Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 3 Dès le poisson, de la raie au beurre noir dune fraîcheur douteuse, que cette gâcheuse dAdèle avait noyée dans un flot de vinaigre, Hortense et Berthe, assises à droite et à la gauche de loncle Bachelard, le poussèrent à boire, emplissant son verre lune après lautre, répétant : Cest votre fête, buvez donc ! À votre santé, mon oncle ! Elles avaient comploté de se faire donner vingt francs. Chaque année, leur mère prévoyante les plaçait ainsi aux côtés de son frère, quelle leur abandonnait. Mais cétait une rude besogne, et qui demandait toute lâpreté de deux filles travaillées par des rêves de souliers Louis XV et de gants à cinq boutons. Pour donner les vingt francs, il fallait que loncle fût complètement gris. Il était en famille dune avarice féroce, tout en mangeant au-dehors, à des noces crapuleuses, les quatre-vingt mille francs quil gagnait dans la commission. Heureusement, ce soir-là, il venait darriver à demi plein, ayant passé laprès-midi chez une teinturière du faubourg Montmartre, qui se faisait expédier pour lui du vermouth de Marseille. À votre santé, mes petites chattes ! répondait-il chaque fois, de sa grosse voix pâteuse, en vidant son verre. Couvert de bijoux, une rose à la boutonnière, il tenait le milieu de la table, énorme, avec sa carrure de commerçant noceur et braillard, qui a roulé dans tous les vices. Ses dents fausses éclairaient dune blancheur trop crue sa face ravagée, dont le grand nez rouge flambait sous la calotte neigeuse de ses cheveux coupés ras ; et, par moments, ses paupières retombaient delles-mêmes sur ses yeux pâles et brouillés. Gueulin, le fils dune sur de sa femme, affirmait que loncle navait pas dessoûlé, depuis dix ans quil était veuf. Narcisse, un peu de raie, elle est excellente, dit Mme Josserand, qui souriait à livresse de son frère, bien quelle en eût au fond le cur soulevé. Elle était assise en face de lui, ayant à sa gauche le petit Gueulin, et à sa droite un jeune homme, Hector Trublot, auquel elle avait des politesses à rendre. Dhabitude, elle profitait de ce dîner de famille, pour se débarrasser de certaines invitations ; et cétait ainsi quune dame de la maison, Mme Juzeur, se trouvait également là, près de M. Josserand. Du reste, comme loncle se conduisait très mal à table, et quil fallait compter sur sa fortune pour ly supporter sans dégoût, elle le montrait seulement à des intimes ou à des personnes quelle jugeait inutile déblouir désormais. Par exemple, elle avait un instant songé pour gendre au jeune Trublot, alors employé chez un agent de change, en attendant que son père, un homme riche, lui achetât une part ; mais, Trublot ayant professé une haine tranquille du mariage, elle ne se gênait plus avec lui, elle le mettait même à côté de Saturnin, qui navait jamais pu manger proprement. Berthe, toujours placée près de son frère, était chargée de le contenir dun regard, lorsquil promenait par trop ses doigts dans la sauce. Après le poisson, une tourte grasse parut, et ces demoiselles crurent le moment arrivé de commencer lattaque. Buvez donc, mon oncle ! dit Hortense. Cest votre fête Vous ne donnez rien pour votre fête ? Tiens ! cest vrai, ajouta Berthe dun air naïf. On donne quelque chose, le jour de sa fête Vous allez nous donner vingt francs. Du coup, en entendant parler dargent, Bachelard exagéra son ivresse. Cétait sa malice accoutumée : ses paupières retombaient, il devenait idiot. Hein ? quoi ? bégaya-t-il. Vingt francs, vous savez bien ce que cest que vingt francs, ne faites pas la bête, reprit Berthe. Donnez-nous vingt francs, et nous vous aimerons, oh ! nous vous aimerons tout plein ! Elles sétaient jetées à son cou, lui prodiguaient des noms de tendresse, baisaient son visage enflammé, sans répugnance pour lodeur de débauche canaille quil exhalait. M. Josserand, que troublait ce continuel fumet dabsinthe, de tabac et de musc, eut une révolte, lorsquil vit les grâces vierges de ses filles se frotter à ces hontes ramassées sur tous les trottoirs. Laissez-le donc ! cria-t-il. Pourquoi ? dit Mme Josserand, qui lança un terrible regard à son mari. Elles samusent Si Narcisse veut leur donner vingt francs, il est bien le maître. M. Bachelard est si bon pour elles ! murmura complaisamment la petite Mme Juzeur. Mais loncle se débattait, redoublant de ramollissement, répétant, la bouche pleine de salive : Cest drôle Sais pas, parole dhonneur ! sais pas Alors, Hortense et Berthe le lâchèrent, en échangeant un coup dil. Il navait sans doute pas assez bu. Et elles se mirent de nouveau à remplir son verre, avec des rires de filles qui veulent dévaliser un homme. Leurs bras nus, dune rondeur adorable de jeunesse, passaient à toute minute sous le grand nez flamboyant de loncle. Cependant, Trublot, en garçon silencieux qui prenait ses plaisirs tout seul, suivait du regard Adèle, tandis quelle tournait lourdement derrière les convives. Il était très myope et la voyait jolie, avec ses traits accentués de Bretonne et ses cheveux de chanvre sale. Justement, quand elle servit le rôti, un morceau de veau à la casserole, elle se coucha à demi sur son épaule, pour atteindre le milieu de la table ; et lui, feignant de ramasser sa serviette, la pinça vigoureusement au mollet. La bonne, sans comprendre, le regarda, comme sil lui avait demandé du pain. Quy a-t-il ? dit Mme Josserand. Elle vous a heurté, monsieur ? Oh ! cette fille ! elle est dune maladresse ! Mais, que voulez-vous ? cest tout neuf, il faut que ce soit formé. Sans doute, il ny a pas de mal, répondit Trublot, qui caressait sa forte barbe noire avec la sérénité dun jeune dieu indien. La conversation sanimait, dans la salle à manger, dabord glacée, et que peu à peu chauffait lodeur des viandes. Mme Juzeur confiait une fois de plus à M. Josserand les tristesses de ses trente ans solitaires. Elle levait les yeux vers le ciel, elle se contentait de cette discrète allusion au drame de sa vie : son mari lavait quittée après dix jours de mariage, et personne ne savait pourquoi, elle nen disait pas davantage. Maintenant, elle vivait seule dans un logement toujours clos, dune douceur de duvet, et où il entrait des prêtres. Cest si triste, à mon âge ! murmura-t-elle languissamment, en mangeant son veau avec des gestes délicats. Une petite femme bien malheureuse, reprit Mme Josserand à loreille de Trublot, dun air de profonde sympathie. Mais Trublot jetait des regards indifférents sur cette dévote aux yeux clairs, toute pleine de réserves et de sous-entendus. Ce nétait pas son genre. Il y eut une panique. Saturnin, que Berthe ne surveillait plus, trop occupée auprès de loncle, samusait avec sa viande, quil découpait et dont il faisait des dessins dans son assiette. Ce pauvre être exaspérait sa mère, qui avait peur et honte de lui ; elle ne savait comment sen débarrasser, nosait par amour-propre en faire un ouvrier, après lavoir sacrifié à ses surs, en le retirant dun pensionnat où son intelligence endormie séveillait trop lentement ; et, depuis des années quil se traînait à la maison, inutile et borné, cétait pour elle de continuelles transes, lorsquelle devait le produire en société. Son orgueil saignait. Saturnin ! cria-t-elle. Mais Saturnin se mit à ricaner, heureux du gâchis de son assiette. Il ne respectait pas sa mère, la traitait carrément de grosse menteuse et de mauvaise gale, avec la clairvoyance des fous qui pensent tout haut. Certainement, les choses allaient mal tourner, il lui aurait jeté lassiette à la tête, si Berthe, rappelée à son rôle, ne lavait regardé fixement. Il voulut résister ; puis, ses yeux séteignirent, il resta morne et affaissé sur sa chaise, comme dans un rêve, jusquà la fin du repas. Jespère, Gueulin, que vous avez apporté votre flûte ? demanda Mme Josserand, qui cherchait à dissiper le malaise de ses convives. Gueulin jouait de la flûte en amateur, mais uniquement dans les maisons où on le mettait à laise. Ma flûte, certainement, répondit-il. Il était distrait, ses cheveux et ses favoris roux plus hérissés encore que de coutume, très intéressé par la manuvre de ces demoiselles autour de loncle. Employé dans une compagnie dassurances, il retrouvait Bachelard dès sa sortie du bureau, et ne le lâchait plus, battant à sa suite les mêmes cafés et les mêmes mauvais lieux. Derrière le grand corps dégingandé de lun, on était toujours sûr dapercevoir la petite figure blême de lautre. Hardi ! ne le lâchez pas ! dit-il brusquement, en homme qui juge les coups. Loncle, en effet, perdait pied. Lorsque, après les légumes, des haricots verts trempés deau, Adèle servit une glace à la vanille et à la groseille, ce fut une joie inespérée autour de la table ; et ces demoiselles abusèrent de la situation pour faire boire à loncle la moitié de la bouteille de champagne, que Mme Josserand payait trois francs, chez un épicier voisin. Il devenait tendre, il oubliait sa comédie de limbécillité. Hein, vingt francs ! Pourquoi vingt francs ? Ah ! vous voulez vingt francs ! Mais je ne les ai pas, bien vrai. Demandez à Gueulin. Nest-ce pas ? Gueulin, jai oublié ma bourse, tu as dû payer au café Si je les avais, mes petites chattes, je vous les donnerais, vous êtes trop gentilles. Gueulin, de son air froid, riait avec un bruit de poulie mal graissée. Et il murmurait : Ce vieux filou ! Puis, tout dun coup, emporté, il cria : Fouillez-le donc ! Alors, Hortense et Berthe, de nouveau, se jetèrent sur loncle, sans retenue. Lenvie des vingt francs, que leur bonne éducation contenait, finissait par les enrager ; et elles lâchaient tout. Lune, à deux mains, visitait les poches du gilet, tandis que lautre enfonçait les doigts jusquau poignet dans les poches de la redingote. Cependant, loncle, renversé, luttait encore ; mais le rire le prenait, un rire coupé des hoquets de livresse. Parole dhonneur ! je nai pas un sou Finissez donc, vous me chatouillez. Dans le pantalon ! cria énergiquement Gueulin, excité par ce spectacle. Et Berthe, résolue, fouilla dans une des poches du pantalon. Leurs mains frémissaient, toutes deux devenaient brutales, elles auraient giflé loncle. Mais Berthe eut une exclamation de victoire : elle ramenait du fond de la poche une poignée de monnaie, quelle éparpilla sur une assiette ; et là, parmi un tas de gros sous et quelques pièces blanches, il y avait une pièce de vingt francs. Je lai ! dit-elle, rouge, décoiffée, en la jetant en lair et en la rattrapant. Toute la table battait des mains, trouvait ça très drôle. Il y eut un brouhaha, ce fut la gaieté du dîner. Mme Josserand regardait ses filles avec un sourire de mère attendrie. Loncle, qui ramassait sa monnaie, disait dun air sentencieux que, lorsquon voulait vingt francs, il fallait les gagner. Et ces demoiselles, lasses et contentées, soufflaient à sa droite et à sa gauche, les lèvres encore tremblantes, dans lénervement de leur désir. Un coup de timbre retentit. On avait mangé lentement, le monde arrivait