Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 4 Dès le lendemain, Octave soccupa de Valérie. Il guetta ses habitudes, sut lheure où il courait la chance de la rencontrer dans lescalier ; et il sarrangeait pour monter souvent à sa chambre, profitant du déjeuner quil venait prendre chez les Campardon, séchappant sil le fallait du Bonheur des Dames, sous un prétexte. Bientôt, il remarqua que, tous les jours, vers deux heures, la jeune femme, qui conduisait son enfant au jardin des Tuileries, passait par la rue Gaillon. Alors, il se planta sur la porte du magasin, il lattendit, la salua dun de ses galants sourires de beau commis. À chacune de leurs rencontres, Valérie répondait poliment de la tête, sans jamais sarrêter ; mais il voyait son regard noir brûler de passion, il trouvait des encouragements dans son teint ravagé et dans le balancement souple de sa taille. Son plan était déjà fait, un plan hardi de séducteur habitué à mener cavalièrement la vertu des demoiselles de magasin. Il sagissait simplement dattirer Valérie dans sa chambre, au quatrième ; lescalier restait désert et solennel, personne ne les découvrirait là-haut ; et il ségayait, à lidée des recommandations morales de larchitecte, car ce nétait pas amener des femmes, que den prendre une dans la maison. Pourtant, une chose inquiétait Octave. La cuisine des Pichon se trouvait séparée de leur salle à manger par le couloir, ce qui les forçait de laisser souvent leur porte ouverte. Dès neuf heures, le mari partait à son bureau, pour ne rentrer que vers cinq heures ; et, les jours pairs de la semaine, il allait encore tenir des livres, après son dîner, de huit heures à minuit. Dailleurs, aussitôt quelle entendait le pas dOctave, la jeune femme poussait la porte, très réservée, presque sauvage. Il ne lapercevait que de dos et comme fuyante, avec ses cheveux pâles, serrés en un mince chignon. Par cet entrebâillement discret, il avait seulement surpris jusque-là des coins dintérieur, des meubles tristes et propres, des linges dune blancheur éteinte sous le jour gris dune fenêtre quil ne pouvait voir, langle dun lit denfant au fond dune seconde chambre, toute une solitude monotone de femme tournant du matin au soir dans les mêmes soins dun ménage demployé. Jamais un bruit, du reste ; lenfant semblait muet et las comme la mère ; à peine entendait-on parfois le murmure léger dune romance, que celle-ci fredonnait pendant des heures, dune voix mourante. Mais Octave nen était pas moins furieux contre cette pimbêche, ainsi quil la nommait. Elle lespionnait peut-être. En tout cas, jamais Valérie ne pourrait monter, si la porte des Pichon souvrait ainsi continuellement. Justement, il croyait laffaire en bon chemin. Un dimanche, pendant une absence du mari, il avait manuvré de façon à se trouver sur le palier du premier étage, au moment où la jeune femme, en peignoir, sortait de chez sa belle-sur pour rentrer chez elle ; et elle avait dû lui parler, ils étaient restés quelques minutes à échanger des politesses. Enfin, il espérait, la fois prochaine, pénétrer dans lappartement. Le reste allait tout seul, avec une femme dun tempérament pareil. Ce soir-là, on soccupa de Valérie, chez les Campardon, pendant le dîner. Octave tâchait de les faire causer. Mais, comme Angèle écoutait, jetant des regards sournois à Lisa, en train de servir un gigot dun air sérieux, les parents dabord se répandirent en éloges. Larchitecte, dailleurs, défendait toujours la « respectabilité » de la maison, avec une conviction de locataire vaniteux, qui semblait en tirer toute une honnêteté personnelle. Oh ! mon cher, des gens convenables Vous les avez vus chez les Josserand. Le mari nest pas une bête : il est plein didées, il finira par trouver quelque chose de très fort. Quant à la femme, elle a du cachet, comme nous disons, nous autres artistes. Mme Campardon, plus souffrante depuis la veille, couchée à demi, bien que sa maladie ne lempêchât pas de manger de fortes tranches saignantes, murmurait à son tour, languissamment : Ce pauvre M. Théophile, il est comme moi, il traîne Allez, Valérie a du mérite, car ce nest pas gai, davoir sans cesse près de soi un homme tremblant la fièvre, et que le mal rend le plus souvent tracassier et injuste. Au dessert, Octave, placé entre larchitecte et sa femme, en apprit plus quil nen demandait. Ils oubliaient Angèle, ils parlaient à demi-mots, avec des coups dil soulignant les doubles sens des phrases ; et, quand lexpression leur manquait, ils se penchaient lun après lautre, ils achevaient crûment la confidence à loreille. En somme, ce Théophile était un crétin et un impuissant, qui méritait dêtre ce que sa femme le faisait. Quant à Valérie, elle ne valait pas grand-chose, elle se serait tout aussi mal conduite, même si son mari lavait contentée, tellement la nature lemportait. Personne nignorait du reste que, deux mois après son mariage, désespérée de voir quelle naurait jamais denfant, et craignant de