voilà en famille, reprit-elle, profitons-en Laissez-nous, mes chéries : nous avons à causer avec votre oncle Toi, Berthe, veille un peu sur Saturnin, quil ne démonte pas encore les serrures. Saturnin, depuis quon soccupait du mariage de sa sur, en se cachant de lui, rôdait par les pièces, lil inquiet, flairant quelque chose ; et il avait des imaginations diaboliques, dont la famille restait consternée. Jai pris tous mes renseignements, dit la mère, lorsquelle se fut enfermée avec le père et loncle. Voici où en sont les Vabre. Longuement, elle donna des chiffres. Le vieux Vabre avait apporté de Versailles un demi-million. Si la maison lui avait coûté trois cent mille francs, il lui en était resté deux cent mille, qui, depuis douze ans, produisaient des intérêts. En outre, chaque année, il touchait vingt-deux mille francs de loyers ; et, comme il vivait chez les Duveyrier sans presque rien dépenser, il devait par conséquent posséder en tout cinq ou six cent mille francs, plus la maison. Ainsi, de ce côté, de fort belles espérances. Il na donc pas de vice ? demanda loncle Bachelard. Je croyais quil jouait à la Bourse. Mais Mme Josserand se récria. Un vieux si tranquille, plongé dans de si grands travaux ! Au moins, celui-là sétait montré assez capable pour mettre une fortune de côté ; et elle souriait amèrement, en regardant son mari, qui baissa la tête. Quant aux trois enfants de M. Vabre, Auguste, Clotilde et Théophile, ils avaient eu chacun cent mille francs à la mort de leur mère. Théophile, après des entreprises ruineuses, vivait mal des miettes de cet héritage. Clotilde, sans autre passion que son piano, devait avoir placé sa part. Enfin, Auguste venait dacheter le magasin du rez-de-chaussée et de risquer le commerce des soies, avec ses cent mille francs, longtemps gardés en réserve. Naturellement, dit loncle, le vieux ne donne rien à ses enfants, quand il les marie. Mon Dieu ! il naimait guère donner, le fait paraissait malheureusement certain. En mariant Clotilde, il sétait bien engagé à verser une dot de quatre-vingt mille francs ; mais Duveyrier navait jamais vu que dix mille francs, et il ne réclamait pas, il nourrissait même son beau-père, flattant son avarice, sans doute pour mettre un jour la main sur sa fortune. De même, après avoir promis cinquante mille francs à Théophile, lors de son mariage avec Valérie, il sétait contenté dabord de servir les intérêts, puis navait plus sorti un sou de sa caisse, et poussait les choses jusquà exiger les loyers, que le ménage lui payait, de peur dêtre rayé du testament. Donc, il ne fallait pas trop compter sur les cinquante mille francs quAuguste devait toucher à son tour, le jour du contrat ; ce serait joli déjà, si son père lui faisait grâce des termes du magasin, pendant quelques années. Dame ! déclara Bachelard, cest toujours dur pour des parents On ne paie jamais les dots. Revenons à Auguste, continua Mme Josserand. Je vous ai dit ses espérances, et le seul danger est du côté des Duveyrier, que Berthe fera bien de surveiller de près, si elle entre dans la famille Actuellement, Auguste, après avoir acheté son magasin soixante mille francs, sest lancé avec les quarante autres mille. Seulement, la somme devient insuffisante ; dautre part, il est seul, il lui faut une femme ; cest pourquoi il veut se marier Berthe est jolie, il la voit déjà dans son comptoir ; et quant à la dot, cinquante mille francs sont une somme respectable qui la décidé. Loncle Bachelard ne sourcilla pas. Il finit par dire, dun air attendri, quil avait rêvé mieux. Et il tomba sur le futur gendre : un charmant garçon, certainement ; mais trop vieux, beaucoup trop vieux, trente-trois ans passés ; du reste, toujours malade, la figure tirée par la migraine ; enfin, lair triste, pas assez gai pour le commerce. En as-tu un autre ? demanda Mme Josserand, dont la patience se lassait. Jai remué Paris avant de le trouver. Dailleurs, elle ne sillusionnait guère. Elle léplucha. Oh ! ce nest pas un aigle, je le crois même assez bête Puis, je me méfie de ces hommes qui nont jamais eu de jeunesse et qui ne risquent pas une enjambée dans lexistence, sans y réfléchir quelques années. Celui-là, au sortir du collège, où ses maux de têtes lont empêché dachever ses études, est resté quinze ans petit employé de commerce, avant doser toucher à ses cent mille francs, dont son père, paraît-il, lui filoutait les intérêts Non, non, il nest pas fort. Jusque-là, M. Josserand avait gardé le silence. Il se risqua. Mais alors, ma bonne, pourquoi sentêter à ce mariage. Si le jeune homme na pas de santé Oh ! pas de santé, interrompit Bachelard, ce nest pas encore ça qui empêcherait Berthe ne serait plus en peine ensuite pour se remarier. Enfin, sil est incapable, reprit le père, sil doit rendre notre fille malheureuse Malheureuse ! cria Mme Josserand. Dites tout de suite que je jette mon enfant à la tête du premier venu ! On est en famille, on le discute : il est ceci, il est cela, pas jeune, pas beau, pas intelligent. Nous causons, nest-ce pas ? cest naturel Seulement, il est très bien, jamais nous ne trouverons mieux ; et, voulez-vous que je le dise ? cest un parti inespéré pour Berthe. Moi, jallais donner ma langue aux chiens, parole dhonneur ! Elle sétait levée. M. Josserand, réduit au silence, recula sa chaise. Jai une seule peur, continua-t-elle en se plantant résolument devant son frère, cest quil ne veuille plus, si on ne lui compte pas la