déjà. M. Josserand, qui sétait décidé à rire comme sa femme, chantait volontiers du Béranger à table ; mais celle-ci, dont il blessait les goûts poétiques, lui imposa silence. Elle hâta le dessert ; dautant plus que loncle, assombri depuis le cadeau forcé des vingt francs, cherchait une querelle, en se plaignant que son neveu Léon neût pas daigné se déranger pour lui souhaiter sa fête. Léon devait seulement venir à la soirée. Enfin, comme on se levait, Adèle dit que cétait larchitecte den dessous et un jeune homme, qui se trouvaient au salon. Ah ! oui, ce jeune homme, murmura Mme Juzeur, en acceptant le bras de M. Josserand. Vous lavez donc invité ? Je lai aperçu aujourdhui chez le concierge. Il est très bien. Mme Josserand prenait le bras de Trublot, lorsque Saturnin, qui était resté seul à table, et que tout le tapage des vingt francs navait pas éveillé du sommeil dont il dormait, les yeux ouverts, renversa sa chaise, dans un brusque accès de fureur, en criant : Je ne veux pas, nom de Dieu ! je ne veux pas ! Cétait toujours là ce que redoutait sa mère. Elle fit signe à M. Josserand demmener Mme Juzeur. Puis, elle se dégagea du bras de Trublot, qui comprit et disparut ; mais il dut se tromper, car il fila du côté de la cuisine, sur les talons dAdèle. Bachelard et Gueulin, sans soccuper du toqué, comme ils le nommaient, ricanaient dans un coin, en sallongeant des tapes. Il était tout drôle, je sentais quelque chose pour ce soir, murmura Mme Josserand très inquiète. Berthe, viens vite ! Mais Berthe montrait la pièce de vingt francs à Hortense. Saturnin avait pris un couteau. Il répétait : Nom de Dieu ! je ne veux pas, je vais leur ouvrir la peau du ventre ! Berthe ! appela la voix désespérée de la mère. Et, quand la jeune fille accourut, elle neut que le temps de lui saisir la main, pour quil nentrât pas dans le salon. Elle le secouait, mise en colère, tandis que lui sexpliquait, avec sa logique de fou. Laisse-moi faire, il faut quils y passent Je te dis que ça vaut mieux Jen ai assez, de leurs sales histoires. Ils nous vendront tous. À la fin, cest assommant ! cria Berthe. Quas-tu ? que chantes-tu là ? Il la regarda, bouleversé, agité dune rage sombre, bégayant : On va encore te marier Jamais, entends-tu ! Je ne veux pas quon te fasse du mal. La jeune fille ne put sempêcher de rire. Où prenait-il quon allait la marier ? Mais lui, hochait la tête : il le savait, il le sentait. Et, comme sa mère intervenait pour le calmer, il serra son couteau dune main si rude, quelle recula. Cependant, elle tremblait que cette scène ne fût entendue, elle dit rapidement à Berthe de lemmener, de lenfermer dans sa chambre ; tandis que, saffolant de plus en plus, il haussait la voix. Je ne veux pas quon te marie, je ne veux pas quon te fasse du mal Si on te marie, je leur ouvre la peau du ventre. Alors, Berthe lui mit les mains sur les épaules, en le regardant fixement. Écoute, dit-elle, tiens-toi tranquille, ou je ne taime plus. Il chancela, un désespoir amollit sa face, ses yeux semplirent de larmes. Tu ne maimes plus, tu ne maimes plus Ne dis pas ça. Oh ! je ten prie, dis que tu maimes encore, dis que tu maimeras toujours et que jamais tu nen aimeras un autre. Elle lavait pris par le poignet, elle lemmena, docile comme un enfant. Dans le salon, Mme Josserand, exagérant son intimité, appela Campardon son cher voisin. Pourquoi Mme Campardon ne lui avait-elle pas fait le grand plaisir de venir ? et, sur la réponse de larchitecte que sa femme était toujours un peu souffrante, elle se récria, elle dit quon laurait reçue en peignoir, en pantoufles. Mais son sourire ne quittait pas Octave qui causait avec M. Josserand, toutes ses amabilités allaient à lui, par-dessus lépaule de Campardon. Quand son mari lui présenta le jeune homme, elle se montra dune cordialité si vive, que ce dernier en fut gêné. Du monde arrivait, des mères fortes avec des filles maigres, des pères et des oncles à peine éveillés de la somnolence du bureau, poussant devant eux des troupeaux de demoiselles à marier. Deux lampes, voilées de papier rose, éclairaient le salon dun demi-jour, où se noyaient le vieux meuble râpé de velours jaune, le piano déverni, les trois vues de Suisse enfumées, qui tachaient de noir la nudité froide des panneaux blanc et or. Et, dans cette avare clarté, les invités seffaçaient, des figures pauvres et comme usées, aux toilettes pénibles et sans résignation. Mme Josserand portait sa robe feu de la veille ; seulement, afin de dépister les gens, elle avait passé la journée à coudre des manches au corsage, et à se faire une pèlerine de dentelle, pour cacher ses épaules ; tandis que, près delle, ses filles, en camisole sale, tiraient furieusement laiguille, retapant avec de nouvelles garnitures leurs uniques toilettes, quelles changeaient ainsi morceau à morceau depuis lautre hiver. Après chaque coup de timbre, un chuchotement venait de lantichambre. On causait bas, dans la pièce morne, où le rire forcé dune demoiselle mettait par moments une note fausse. Derrière la petite Mme Juzeur, Bachelard et Gueulin se poussaient du coude, en lâchant des indécences ; et Mme Josserand les surveillait dun regard alarmé, car elle craignait la mauvaise tenue de son frère. Mais Mme Juzeur pouvait tout entendre : elle avait un frisson des lèvres, elle souriait avec une douceur angélique aux histoires gaillardes. Loncle Bachelard était un homme réputé dangereux. Son neveu, au contraire, était chaste. Par théorie, si belles