perdre sa part de lhéritage du vieux Vabre, si Théophile venait à mourir, elle sétait fait faire son petit Camille par un garçon boucher de la rue Sainte-Anne. Campardon se pencha une dernière fois à loreille dOctave. Enfin, vous savez, mon cher, une femme hystérique ! Et il mettait, dans ce mot, toute la gaillardise bourgeoise dune indécence, le sourire lippu dun père de famille dont limagination, brusquement lâchée, se repaît de tableaux orgiaques. Angèle baissa les yeux sur son assiette, évitant de regarder Lisa pour ne pas rire, comme si elle avait entendu. Mais la conversation tournait, on parlait maintenant des Pichon, et les paroles louangeuses ne tarissaient pas. Oh ! ceux-là, quels braves gens ! répétait Mme Campardon. Parfois, lorsque Marie sort avec sa petite Lilitte, je lui permets demmener Angèle. Et je vous le jure, monsieur Mouret, je ne confie pas ma fille à tout le monde ; il faut que je sois absolument certaine de la moralité des personnes Nest-ce pas, Angèle, que tu aimes bien Marie ? Oui, maman, répondit Angèle. Les détails continuèrent. Il était impossible de trouver une femme mieux élevée, dans des principes plus sévères. Aussi fallait-il voir comme le mari était heureux ! Un petit ménage si gentil, et propre, et qui sadorait, et où lon nentendait jamais un mot plus haut lun que lautre ! Dailleurs, on ne les garderait pas dans la maison, sils se conduisaient mal, dit gravement larchitecte, oubliant ses confidences sur Valérie. Nous ne voulons ici que des honnêtes gens Parole dhonneur ! je donnerais congé, le jour où ma fille serait exposée à rencontrer des créatures dans lescalier. Ce soir-là, il conduisait secrètement la cousine Gasparine à lOpéra-Comique. Aussi alla-t-il chercher tout de suite son chapeau, en parlant dune affaire qui le retiendrait très tard. Rose pourtant devait connaître cette partie, car Octave lentendit murmurer, de sa voix résignée et maternelle, lorsque son mari vint la baiser avec son effusion de tendresse accoutumée : Amuse-toi bien, et ne prends pas froid, à la sortie. Le lendemain, Octave eut une idée : cétait de lier amitié avec Mme Pichon, en lui rendant des services de bon voisinage ; de cette manière, si elle surprenait jamais Valérie, elle fermerait les yeux. Et une occasion se présenta, le jour même. Mme Pichon promenait Lilitte, alors âgée de dix-huit mois, dans une petite voiture dosier, qui soulevait la colère de M. Gourd ; jamais le concierge navait voulu quon montât la voiture par le grand escalier, elle devait passer par lescalier de service ; et comme, en haut, la porte du logement se trouvait trop étroite, il fallait chaque fois démonter les roues et le timon, ce qui était tout un travail. Justement, ce jour-là, Octave rentrait, lorsque sa voisine, gênée par ses gants, se donnait beaucoup de mal pour retirer les écrous. Quand elle le sentit debout derrière elle, attendant quelle débarrassât le palier, elle perdit complètement la tête, les mains tremblantes. Mais, madame, pourquoi prenez-vous toute cette peine ? demanda-t-il enfin. Il serait plus simple de mettre cette voiture au fond du couloir, derrière ma porte. Elle ne répondit pas, dune timidité excessive, qui la laissait accroupie, sans force pour se relever ; et, sous le bavolet de son chapeau, il voyait une rougeur ardente lui envahir la nuque et les oreilles. Alors, il insista. Je vous jure, madame, cela ne me gênerait nullement. Sans attendre, il prit la voiture, lemporta de son air aisé. Elle dut le suivre ; mais elle restait si confuse, si effarée de cette aventure considérable dans sa vie plate de tous les jours, quelle le regarda faire, ne trouvant autre chose que des bouts de phrase balbutiés. Mon Dieu ! monsieur cest trop de peine Je suis confuse, vous allez vous encombrer Mon mari sera bien content Et elle rentra, elle senferma cette fois hermétiquement, avec une sorte de honte. Octave pensa quelle était stupide. La voiture le gênait beaucoup, car elle lempêchait douvrir sa porte, et il lui fallait se glisser de biais chez lui. Mais sa voisine paraissait gagnée, dautant plus que M. Gourd voulut bien, grâce à linfluence de Campardon, autoriser cet embarras, dans ce fond de couloir perdu. Chaque dimanche, les parents de Marie, M. et Mme Vuillaume, venaient passer la journée. Comme Octave sortait, le dimanche suivant, il aperçut toute la famille en train de prendre le café ; et il pressait le pas par discrétion, lorsque la jeune femme sétant penchée vivement à loreille de son mari, celui-ci se hâta de se lever, en disant : Monsieur, excusez-moi, je suis toujours dehors, je nai pu encore vous remercier. Mais je tiens à vous exprimer combien jai été heureux Octave se défendait. Enfin, il dut entrer. Bien quil eût déjà bu du café, on lobligea den accepter une tasse. Pour lui faire honneur, on lavait placé entre M. et Mme Vuillaume. En face, de lautre côté de la table ronde, Marie était reprise dune de ces confusions, qui, à chaque instant, sans