Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 1
Le cocher sétait penché. Cest bien passage Choiseul ? Mais non, rue de Choiseul Une maison neuve, je crois. Et le fiacre neut quà tourner, la maison se trouvait la seconde, une grande maison de quatre étages, dont la pierre gardait une pâleur à peine roussie, au milieu du plâtre rouillé des vieilles façades voisines. Octave, qui était descendu sur le trottoir, la mesurait, létudiait dun regard machinal, depuis le magasin de soierie du rez-de-chaussée et de lentresol, jusquaux fenêtres en retrait du quatrième, ouvrant sur une étroite terrasse. Au premier, des têtes de femme soutenaient un balcon à rampe de fonte très ouvragée. Les fenêtres avaient des encadrements compliqués, taillés à la grosse sur des poncifs ; et, en bas, au-dessus de la porte cochère, plus chargée encore dornements, deux amours déroulaient un cartouche, où était le numéro, quun bec de gaz intérieur éclairait la nuit. Un gros monsieur blond, qui sortait du vestibule, sarrêta net, en apercevant Octave. Comment ! vous voilà ! cria-t-il. Mais je ne comptais sur vous que demain ! Ma foi, répondit le jeune homme, jai quitté Plassans un jour plus tôt Est-ce que la chambre nest pas prête ? Oh ! si Javais loué depuis quinze jours, et jai meublé ça tout de suite, comme vous me le demandiez. Attendez, je veux vous installer. Il rentra, malgré les instances dOctave. Le cocher avait descendu les trois malles. Debout dans la loge du concierge, un homme digne, à longue face rasée de diplomate, parcourait gravement Le Moniteur. Il daigna pourtant sinquiéter de ces malles quon déposait sous sa porte ; et, savançant, Il demanda à son locataire, larchitecte du troisième, comme il le nommait : Monsieur Campardon, est-ce la personne ? Oui, monsieur Gourd, cest M. Octave Mouret, pour qui jai loué la chambre du quatrième. Il couchera là-haut et il prendra ses repas chez nous M. Mouret est un ami des parents de ma femme, que je vous recommande. Octave regardait lentrée, aux panneaux de faux marbre, et dont la voûte était décorée de rosaces. La cour, au fond, pavée et cimentée, avait un grand air de propreté froide ; seul, un cocher, à la porte des écuries, frottait un mors avec une peau. Jamais le soleil ne devait descendre là. Cependant, M. Gourd examinait les malles. Il les poussa du pied, devint respectueux devant leur poids, et parla daller chercher un commissionnaire, pour les faire monter par lescalier de service. Madame Gourd, je sors, cria-t-il en se penchant dans la loge. Cette loge était un petit salon, aux glaces claires, garni dune moquette à fleurs rouges et meublé de palissandre ; et, par une porte entrouverte, on apercevait un coin de la chambre à coucher, un lit drapé de reps grenat. Mme Gourd, très grasse, coiffée de rubans jaunes, était allongée dans un fauteuil, les mains jointes, à ne rien faire. Eh bien ! montons, dit larchitecte. Et, comme il poussait la porte dacajou du vestibule, il ajouta, en voyant limpression causée au jeune homme par la calotte de velours noir et les pantoufles bleu ciel de M. Gourd : Vous savez, cest lancien valet de chambre du duc de Vaugelade. Ah ! dit simplement Octave. Parfaitement, et il a épousé la veuve dun petit huissier de Mort-la-Ville. Ils possèdent même une maison là-bas. Mais ils attendent davoir trois mille francs de rente pour sy retirer Oh ! des concierges convenables ! Le vestibule et lescalier étaient dun luxe violent. En bas, une figure de femme, une sorte de Napolitaine toute dorée, portait sur la tête une amphore, doù sortaient trois becs de gaz, garnis de globes dépolis. Les panneaux de faux marbre, blancs à bordures roses, montaient régulièrement dans la cage ronde ; tandis que la rampe de fonte, à bois dacajou, imitait le vieil argent, avec des épanouissements de feuilles dor. Un tapis rouge, retenu par des tringles de cuivre, couvrait les marches. Mais ce qui frappa surtout Octave, ce fut, en entrant, une chaleur de serre, une haleine tiède quune bouche lui soufflait au visage. Tiens ! dit-il, lescalier est chauffé ? Sans doute, répondit Campardon. Maintenant, tous les propriétaires qui se respectent, font cette dépense La maison est très bien, très bien Il tournait la tête, comme sil en eût sondé les murs, de son il darchitecte. Mon cher, vous allez voir, elle est tout à fait bien Et habitée rien que par des gens comme il faut ! Alors, montant avec lenteur, il nomma les locataires. À chaque étage, il y avait deux appartements, lun sur la rue, lautre sur la cour, et dont les portes dacajou verni se faisaient face. Dabord, il dit un mot de M. Auguste Vabre : cétait le fils aîné du propriétaire ; il avait pris, au printemps, le magasin de soierie du rez-de-chaussée, et occupait