que fussent les occasions, Gueulin refusait les femmes, non pas quil les dédaignât, mais parce quil redoutait les lendemains du bonheur : toujours des embêtements, disait-il. Berthe enfin parut. Elle sapprocha vivement de sa mère. Ah bien ! jen ai eu, de la peine ! lui souffla-t-elle à loreille. Il na pas voulu se coucher, je lai enfermé à double tour Mais jai peur quil ne casse tout, là-dedans. Mme Josserand la tira violemment par sa robe. Octave, près delles, venait de tourner la tête. Ma fille Berthe, monsieur Mouret, dit-elle de son air le plus gracieux, en la lui présentant. M. Octave Mouret, ma chérie. Et elle regardait sa fille. Celle-ci connaissait bien ce regard, qui était comme un ordre de combat, et où elle retrouvait les leçons de la veille. Tout de suite, elle obéit, avec la complaisance et lindifférence dune fille qui ne sarrête plus au poil de lépouseur. Elle récita joliment son bout de rôle, eut la grâce facile dune Parisienne déjà lasse et rompue à tous les sujets, parla avec enthousiasme du Midi où elle nétait jamais allée. Octave, habitué aux raideurs des vierges provinciales, fut charmé de ce caquet de petite femme, qui se livrait comme un camarade. Mais Trublot, disparu depuis la fin du repas, entrait dun pas furtif par la porte de la salle à manger ; et Berthe, layant aperçu, lui demanda étourdiment doù il venait. Il garda le silence, elle resta gênée ; puis, pour se tirer dembarras, elle présenta les deux jeunes gens lun à lautre. Sa mère ne lavait pas quittée des yeux, prenant dès lors une attitude de général en chef, conduisant laffaire, du fauteuil où elle sétait assise. Quand elle jugea que le premier engagement avait donné tout son résultat, elle rappela sa fille dun signe, et lui dit à voix basse : Attends que les Vabre soient là, pour ta musique Et joue fort ! Octave, demeuré seul avec Trublot, cherchait à le questionner. Une charmante personne. Oui, pas mal. Cette demoiselle en bleu est sa sur aînée, nest-ce pas ? Elle est moins bien. Pardi ! elle est plus maigre ! Trublot, qui regardait sans voir, de ses yeux de myope, avait la carrure dun mâle solide, entêté dans ses goûts. Il était revenu satisfait, croquant des choses noires quOctave reconnut avec surprise pour être des grains de café. Dites donc, demanda-t-il brusquement, les femmes doivent être grasses dans le Midi ? Octave sourit, et tout de suite il fut au mieux avec Trublot. Des idées communes les rapprochaient. Sur un canapé écarté, ils se firent des confidences : lun parla de sa patronne du Bonheur des Dames, Mme Hédouin, une sacrée belle femme, mais trop froide ; lautre dit quon lavait mis à la correspondance, de neuf à cinq, chez son agent de change, M. Desmarquay, où il y avait une bonne épatante. Cependant, la porte du salon sétait ouverte, trois personnes entrèrent. Ce sont les Vabre, murmura Trublot, en se penchant vers son nouvel ami. Auguste, le grand, celui qui a une figure de mouton malade, est le fils aîné du propriétaire : trente-trois ans, toujours des maux de tête qui lui tirent les yeux et qui lont empêché autrefois de continuer le latin ; un garçon maussade, tombé dans le commerce Lautre, Théophile, cet avorton aux cheveux jaunes, à la barbe clairsemée, ce petit vieux de vingt-huit ans, secoué par des quintes de toux et de rage, a tâté dune douzaine de métiers, puis a épousé la jeune femme qui marche la première, Mme Valérie Je lai déjà vue, interrompit Octave. Cest la fille dun mercier du quartier, nest-ce pas ? Mais, comme ça trompe, ces voilettes ! elle mavait paru jolie Elle nest que singulière, avec sa face crispée et son teint de plomb. Encore une qui nest pas mon rêve, reprit sentencieusement Trublot. Elle a des yeux superbes, il y a des hommes à qui ça suffit Hein ! cest maigre ! Mme Josserand sétait levée pour serrer les mains de Valérie. Comment ! cria-t-elle, M. Vabre nest pas avec vous ? et ni M. ni Mme Duveyrier ne nous ont fait lhonneur de venir ? Ils nous avaient promis pourtant. Ah ! voilà qui est très mal ! La jeune femme excusa son beau-père, que son âge retenait chez lui, et qui, dailleurs, préférait travailler le soir. Quant à son beau-frère et à sa belle-sur, ils lavaient chargée de présenter leurs excuses, ayant reçu une invitation à une soirée officielle, où ils ne pouvaient se dispenser daller. Mme Josserand pinça les lèvres. Elle, ne manquait pas un des samedis de ces poseurs du premier, qui se seraient crus déshonorés, sils étaient, un mardi montés au quatrième. Sans doute, son thé modeste ne valait pas leurs concerts à grand orchestre. Mais, patience ! quand ses deux filles seraient mariées, et quelle aurait deux gendres et leurs familles pour emplir son salon, elle aussi ferait chanter des churs. Prépare-toi, souffla-t-elle à loreille de Berthe. On était une trentaine, et assez serrés, car on nouvrait pas le petit salon, qui servait de chambre à ces demoiselles. Les nouveaux venus échangeaient des poignées de main. Valérie sétait assise près de Mme Juzeur, pendant que Bachelard et Gueulin faisaient tout haut des réflexions désagréables sur Théophile Vabre, quils trouvaient drôle dappeler « bon à rien ». Dans un angle, M. Josserand, qui seffaçait chez lui, à ce point quon laurait pris pour un invité, et quon le cherchait toujours, même quand on lavait devant soi, écoutait avec effarement une histoire racontée par un de ses vieux amis : Bonnaud, il connaissait Bonnaud, lancien chef de la comptabilité au chemin de fer du Nord, celui