dot, le jour du contrat Ça sexplique, il a besoin dargent, ce garçon Mais, à ce moment, un souffle ardent, quelle entendit derrière elle, la fit se tourner. Saturnin était là, la tête passée dans lentrebâillement de la porte, écoutant avec des yeux de loup. Et ce fut toute une panique, car il avait volé une broche à la cuisine, pour embrocher les oies, disait-il. Loncle Bachelard, très inquiet du tour que prenait la conversation, profita de lalerte. Ne vous dérangez pas, cria-t-il de lantichambre. Je men vais, jai un rendez-vous à minuit, avec un de mes clients, qui vient exprès du Brésil. Quand on fut parvenu à coucher Saturnin, Mme Josserand, exaspérée, déclara quil était impossible de le garder davantage. Il finirait par faire un malheur, si on ne lenfermait pas dans une maison de fous. Ce nétait plus une vie, de toujours le cacher. Jamais ses surs ne se marieraient, tant quil serait là, à dégoûter et à effrayer le monde. Attendons encore, murmura M. Josserand, dont le cur saignait à lidée de cette séparation. Non, non ! déclara la mère, je nai pas envie quil membroche à la fin ! Je tenais mon frère, jallais le mettre au pied du mur Nimporte ! nous irons demain avec Berthe le relancer chez lui, et nous verrons sil aura le toupet déchapper à ses promesses Dailleurs, Berthe doit une visite à son parrain. Cest convenable. Le lendemain, tous trois, la mère, le père et la fille, se rendirent officiellement aux magasins de loncle, qui occupaient le sous-sol et le rez-de-chaussée dune vaste maison de la rue dEnghien. Des camions embarrassaient la porte. Dans la cour vitrée, une équipe demballeurs clouaient des caisses ; et, par des baies ouvertes, on apercevait des coins de marchandises, des légumes secs et des coupons de soie, de la papeterie et des suifs, tout lencombrement des mille commissions données par les clients, et des achats risqués à lavance, aux moments de baisse. Bachelard était là avec son grand nez rouge, lil encore allumé dune ivresse de la veille, mais lintelligence nette, retrouvant son flair et sa chance, dès quil retombait devant ses livres. Tiens ! cest vous ! dit-il, très ennuyé. Et il les reçut dans un petit cabinet, doù il surveillait ses hommes, par un vitrage. Je tai amené Berthe, expliqua Mme Josserand. Elle sait ce quelle te doit. Puis, lorsque la jeune fille, après avoir embrassé son oncle, fut retournée dans la cour sintéresser aux marchandises, sur un coup dil de sa mère, celle-ci aborda résolument la question. Écoute, Narcisse, voici où nous en sommes Comptant sur ton bon cur et sur tes promesses, je me suis engagée à donner une dot de cinquante mille francs. Si je ne la donne pas, le mariage est rompu Ce serait une honte, au point où en sont les choses. Tu ne peux pas nous laisser dans un embarras pareil. Mais les yeux de Bachelard sétaient troublés ; et il bégaya, très ivre : Hein ? quoi ? tu as promis Faut pas promettre ; mauvais, de promettre Il pleura misère. Ainsi, il avait acheté des crins, tout un solde, simaginant que les crins hausseraient ; pas du tout, les crins baissaient, il était obligé de les expédier à perte. Et il se précipita, ouvrit des registres, voulut absolument montrer des factures. Cétait la ruine. Allons donc ! finit par dire M. Josserand impatienté. Je connais vos affaires, vous gagnez gros comme vous, et vous rouleriez sur lor, si vous ne le jetiez pas par les fenêtres Moi, je ne vous demande rien. Cest Éléonore qui a voulu faire cette démarche. Mais, permettez-moi de vous dire, Bachelard, que vous vous êtes fichu de nous. Depuis quinze ans, chaque samedi, lorsque je viens jeter un coup dil sur vos livres, vous êtes toujours à me promettre Loncle linterrompait, se frappait violemment la poitrine. Moi, promettre ! pas possible ! Non, non, laissez-moi faire, vous verrez. Je naime pas quon demande, ça me vexe, ça me rend malade Vous verrez, un jour. Mme Josserand elle-même nen put tirer rien de plus. Il leur serrait les mains, essuyait une larme, parlait de son âme, de son amour de la famille, en les suppliant de ne pas le tourmenter davantage, en jurant devant Dieu quils ne sen repentiraient pas. Il savait son devoir, il le ferait jusquau bout. Berthe, plus tard, connaîtrait le cur de son oncle. Et lassurance totale, dit-il de sa voix naturelle, les cinquante mille francs que vous aviez mis sur la tête de la petite ? Mme Josserand haussa les épaules. Depuis quatorze ans, cest enterré. On ta répété vingt fois que, dès la quatrième prime, nous navons pu donner les deux mille francs. Ça ne fait rien, murmura-t-il en clignant de lil, on parle de cette assurance à la famille, et on prend du temps pour payer la dot Jamais on ne paie une dot. Révolté, M. Josserand se leva. Comment ! voilà tout ce que vous trouvez à nous dire ! Mais loncle se méprenait, insistait sur lusage. Jamais, entendez-vous ! On donne un acompte, on sert la rente. Voyez M. Vabre lui-même Est-ce que le père Bachelard vous a payé la dot dÉléonore ? non, nest-ce pas ? On garde son argent, parbleu ! Enfin, cest une saleté que vous me conseillez ! cria M. Josserand. Je mentirais, je ferais un faux en produisant la police de cette assurance Mme Josserand larrêta. Lidée suggérée par son frère lavait rendue grave. Elle sétonnait de ne pas y avoir songé. Mon Dieu ! comme tu prends feu, mon ami Narcisse ne te dit pas de faire un faux. Bien sûr, murmura loncle. Pas besoin de montrer les papiers. Il sagit simplement de gagner