Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 14 Le mardi suivant, Berthe manqua de parole à Octave. Cette fois, elle lavait averti de ne pas lattendre, dans une brève explication, le soir, après la fermeture du magasin ; et elle sanglotait, elle était allée se confesser la veille, reprise dun besoin de religion, toute suffoquée encore par les exhortations douloureuses de labbé Mauduit. Depuis son mariage, elle ne pratiquait plus ; mais, à la suite des gros mots dont les bonnes lavaient éclaboussée, elle venait de se sentir si triste, si abandonnée, si malpropre, quelle sétait rejetée pour une heure dans ses croyances denfant, enflammée dun espoir de purification et de salut. Au retour, le prêtre ayant pleuré avec elle, sa faute lui faisait horreur. Octave, impuissant, furieux, haussa les épaules. Puis, trois jours plus tard, elle promit de nouveau pour le mardi suivant. Dans un rendez-vous donné à son amant, passage des Panoramas, elle avait vu des châles de chantilly ; et elle en parlait sans cesse, avec des yeux mourants de désir. Aussi, le lundi matin, le jeune homme lui dit-il en riant, pour adoucir la brutalité du marché, que, si elle tenait sa parole enfin, elle trouverait chez lui une petite surprise. Elle comprit, elle se mit une fois encore à pleurer. Non ! non ! maintenant, elle nirait pas, il lui gâtait le bonheur de leur rendez-vous. Elle avait parlé de ce châle en lair, elle nen voulait plus, elle le jetterait au feu, sil lui en faisait cadeau. Pourtant, le lendemain, ils convinrent de tout : minuit et demi, elle frapperait trois coups légers. Ce jour-là, quand Auguste partit pour Lyon, il parut singulier à Berthe. Elle lavait surpris parlant bas avec Rachel, derrière la porte de la cuisine ; en outre, il était jaune, grelottant, lil fermé ; mais, comme il se plaignait de sa migraine, elle le crut malade et lui assura que le voyage lui ferait du bien. Dès quelle fut seule, elle retourna dans la cuisine, tâcha de sonder la bonne, par un reste dinquiétude. Cette fille continuait à se montrer discrète, respectueuse, dans son attitude raide des premiers jours. La jeune femme, pourtant, la sentait vaguement mécontente ; et elle pensait quelle avait eu grand tort de lui donner vingt francs et une robe, puis de couper court à ses libéralités, forcément, car elle courait toujours après cent sous. Ma pauvre fille, lui dit-elle, je suis bien peu généreuse, nest-ce pas ? Allez, ce nest pas de ma faute. Je songe à vous, je vous récompenserai. Rachel répondit de son air froid : Madame ne me doit rien. Alors, Berthe alla chercher deux vieilles chemises à elle, voulant au moins lui prouver son bon cur. Mais la bonne, en les prenant, déclara quelle en ferait des linges pour la cuisine. Merci, madame, la percale me donne des boutons, je ne porte que de la toile. Berthe, cependant, la trouvait si polie, quelle se rassura. Elle se montra familière, lui avoua quelle découcherait, la pria même de laisser une lampe allumée, à tout hasard. On fermerait au verrou la porte du grand escalier, et elle sortirait par la porte de la cuisine, dont elle emporterait la clef. La bonne prenait tranquillement ces ordres, comme sil se fût agi de mettre au feu un buf à la mode, pour le lendemain. Le soir, par un raffinement de tactique, pendant que sa maîtresse devait dîner chez ses parents, Octave avait accepté une invitation chez les Campardon. Il comptait rester là jusquà dix heures, puis aller senfermer dans sa chambre et y attendre minuit et demi, avec le plus de patience possible. Chez les Campardon, le dîner fut patriarcal. Larchitecte, entre sa femme et la cousine, sappesantissait sur les plats, des plats de ménage, abondants et sains, comme il les qualifiait. Il y avait, ce soir-là, une poule au riz, une pièce de buf et des pommes de terre sautées. Depuis