dont la fille sétait mariée, le printemps dernier ? eh bien ! Bonnaud venait de découvrir que son gendre, un homme très bien, était un ancien clown, qui avait vécu pendant dix ans aux crochets dune écuyère. Silence ! silence ! murmurèrent des voix complaisantes. Berthe avait ouvert le piano. Mon Dieu ! expliqua Mme Josserand, cest un morceau sans prétention, une simple rêverie Monsieur Mouret, vous aimez la musique, je crois. Approchez-vous donc Ma fille le joue assez bien, oh ! en simple amateur, mais avec âme, oui, avec beaucoup dâme. Pincé ! dit Trublot à voix basse. Le coup de la sonate. Octave dut se lever et se tint debout près du piano. À voir les prévenances caressantes dont Mme Josserand lentourait, il semblait quelle fit jouer Berthe uniquement pour lui. Les Bords de lOise, reprit-elle. Cest vraiment joli Allons, va, mon amour, et ne te trouble pas. Monsieur sera indulgent. La jeune fille attaqua le morceau, sans trouble aucun. Dailleurs, sa mère ne la quittait plus des yeux, de lair dun sergent prêt à punir dune gifle une faute de théorie. Son désespoir était que linstrument, essoufflé par quinze années de gammes quotidiennes, neût pas les sonorités du grand piano à queue des Duveyrier ; et jamais sa fille, selon elle, ne jouait assez fort. Dès la dixième mesure, Octave, lair recueilli et hochant le menton aux traits de bravoure, nécouta plus. Il regardait lauditoire, lattention poliment distraite des hommes et le ravissement affecté des femmes, toute cette détente de gens rendus à eux-mêmes, repris par les soucis de chaque heure, dont lombre remontait à leurs visages fatigués. Des mères faisaient visiblement le rêve quelles mariaient leurs filles, la bouche fendue, les dents féroces, dans un abandon inconscient ; cétait la rage de ce salon, un furieux appétit de gendres, qui dévorait ces bourgeoises, aux sons asthmatiques du piano. Les filles, très lasses, sendormaient, la tête entre les épaules, oubliant de se tenir droites. Octave, qui avait le mépris des jeunes personnes, sintéressa davantage à Valérie ; elle était laide, décidément, dans son étrange robe de soie jaune, garnie de satin noir, et il revenait toujours à elle, inquiet, séduit quand même ; tandis que, les yeux vagues, énervée par laigre musique, elle avait le sourire détraqué dune malade. Mais une catastrophe se produisit. Le timbre sétait fait entendre, un monsieur entra, sans précaution. Oh ! docteur ! dit Mme Josserand, dune voix courroucée. Le Dr Juillerat eut un geste pour sexcuser, et il demeura sur place. Berthe, à ce moment, détachait une petite phrase, dun doigté ralenti et mourant, que la société salua de murmures flatteurs. Ah ! ravissant ! délicieux ! Mme Juzeur se pâmait, comme chatouillée. Hortense, qui tournait les pages, debout près de sa sur, restait revêche sous la pluie battante des notes, loreille tendue à la sonnerie du timbre ; et, quand le docteur était entré, elle avait eu un tel geste de désappointement, quelle venait de déchirer une page, sur le pupitre. Mais, brusquement, le piano trembla sous les mains frêles de Berthe, tapant comme des marteaux : cétait la fin de la rêverie, dans un tapage assourdissant de furieux accords. Il y eut une hésitation. On se réveillait. Était-ce fini ? Puis, les compliments éclatèrent. Adorable ! un talent supérieur ! Mademoiselle est vraiment une artiste de premier ordre, dit Octave, dérangé dans ses observations. Jamais personne ne ma fait un pareil plaisir. Nest-ce pas ? monsieur, sécria Mme Josserand enchantée. Elle ne sen tire pas mal, il faut lavouer Mon Dieu ! nous ne lui avons rien refusé, à cette enfant : cest notre trésor ! Tous les talents quelle a voulu avoir, elle les a Ah ! monsieur, si vous la connaissiez Un bruit confus de voix emplissait de nouveau le salon. Berthe, très tranquille, recevait les éloges ; et elle ne quittait pas le piano, attendant que sa mère la relevât de sa corvée. Déjà cette dernière parlait à Octave de la façon étonnante dont sa fille enlevait Les Moissonneurs, un galop brillant, lorsque des coups sourds et lointains émotionnèrent les invités. Depuis un instant, cétaient des secousses de plus en plus violentes, comme si quelquun se fût efforcé denfoncer une porte. On se taisait, on sinterrogeait des yeux. Quest-ce donc ? osa demander Valérie. Ça tapait déjà tout à lheure, pendant la fin du morceau. Mme Josserand était devenue toute pâle. Elle avait reconnu le coup dépaule de Saturnin. Ah ! le misérable toqué ! et elle le voyait tomber au milieu du monde. Sil continuait à cogner, encore un mariage de fichu ! Cest la porte de la cuisine qui bat, dit-elle avec un sourire contraint. Adèle ne veut jamais la fermer Va donc voir, Berthe. La jeune fille, elle aussi, avait compris. Elle se leva et disparut. Les coups cessèrent aussitôt, mais elle ne revint pas tout de suite. Loncle Bachelard, qui avait scandaleusement troublé Les Bords de lOise par des réflexions faites à voix haute, acheva de décontenancer sa sur, en criant à Gueulin quon lembêtait et quil allait boire un grog. Tous deux rentrèrent dans la salle à manger, dont ils refermèrent bruyamment la porte. Ce brave Narcisse, toujours original ! dit Mme Josserand à Mme Juzeur et à Valérie, entre lesquelles elle vint sasseoir. Ses affaires loccupent tant !Vous savez quil a gagné près de cent mille francs, cette année ! Octave, libre enfin, sétait hâté de rejoindre Trublot, assoupi sur le canapé. Près deux, un groupe entourait le Dr Juillerat, vieux