du temps, continua-t-elle. Promets la dot, nous la donnerons toujours plus tard. Alors, la conscience du brave homme éclata. Non ! il refusait, il ne voulait pas se risquer une fois encore sur de pareilles pentes. Toujours on abusait de sa complaisance, pour lui faire accepter peu à peu des choses dont il tombait malade ensuite, tant elles lui barraient le cur. Puisquil navait pas de dot à donner, il ne pouvait en promettre une. Bachelard était allé battre le vitrage du bout des doigts, en sifflotant une sonnerie de clairon, comme pour montrer son parfait mépris devant de pareils scrupules. Mme Josserand avait écouté son mari, toute pâle dune colère lentement amassée, et qui brusquement fit explosion. Eh bien ! monsieur, puisquil en est ainsi, ce mariage se fera Cest la dernière chance de ma fille. Je me couperais le poignet plutôt que de la laisser échapper. Tant pis pour les autres ! À la fin, quand on vous pousse, on devient capable de tout. Alors, madame, vous assassineriez pour marier votre fille ? Elle se leva toute droite. Oui ! dit-elle furieusement. Puis, elle eut un sourire. Loncle dut calmer lorage. À quoi bon se chamailler ? Il valait mieux sentendre. Et, tremblant encore de la querelle, éperdu et las, M. Josserand finit par vouloir bien causer de laffaire avec Duveyrier, dont tout dépendait, selon Mme Josserand. Seulement, pour prendre le conseiller en un moment de bonne humeur, loncle offrit à son beau-frère de le lui faire rencontrer dans une maison, où il ne savait rien refuser. Cest une simple entrevue, déclara M. Josserand luttant encore. Je vous jure que je ne mengagerai pas. Sans doute, sans doute, dit Bachelard. Éléonore ne vous demande rien contre lhonneur. Berthe revenait. Elle avait vu des bottes de fruits confits, et, après de vives caresses, elle tâcha de sen faire donner une. Mais loncle se trouvait repris de son bégaiement ; pas possible, cétait compté, ça partait le soir même pour Saint-Pétersbourg. Lentement, il les poussait vers la rue, tandis que sa sur, devant lactivité des vastes magasins, pleins jusquaux solives de toutes les marchandises imaginables, sattardait, souffrant de cette fortune gagnée par un homme sans principes, faisant un retour amer sur lhonnêteté incapable de son mari. Eh bien ! à demain soir, vers neuf heures, au café de Mulhouse, dit Bachelard dans la rue, en serrant la main de M. Josserand. Justement, le lendemain, Octave et Trublot, qui avaient dîné ensemble, avant de se rendre chez Clarisse, la maîtresse de Duveyrier, entrèrent au café de Mulhouse, pour ne pas se présenter chez elle trop tôt, bien quelle demeurât rue de la Cerisaie, au diable. Il était à peine huit heures. Comme ils arrivaient, un bruit violent de querelle les attira au fond, dans une salle écartée. Et, là, ils aperçurent Bachelard, déjà gris, les joues saignantes, énorme, qui se trouvait aux prises avec un petit monsieur, blême et rageur. Vous avez encore craché dans mon bock ! criait-il de sa voix tonnante. Je ne le souffrirai pas, monsieur ! Fichez-moi la paix, entendez-vous ! ou je vous gifle ! dit le petit homme, debout sur la pointe des pieds. Alors, Bachelard haussa le ton, très provocant, sans reculer dune semelle. Si vous voulez, monsieur ! Comme il vous plaira ! Et, lautre lui ayant défoncé dune claque son chapeau, quil gardait crânement sur loreille, même dans les cafés, il répéta avec plus dénergie : Comme il vous plaira, monsieur ! Si vous voulez ! Puis, après avoir ramassé son chapeau, il sassit dun air superbe, il cria au garçon : Alfred, changez-moi mon bock ! Octave et Trublot, étonnés, avaient aperçu Gueulin à la table de loncle, le dos appuyé contre la banquette du fond, fumant avec une tranquillité pleine dindifférence. Comme ils linterrogeaient sur les causes de la querelle : Sais pas, répondit-il en regardant monter la fumée de son cigare. Toujours des histoires Oh ! une bravoure à être claqué ! Ne recule jamais. Bachelard serra la main aux nouveaux venus. Il adorait la jeunesse. Quand il sut quils allaient chez Clarisse, il fut ravi, car lui-même sy rendait avec Gueulin ; seulement, il fallait attendre son beau-frère Josserand, auquel il avait donné rendez-vous. Et il emplit la petite salle des éclats de sa voix, encombrant la table de toutes les consommations imaginables, pour régaler ses jeunes amis, avec la prodigalité enragée dun homme qui ne comptait plus, dans les occasions de plaisir. Dégingandé, les dents trop neuves et le nez en flamme, sous sa calotte neigeuse de cheveux ras, il tutoyait les garçons, leur cassait les jambes, se rendait insupportable à ses voisins, au point que le patron vint deux fois le prier de sortir, sil continuait. On lavait chassé la veille du café de Madrid. Mais une fille ayant paru, puis étant ressortie, après avoir fait le tour de la salle dun air las, Octave parla des femmes. Bachelard cracha de côté, attrapa Trublot, sans même sexcuser. Les femmes lui avaient coûté trop dargent ; il se flattait de sêtre payé les plus belles de Paris. Dans la commission, on ne marchandait pas là-dessus : histoire de montrer quon était au-dessus de ses affaires. Maintenant, il se rangeait, il voulait être aimé. Et, Octave, devant ce braillard jetant au feu les billets de banque, songeait avec surprise à loncle qui exagérait son ivresse bégayante, pour échapper aux entreprises de la famille. Ne posez donc pas, mon oncle, dit Gueulin. On a toujours plus de femmes quon nen