également tout lentresol. Ensuite, au premier, se trouvaient, sur la cour, lautre fils du propriétaire, M. Théophile Vabre, avec sa dame, et sur la rue, le propriétaire lui-même, un ancien notaire de Versailles, qui logeait du reste chez son gendre, M. Duveyrier, conseiller à la cour dappel. Un gaillard qui na pas quarante-cinq ans, dit en sarrêtant Campardon, hein ? cest joli ! Il monta deux marches, et se tournant brusquement, il ajouta : Eau et gaz à tous les étages. Sous la haute fenêtre de chaque palier, dont les vitres, bordées dune grecque, éclairaient lescalier dun jour blanc, se trouvait une étroite banquette de velours. Larchitecte fit remarquer que les personnes âgées pouvaient sasseoir. Puis, comme il dépassait le second étage, sans nommer les locataires : Et là ? demanda Octave, en désignant la porte du grand appartement. Oh ! là, dit-il, des gens quon ne voit pas, que personne ne connaît La maison sen passerait volontiers. Enfin, on trouve des taches partout Il eut un petit souffle de mépris. Le monsieur fait des livres, je crois. Mais, au troisième, son rire de satisfaction reparut. Lappartement sur la cour était divisé en deux : il y avait là Mme Juzeur, une petite femme bien malheureuse, et un monsieur très distingué, qui avait loué une chambre, où il venait une fois par semaine, pour des affaires. Tout en donnant ces explications, Campardon ouvrait la porte de lautre appartement. Ici, nous sommes chez moi, reprit-il. Attendez, il faut que je prenne votre clef Nous allons monter dabord à votre chambre, et vous verrez ma femme ensuite. Pendant les deux minutes quil resta seul, Octave se sentit pénétrer par le silence grave de lescalier. Il se pencha sur la rampe, dans lair tiède qui venait du vestibule ; il leva la tête, écoutant si aucun bruit ne tombait den haut. Cétait une paix morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où nentrait pas un souffle du dehors. Derrière les belles portes dacajou luisant, il y avait comme des abîmes dhonnêteté. Vous aurez dexcellents voisins, dit Campardon, qui avait reparu avec la clef : sur la rue, les Josserand, toute une famille, le père caissier à la cristallerie Saint-Joseph, deux filles à marier ; et, près de vous, un petit ménage demployés, les Pichon, des gens qui ne roulent pas sur lor, mais dune éducation parfaite Il faut que tout se loue, nest-ce pas ? même dans une maison comme celle-ci. À partir du troisième, le tapis rouge cessait et était remplacé par une simple toile grise. Octave en éprouva une légère contrariété damour-propre. Lescalier, peu à peu, lavait empli de respect ; il était tout ému dhabiter une maison si bien, selon lexpression de larchitecte. Comme il sengageait, derrière celui-ci, dans le couloir qui conduisait à sa chambre, il aperçut, par une porte entrouverte, une jeune femme debout devant un berceau. Elle leva la tête, au bruit. Elle était blonde, avec des yeux clairs et vides ; et il nemporta que ce regard, très distinct, car la jeune femme, tout dun coup rougissante, poussa la porte, de lair honteux dune personne surprise. Campardon sétait tourné, pour répéter : Eau et gaz à tous les étages, mon cher. Puis, il montra une porte qui communiquait avec lescalier de service. En haut, étaient les chambres de domestique. Et, sarrêtant au fond du couloir : Enfin, nous voici chez vous. La chambre, carrée, assez grande, tapissée dun papier gris à fleurs bleues, était meublée très simplement. Près de lalcôve, se trouvait ménagé un cabinet de toilette, juste la place de se laver les mains. Octave alla droit à la fenêtre, doù tombait une clarté verdâtre. La cour senfonçait, triste et propre, avec son pavé régulier, sa fontaine dont le robinet de cuivre luisait. Et toujours pas un être, pas un bruit ; rien que les fenêtres uniformes, sans une cage doiseau, sans un pot de fleurs, étalant la monotonie de leurs rideaux blancs. Pour cacher le grand mur nu de la maison de gauche, qui fermait le carré de la cour, on y avait répété les fenêtres, de fausses fenêtres peintes, aux persiennes éternellement closes, derrière lesquelles semblait se continuer la vie murée des appartements voisins. Mais je serai parfaitement ! cria Octave enchanté. Nest-ce pas ? dit Campardon. Mon Dieu ! jai fait comme pour moi ; et, dailleurs, jai suivi les instructions contenues dans vos lettres Alors, le mobilier vous plaît ? Cest tout ce quil faut pour un jeune homme. Plus tard, vous verrez. Et, comme Octave lui serrait les mains, en le remerciant, en sexcusant de lui avoir donné tout ce tracas, il reprit dun air sérieux : Seulement, mon brave, pas de tapage ici, surtout pas de femme ! Parole dhonneur ! si vous ameniez une femme, ça ferait une révolution. Soyez tranquille ! murmura le