que la cousine soccupait de tout, la maison vivait dans une indigestion continue, tant elle savait bien acheter, payant moins cher et rapportant deux fois plus de viande que les autres. Aussi Campardon revint-il trois fois à la poule, pendant que Rose se bourrait de riz. Angèle se réserva pour le buf ; elle aimait le sang. Lisa lui en fourrait en cachette de grandes cuillerées. Et, seule, Gasparine touchait à peine aux plats, ayant lestomac rétréci, disait-elle. Mangez donc, criait larchitecte à Octave, vous ne savez pas qui vous mangera. Mme Campardon, penchée à loreille du jeune homme, sapplaudissait une fois encore du bonheur apporté par la cousine dans la maison : une économie de cent pour cent au moins, les domestiques réduites au respect, Angèle surveillée et recevant le bon exemple. Enfin, murmura-t-elle, Achille continue à être heureux comme le poisson dans leau, et moi je nai plus rien à faire, absolument rien Tenez ! elle me débarbouille, maintenant Je puis vivre sans remuer les bras ni les jambes, elle a pris toutes les fatigues du ménage. Ensuite, larchitecte raconta comment « il avait roulé ces cocos de lInstruction publique ». Imaginez-vous, mon cher, quils mont cherché des ennuis à nen plus finir, pour mes travaux dÉvreux Moi, nest-ce pas ? jai voulu avant tout faire plaisir à monseigneur. Seulement, le fourneau des nouvelles cuisines et le calorifère ont dépassé vingt mille francs. Aucun crédit nétait voté, et vingt mille francs ne sont pas faciles à prendre sur les maigres frais dentretien. Dautre part, la chaire pour laquelle javais trois mille francs, est montée à près de dix mille : encore sept mille francs quil fallait dissimuler Aussi mont-ils appelé ce matin au ministère, où un grand sec ma dabord fichu un galop. Ah ! mais non ! je naime pas ça ! Alors, moi, je lui ai flanqué carrément monseigneur à la tête, en le menaçant dappeler monseigneur à Paris, pour expliquer laffaire. Et, tout de suite, il est devenu poli, oh ! dune politesse ! tenez, jen ris encore ! Vous savez quils ont une peur de chien des évêques, en ce moment. Quand jai un évêque avec moi, je démolirais et je rebâtirais Notre-Dame, je me moque pas mal du gouvernement ! Tous ségayaient autour de la table, sans respect pour le ministre, dont ils parlaient avec dédain, la bouche pleine de riz. Rose déclara quil valait mieux être avec la religion. Depuis les travaux de Saint-Roch, Achille était accablé de besogne : les plus grandes familles se le disputaient, il ny suffisait plus, il devait passer les nuits. Dieu leur voulait du bien, décidément, et la famille le bénissait, matin et soir. On était au dessert, lorsque Campardon sécria : À propos, mon cher, vous savez que Duveyrier a retrouvé Il allait nommer Clarisse. Mais il se rappela la présence dAngèle, et il ajouta, en jetant un regard oblique vers sa fille : Il a retrouvé sa parente, vous savez. Et, par des pincements de lèvres, des clignements dyeux, il se fit enfin comprendre dOctave, qui ne saisissait pas du tout. Oui, Trublot que jai rencontré, ma dit ça. Avant-hier, comme il pleuvait à torrents, Duveyrier entre sous une porte, et quest-ce quil aperçoit ? sa parente, en train de secouer son parapluie Trublot, justement, la cherchait depuis huit jours, pour la lui rendre. Angèle avait modestement baissé les yeux sur son assiette, en avalant de grosses bouchées. La famille, dailleurs, sauvegardait la décence des mots, avec rigidité. Est-elle bien, sa parente ? demanda Rose à Octave. Cest selon, répondit celui-ci. Il faut les aimer comme ça. Elle a eu laudace de venir un jour au magasin, dit Gasparine, qui, malgré sa maigreur, détestait les gens maigres. On me la montrée Un vrai haricot. Nimporte, conclut larchitecte, voilà Duveyrier repincé Cest sa pauvre femme Il voulait dire que Clotilde devait