cause apparente, lui jetaient tout le sang du cur au visage. Il la regarda, ne layant jamais vue à laise. Mais, comme disait Trublot, ce nétait pas son idéal : elle lui parut pauvre, effacée, la figure plate, les cheveux rares, avec des traits fins et jolis pourtant. Quand elle fut un peu rassurée, elle eut de petits rires, en reparlant de la voiture, sur laquelle elle ne tarissait pas. Jules, si tu avais vu monsieur lemporter entre ses bras Ah bien ! ça na pas traîné ! Pichon remercia encore. Il était grand et maigre, lair dolent, plié déjà à la vie mécanique du bureau, ayant dans ses yeux ternes la résignation hébétée des chevaux de manège.. De grâce ! nen parlons plus, finit par dire Octave. Vraiment, ça ne vaut pas la peine Madame, votre café est exquis, je nen ai jamais bu de pareil. Elle rougit de nouveau, et si fort, que ses mains elles-mêmes devinrent roses. Ne la gâtez pas, monsieur, dit gravement M. Vuillaume. Son café est bon, mais il y en a de meilleur. Et vous voyez comme elle a été fière tout de suite ! La fierté ne vaut rien, déclara Mme Vuillaume. Nous lui avons toujours recommandé la modestie. lis étaient tous deux petits et secs, très vieux, avec des mines grises, la femme serrée dans une robe noire, le mari vêtu dune mince redingote, où lon ne voyait que la tache dun large ruban rouge. Monsieur, reprit ce dernier, on ma décoré à lâge de soixante ans, le jour où jai eu ma retraite, après avoir été pendant trente-neuf ans commis rédacteur au ministère de linstruction publique. Eh bien ! monsieur, ce jour-là, jai dîné comme les autres jours, sans que lorgueil me dérangeât de mes habitudes La croix métait due, je le savais. Jai été simplement pénétré de reconnaissance. Son existence était claire, il voulait que tout le monde la connût. Après vingt-cinq ans de service, on lavait mis à quatre mille francs. Sa retraite était donc de deux mille. Mais il avait dû rentrer comme expéditionnaire à quinze cents, ayant eu leur petite Marie sur le tard, lorsque Mme Vuillaume nespérait plus ni fille ni garçon. Maintenant que lenfant se trouvait casée, ils vivaient avec la retraite, en se serrant, rue Durantin, à Montmartre, où la vie était moins chère. Jai soixante-seize ans, dit-il pour conclure, et voilà, et voilà mon gendre ! Pichon le contemplait, les yeux sur sa décoration, silencieux et las. Oui, ce serait son histoire, si la chance le favorisait. Lui, était le dernier-né dune fruitière, qui avait mangé sa boutique pour faire de son fils un bachelier, parce que tout le quartier le disait très intelligent ; et elle était morte insolvable, huit jours avant le triomphe à la Sorbonne. Après trois ans de vache enragée chez un oncle, il avait eu le bonheur inespéré dentrer au ministère, qui devait le mener à tout, et où déjà il sétait marié. On fait son devoir, le gouvernement fait le sien, murmura-t-il, en établissant le calcul machinal quil avait encore trente-six ans à attendre pour être décoré et obtenir deux mille francs de retraite. Puis, il se tourna vers Octave. Voyez-vous, monsieur, ce sont les enfants qui sont lourds. Sans doute, dit Mme Vuillaume. Si nous en avions eu un second, jamais nous naurions pu joindre les deux bouts Aussi, rappelez-vous, Jules, ce que jai exigé, en vous donnant Marie : un enfant, pas plus, ou nous nous fâcherions ! Les ouvriers seuls pondent des petits comme les poules, sans sinquiéter de ce que ça coûtera. Il est vrai quils les lâchent sur le pavé, de vrais troupeaux de bêtes, qui mécurent dans les rues. Octave avait regardé Marie, croyant que ce sujet délicat allait empourprer ses joues. Mais elle restait pâle, elle approuvait sa mère, avec une sérénité dingénue. Il sennuyait mortellement et ne savait de quelle façon se retirer. Dans la petite salle à manger froide, ces gens passaient ainsi laprès-midi, en mâchant toutes les cinq minutes des paroles lentes, où ils ne parlaient que de leurs affaires. Les dominos eux-mêmes les dérangeaient trop. Mme Vuillaume, maintenant, expliquait ses idées. Au bout dun long silence, qui les laissa tous quatre sans embarras, comme sils avaient éprouvé le besoin de se refaire des idées, elle reprit : Vous navez pas denfant, monsieur ? Ça viendra Ah ! cest une responsabilité, surtout pour une mère ! Moi, quand cette petite-là est née, javais quarante-neuf ans, monsieur, un âge où lon sait heureusement se conduire. Un garçon encore pousse tout seul, mais une fille ! Et jai la consolation davoir fait mon devoir, oh ! oui ! Alors, par phrases brèves, elle dit son plan déducation. Lhonnêteté dabord. Pas de jeux dans lescalier, la petite toujours chez elle, et gardée de près, car les gamines ne pensent quau mal. Les portes fermées, les fenêtres closes, jamais de courants dair, qui apportent les vilaines choses de la rue. Dehors, ne point lâcher la main de lenfant, lhabituer à tenir les yeux baissés, pour éviter les mauvais spectacles. En fait de religion, pas dabus, ce quil en faut comme frein