jeune homme, un peu inquiet. Non, laissez-moi vous dire, cest moi qui serais compromis Vous avez vu la maison. Tous bourgeois, et dune moralité ! même, entre nous, ils raffinent trop. Jamais un mot, jamais plus de bruit que vous ne venez den entendre Ah bien ! M. Gourd irait chercher M. Vabre, nous serions propres tous les deux ! Mon cher, je vous le demande pour ma tranquillité : respectez la maison. Octave, que tant dhonnêteté gagnait, jura de la respecter. Alors, Campardon, jetant autour de lui un regard de méfiance, et baissant la voix, comme si lon eût pu lentendre, ajouta, lil allumé : Dehors, ça ne regarde personne. Hein ? Paris est assez grand, on a de la place Moi, au fond, je suis un artiste, je men fiche ! Un commissionnaire montait les malles. Quand linstallation fut terminée, larchitecte assista paternellement à la toilette dOctave. Puis, se levant : Maintenant, descendons voir ma femme. Au troisième, la femme de chambre, une fille mince, noiraude et coquette, dit que madame était occupée. Campardon, pour mettre à laise son jeune ami, et lancé dailleurs par ses premières explications, lui fit visiter lappartement : dabord, le grand salon blanc et or, très orné de moulures rapportées, entre un petit salon vert quil avait transformé en cabinet de travail, et la chambre à coucher, où ils ne purent entrer, mais dont il lui indiqua la forme étranglée et le papier mauve. Comme il lintroduisait ensuite dans la salle à manger, toute en faux bois, avec une complication extraordinaire de baguettes et de caissons, Octave séduit sécria : Cest très riche ! Au plafond, deux grandes fentes coupaient les caissons, et, dans un coin, la peinture qui sétait écaillée, montrait le plâtre. Oui, ça fait de leffet, dit lentement larchitecte, les yeux fixés sur le plafond. Vous comprenez, ces maisons-là, cest bâti pour faire de leffet Seulement, il ne faudrait pas trop fouiller les murs. Ça na pas douze ans et ça part déjà On met la façade en belle pierre, avec des machines sculptées ; on vernit lescalier à trois couches ; on dore et on peinturlure les appartements ; et ça flatte le monde, ça inspire de la considération Oh ! cest encore solide, ça durera toujours autant que nous ! Il lui fit traverser de nouveau lantichambre, que des vitres dépolies éclairaient. À gauche, donnant sur la cour, il y avait une seconde chambre, où couchait sa fille Angèle ; et, toute blanche, elle était, par cette après-midi de novembre, dune tristesse de tombe. Puis, au fond du couloir, se trouvait la cuisine, dans laquelle il tint absolument à le conduire, disant quil fallait tout connaître. Entrez donc, répétait-il en poussant la porte. Un terrible bruit sen échappa. La fenêtre, malgré le froid, était grande ouverte. Accoudées à la barre dappui, la femme de chambre noiraude et une cuisinière grasse, une vieille débordante, se penchaient dans le puits étroit dune cour intérieure, où séclairaient, face à face, les cuisines de chaque étage. Elles criaient ensemble, les reins tendus, pendant que, du fond de ce boyau, montaient des éclats de voix canailles, mêlés à des rires et à des jurons. Cétait comme la déverse dun égout : toute la domesticité de la maison était là, à se satisfaire. Octave se rappela la majesté bourgeoise du grand escalier. Mais les deux femmes, averties par un instinct, sétaient retournées. Elles restèrent saisies, en apercevant leur maître avec un monsieur. Il y eut un léger sifflement, des fenêtres se refermèrent, tout retomba à un silence de mort. Quest-ce donc, Lisa ? demanda Campardon. Monsieur, répondit la femme de chambre très excitée, cest encore cette malpropre dAdèle. Elle a jeté une tripée de lapin par la fenêtre Monsieur devrait bien parler à M. Josserand. Campardon resta grave, désireux de ne pas sengager. Il revint dans son cabinet de travail, en disant à Octave : Vous avez tout vu. À chaque étage, les appartements se répètent. Moi, jen ai pour deux mille cinq cents francs, et au troisième ! Les loyers augmentant tous les jours M. Vabre doit se faire dans les vingt-deux mille francs avec son immeuble. Et Ça montera encore, car il est question douvrir une large voie, de la place de la Bourse au nouvel Opéra Une maison dont il a eu le terrain pour rien, il ny a pas douze ans, après ce grand incendie, allumé par la bonne dun droguiste ! Comme ils entraient, Octave aperçut, au-dessus dune table à dessin, dans le plein jour de la fenêtre, une image de sainteté richement encadrée, une Vierge montrant, hors de sa poitrine ouverte, un cur énorme qui flambait. Il ne put réprimer un mouvement de surprise ; il regarda Campardon, quil avait connu très farceur à Plassans. Ah ! je ne vous ai pas dit, reprit celui-ci avec une rougeur légère, jai été nommé