veut. Alors, fichu serin, demanda Bachelard, pourquoi nen as-tu jamais ? Gueulin haussa les épaules, plein de mépris. Pourquoi ? Tenez ! pas plus tard quhier, jai dîné avec un ami et sa maîtresse. Tout de suite, la maîtresse ma flanqué des coups de pied, sous la table. Cétait une occasion, nest-ce pas ? Eh bien ! quand elle ma demandé de la reconduire, jai filé, et je cours encore Oh ! sur le moment, je ne dis pas, ça naurait rien eu de désagréable. Mais ensuite, ensuite, mon oncle ! Peut-être une femme collante qui me serait retombée sur le dos Pas si bête ! Trublot lapprouvait dun hochement de tête, car lui aussi avait renoncé aux femmes de la société, par terreur des embêtements du lendemain. Et Gueulin, sortant de son flegme, continua à donner des exemples. Un jour, en chemin de fer, une brune superbe, quil ne connaissait pas, sétait endormie sur son épaule ; mais il avait réfléchi, quen aurait-il fait, en arrivant à la gare ? Un autre jour, après une noce, il avait trouvé dans son lit la femme dun voisin ; hein ? cétait un peu fort, et il aurait commis la bêtise, sans cette idée que, pour sûr, elle lui demanderait ensuite des bottines. Des occasions, mon oncle ! dit-il en terminant, personne na des occasions comme moi ! Mais je me retiens Tout le monde, dailleurs, se retient ; on a peur des suites. Sans ça, parbleu ! ce serait trop agréable. Bonjour, bonsoir, on ne verrait que ça dans les rues. Bachelard, devenu rêveur, nécoutait plus. Son tapage était tombé, il avait les yeux humides. Si vous étiez bien sages, dit-il brusquement, je vous montrerais quelque chose. Et, après avoir payé, il les emmena. Octave lui rappela le père Josserand. Ça ne faisait rien, on reviendrait le chercher. Puis, avant de quitter la salle, loncle, jetant un regard furtif autour de lui, vola le sucre laissé par un consommateur, sur une table voisine. Suivez-moi, dit-il, quand il fut dehors. Cest à deux pas. Il marchait grave, recueilli, sans une parole. Rue Saint-Marc, il sarrêta devant une porte. Les trois jeunes gens allaient le suivre, lorsquil parut pris dune soudaine hésitation. Non, allons-nous-en, je ne veux plus. Mais ils se récrièrent. Est-ce quil se fichait deux ? Eh bien ! Gueulin ne montera pas, ni vous non plus, monsieur Trublot Vous nêtes pas assez gentils, vous ne respectez rien, vous blagueriez Venez, monsieur Octave, vous qui êtes un garçon sérieux. Il le fit monter devant lui, tandis que les deux autres, riant, lui criaient du trottoir de dire à ces dames bien des choses de leur part. Au quatrième, il frappa, et une vieille femme vint ouvrir. Comment ! cest vous, monsieur Narcisse ? Fifi ne vous attendait pas ce soir. Elle souriait, grasse, avec le visage blanc et reposé dune sur tourière. Dans létroite salle à manger où elle les introduisit, une grande jeune ne blonde, jolie, à lair simple, brodait un devant dautel. Bonjour, mon oncle, dit-elle en se levant pour présenter son front aux grosses lèvres tremblantes de Bachelard. Lorsque ce dernier eut présenté M. Octave Mouret, un jeune homme distingué de ses amis, les deux femmes firent une révérence surannée, et lon sassit autour de la table, quune lampe à pétrole éclairait. Cétait un calme intérieur de province, deux existences réglées, perdues, vivant de rien. Comme la chambre donnait sur une cour intérieure, on nentendait même pas le bruit des voitures. Tout de suite, pendant que Bachelard interrogeait paternellement la petite sur ses occupations et ses sentiments depuis la veille, la tante, Mlle Menu, connaît leur histoire à Octave, avec la naïveté familière dune brave femme qui croyait navoir rien à cacher. Oui, monsieur, je suis de Villeneuve, près de Lille. On me connaît bien chez MM. Mardienne frères, rue Saint-Sulpice où jai été trente ans brodeuse. Puis, une cousine mayant laissé une maison au pays, jai eu la chance de la louer en viager, mille francs par an, monsieur, à des gens qui croyaient menterrer le lendemain, et qui sont joliment punis de leur mauvaise pensée, car je dure encore, malgré mes soixante-quinze ans. Elle riait, montrant des dents blanches de jeune fille. Je ne faisais plus rien, les yeux perdus dailleurs, continua-t-elle, lorsque ma nièce Fanny mest tombée sur les bras. Son père, le capitaine Menu, était mort sans laisser un sou, et pas un parent, monsieur Alors, jai dû retirer lenfant de sa pension, jen ai fait une brodeuse ; un métier où il ny a pas de leau à boire ; mais, que voulez-vous ? ça ou autre chose, les femmes crèvent toujours de faim Heureusement, elle a rencontré M. Narcisse. Désormais, je puis mourir. Et, les mains jointes sur le ventre, dans son inaction dancienne ouvrière qui avait juré de ne plus toucher une aiguille, elle couvait Bachelard et Fifi dun regard mouillé. Justement, le vieillard disait à la petite : Vrai, vous avez pensé à moi ! Et que pensiez-vous ? Fifi leva ses yeux limpides, sans cesser de tirer son fil dor. Mais que vous étiez un bon ami et que je vous aimais bien. Elle avait à peine regardé Octave, comme indifférente à cette jeunesse dun beau garçon. Il lui souriait pourtant, surpris, touché de sa grâce, ne sachant ce quil devait croire ; tandis que la tante, vieillie dans un célibat et une chasteté qui ne lui avaient rien coûté, continuait, en baissant la voix : Je laurais mariée, nest-ce pas ? Un ouvrier la battrait, un employé se mettrait à lui faire des enfants par-dessus la tête Vaut mieux encore quelle se conduise