moral. Puis, quand elle a grandi, prendre des maîtresses, ne pas la mettre dans les pensionnats, où les innocentes se corrompent ; et encore assister aux leçons, veiller à ce quelle doit ignorer, cacher les journaux bien entendu, et fermer la bibliothèque. Une demoiselle en sait toujours de trop, déclara la vieille dame en terminant. Pendant que sa mère parlait, Marie, les yeux vagues, regardait dans le vide. Elle revoyait le petit logement cloîtré, ces pièces étroites de la rue Durantin, où il ne lui était pas permis de saccouder à la fenêtre. Cétait une enfance prolongée, toutes sortes de défenses quelle ne comprenait pas, des lignes que sa mère raturait à lencre sur leur journal de mode, et dont les barres noires la faisaient rougir, des leçons expurgées qui embarrassaient ses maîtresses elles-mêmes, lorsquelle les questionnait. Enfance très douce dailleurs, croissance molle et tiède de serre chaude, rêve éveillé où les mots de la langue et les faits de chaque jour se déformaient en significations niaises. Et, à cette heure encore, les regards perdus, pleine de ces souvenirs, elle avait aux lèvres le rire dune enfant, restée ignorante dans le mariage. Vous me croirez si vous voulez, monsieur, dit M. Vuillaume, mais ma fille navait pas encore lu un seul roman, à dix-huit ans passés Nest-ce pas, Marie ? Oui, papa. Jai, continua-t-il, un George Sand très bien relié, et malgré les craintes de sa mère, je me suis décidé à lui permettre, quelques mois avant son mariage, la lecture dAndré, une uvre sans danger, toute dimagination, et qui élève lâme Moi, je suis pour une éducation libérale. La littérature a certainement des droits Cette lecture lui produisit un effet extraordinaire, monsieur. Elle pleurait la nuit, en dormant : preuve quil ny a rien de tel quune imagination pure pour comprendre le génie. Cest si beau ! murmura la jeune femme, dont les yeux brillèrent. Mais Pichon ayant exposé cette théorie : pas de romans avant le mariage, tous les romans après le mariage, Mme Vuillaume hocha la tête. Elle ne lisait jamais, et sen trouvait bien. Alors, Marie parla doucement de sa solitude. Mon Dieu ! je prends quelquefois un livre. Dailleurs, cest Jules qui choisit pour moi au cabinet du passage Choiseul Si je touchais du piano encore ! Octave, depuis longtemps, sentait le besoin de placer une phrase. Comment ! madame, sécria-t-il, vous ne touchez pas du piano ! Il y eut une gêne. Les parents parlèrent dune suite de circonstances malheureuses, ne voulant pas avouer quils avaient reculé devant les frais. Du reste, Mme Vuillaume affirmait que Marie chantait juste de naissance ; quand cette dernière était jeune, elle savait toutes sortes de romances très jolies, il lui suffisait dentendre les airs une seule fois pour les retenir ; et la mère rappela cette chanson sur lEspagne, lhistoire dune captive regrettant son bien-aimé, que lenfant disait avec une expression à arracher des larmes aux curs les plus durs. Mais Marie restait désolée. Elle laissa échapper ce cri, en étendant la main vers la chambre voisine, où sa petite dormait : Ah ! je jure bien que Lilitte saura le piano, quand je devrais faire les plus grands sacrifices ! Songe dabord à lélever comme nous tavons élevée toi-même, dit sévèrement Mme Vuillaume. Certes, je nattaque pas la musique, elle développe les sentiments. Mais, avant tout, veille sur ta fille, écarte delle le mauvais air, tâche quelle garde son ignorance Elle recommençait, elle appuya même davantage sur la religion, réglant le nombre des confessions par mois, indiquant les messes où il fallait aller absolument, le tout au point de vue des convenances. Alors, Octave, excédé, parla dun rendez-vous qui le forçait à sortir. Ses oreilles bourdonnaient dennui, il voyait bien que cette conversation continuerait de la sorte jusquau soir. Et il se sauva, il laissa les Vuillaume et les Pichon se raconter entre eux, autour des mêmes tasses de café lentement vidées, ce quils se répétaient chaque dimanche. Comme il saluait une dernière fois, Marie, tout dun coup et sans raison, devint pourpre. À partir de cette après-midi, Octave, le dimanche, hâta le pas devant la porte des Pichon, surtout lorsquil entendait les voix brèves de M. et Mme Vuillaume. Dailleurs, il était tout à la conquête de Valérie. Malgré les regards de flamme dont il se croyait lobjet, elle gardait une réserve inexplicable ; et il voyait là un jeu de coquette. Il la rencontra même un jour, comme par hasard, au jardin des Tuileries, où elle se mit à causer tranquillement dun orage de la veille ; ce qui acheva de le convaincre quelle était diablement forte. Aussi ne quittait-il plus lescalier, épiant le moment de sintroduire chez elle, décidé à être brutal. Maintenant, chaque fois quil passait, Marie souriait en rougissant. Ils échangeaient des saluts de bon voisinage. Un matin, au déjeuner, comme il lui montait une lettre, dont M. Gourd lavait chargé, pour séviter les quatre étages, il la trouva