architecte diocésain, oui, à Évreux. Oh ! une misère comme argent, en tout à peine deux mille francs par an. Mais il ny a rien à faire, de temps à autre un voyage ; pour le reste, jai là-bas un inspecteur Et, voyez-vous, cest beaucoup, quand on peut mettre sur ses cartes : architecte du gouvernement. Vous ne vous imaginez pas les travaux que cela me procure dans la haute société. En parlant, il regardait la Vierge au cur embrasé. Après tout, continua-t-il dans un brusque accès de franchise, moi, je men fiche, de leurs machines ! Mais, Octave sétant mis à rire, larchitecte fut pris de peur. Pourquoi se confier à ce jeune homme ? Il eut un regard oblique, se donna un air de componction, tâcha de rattraper sa phrase. Je men fiche et je ne men fiche pas Mon Dieu ! oui, jy arrive. Vous verrez, vous verrez, mon ami : quand vous aurez un peu vécu, vous ferez comme tout le monde. Et il parla de ses quarante-deux ans, du vide de lexistence, posa pour une mélancolie qui jurait avec sa grosse santé. Dans la tête dartiste quil sétait faite, les cheveux en coup de vent, la barbe taillée à la Henri IV, on retrouvait le crâne plat et la mâchoire carrée dun bourgeois desprit borné, aux appétits voraces. Plus jeune, il avait eu une gaieté fatigante. Les yeux dOctave sétaient arrêtés sur un numéro de la Gazette de France, qui traînait parmi des plans. Alors, Campardon, de plus en plus gêné, sonna la femme de chambre pour savoir si madame était libre enfin. Oui, le docteur partait, madame allait venir. Est-ce que Mme Campardon est souffrante ? demanda le jeune homme. Non, elle est comme dhabitude, dit larchitecte dune voix ennuyée. Ah ! et qua-t-elle donc ? Repris dembarras, il ne répondit pas directement. Vous savez, les femmes, il y a toujours quelque chose qui se casse Elle est ainsi depuis treize ans, depuis ses couches Autrement, elle se porte comme un charme. Vous allez même la trouver engraissée. Octave ninsista pas. Justement, Lisa revenait, apportant une carte ; et larchitecte sexcusa, se précipita vers le salon, en priant le jeune homme de causer avec sa femme, pour prendre patience. Celui-ci, par la porte vivement ouverte et refermée, avait aperçu, au milieu de la grande pièce blanc et or, la tache noire dune soutane. Au même moment, Mme Campardon entrait par lantichambre. Il ne la reconnaissait pas. Autrefois, étant gamin, lorsquil lavait connue à Plassans, chez son père, M. Domergue, conducteur des ponts et chaussées, elle était maigre et laide, chétive à vingt ans comme une fillette qui souffre de la crise de sa puberté ; et il la retrouvait dodue, dun teint clair et reposé de nonne, avec des yeux tendres, des fossettes, un air de chatte gourmande. Si elle navait pu devenir jolie, elle sétait mûrie vers les trente ans, prenant une saveur douce et une bonne odeur fraîche de fruit dautomne. Il remarqua seulement quelle marchait avec difficulté, la taille roulante, vêtue dun long peignoir de soie réséda ; ce qui lui donnait une langueur. Mais vous êtes un homme, maintenant ! dit-elle gaiement, les mains tendues. Comme vous avez poussé, depuis notre dernier voyage ! Et elle le regardait, grand, brun, beau garçon, avec ses moustaches et sa barbe soignées. Quand il dit son âge, vingt-deux ans, elle se récria : il en paraissait vingt-cinq au moins. Lui, que la présence dune femme, même de la dernière des servantes, emplissait dun ravissement, riait dun rire perlé, en la caressant de ses yeux couleur de vieil or, dune douceur de velours. Ah ! oui, répétait-il mollement, jai poussé, jai poussé Vous rappelez-vous, quand votre cousine Gasparine machetait des billes ? Ensuite, il lui donna des nouvelles de ses parents. M. et Mme Doumergue vivaient heureux, dans la maison où ils sétaient retirés ; ils se plaignaient seulement dêtre bien seuls, ils gardaient rancune à Campardon de leur avoir enlevé ainsi leur petite Rose, pendant un séjour fait à Plassans, pour des travaux. Puis, le jeune homme tâcha de ramener la conversation sur la cousine Gasparine, ayant une ancienne curiosité de galopin précoce à satisfaire, au sujet dune aventure jadis inexpliquée : le coup de passion de larchitecte pour Gasparine, une grande belle fille pauvre, et son brusque mariage avec la maigre Rose qui avait trente mille francs de dot, et toute une scène de larmes, et une brouille, une fuite de labandonnée à Paris, auprès dune tante couturière. Mais Mme Campardon, dont la chair paisible gardait une pâleur rosée, parut ne pas comprendre. Il ne put en tirer aucun détail. Et vos parents ? demanda-t-elle à son tour. Comment se portent M. et Mme Mouret ? Très bien, je vous remercie, répondit-il. Ma mère ne sort plus de son jardin. Vous retrouveriez la maison de la rue de la Banne, telle que