bien avec M. Narcisse, qui a lair dun honnête homme. Et, élevant la voix : Allez, monsieur Narcisse, il ny aurait pas de ma faute, si elle ne vous contentait pas Toujours, je répète : fais-lui plaisir, sois reconnaissante Cest naturel, je suis si contente de la savoir enfin à labri. On a tant de peine à caser une jeune fille, quand on na pas de relations ! Alors, Octave sabandonna à lheureuse bonhomie de cet intérieur. Dans lair mort de la pièce, flottait une odeur de fruitier. Laiguille de Fifi, piquant la soie, mettait seule un petit bruit régulier, comme le tic-tac dun coucou qui aurait réglé lembourgeoisement des amours de loncle. Dailleurs, la vieille demoiselle était la probité même : elle vivait sur ses mille francs de rente, jamais elle ne touchait à largent de Fifi, qui le dépensait à son gré. Ses scrupules cédaient uniquement devant du vin blanc et des marrons, que sa nièce lui payait parfois, quand elle vidait la tire-lire où elle amassait des pièces de quatre sous, données comme des médailles par son bon ami. Mon petit poulet, déclara enfin Bachelard en se levant, nous avons des affaires À demain. Soyez toujours bien sage. Il lui mit un baiser sur le front. Puis, après lavoir contemplée avec émotion, il dit à Octave : Vous pouvez lembrasser aussi, cest une enfant. Le jeune homme posa les lèvres sur sa peau fraîche. Elle souriait, elle était très modeste ; enfin, ça se passait en famille, jamais il navait vu des personnes si raisonnables. Loncle sen allait, lorsquil rentra, en criant : Joubliais, jai un petit cadeau. Et, vidant sa poche, il donna à Fifi le sucre quil venait de voler au café. Elle témoigna une vive reconnaissance, elle en croqua un morceau, toute rouge de plaisir. Puis, enhardie : Vous navez pas des pièces de quatre sous, par hasard ? Bachelard se fouilla inutilement. Octave en avait une, que la jeune fille accepta en souvenir. Elle ne les accompagna pas, sans doute par décence ; et ils lentendirent qui tirait laiguille, ayant repris tout de suite son devant dautel, pendant que Mlle Menu les reconduisait, avec son amabilité de bonne vieille. Hein ? ça mérite dêtre vu, dit Bachelard en sarrêtant dans lescalier. Vous savez, ça ne me coûte pas cinq louis par mois Jen ai assez, des coquines qui me grugeaient. Ma parole ! javais besoin dun cur. Mais, comme Octave riait, il fut pris de méfiance : Vous êtes un garçon trop honnête, vous nabuserez pas de ma gentillesse Pas un mot à Gueulin, vous me le jurez sur lhonneur ? Jattends quil en soit digne, pour la lui montrer Un ange, mon cher ! On a beau dire, cest bon, la vertu, ça rafraîchit Moi, jai toujours été pour lidéal. Sa voix de vieil ivrogne tremblait, des larmes gonflaient ses paupières lourdes. En bas, Trublot plaisanta, affecta de prendre le numéro de la maison ; tandis que Gueulin haussait les épaules, en demandant à Octave, étonné, comment il avait trouvé la petite. Loncle, quand une noce lattendrissait, ne pouvait se tenir de mener les gens chez ces dames, partagé entre la vanité de montrer son trésor et la crainte de se le faire voler ; puis, le lendemain, il oubliait, il retournait rue Saint-Marc avec des airs de mystère. Tout le monde connaît Fifi, dit Gueulin, tranquillement. Cependant, Bachelard cherchait une voiture, lorsque Octave sécria : Et M. Josserand qui est au café ! Les autres ny songeaient plus. M. Josserand, très contrarié de perdre sa soirée, simpatientait sur la porte, car il ne prenait jamais rien dehors. Enfin, on partit pour la rue de la Cerisaie. Mais il fallut deux voitures, le commissionnaire et le caissier dans lune, les trois jeunes gens dans lautre. Gueulin, la voix couverte par les bruits de ferraille du vieux fiacre, parla dabord de la compagnie dassurances, où il était employé. Les assurances, la Bourse, tout ça se valait comme embêtement, affirmait Trublot. Puis, la conversation tomba sur Duveyrier. Était-ce malheureux, un homme riche, un magistrat, se laisser dindonner de cette façon par les femmes ! Toujours il lui en avait fallu, dans les quartiers excentriques, au bout des lignes domnibus : petites dames en chambre, modestes et jouant un rôle de veuve ; lingères ou mercières vagues, tenant des magasins sans clientèle ; filles tirées de la boue, nippées, cloîtrées, chez lesquelles il allait une fois par semaine, régulièrement, ainsi quun employé se rend à son bureau. Trublot pourtant lexcusait : dabord, cétait la faute de son tempérament ; ensuite, on navait pas une sacrée femme comme la sienne. Dès la première nuit, disait-on, elle lavait pris en horreur, dégoûtée par ses taches rouges. Aussi lui tolérait-elle volontiers des maîtresses, dont les complaisances la débarrassaient ; bien quelle acceptât encore parfois labominable corvée, avec une résignation de femme honnête qui était pour tous les devoirs. Alors, elle est honnête, celle-là ? demanda Octave intéressé. Oh ! oui, honnête, mon cher ! Toutes les qualités : belle, sérieuse, bien élevée, instruite, pleine de goût, chaste, et insupportable ! Au bas de la rue Montmartre, un embarras de voitures arrêta le fiacre. Les jeunes gens, qui avaient baissé la glace, entendaient la voix furieuse de Bachelard sempoignant avec les cochers. Puis, quand la voiture se fut remise à rouler, Gueulin donna des détails sur Clarisse. Elle se nommait Clarisse Bocquet, et était la fille dun camelot, dun ancien petit marchand de jouets, qui maintenant exploitait les fêtes avec sa femme