dans un gros embarras : elle venait dasseoir Lilitte en chemise sur la table ronde, et tâchait de la rhabiller. Quy a-t-il donc ? demanda le jeune homme. Mais cest cette petite ! répondit-elle. Jai eu la mauvaise idée de la déshabiller, parce quelle se plaignait. Et je ne sais plus, je ne sais plus ! Il la regarda, étonné. Elle tournait et retournait une jupe, cherchait les agrafes. Puis, elle ajouta : Vous comprenez, cest son père qui maide à larranger, le matin, avant de partir Moi, je ne me retrouve jamais toute seule dans ses affaires. Ça mennuie, ça magace La petite, cependant, lasse dêtre en chemise, effrayée par la vue dOctave, se débattait, se renversait sur la table. Prenez garde ! cria-t-il, elle va tomber. Ce fut une catastrophe. Marie avait lair de ne point oser toucher aux membres nus de sa fille. Elle la regardait toujours, avec lébahissement dune vierge, stupéfaite davoir pu faire ça. Et, outre la peur de la casser, il entrait dans sa maladresse une vague répugnance de cette chair vivante. Pourtant, aidée par Octave qui la calmait, elle rhabilla Lilitte. Comment ferez-vous donc, quand vous en aurez une douzaine ? disait-il en riant. Mais nous nen aurons jamais plus ! répondit-elle, effarée. Alors, il plaisanta : elle avait tort de jurer, un enfant est si vite fait ! Non ! non ! répéta-t-elle avec entêtement. Vous avez entendu maman, lautre jour. Elle la bien défendu à Jules Vous ne la connaissez pas : ce seraient des querelles interminables, sil en venait un deuxième. Octave samusait de sa tranquillité à discuter cette question. Il la poussa, sans parvenir à lembarrasser. Elle, du reste, faisait ce que son mari voulait. Sans doute, elle aimait les enfants ; sil avait pu en désirer dautres, elle naurait pas dit non. Et, sous cette complaisance, qui se subordonnait aux ordres de sa mère, perçait une indifférence de femme dont la maternité ne sétait pas éveillée. Lilitte loccupait comme son ménage, quelle tenait par devoir. Quand elle avait lavé la vaisselle et promené la petite, elle continuait son ancienne vie de jeune fille, dun vide somnolent, bercée dans lattente vague dune joie qui ne venait point. Octave ayant dit quelle devait sennuyer, toujours seule, elle parut surprise : non, elle ne sennuyait jamais, les journées coulaient tout de même, sans quelle sût, en se couchant, à quelle besogne elle les avait passées. Puis, le dimanche, elle sortait parfois avec son mari ; ses parents venaient, ou encore elle lisait. Si la lecture ne lui avait pas donné mal à la tête, elle aurait lu du matin au soir, maintenant quil lui était permis de tout lire. Ce qui est contrariant, reprit-elle, cest quils nont rien, au cabinet du passage Choiseul Ainsi, jai voulu avoir André, pour le relire, tant ça ma fait pleurer autrefois. Eh bien ! justement, on leur a volé le volume Avec ça, mon père me refuse le sien, parce que Lilitte déchirerait les images. Mais, dit Octave, mon ami Campardon a tout George Sand Je vais lui demander André pour vous. Elle rougit, ses yeux brillèrent. Vraiment, il était trop aimable ! Et, quand il la laissa, elle resta devant Lilitte, les bras ballants, la tête sans une idée, dans lattitude quelle gardait pendant des après-midi entières. Elle détestait la couture, elle faisait du crochet, toujours le même bout, qui traînait sur les meubles. Le lendemain, un dimanche, Octave lui apporta le livre. Pichon avait dû sortir, pour déposer une carte de visite chez un de ses supérieurs. Et, comme le jeune homme la trouvait habillée, au retour dune course faite dans le voisinage, il lui demanda par curiosité si elle revenait de la messe, la croyant dévote. Elle répondit que non. Avant de la marier, sa mère ly conduisait très régulièrement. Pendant les six premiers mois de son ménage, lhabitude étant prise, elle y était retournée, avec la continuelle crainte darriver en retard. Puis, elle ne savait pourquoi, après quelques messes manquées, elle ny avait pas remis les pieds. Son mari détestait les prêtres, et sa mère, maintenant, ne lui en ouvrait même plus la bouche. Cependant, elle restait remuée par la question dOctave, comme sil venait déveiller en elle des choses ensevelies sous les paresses de son existence. Il faudra que jaille à Saint-Roch, un de ces matins, dit-elle. Une occupation qui vous manque, ça fait tout de suite un vide. Et, sur ce pâle visage de fille tardive, née de parents trop vieux, parut le regret maladif dune autre existence, rêvée jadis, au pays des chimères. Elle ne pouvait rien cacher, tout lui montait à la face, sous sa peau dune finesse et dune transparence de chlorose. Puis, elle sattendrit, elle prit les mains dOctave, dun geste familier. Ah ! que je vous remercie de mavoir apporté ce livre ! Venez demain, après déjeuner. Je vous le rendrai et je vous dirai leffet que ça maura produit Nest-ce pas ? ce sera amusant. En la quittant, Octave pensa quelle était drôle tout de même. Elle finissait par lintéresser, il voulait