vous lavez laissée. Mme Campardon, qui semblait ne pouvoir rester longtemps debout sans fatigue, sétait assise sur une haute chaise à dessiner, les jambes allongées dans son peignoir ; et lui, approchant un siège bas, levait la tête pour lui parler, de son air dadoration habituel. Avec ses larges épaules, il était femme, il avait un sens des femmes qui, tout de suite, le mettait dans leur cur. Aussi, au bout de dix minutes, tous deux causaient-ils déjà comme de vieilles amies. Me voilà donc votre pensionnaire ? disait-il en passant sur sa barbe une main belle, aux ongles correctement taillés. Nous ferons bon ménage, vous verrez Que vous avez été charmante, de vous souvenir du gamin de Plassans et de vous occuper de tout, au premier mot ! Mais elle se défendait. Non, ne me remerciez pas. Je suis bien trop paresseuse, je ne bouge plus. Cest Achille qui a tout arrangé Et, dailleurs, ne suffisait-il pas que ma mère nous confiât votre désir de prendre pension dans une famille, pour que nous songions à vous ouvrir notre maison ? Vous ne tomberez pas chez des étrangers, et cela nous fera de la compagnie. Alors, il conta ses affaires. Après avoir enfin obtenu le diplôme de bachelier, pour contenter sa famille, il venait de passer trois ans à Marseille, dans une grande maison dindiennes imprimées, dont la fabrique se trouvait aux environs de Plassans. Le commerce le passionnait, le commerce du luxe de la femme, où il entre une séduction, une possession lente par des paroles dorées et des regards adulateurs. Et il raconta, avec des rires de victoire, comment il avait gagné les cinq mille francs, sans lesquels, dune prudence de juif sous les dehors dun étourdi aimable, il ne se serait jamais risqué à Paris. Imaginez-vous, ils avaient une indienne pompadour, un ancien dessin, une merveille Personne ne mordait ; cétait dans les caves depuis deux ans Alors, comme jallais faire le Var et les Basses-Alpes, jeus lidée dacheter tout le solde et de le placer pour mon compte. Oh ! un succès, un succès fou ! Les femmes sarrachaient les coupons ; il ny en a pas une, aujourdhui, qui nait là-bas de mon indienne sur le corps Il faut dire que je les roulais si gentiment ! Elles étaient toutes à moi, jaurais fait delles ce que jaurais voulu. Et il riait, pendant que Mme Campardon, séduite, troublée par la pensée de cette indienne pompadour, le questionnait. Des petits bouquets sur fond écru, nest-ce pas ? Elle en avait cherché partout pour un peignoir dété. Jai voyagé deux ans, cest assez, reprit-il. Dailleurs, il faut bien conquérir Paris Je vais immédiatement chercher quelque chose. Comment ! sécria-t-elle, Achille ne vous a pas raconté ? Mais il a pour vous une situation, et à deux pas dici ! Il remerciait, sétonnant comme en pays de Cocagne, demandant par plaisanterie sil nallait pas trouver, le soir, une femme et cent mille francs de rente dans sa chambre, lorsquune enfant de quatorze ans, longue et laide, avec des cheveux dun blond fade, poussa la porte et jeta un léger cri deffarouchement. Entre et naie pas peur, dit Mme Campardon. Cest M. Octave Mouret, dont tu nous as entendu parler. Puis, se tournant vers celui-ci : Ma fille Angèle Nous ne lavions pas emmenée, lors de notre dernier voyage. Elle était si délicate ! Mais la voilà qui se remplit un peu. Angèle, avec la gêne maussade des filles dans lâge ingrat, était venue se placer derrière sa mère. Elle coulait des regards sur le jeune homme souriant. Presque aussitôt, Campardon reparut, lair animé ; et il ne put se tenir, il conta lheureuse chance à sa femme, en quelques phrases coupées : labbé Mauduit, vicaire à Saint-Roch, pour des travaux ; une simple réparation, mais qui pouvait le mener loin. Puis, contrarié davoir causé devant Octave, frémissant encore, il tapa dans ses mains, en disant : Allons, allons, que faisons-nous ? Mais vous sortiez, dit Octave. Je ne veux pas vous déranger. Achille, murmura Mme Campardon, cette place, chez les Hédouin Tiens ! cest vrai, sécria larchitecte. Mon cher, une place de premier commis, dans une maison de nouveautés. Jy connais quelquun, qui a parlé pour vous On vous attend. Il nest pas quatre heures, voulez-vous que je vous présente ? Octave hésitait, inquiet du nud de sa cravate, troublé dans sa passion dune mise correcte. Pourtant, il se décida, lorsque Mme Campardon lui eut juré quil était très convenable. Dun mouvement languissant, elle avait tendu le front à son mari, qui la baisait avec une effusion de tendresse, répétant : Adieu, mon chat adieu, ma cocotte Vous savez, on dîne à sept heures, dit-elle en les accompagnant à travers le salon, où ils cherchaient leurs chapeaux. Angèle les suivait, sans grâce. Mais son professeur de piano lattendait, et tout de suite