et toute une bande denfants malpropres. Duveyrier lavait rencontrée un soir de dégel, comme un amant venait de la jeter dehors. Sans doute, cette grande diablesse répondait à un idéal longtemps cherché, car dès le lendemain il était pris, il pleurait en lui baisant les paupières, tout secoué par son besoin de cultiver la petite fleur bleue des romances, dans ses gros appétits de mâle. Clarisse avait consenti à demeurer rue de la Cerisaie, pour ne pas lafficher ; mais elle le menait bon train, sétait fait acheter vingt-cinq mille francs de meubles, le mangeait à belles dents, avec des artistes du théâtre de Montmartre. Moi, je men fiche ! dit Trublot, pourvu quon samuse chez elle. Au moins, elle ne vous force pas à chanter, elle nest pas toujours à taper sur un piano comme lautre Oh ! ce piano ! Voyez-vous, quand on est assommé chez soi, quand on a eu le malheur dépouser un piano mécanique qui met en fuite le monde, on serait bien bête de ne pas se faire ailleurs un petit intérieur drôlichon, où lon puisse recevoir ses amis en pantoufles. Dimanche, raconta Gueulin, Clarisse voulait mavoir à déjeuner, seul avec elle. Jai refusé. Après ces déjeuners-là, on fait des bêtises ; et jai eu peur de la voir sinstaller chez moi, le jour où elle lâchera Duveyrier Vous savez quelle lexècre, oh ! un dégoût à en être malade. Dame ! elle naime guère les boutons non plus, cette fille ! Mais elle na pas la ressource de lenvoyer dehors, comme sa femme ; autrement, si elle pouvait aussi le passer à sa bonne, je vous assure quelle se débarrasserait vite de la corvée. Le fiacre sarrêtait. Ils descendirent devant une maison muette et noire de la rue de la Cerisaie. Mais ils durent attendre lautre fiacre dix grandes minutes, Bachelard ayant emmené son cocher boire un grog, après la querelle de la rue Montmartre. Dans lescalier, dune sévérité bourgeoise, comme M. Josserand lui posait de nouvelles questions sur lamie de Duveyrier, loncle répéta simplement : Une femme du monde, une bonne fille . Elle ne vous mangera pas. Ce fut une petite bonne, la mine rose, qui vint ouvrir. Elle débarrassa ces messieurs de leurs paletots, avec des rires familiers et tendres. Un instant, Trublot la retint dans un coin de lantichambre, en lui disant à loreille des choses dont elle étouffait, comme chatouillée. Mais Bachelard avait poussé la porte du salon, et tout de suite il présenta M. Josserand. Celui-ci resta un instant gêné, trouvant Clarisse laide, ne comprenant pas comment le conseiller pouvait préférer à sa femme, une des plus belles personnes de la société, cette sorte de gamin, noire et maigre, avec une tête ébouriffée de caniche. Dailleurs, Clarisse fut charmante. Elle gardait le bagou parisien, un esprit de surface et demprunt, une gale de drôlerie attrapée en se frottant aux hommes. Au demeurant, lair grande dame, quand elle voulait. Monsieur, trop heureuse Tous les amis dAlphonse sont les miens Vous voilà des nôtres, la maison est à vous. Duveyrier, prévenu par une lettre de Bachelard, fit aussi un accueil aimable à M. Josserand. Octave fut étonné de son air de jeunesse. Ce nétait plus lhomme sévère et mal à laise, qui ne semblait pas être chez lui, dans le salon de la rue de Choiseul. Les taches saignantes de son front tournaient au rose, ses yeux obliques luisaient dune gaieté denfant, tandis que Clarisse racontait, au milieu dun groupe, comment il séchappait parfois pour la venir voir, pendant une suspension daudience ; juste le temps de se jeter dans un fiacre, de lembrasser et de repartir. Alors, il se plaignit dêtre accablé ; quatre audiences par semaine, de onze heures à cinq heures ; toujours les mêmes écheveaux de chicanes à débrouiller ; ça finissait par dessécher le cur. Cest vrai, dit-il en riant, on a besoin de mettre là-dedans quelques roses. Je me sens meilleur ensuite. Pourtant, il navait pas son ruban rouge, quil retirait quand il venait chez sa maîtresse ; un dernier scrupule, une distinction délicate, où sa pudeur sentêtait. Clarisse, sans vouloir le dire, en était très blessée. Octave, qui avait tout de suite serré la main de la jeune femme en camarade, écoutait, regardait. Le salon, avec son tapis à grandes fleurs, son meuble et ses tentures de satin grenat, ressemblait beaucoup au salon de la rue de Choiseul ; et, comme pour compléter cette ressemblance, plusieurs des amis du conseiller, quil avait vus là-bas, le soir du concert, se retrouvaient ici, formant les mêmes groupes. Mais on fumait, on parlait haut, toute une gaieté volait dans la clarté vive des bougies. Deux messieurs, allongés lun près de lautre, occupaient la largeur dun divan ; un autre, à califourchon sur une chaise, chauffait son dos devant la cheminée. Cétait une aimable aisance, une liberté qui, du reste, nallait pas plus loin. Jamais Clarisse ne recevait de femme, par propreté, disait-elle. Quand ses familiers se plaignaient que son salon manquât de dames, elle répondait en riant : Eh bien ! et moi, est-ce que je ne suffis pas ? Elle avait arrangé pour Alphonse un intérieur décent, au fond très bourgeoise, ayant la passion du comme il faut, sous les continuelles culbutes de sa vie. Lorsquelle recevait, elle ne voulait plus être tutoyée. Ensuite, le monde parti, les portes closes, tous les amis dAlphonse y passaient, sans compter les siens, des acteurs rasés, des peintres à fortes barbes. Cétait une habitude ancienne, le besoin de se refaire un peu, derrière les talons de