parler à Pichon, pour le dégourdir et la lui faire secouer un peu ; car, à coup sûr, cette petite femme navait besoin que dêtre secouée. Justement, le lendemain, il rencontra lemployé qui partait ; et il laccompagna, quitte à arriver lui-même au Bonheur des Dames un quart dheure en retard. Mais Pichon lui sembla moins éveillé encore que sa femme, plein de manies commençantes, tout entier au souci de ne pas crotter ses souliers, par les temps de pluie. Il marchait sur la pointe des pieds, en parlant de son sous-chef, continuellement. Octave qui, dans cette affaire, était animé dintentions fraternelles, finit par le lâcher, rue Saint-Honoré, après lui avoir conseillé de mener souvent Marie au théâtre. Pourquoi donc ? demanda Pichon ahuri. Parce que cest bon pour les femmes. Ça les rend gentilles. Ah ! vous croyez ? Il promit dy songer, il traversa la rue, en guettant les fiacres avec terreur, travaillé dans la vie du seul tourment des éclaboussures. Au déjeuner, Octave frappa chez les Pichon, pour reprendre le livre. Marie lisait, les coudes sur la table, les deux mains au fond de ses cheveux dépeignés. Elle venait de manger, sans nappe, un uf dans un plat de fer blanc, qui traînait, au milieu de la débandade dun couvert mis à la hâte. Par terre, Lilitte, oubliée, dormait, le nez sur les débris dune assiette, quelle avait cassée sans doute. Eh bien ? demanda Octave. Marie ne répondit pas tout de suite. Elle avait gardé son peignoir du matin, dont les boutons arrachés montraient son cou, dans un désordre de femme qui se lève. Jai lu à peine cent pages, finit-elle par dire. Mes parents sont venus hier. Et elle parla dune voix pénible, la bouche amère. Quand elle était jeune, elle aurait voulu habiter au fond des bois. Elle rêvait toujours quelle rencontrait un chasseur, qui sonnait du cor. Il sapprochait, se mettait à genoux. Ça se passait dans un taillis, très loin, où des roses fleurissaient comme dans un parc. Puis, tout dun coup, ils étaient mariés, et alors ils vivaient là, à se promener, éternellement. Elle, très heureuse, ne souhaitait plus rien. Lui, dune tendresse et dune soumission desclave, restait à ses pieds. Jai causé avec votre mari, ce matin, dit Octave. Vous ne sortez pas assez, et je lai décidé à vous conduire au théâtre. Mais elle secoua la tête, pâlie dun frisson. Il se fit un silence. Elle retrouvait létroite salle à manger, avec son jour froid. Limage de Jules, maussade et correcte, avait brusquement jeté son ombre sur le chasseur des romances quelle chantait, et dont le cor lointain sonnait toujours à ses oreilles. Parfois, elle écoutait : il arrivait peut-être. Son mari ne lui avait jamais pris les pieds dans ses deux mains pour les baiser ; jamais non plus, il ne sétait agenouillé pour lui dire quil ladorait. Cependant, elle laimait bien ; mais elle sétonnait que lamour neût pas plus de douceur. Ce qui métouffe, voyez-vous, reprit-elle en revenant au livre, cest lorsquil y a, dans les romans, des endroits où les personnages se font des déclarations. Pour la première fois, Octave sétait assis. Il voulut rire, goûtant peu les bagatelles sentimentales. Moi, dit- il, je déteste les phrases Quand on sadore, le mieux est de se le prouver tout de suite. Mais elle parut ne pas comprendre, les regards clairs. Il allongea la main, effleura la sienne, se pencha pour voir un passage du livre, si près delle, que son haleine lui chauffait lépaule, par lécartement du peignoir ; et elle restait la chair morte. Alors, il se leva, plein dun mépris où il entrait de la pitié. Comme il partait, elle dit encore : Je lis très lentement, je naurai pas fini avant demain Cest demain que ce sera amusant ! Entrez le soir. Certes, il navait aucune idée sur elle, et pourtant il était révolté. Une amitié singulière lui venait pour ce jeune ménage, qui lexaspérait, tellement il lui semblait idiot dans la vie. Et lidée lui poussait de leur rendre service, malgré eux : il les emmènerait dîner, les griserait, samuserait à les pendre au cou lun de lautre. Quand ces accès de bonté le prenaient, lui qui naurait pas prêté dix francs, il adorait jeter largent par les fenêtres, pour accrocher deux amoureux et leur donner du bonheur. Du reste, la froideur de la petite madame Pichon ramenait Octave à lardente Valérie. Certainement, celle-ci ne se laisserait pas souffler deux fois sur la nuque. Il avançait dans ses faveurs : un jour quelle montait devant lui, il avait risqué un compliment sur sa jambe, sans quelle parût fâchée. Enfin, loccasion guettée depuis si longtemps, se présenta. Cétait le soir où Marie lui avait fait promettre de venir : ils seraient seuls pour causer du roman, son mari ne devait rentrer que très tard. Mais le jeune homme avait préféré sortir, pris deffroi à lidée de ce régal littéraire. Pourtant, il se risquait vers dix heures, lorsquil rencontra sur le palier du premier étage, la bonne de Valérie, lair effaré, qui lui dit : Madame a une crise de nerfs, monsieur