elle tapa sur linstrument, de ses doigts secs. Octave, qui sattardait dans lantichambre à remercier encore, eut la voix couverte. Et, comme il descendait lescalier, le piano sembla le poursuivre : au milieu du silence tiède, chez Mme Juzeur, chez les Vabre, chez les Duveyrier, dautres pianos répondaient, jouant à chaque étage dautres airs qui sortaient, lointains et religieux, du recueillement des portes. En bas, Campardon tourna dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Il se taisait, de lair absorbé dun homme qui cherche une transition. Vous vous rappelez Mlle Gasparine ? demanda-t-il enfin. Elle est première demoiselle chez les Hédouin Vous allez la voir. Octave crut loccasion venue de contenter sa curiosité. Ah ! dit-il. Elle loge chez vous ? Non ! non ! sécria larchitecte vivement et comme blessé. Puis, le jeune homme ayant paru surpris de sa violence, il continua, gêné, avec douceur : Non, elle et ma femme ne se voient plus Vous savez, dans les familles Moi, je lai rencontrée, et je nai pu lui refuser la main, nest-ce pas ? dautant plus quelle ne roule guère sur lor, la pauvre fille. Ça fait que, maintenant, elles ont par moi de leurs nouvelles Dans ces vieilles querelles, il faut laisser le temps fermer les blessures. Octave se décidait à linterroger carrément sur son mariage, lorsque larchitecte coupa court, en disant : Nous y voilà ! Cétait, à lencoignure des rues Neuve-Saint-Augustin et de la Michodière, un magasin de nouveautés dont la porte ouvrait sur le triangle étroit de la place Gaillon. Barrant deux fenêtres de lentresol, une enseigne portait, en grandes lettres dédorées : Au Bonheur des Dames, maison fondée en 1822 ; tandis que, sur les glaces sans tain des vitrines, on lisait, peinte en rouge, la raison sociale : Deleuze, Hédouin et Cie. Cela na pas le chic moderne, mais cest honnête et cest solide, expliquait rapidement Campardon. M. Hédouin, un ancien commis, a épousé la fille de laîné des Deleuze, qui est mort il y a deux ans ; de sorte que la maison est dirigée maintenant par le jeune ménage, le vieil oncle Deleuze et un autre associé, je crois, qui tous deux se tiennent à lécart Vous verrez Mme Hédouin. Oh ! une femme de tête ! Entrons. Justement, M. Hédouin était à Lille, pour un achat de toile. Ce fut Mme Hédouin qui les reçut. Elle était debout, un porte-plume derrière loreille, donnant des ordres à deux garçons de magasin qui rangeaient des pièces détoffe dans des cases ; et elle lui apparut si grande, si admirablement belle avec son visage régulier et ses bandeaux unis, si gravement souriante dans sa robe noire, sur laquelle tranchaient un col plat et une petite cravate dhomme, quOctave, peu timide de sa nature pourtant, balbutia. Tout fut réglé en quelques mots. Eh bien ! dit-elle de son air tranquille, avec sa grâce accoutumée de marchande, puisque vous êtes libre, visitez le magasin. Elle appela un commis, lui confia Octave ; puis, après avoir répondu poliment, sur une question de Campardon, que Mlle Gasparine était en course, elle tourna le dos, elle continua sa besogne, jetant des ordres de sa voix douce et brève. Pas là, Alexandre Mettez les soies en haut Ce nest plus la même marque, prenez garde ! Campardon, hésitant, dit enfin à Octave quil repasserait le prendre, pour le dîner. Alors, pendant deux heures, le jeune homme visita le magasin. Il le trouva mal éclairé, petit, encombré de marchandises, qui débordaient du sous-sol, sentassaient dans les coins, ne laissaient que des passages étranglés entre des murailles hautes de ballots. À plusieurs reprises, il sy rencontra avec Mme Hédouin, affairée, filant par les plus étroits couloirs, sans jamais accrocher un bout de sa robe. Elle semblait lâme vive et équilibrée de la maison, dont tout le personnel obéissait au moindre signe de ses mains blanches. Octave était blessé quelle ne le regardât pas davantage. Vers sept heures moins un quart, comme il remontait une dernière fois du sous-sol, on lui dit que Campardon était au premier, avec Mlle Gasparine. Il y avait là un comptoir de lingerie, que tenait cette demoiselle. Mais, en haut de lescalier tournant, derrière une pyramide faite de pièces de calicot symétriquement rangées, le jeune homme sarrêta net, en entendant larchitecte tutoyer Gasparine. Je te jure que non ! criait-il, soubliant jusquà hausser la voix. Il y eut un silence. Comment se porte-t-elle ? demanda la jeune femme. Mon Dieu ! toujours la même chose. Ça va, ça vient Elle sent bien que cest fini, maintenant. Jamais ça ne se remettra. Gasparine reprit dune voix apitoyée : Mon pauvre ami, cest toi qui es à plaindre. Enfin, puisque tu as pu tarranger dune autre façon Dis-lui combien je suis chagrine de la savoir toujours souffrante