lhomme qui payait. De tout son salon, deux seulement navaient pas voulu : Gueulin, tourmenté par la peur des suites, et Trublot, dont les affections étaient ailleurs. Justement, la petite bonne promenait des verres de punch, de son air agréable. Octave en prit un ; et, se penchant à loreille de son ami. La bonne est mieux que la maîtresse. Parbleu ! toujours ! dit Trublot, avec un haussement dépaules, plein dune conviction dédaigneuse. Clarisse vint causer un instant. Elle se multipliait, allait des uns aux autres, jetait un mot, un rire, un geste. Comme chaque nouvel arrivant allumait un cigare, le salon fut bientôt plein de fumée. Oh ! les vilains hommes ! cria-t-elle gentiment, en allant ouvrir une fenêtre. Sans attendre, Bachelard installa M. Josserand dans lembrasure de cette fenêtre, pour respirer, disait-il ; puis, à laide dune manuvre habile, il y amena Duveyrier ; et, vivement, il entama laffaire. Les deux familles sunissaient donc par un lien étroit : il en était très honoré. Ensuite, il demanda le jour de la signature du contrat, ce qui lui servit de transition. Nous comptions vous rendre visite demain, Josserand et moi, pour tout régler, car nous nignorons pas que M. Auguste ne fait rien sans vous Cest au sujet du paiement de la dot, et ma foi, puisque nous sommes bien ici M. Josserand, repris dangoisse, regardait lenfoncement sombre de la rue de la Cerisaie, aux trottoirs déserts, aux façades mortes. Il regrettait dêtre venu. On allait encore profiter de sa faiblesse, pour lengager dans quelque sale histoire, dont il souffrirait. Une révolte lui fit interrompre son beau-frère. Plus tard. Ce nest pas lendroit, vraiment. Mais pourquoi donc ? sécria Duveyrier, très gracieux. Nous sommes ici mieux que partout ailleurs Vous disiez, monsieur ? Nous donnons cinquante mille francs à Berthe, continua loncle. Seulement, ces cinquante mille francs sont représentés par une assurance dotale à échéance de vingt années, que Josserand a mise sur la tête de sa fille, lorsque celle-ci avait quatre ans. Elle ne doit donc toucher la somme que dans trois ans Permettez ! interrompit encore le caissier effaré. Non, laissez-moi finir, M. Duveyrier comprend parfaitement Nous ne voulons pas que le jeune ménage attende pendant trois années un argent dont il peut avoir besoin tout de suite, et nous nous engageons à payer la dot par échéances de dix mille francs, de six mois en six mois, quitte à nous rembourser plus tard, en touchant le capital assuré. Il y eut un silence. M. Josserand, glacé, étranglé, regardait de nouveau la rue noire. Le conseiller sembla réfléchir un instant ; peut-être flairait-il laffaire, ravi de laisser duper ces Vabre, quil exécrait dans sa femme. Tout cela me paraît très raisonnable, dit-il enfin. Cest à nous de vous remercier Il est rare quune dot se paie intégralement. Jamais, monsieur ! affirma loncle avec énergie. Ça ne se fait pas. Et les trois hommes se serrèrent la main, en se donnant rendez-vous chez le notaire, pour le jeudi. Quand M. Josserand reparut aux lumières, il était si pâle, quon lui demanda sil se trouvait indisposé. Il ne se sentait pas très bien en effet, et il se retira, sans vouloir attendre son beau-frère, qui venait de passer dans la salle à manger, où le thé classique était remplacé par du champagne. Cependant, Gueulin, étendu sur un canapé, près de la fenêtre, murmurait : Cette canaille doncle ! Il avait surpris une phrase sur lassurance, et il ricanait, en confiant la vérité à Octave et à Trublot. Ça sétait fait dans sa compagnie ; pas un liard à toucher, on roulait le Vabre. Puis, comme les deux autres ségayaient de cette bonne farce, les mains sur le ventre, il ajouta avec une violence comique : Jai besoin de cent francs Si loncle ne me donne pas cent francs, je vends la mèche. Les voix montaient, le champagne compromettait larrangement de décence, établi par Clarisse. Dans son salon, les fins de soirée étaient toujours un peu vives. Elle-même soubliait parfois. Trublot la montra à Octave, derrière une porte, pendue au cou dun gaillard à encolure de paysan, un tailleur de pierre débarqué du Midi, et dont sa ville natale était en train de faire un artiste. Mais Duveyrier ayant poussé la porte, elle dénoua lestement ses bras, elle lui recommanda le jeune homme : M. Payan, un sculpteur du talent le plus gracieux ; et Duveyrier, enchanté, promit de lui faire obtenir des travaux. Des travaux, des travaux, répétait Gueulin à demi-voix, il en a ici tant quil en veut, grand serin ! Vers deux heures, lorsque les trois jeunes gens et loncle quittèrent la rue de la Cerisaie, ce dernier était complètement ivre. Ils auraient voulu lemballer dans un fiacre ; mais le quartier dormait au milieu dun solennel silence, sans un bruit de roue, sans même un pas attardé. Alors, ils se décidèrent à le soutenir. La lune sétait levée, une lune très claire qui blanchissait les trottoirs. Et, dans les rues désertes, leurs voix prenaient des sonorités graves. Sacredieu ! loncle, tenez-vous donc ! vous nous cassez les bras. Lui, la gorge pleine de larmes, était devenu très tendre et très moral. Va-ten, Gueulin, bégayait-il, va-ten Je ne veux pas que tu voies ton oncle dans un état pareil Non, mon garçon, ce nest pas convenable, va-ten ! Et, comme son neveu le traitait de vieux filou : Filou, ça ne dit rien. Il faut se faire respecter Moi, jestime les femmes. Toujours des femmes propres, et quand il ny a pas du sentiment, ça