nest pas là, tout le monde en face est au théâtre Venez, je vous en supplie. Je suis seule, je ne sais que faire. Valérie était allongée dans un fauteuil de sa chambre, les membres rigides. La bonne lavait délacée, sa gorge sortait de son corset ouvert. Dailleurs, la crise céda presque tout de suite. Elle ouvrit les yeux, sétonna dapercevoir Octave, agit du reste comme devant un médecin. Je vous demande pardon, monsieur, murmura-t-elle, la voix encore étranglée. Cette fille nest chez moi que depuis hier, et elle a perdu la tête. Sa tranquillité parfaite à ôter son corset et à rattacher sa robe, gêna le jeune homme. Il restait debout, se jurant de ne pas partir ainsi, nosant pourtant sasseoir. Elle avait renvoyé la bonne, dont la vue paraissait lagacer ; puis, elle était allée à la fenêtre, pour aspirer fortement lair froid du dehors, la bouche grande ouverte par de longs bâillements nerveux. Après un silence, ils causèrent. Ça lavait prise vers quatorze ans, le Dr Juillerat était fatigué de la droguer ; tantôt ça la tenait dans les bras, tantôt dans les reins. Enfin, elle sy accoutumait ; autant ça quautre chose, puisque personne ne se portait bien, décidément. Et, pendant quelle parlait, les membres las, il sexcitait à la regarder, il la trouvait provocante au milieu de son désordre, avec son teint de plomb, son visage tiré par la crise comme par toute une nuit damour. Derrière le flot noir de ses cheveux dénoués, qui coulait sur ses épaules, il croyait voir la tête pauvre et sans barbe du mari. Alors, les mains tendues, du geste brutal dont il aurait empoigné une fille, il voulut la prendre. Eh bien ! quoi donc ? dit-elle dune voix pleine de surprise. À son tour, elle le regardait, les yeux si froids, la chair si calme, quil se sentit glacé et laissa retomber ses mains, avec une lenteur gauche, comprenant le ridicule de son geste. Puis, dans un dernier bâillement nerveux quelle étouffait, elle ajouta lentement : Ah ! cher monsieur, si vous saviez ! Et elle haussa les épaules, sans se fâcher, comme écrasée sous le mépris et la lassitude de lhomme. Octave crut quelle se décidait à le faire jeter dehors, quand il la vit se diriger vers un cordon de sonnette, en traînant ses jupes mal renouées. Mais elle désirait du thé simplement ; et elle le commanda très léger et très chaud. Tout à fait démonté, il balbutia, sexcusa, prit la porte, tandis quelle sallongeait de nouveau au fond de son fauteuil, de lair dune femme frileuse qui a de gros besoins de sommeil. Dans lescalier, Octave sarrêtait à chaque étage. Elle naimait donc pas ça ? Il venait de la sentir indifférente, sans désir comme sans révolte, aussi peu commode que sa patronne, Mme Hédouin. Pourquoi Campardon la disait-il hystérique ? cétait inepte, de lavoir trompé, en lui contant cette farce ; car jamais, sans le mensonge de larchitecte, il naurait risqué une telle aventure. Et il restait étourdi du dénouement, troublé dans ses idées sur lhystérie, songeant aux histoires qui couraient. Le mot de Trublot lui revint : on ne savait pas, avec ces détraquées dont les yeux luisaient comme des braises. En haut, Octave, vexé contre les femmes, étouffa le bruit de ses bottines. Mais la porte des Pichon souvrit, et il dut se résigner. Marie lattendait, debout dans létroite pièce, que la lampe charbonnée éclairait mal. Elle avait tiré le berceau près de la table, Lilitte dormait là, sous le rond de clarté jaune. Le couvert du déjeuner devait avoir servi pour le dîner, car le livre fermé se trouvait à côté dune assiette sale, où traînaient des queues de radis. Vous avez fini ? demanda Octave, étonné du silence de la jeune femme. Elle semblait ivre, le visage gonflé, comme au sortir dun sommeil trop lourd. Oui, oui, dit-elle avec effort. Oh ! jai passé une journée, la tête dans les mains, enfoncée là-dedans Quand ça vous prend, on ne sait plus où lon est Jai très mal au cou. Et, courbaturée, elle ne parla pas davantage du livre, si pleine de son émotion, des rêveries confuses de sa lecture, quelle suffoquait. Ses oreilles bourdonnaient, aux appels lointains du cor, dont sonnait le chasseur de ses romances, dans le bleu des amours idéales. Puis, sans transition, elle dit quelle était allée le matin à Saint-Roch entendre la messe de neuf heures. Elle avait beaucoup pleuré, la religion remplaçait tout. Ah ! je vais mieux, reprit-elle en poussant un profond soupir et en sarrêtant devant Octave. Il y eut un silence. Elle lui souriait de ses yeux candides. Jamais il ne lavait trouvée si inutile, avec ses cheveux rares et ses traits noyés. Mais, comme elle continuait à le contempler, elle devint très pâle, elle chancela ; et il dut avancer les mains pour la soutenir. Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya-t-elle dans un sanglot. Il la gardait, embarrassé. Vous devriez prendre un peu de tilleul Cest davoir trop lu. Oui, ça ma tourné sur le cur, quand je me suis vue seule, en fermant le livre Que vous êtes bon, monsieur Mouret ! Sans vous, je me faisais du mal. Cependant, il cherchait du regard une chaise, où il pût lasseoir. Voulez-vous que jallume du feu ? Merci, ça vous salirait Jai bien remarqué que vous portiez toujours des gants. Et, reprise de suffocation à cette idée, tout dun coup défaillante, elle donna dans le vide un baiser maladroit, comme au hasard de son rêve, et qui effleura loreille du jeune homme. Octave reçut ce baiser avec stupeur. Les lèvres de la jeune femme étaient glacées. Puis, lorsquelle eut roulé contre sa poitrine, dans un abandon de tout le corps, il salluma dun brusque désir, il voulut lemporter au fond de la chambre. Mais cette approche si rude éveilla Marie de linconscience de sa chute ; linstinct de la femme violentée se révoltait, elle se débattit, elle appela sa mère, oubliant son mari, qui allait rentrer, et sa fille, qui dormait près delle. Pas ça, oh ! non, oh ! non Cest défendu. Lui, ardemment, répétait : On ne le saura pas, je ne le dirai à personne. Non, monsieur Octave Vous allez gâter le bonheur que jai de vous avoir rencontré Ça ne nous avancera à rien, je vous assure, et javais rêvé des choses Alors, il ne parla plus, ayant une revanche à prendre, se disant tout bas, crûment : « Toi, tu vas y passer ! » Comme elle refusait de le suivre dans la chambre, il la renversa brutalement au bord de la table ; et elle se soumit, il la posséda, entre lassiette oubliée et le roman, quune secousse fit tomber par terre. La porte navait pas même été fermée, la solennité de lescalier montait au milieu du silence. Sur loreiller du berceau, Lilitte dormait paisiblement. Lorsque Marie et Octave se furent relevés, dans le désordre des jupes, ils ne trouvèrent rien à se dire. Elle, machinalement, alla regarder sa fille, ôta lassiette, puis la reposa. Lui, restait muet, pris du même malaise, tant laventure était inattendue ; et il se rappelait que, fraternellement, il avait projeté de pendre la jeune femme au cou de son mari. Il finit par murmurer, sentant le besoin de rompre ce silence intolérable : Vous naviez donc pas fermé la porte ? Elle jeta un coup dil sur le palier, elle balbutia : Cest vrai, elle était ouverte. Sa marche semblait gênée, et il y avait un dégoût sur son visage. Le jeune homme songeait maintenant que ce nétait pas drôle, avec une femme sans défense, au fond de cette solitude et de cette bêtise. Elle navait pas même eu de plaisir. Tiens ! le livre qui est tombé par terre ! reprit-elle en le ramassant. Mais un coin de la reliure sétait cassé. Cela les rapprocha, ce fut un soulagement. La parole leur revenait. Marie se montrait désolée. Ce nest pas ma faute Vous voyez, je lavais enveloppé de papier, de peur de le salir Nous lavons poussé, sans le faire exprès. Il était donc là ? dit Octave. Je ne lai pas remarqué Oh ! pour moi, je men fiche ! Mais Campardon tient tant à ses livres ! Tous deux se le passaient, tâchaient de redresser le coin. Leurs doigts se mêlaient, sans un frisson. En réfléchissant aux suites, ils restaient vraiment consternés du malheur arrivé à ce beau volume de George Sand. Ça devait mal finir, conclut Marie, les larmes aux yeux. Octave fut obligé de la consoler. Il inventerait une histoire, Campardon ne le mangerait pas. Et leur embarras recommença, au moment de la séparation. Ils auraient voulu se dire au moins une phrase aimable ; mais le tutoiement sétranglait dans leur gorge. Heureusement, un pas se fit entendre, cétait le mari qui montait. Octave, silencieux, la reprit et la baisa à son tour sur la bouche. Elle se soumit de nouveau, complaisante, les lèvres glacées comme auparavant. Lorsquil fut rentré sans bruit dans sa chambre, il se dit, en ôtant son paletot, que celle-là non plus navait pas lair daimer ça. Alors, que demandait-elle ? et pourquoi tombait-elle aux bras du monde ? Décidément, les femmes étaient bien drôles. Le lendemain, chez les Campardon, après le déjeuner, Octave expliquait une fois de plus quil venait de cogner maladroitement le volume, lorsque Marie entra. Elle conduisait Lilitte aux Tuileries, elle demanda si lon voulait lui confier Angèle. Et, sans trouble, elle sourit à Octave, elle regarda de son air innocent le livre resté sur une chaise. Comment donc ! cest moi qui vous remercie, dit Mme Campardon. Angèle, va mettre un chapeau Avec vous, je nai pas peur. Marie, très modeste, dans une simple robe de laine sombre, causa de son mari qui, la veille, était rentré enrhumé, et du prix de la viande, quon ne pourrait plus aborder bientôt. Puis, quand elle eut emmené Angèle, tous se penchèrent aux fenêtres, pour les voir partir. Sur le trottoir, Marie poussait doucement, de ses mains gantées, la voiture de Lilitte ; pendant que, se sachant regardée, Angèle marchait près delle, les yeux à terre. Est-elle assez comme il faut ! sécria Mme Campardon. Et si douce ! et si honnête ! Alors, larchitecte frappa sur lépaule dOctave, en disant : Léducation dans la famille, mon cher, il ny a que ça ! |