médecin du quartier, homme médiocre, mais devenu à la longue bon praticien, qui avait accouché toutes ces dames et soigné toutes ces demoiselles. Il soccupait spécialement des maladies de femme, ce qui le faisait, le soir, rechercher des maris en quête dune consultation gratuite, dans un coin de salon. Justement, Théophile lui disait que Valérie avait encore eu une crise, la veille ; elle étouffait toujours, elle se plaignait dun nud qui montait à sa gorge ; et lui non plus, ne se portait pas bien, mais ce nétait pas la même chose. Alors, il ne parla plus que de sa personne, conta ses déboires : il avait commencé son droit, tenté lindustrie chez un fondeur, essayé de ladministration dans les bureaux du mont-de-piété ; puis, il sétait occupé de photographie et croyait avoir trouvé une invention pour faire marcher les voitures toutes seules ; en attendant, il plaçait par gentillesse des pianos-flûtes, une autre invention dun de ses amis. Et il retomba sur sa femme : cétait sa faute, si rien ne marchait chez eux ; elle le tuait, avec ses nerfs continuels. Donnez-lui donc quelque chose, docteur ! suppliait-il, les yeux allumés de haine, toussant et geignant, dans la rage éplorée de son impuissance. Trublot, plein de mépris, lexaminait ; et il eut un rire silencieux, en regardant Octave. Cependant, le Dr Juillerat trouvait des paroles vagues et calmantes sans doute, on la soulagerait, cette chère dame. À quatorze ans, elle étouffait déjà, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Augustin ; il lavait soignée pour des étourdissements, qui se terminaient par des saignements de nez ; et, comme Théophile rappelait avec désespoir sa douceur languissante de jeune fille, tandis que maintenant elle le torturait, fantasque, changeant dhumeur vingt fois en un jour, le docteur se contenta de hocher la tête. Le mariage ne réussissait pas à toutes les femmes. Parbleu ! murmura Trublot, un père qui sest abruti pendant trente ans à vendre du fil et des aiguilles, une mère qui a toujours eu des boutons plein la figure, et ça dans un trou sans air du vieux Paris, comment veut-on que ça fasse des filles possibles ! Octave restait surpris. Il perdait de son respect pour ce salon, où il était entré avec une émotion de provincial. Une curiosité se réveilla en lui, quand il aperçut Campardon, qui consultait à son tour le docteur, mais tout bas, en homme posé, désireux de ne mettre personne dans les accidents de son ménage. À propos, puisque vous savez les choses, demanda-t-il à Trublot, dites-moi quelle est la maladie de Mme Campardon Je vois le monde prendre un visage désolé, quand on en parle. Mais, mon cher, répondit le jeune homme, elle a Et il se pencha à loreille dOctave. Pendant quil écoutait, la figure de ce dernier sourit dabord, puis sallongea, eut un air de stupéfaction profonde. Pas possible ! dit-il. Alors, Trublot jura sa parole dhonneur. Il connaissait une autre dame dans la même situation. Du reste, reprit-il, à la suite de couches, il arrive parfois que Et il se remit à parler bas. Octave, convaincu, devint triste. Lui, qui avait eu un instant des idées, qui imaginait un roman, larchitecte pris ailleurs et le poussant à sa femme pour la distraire ! En tout cas, il la savait bien gardée. Les deux jeunes gens se frottaient lun à lautre, dans lexcitation de ces dessous de la femme quils remuaient, oubliant quon pouvait les entendre. Justement, Mme Juzeur était en train de confier à Mme Josserand ses impressions sur Octave. Elle le trouvait très convenable, sans doute, mais elle préférait M. Auguste Vabre. Celui-ci, debout dans un coin du salon, restait silencieux, avec son insignifiance et sa migraine de tous les soirs. Ce qui métonne, chère madame, cest que vous ne songiez pas à lui pour votre Berthe. Un garçon établi, plein de prudence. Et il lui faut une femme, je sais quil cherche à se marier. Mme Josserand écoutait, surprise. En effet, elle naurait pas songé au marchand de nouveautés. Cependant, Mme Juzeur insistait, car elle avait, dans son infortune, la passion de travailler à la félicité des autres femmes, ce qui la faisait soccuper de toutes les histoires tendres de la maison. Elle affirmait quAuguste ne cessait de regarder Berthe. Enfin, elle invoquait son expérience des hommes : jamais M. Mouret ne se laisserait prendre, tandis que ce bon M. Vabre serait très commode, très avantageux. Mais Mme Josserand, pesant ce dernier du regard, jugeait décidément quun gendre pareil ne meublerait guère son salon. Ma fille le déteste, dit-elle, et jamais je nagirai contre son cur. Une grande demoiselle maigre venait dexécuter une fantaisie sur La Dame blanche. Comme loncle Bachelard sétait endormi dans la salle à manger, Gueulin reparut avec sa flûte et imita le rossignol. Dailleurs, on nécoutait pas, lhistoire de Bonnaud sétait répandue. M. Josserand restait bouleversé, les pères levaient les bras, les mères suffoquaient. Comment ! le gendre de Bonnaud était un clown ! À qui se fier alors ? et les parents, dans leur appétit de mariage, avaient des cauchemars de forçats distingués, en habit noir. Bonnaud, à la vérité, éprouvait une telle joie de caser sa fille, quil sétait contenté de renseignements en lair, malgré sa rigide prudence de chef comptable méticuleux. Maman, le thé est servi, dit Berthe, qui ouvrait avec Adèle les deux battants de la porte. Et, pendant que le monde passait lentement dans la salle à manger, elle sapprocha de sa mère, elle murmura : Jen ai assez, moi ! Il veut que je reste pour lui conter des histoires, ou il parle de tout casser ! Cétait, sur une nappe grise trop étroite, un de ces thés laborieusement servis, une brioche achetée chez un boulanger voisin, flanquée de petits fours et de sandwichs. Aux deux bouts, un luxe de fleurs, des roses superbes et coûteuses, couvraient la médiocrité du beurre et la poussière ancienne des biscuits. On se récria, des jalousies sallumèrent : décidément, ces Josserand se coulaient pour marier leurs filles. Et les invités, avec des regards obliques vers les bouquets, se gorgèrent de thé aigre, tombèrent sans prudence sur les gâteaux rassis et la brioche mal cuite, ayant peu dîné, ne songeant plus quà se coucher le ventre plein. Pour les personnes qui naimaient pas le thé, Adèle promenait des verres de sirop de groseille. Il fut déclaré exquis. Cependant, dans un coin, loncle dormait. On ne le réveilla pas, on feignit même poliment de ne pas le voir. Une dame parla des fatigues du commerce. Berthe sempressait, offrant des sandwichs, portant des tasses de thé, demandant aux hommes sils voulaient quon les sucrât davantage. Mais elle ne suffisait pas, et Mme Josserand cherchait sa fille Hortense, lorsquelle laperçut au milieu du salon désert, en train de causer avec un monsieur, dont on ne voyait que le dos. Ah ! oui ! laissa-t-elle échapper, prise de colère. Il arrive enfin. Des chuchotements couraient. Cétait ce Verdier, qui vivait avec une femme depuis quinze ans, en attendant dépouser Hortense. Chacun connaissait lhistoire, les demoiselles échangeaient des coups dil ; mais on évitait den parler, on pinçait les lèvres, par convenance. Octave, mis au courant, regarda dun air dintérêt le dos du monsieur. Trublot connaissait la maîtresse, une bonne fille, une ancienne roulure qui sétait rangée, plus honnête maintenant, disait-il, que la plus honnête des bourgeoises, soignant son homme, veillant à son linge ; et il était pour elle plein dune fraternelle sympathie. Pendant quon les étudiait de la salle à manger, Hortense faisait une scène à Verdier sur son retard, avec sa maussaderie de fille vierge et bien élevée. Tiens ! du sirop de groseille ! dit Trublot, en voyant Adèle devant lui, le plateau à la main. Il le flaira, nen voulut point. Mais, comme la bonne se retournait, le coude dune grosse dame la poussa contre lui, et il la pinça fortement aux reins. Elle sourit, elle revint avec le plateau. Non, merci, déclara-t-il. Tout à lheure. Autour de la table, des femmes sétaient assises, tandis que les hommes, derrière elles, mangeaient debout. Il y eut des exclamations, un enthousiasme qui sétouffait dans les bouches pleines. On appelait les messieurs. Mme Josserand cria : Cest vrai, je ny songeais plus Voyez donc, monsieur Mouret, vous qui aimez les arts. Prenez garde, le coup de laquarelle ! murmura Trublot, qui connaissait la maison. Cétait mieux quune aquarelle. Comme par hasard, une coupe de porcelaine se trouvait sur la table ; au fond, encadrée dans la monture toute neuve de bronze verni, était peinte la Jeune fille à la cruche cassée, en teintes lavées qui allaient du lilas clair au bleu tendre. Berthe souriait au mi-dieu des éloges. Mademoiselle a tous les talents, dit Octave avec sa bonne grâce. Oh ! cest dun fondu, et très exact, très exact ! Pour le dessin, je le garantis ! reprit Mme Josserand triomphante. Il ny a pas un cheveu en plus ni en moins Berthe a copié ça ici, sur une gravure. Au Louvre, on voit vraiment trop de nudités, et le monde y est si mêlé parfois ! Elle avait baissé la voix, pour donner cette appréciation, désireuse dapprendre au jeune homme que, si sa fille était artiste, cela nallait point jusquau dévergondage. Dailleurs, Octave dut lui paraître froid, elle sentit que la coupe ne portait pas, elle se mit à lépier dun air dinquiétude, pendant que Valérie et Mme Juzeur, qui en étaient à leur quatrième tasse de thé, examinaient la peinture avec de légers cris dadmiration. Vous la regardez encore, dit Trublot à Octave, en le retrouvant les yeux fixés sur Valérie. Mais oui, répondit-il, un peu gêné. Cest drôle, elle est jolie en ce moment Une femme ardente, ça se voit Dites donc, est-ce quon pourrait se risquer ? Trublot gonfla les joues. Ardente, on ne sait jamais Singulier goût ! En tout cas, ça vaudra mieux que dépouser la petite. Quelle petite ? sécria Octave, qui soubliait. Comment ! vous croyez que je vais me laisser entortiller ! Mais jamais ! Mon bon, nous népousons pas, à Marseille ! Mme Josserand sétait approchée. Elle reçut la phrase en plein cur. Encore une campagne inutile ! encore une soirée perdue ! Le coup fut tel, quelle dut sappuyer à une chaise, regardant avec désespoir la table nettoyée, où ne traînait que la tête brûlée de la brioche. Elle ne comptait plus ses défaites, mais celle-ci serait la dernière, elle en fit laffreux serment, en jurant de ne pas nourrir davantage des gens qui venaient chez elle uniquement pour semplir. Et, bouleversée, exaspérée, elle parcourait du regard la salle à manger, elle cherchait dans les bras de quel homme elle pourrait bien jeter sa fille, lorsquelle aperçut contre le mur Auguste, résigné, nayant rien pris. Justement, Berthe, souriante, se dirigeait vers Octave, une tasse de thé à la main. Elle continuait la campagne, elle obéissait à sa mère. Mais celle-ci lui saisit le bras et la traita tout bas de fichue bête. Porte donc cette tasse à M. Vabre, qui attend depuis une heure, dit-elle très