me répugne Va-ten, Gueulin, tu fais rougir ton oncle. Ces messieurs suffisent. Alors, déclara Gueulin, vous allez me donner cent francs. Vrai, jen ai besoin pour mon loyer. On veut me jeter dehors. À cette demande inattendue, livresse de Bachelard saggrava, au point quil fallut larc-bouter contre le volet dun magasin. Il balbutiait : Hein ? quoi ? cent francs Ne me fouillez pas. Je nai que des sous Pour que tu ailles les manger dans de mauvais lieux ! Non, jamais je nencouragerai tes vices. Je connais mon rôle, ta mère ta confié à moi en mourant Vous savez, jappelle, si lon me fouille. Il continua, semportant contre la vie dissolue de la jeunesse, revenant à la nécessité de la vertu. Dites donc, finit par crier Gueulin, je nen suis pas encore à ficher dedans les familles Hein ! vous mentendez ! Si je causais, vous me les donneriez vite, mes cent francs ! Mais, du coup, loncle était devenu sourd. Il poussait des grognements, il seffondrait. Dans létroite rue où ils étaient alors, derrière léglise Saint-Gervais, seule une lanterne blanche brûlait avec une clarté blafarde de veilleuse, détachant sur ses vitres dépolies un numéro gigantesque. Toute une trépidation sourde sortait de la maison, dont les persiennes fermées laissaient tomber de minces filets de lumière. Jen ai assez, déclara Gueulin brusquement. Pardon, mon oncle, jai oublié là-haut mon parapluie. Et il entra dans la maison. Bachelard sindigna, plein de dégoût : il réclamait au moins un peu de respect pour les femmes ; avec des murs pareilles, la France était fichue. Sur la place de lHôtel-de-Ville, Octave et Trublot trouvèrent enfin une voiture, dans laquelle ils le poussèrent comme un paquet. Rue dEnghien, dirent-ils au cocher. Vous vous paierez Fouillez-le. Le jeudi, on signa le contrat devant maître Renaudin, notaire, rue de Grammont. Au moment de partir, une scène venait encore déclater chez les Josserand, le père ayant, dans une révolte suprême, rendu la mère responsable du mensonge quon lui imposait ; et ils sétaient une fois de plus jeté leurs familles à la tête. Où voulait-on quil gagnât dix mille francs tous les six mois ? Cet engagement le rendait fou. Loncle Bachelard, qui se trouvait là, se donnait bien des tapes sur le cur, débordant de nouvelles promesses, depuis quil sétait arrangé pour ne pas sortir un sou de sa poche, sattendrissant et jurant quil ne laisserait jamais sa petite Berthe dans lembarras. Mais le père, exaspéré, avait haussé les épaules, en lui demandant si, décidément, il le prenait pour un imbécile. Chez le notaire, toutefois, la lecture du contrat, rédigé sur des notes fournies par Duveyrier, calma un peu M. Josserand. Il ny était pas question de lassurance ; en outre, le premier versement de dix mille francs devait avoir lieu six mois après le mariage. Enfin, il aurait le temps de respirer. Auguste, qui écoutait avec une grande attention, laissa échapper des signes dinquiétude ; il regardait Berthe souriante, il regardait les Josserand, il regardait Duveyrier, et il finit par oser parler de lassurance, comme dune garantie dont il lui semblait logique de faire au moins mention. Alors, tous eurent des gestes étonnés : à quoi bon ? la chose allait de soi ; et lon signa vivement, tandis que maître Renaudin, un jeune homme aimable, se taisait en passant la plume aux dames. Dehors, Mme Duveyrier se permit seulement de témoigner sa surprise : jamais on navait ouvert la bouche dune assurance, la dot de cinquante mille francs devait être payée par loncle Bachelard. Mais Mme Josserand, dun air naïf, nia avoir mis son frère en avant pour une somme si médiocre. Cétait toute sa fortune que loncle donnerait plus tard à Berthe. Le soir de ce jour, un fiacre vint chercher Saturnin. Sa mère avait déclaré quil était trop dangereux de le garder pour la cérémonie ; on ne pouvait lâcher, au milieu dune noce, un fou qui parlait dembrocher le monde ; et M. Josserand, le cur crevé, avait dû demander ladmission du pauvre être à lasile des Moulineaux, chez le Dr Chassagne. On fit entrer le fiacre sous le porche, au crépuscule. Saturnin descendit, tenant la main de Berthe, croyant partir avec elle pour la campagne. Mais, lorsquil fut dans la voiture, il se débattit furieusement, cassa les vitres, agita par les portières des poings ensanglantés. Et M. Josserand remonta en pleurant, bouleversé de ce départ au fond des ténèbres, ayant toujours dans les oreilles les hurlements du malheureux, mêlés au claquement du fouet et au galop du cheval. Pendant le dîner, comme des larmes lui mouillaient encore les yeux, à la vue de la place de Saturnin vide désormais, il impatienta sa femme, qui, sans comprendre, cria : En voilà assez, nest-ce pas ? monsieur. Vous nallez peut-être pas marier votre fille avec cette figure denterrement Tenez ! sur ce que jai de plus sacré, sur la tombe de mon père, loncle payera les dix premiers mille francs, jen réponds ! Il me la formellement juré, en sortant de chez le notaire. M. Josserand ne répondit même pas. Il passa la nuit à faire des bandes. Au petit jour, dans le frisson du matin, il achevait son deuxième mille et gagnait six francs. Plusieurs fois, il avait levé la tête comme dhabitude, pour écouter si Saturnin ne remuait point, à côté. Puis, la pensée de Berthe lui donnait une nouvelle fièvre de travail. Pauvre petite, elle aurait voulu être en moire blanche. Enfin, avec six francs, elle pourrait mettre davantage à son bouquet de mariée. |