Campardon, sans la laisser achever, lavait saisie aux épaules et la baisait rudement sur les lèvres, dans lair chauffé de gaz, qui salourdissait déjà sous le plafond bas. Elle lui rendit son baiser, en murmurant : Si tu peux, demain matin, à six heures Je resterai couchée. Frappe trois coups. Octave, étourdi, commençant à comprendre, toussa et se montra. Une autre surprise lattendait : la cousine Gasparine sétait séchée, maigre, anguleuse, la mâchoire saillante, les cheveux durs ; et elle navait gardé que ses grands yeux superbes, dans son visage devenu terreux. Avec son front jaloux, sa bouche ardente et volontaire, elle le troubla, autant que Rose lavait charmé, par son épanouissement tardif de blonde indolente. Cependant, Gasparine fut polie, sans effusion. Elle se souvenait de Plassans, elle parla au jeune homme des jours dautrefois. Quand ils descendirent, Campardon et lui, elle leur serra la main. En bas, Mme Hédouin dit simplement à Octave : À demain, monsieur. Dans la rue, assourdi par les fiacres, bousculé par les passants, le jeune homme ne put sempêcher de faire remarquer que cette dame était très belle, mais quelle navait pas lair aimable. Sur le pavé noir et boueux, des vitrines claires de magasins fraîchement décorés, flambant de gaz, jetaient des carrés de vive lumière ; tandis que de vieilles boutiques, aux étalages obscurs, attristaient la chaussée de trous dombre, éclairées seulement à lintérieur par des lampes fumeuses, qui brûlaient comme des étoiles lointaines. Rue Neuve-Saint-Augustin, un peu avant de tourner dans la rue de Choiseul, larchitecte salua, en passant devant une de ces boutiques. Une jeune femme, mince et élégante, drapée dans un mantelet de soie, se tenait debout sur le seuil, tirant à elle un petit garçon de trois ans, pour quil ne se fit pas écraser. Elle causait avec une vieille dame en cheveux, la marchande sans doute, quelle tutoyait. Octave ne pouvait distinguer ses traits, dans ce cadre de ténèbres, sous les reflets dansants des becs de gaz voisins ; elle lui parut jolie, il ne voyait que deux yeux ardents, qui se fixèrent un instant sur lui comme deux flammes. Derrière, la boutique senfonçait, humide, pareille à une cave, doù montait une vague odeur de salpêtre. Cest Mme Valérie, la femme de M. Théophile Vabre, le fils cadet du propriétaire : vous savez, les gens du premier ? reprit Campardon, quand il eut fait quelques pas. Oh ! une dame bien charmante ! Elle est née dans cette boutique, une des merceries les plus achalandées du quartier, que ses parents, M. et Mme Louhette, tiennent encore, pour soccuper. Ils y ont gagné des sous, je vous en réponds ! Mais Octave ne comprenait pas le commerce de la sorte, dans ces trous du vieux Paris, où jadis une pièce détoffe suffisait denseigne. Il jura que, pour rien au monde, il ne consentirait à vivre au fond dun pareil caveau. On devait y empoigner de jolies douleurs ! Tout en causant, ils avaient monté lescalier. On les attendait. Mme Campardon sétait mise en robe de soie grise, coiffée coquettement, très soignée dans toute sa personne. Campardon la baisa sur le cou, avec une émotion de bon mari. Bonsoir, mon chat bonsoir, ma cocotte Et lon passa dans la salle à manger. Le dîner fut charmant. Mme Campardon causa dabord des Deleuze et des Hédouin : une famille respectée de tout le quartier, et dont les membres étaient bien connus, un cousin papetier rue Gaillon, un oncle marchand de parapluies passage Choiseul, des neveux et des nièces établis un peu partout aux alentours. Puis, la conversation tourna, on soccupa dAngèle, raide sur sa chaise, mangeant avec des gestes cassés. Sa mère lélevait à la maison, cétait plus sûr ; et, ne voulant pas en dire davantage, elle clignait les yeux, pour faire entendre que les demoiselles apprennent de vilaines choses dans les pensionnats. Sournoisement, la jeune fille venait de poser son assiette en équilibre sur son couteau. Lisa, qui servait, ayant failli la casser, sécria : Cest votre faute, mademoiselle ! Un fou rire, violemment contenu, passa sur le visage dAngèle. Mme Campardon sétait contentée de hocher la tête ; et, quand Lisa fut sortie pour aller chercher le dessert, elle fit delle un grand éloge : très intelligente, très active, une fille de Paris sachant toujours se retourner. On aurait pu se passer de Victoire, la cuisinière, qui nétait plus très propre, à cause de son grand âge ; mais elle avait vu naître monsieur chez son père, cétait une ruine de famille quils respectaient. Puis, comme la femme de chambre rentrait avec des pommes cuites : Conduite irréprochable, continua Mme Campardon à loreille dOctave. Je nai encore rien découvert Un seul jour de sortie par mois pour aller embrasser sa vieille tante, qui demeure