haut, gracieusement. Puis, de nouveau à loreille, avec son regard de bataille : Sois aimable, ou tu auras affaire à moi ! Berthe, un moment décontenancée, se remit tout de suite. Souvent, ça changeait ainsi trois fois dans une soirée. Elle porta la tasse de thé à Auguste, avec le sourire quelle avait commencé pour Octave ; elle fut aimable, parla des soies de Lyon, se posa comme une personne avenante, qui serait très bien derrière un comptoir. Les mains dAuguste tremblaient un peu, et il était rouge, souffrant beaucoup de la tête, cette nuit-là. Par politesse, quelques personnes retournèrent sasseoir un instant dans le salon. On avait mangé, on partait. Quand on chercha Verdier, il sen était allé déjà ; et des jeunes filles, pleines dhumeur, nemportèrent que limage effacée de son dos. Campardon, sans attendre Octave, se retira avec le docteur, quil retint encore sur le palier, pour lui demander sil ny avait vraiment plus despoir. Pendant le thé, une des lampes sétait éteinte, répandant une odeur dhuile rance, et lautre lampe, dont la mèche charbonnait, éclairait la pièce dune lueur si lugubre, que les Vabre eux-mêmes se levèrent, malgré les amabilités dont Mme Josserand les accablait. Octave les avait devancés dans lantichambre, où il eut une surprise : tout dun coup, Trublot, qui prenait son chapeau, disparut. Il ne pouvait avoir filé que par le couloir de la cuisine. Eh bien ! où est-il donc ? il passe par lescalier de service ! murmura le jeune homme. Mais il napprofondit pas lincident. Valérie était là, qui cherchait un fichu de crêpe de Chine. Les deux frères, Théophile et Auguste, sans soccuper delle, descendaient. Alors, ayant trouvé le fichu, le jeune homme le lui donna, de lair ravi dont il servait les jolies clientes, au Bonheur des Dames. Elle le regarda, et il fut persuadé quen se fixant sur les siens, ses yeux avaient jeté des flammes. Vous êtes trop aimable, monsieur, dit-elle simplement. Mme Juzeur, qui partait la dernière, les enveloppa tous deux dun sourire tendre et discret. Et, lorsque Octave, très échauffé, eut regagné sa chambre froide, il se contempla un instant dans la glace : ma foi ! il risquerait le coup ! Cependant, à travers lappartement désert, Mme Josserand se promenait, muette, comme emportée par un vent dorage. Elle avait fermé violemment le piano, éteint la dernière lampe ; puis, passant dans la salle à manger, elle sétait mise à souffler les bougies, dune haleine si forte, que la suspension en tremblait. La vue de la table dévastée, avec sa débandade dassiettes et de tasses vides, lenragea davantage ; et elle tourna autour, en jetant des regards terribles sur sa fille Hortense, qui, tranquillement assise, achevait la tête brûlée de la brioche. Tu te fais encore de la bile, maman, dit cette dernière. Ça ne marche donc pas ? Moi, je suis contente. Il lui achète des chemises pour quelle sen aille. La mère haussa les épaules. Hein ? tu dis que ça ne prouve rien. Cest bon, mène ta barque comme je mène la mienne Eh bien ! en voilà une brioche qui peut se flatter dêtre mauvaise ! Il ne faut pas quils soient dégoûtés, pour engloutir des saletés pareilles. M. Josserand, que les soirées de sa femme brisaient, se délassait sur une chaise ; mais il eut peur dune rencontre, il craignit que Mme Josserand ne lemportât dans sa course furieuse ; et il se rapprocha de Bachelard et de Gueulin, attablés en face dHortense. Loncle, à son réveil, avait découvert un flacon de rhum. Il le vidait, en revenant aux vingt francs, avec amertume. Ce nest pas pour largent, répétait-il à son neveu, cest pour la manière Tu sais comment je suis avec les femmes : je leur donnerais ma chemise, mais je ne veux pas quelles demandent Dès quelles demandent, ça me vexe, je ne leur fiche pas un radis. Et, comme sa sur allait lui rappeler ses promesses : Tais-toi, Éléonore ! Je sais ce que je dois faire pour la petite Mais, vois-tu, les femmes qui demandent, cest plus fort que moi. Je nai jamais pu en garder une, nest-ce pas ? Gueulin Et puis, vraiment, on montre si peu dégards ! Léon na seulement pas daigné me souhaiter ma fête. Mme Josserand reprit sa marche, les poings crispés. Cétait vrai, il y avait encore Léon, qui promettait et qui la lâchait comme les autres. En voilà un qui naurait pas sacrifié une soirée pour le mariage de ses surs ! Elle venait de découvrir un petit four, tombé derrière un des vases, et elle le serrait dans un tiroir, lorsque Berthe qui était allée délivrer Saturnin, le ramena. Elle lapaisait, tandis que, hagard, les yeux méfiants, il fouillait les coins, avec la fièvre dun chien longtemps enfermé. Est-il bête ! disait Berthe, il croit quon vient de me marier. Et il cherche le mari ! Va, mon pauvre Saturnin, tu peux chercher Puisque je te dis que cest raté ! Tu sais bien que ça rate toujours. Alors, Mme Josserand éclata. Ah ! je vous jure que ça ne ratera pas cette fois, quand je devrais moi-même lattacher par la patte ! Il y en a un qui va payer pour les autres Oui, oui, monsieur Josserand, vous avez beau me dévisager, avec lair de ne pas comprendre : la noce se fera, et sans vous, si ça vous déplaît Entends-tu, Berthe, tu nas quà le ramasser, celui-là ! Saturnin paraissait ne pas entendre. Il regardait sous la table. La jeune fille le montra dun signe ; mais Mme Josserand eut un geste, comme pour déclarer quon le ferait disparaître. Et Berthe murmura : Cest donc monsieur Vabre, décidément ? Oh ! ça mest égal Dire pourtant quon ne ma pas gardé un sandwich ! |