très loin. Octave regardait Lisa. À la voir, nerveuse, la poitrine plate, les paupières meurtries, cette pensée lui vint quelle devait faire une sacrée noce, chez sa vieille tante. Du reste, il approuvait fortement la mère, qui continuait à lui soumettre ses idées sur léducation : une jeune fille est une responsabilité si lourde, il fallait écarter delle jusquaux souffles de la rue. Et, pendant ce temps, Angèle, chaque fois que Lisa se penchait près de sa chaise pour changer une assiette, lui pinçait les cuisses, dans une rage dintimité, sans que ni lune ni lautre, très sérieuses, eussent seulement un battement de paupières. On doit être vertueux pour soi, dit larchitecte doctement, comme conclusion à des pensées quil nexprimait pas. Moi, je me fiche de lopinion, je suis un artiste ! Après le dîner, on resta jusquà minuit au salon. Cétait une débauche, pour fêter larrivée dOctave. Mme Campardon paraissait très lasse ; peu à peu, elle sabandonnait, renversée sur un canapé. Tu souffres, mon chat ? lui demanda son mari. Non, répondit-elle à demi-voix. Cest toujours la même chose. Elle le regarda, puis doucement : Tu las vue chez les Hédouin ? Oui Elle ma demandé de tes nouvelles. Des larmes montaient aux yeux de Rose. Elle se porte bien, elle ! Voyons, voyons, dit larchitecte en lui mettant de petits baisers sur les cheveux, oubliant quils nétaient pas seuls. Tu vas encore te faire du mal Ne sais-tu pas que je taime tout de même, ma pauvre cocotte ! Octave, qui, discrètement, était allé à la fenêtre, comme pour regarder dans la rue, revint étudier le visage de Mme Campardon, la curiosité remise en éveil, se demandant si elle savait. Mais elle avait repris sa face aimable et dolente, elle se pelotonnait au fond du canapé, en femme qui se fait son plaisir, forcément résignée à sa part de caresses. Enfin, Octave leur souhaita une bonne nuit. Son bougeoir à la main, il était encore sur le palier, lorsquil entendit un bruit de robes de soie frôlant les marches. Par politesse, il seffaça. Cétaient évidemment les dames du quatrième, Mme Josserand et ses deux filles, qui revenaient de soirée. Quand elles passèrent, la mère, une femme corpulente et superbe, le dévisagea ; tandis que laînée des demoiselles sécartait dun air rêche, et que la cadette, étourdiment, le regardait avec un rire, dans la vive clarté de la bougie. Elle était charmante, celle-là, la mine chiffonnée, le teint clair, les cheveux châtains, dorés de reflets blonds ; et elle avait une grâce hardie, la libre allure dune jeune mariée, rentrant dun bal dans une toilette compliquée de nuds et de dentelles, comme les filles à marier nen portent pas. Les traînes disparurent le long de la rampe, une porte se referma. Octave restait tout amusé de la gaieté de ses yeux. Lentement, il monta à son tour. Un seul bec de gaz brûlait, lescalier sendormait dans une chaleur lourde. Il lui sembla plus recueilli, avec ses portes chastes, ses portes de riche acajou, fermées sur des alcôves honnêtes. Pas un soupir ne passait, cétait un silence de gens bien élevés qui retiennent leur souffle. Cependant, un léger bruit se fit entendre, il se pencha et aperçut M. Gourd, en pantoufles et en calotte, éteignant le dernier bec de gaz. Alors, tout sabîma, la maison tomba à la solennité des ténèbres, comme anéantie dans la distinction et la décence de son sommeil. Octave, pourtant, eut beaucoup de peine à sendormir. Il se retournait fiévreusement, la cervelle occupée des figures nouvelles quil avait vues. Pourquoi diable les Campardon se montraient-ils si aimables ? Est-ce quils rêvaient, plus tard, de lui donner leur fille ? Peut-être aussi le mari le prenait-il en pension pour occuper et égayer sa femme ? Et cette pauvre dame, quelle drôle de maladie pouvait-elle avoir ? Puis, ses idées se brouillèrent davantage, il vit passer des ombres : la petite Mme Pichon, sa voisine, avec ses regards vides et clairs ; la belle Mme Hédouin, correcte et sérieuse dans sa robe noire ; et les yeux ardents de Mme Valérie ; et le rire gai de Mlle Josserand. Comme il en poussait en quelques heures, sur le pavé de Paris ! Toujours il avait rêvé cela, des dames qui le prendraient par la main et qui laideraient dans ses affaires. Mais celles-là revenaient, se mêlaient avec une obstination fatigante. Il ne savait laquelle choisir, il sefforçait de garder sa voix tendre, ses gestes câlins. Et, brusquement, accablé, exaspéré, il céda à son fond de brutalité, au dédain féroce quil avait de la femme, sous son air dadoration amoureuse. Vont-elles me laisser dormir à la fin ! dit-il à voix haute, en se remettant violemment sur le dos. La première qui voudra, je men fiche ! et toutes à la fois, si ça leur plaît ! Dormons, il fera jour demain. |