être soulagée et ravie. Seulement, il se souvint une seconde fois dAngèle, il prit un air dolent pour déclarer : On ne sentend pas toujours entre parents Mon Dieu ! dans chaque famille, il y a des contrariétés. Lisa, de lautre côté de la table, une serviette sur le bras, regardait Angèle, et celle-ci, prise dun fou rire, se hâta de boire, longuement, le nez caché dans le verre. Un peu avant dix heures, Octave prétexta une grande fatigue pour monter à sa chambre. Malgré les attendrissements de Rose, il était mal à laise dans ce milieu bonhomme, où il sentait croître sans cesse contre lui lhostilité de Gasparine. Il ne lui avait rien fait pourtant. Elle le détestait comme joli homme, elle le soupçonnait davoir toutes les femmes de la maison, et cela lexaspérait, sans quelle le désirât le moins du monde, cédant seulement, devant son bonheur, à une colère instinctive de femme dont la beauté sétait séchée trop vite. Dès quil fut parti, la famille parla de se coucher. Rose, chaque soir, avant de se mettre au lit, passait une heure dans son cabinet de toilette. Elle procéda à un débarbouillage complet, se trempa de parfums, puis se coiffa, sexamina les yeux, la bouche, les oreilles, et se fit même un signe sous le menton. La nuit, elle remplaçait son luxe de peignoirs par un luxe de bonnets et de chemises. Elle choisit, pour cette nuit-là, une chemise et un bonnet garnis de valenciennes. Gasparine lavait aidée, lui donnant les cuvettes, épongeant derrière elle leau répandue, la frottant avec un linge, petits soins intimes dont elle sacquittait beaucoup mieux que Lisa. Ah ! je suis bien ! dit enfin Rose, allongée, pendant que la cousine bordait les draps et remontait le traversin. Et elle riait daise, toute seule au milieu du grand lit. Dans ses dentelles, avec son corps douillet, délicat et soigné, on eût dit une belle amoureuse, attendant lhomme de son cur. Quand elle se sentait jolie, elle dormait mieux, disait-elle. Puis, elle navait plus que ce plaisir. Ça y est ? demanda Campardon en entrant. Eh bien ! bonne nuit, mon chat. Lui, prétendait avoir à travailler. Il veillerait encore. Mais elle se fâchait, elle voulait quil prît un peu de repos : cétait stupide, de se tuer de la sorte ! Entends-tu, couche-toi Gasparine, promets-moi de le faire coucher. La cousine, qui venait de poser sur la table de nuit un verre deau sucrée et un roman de Dickens, la regardait. Sans répondre, elle se pencha, elle laissa échapper : Tu es gentille comme tout, ce soir ! Et elle lui mit deux baisers sur les joues, les lèvres sèches, la bouche amère, dans une résignation de parente laide et pauvre. Campardon, lui aussi, regardait sa femme, le sang à la peau, crevant dune digestion pénible. Ses moustaches eurent un petit tremblement, il la baisa à son tour. Bonne nuit, ma cocotte. Bonne nuit, mon chéri Mais, tu sais, couche-toi tout de suite. Naie donc pas peur ! dit Gasparine. Si, à onze heures, il ne dort pas, je me lèverai et jéteindrai sa lampe. Vers onze heures, Campardon, qui bâillait sur un chalet suisse, une fantaisie dun tailleur de la rue Rameau, se déshabilla lentement en songeant à Rose, si gentille et si propre ; puis, après avoir défait son lit, pour les bonnes, il alla retrouver Gasparine dans le sien. Ils y dormaient fort mal, trop à létroit, gênés par leurs coudes. Lui surtout, réduit à se tenir en équilibre au bord du sommier, avait une cuisse coupée, le matin. Au même instant, comme Victoire était montée, sa vaisselle finie, Lisa vint, selon son habitude, voir si mademoiselle ne manquait de rien. Angèle, couchée, lattendait ; et cétaient ainsi, chaque soir, en cachette des parents, des parties de cartes interminables, sur un coin de la couverture étalée. Elles jouaient à la bataille, en retombant toujours sur la cousine, une sale bête que la bonne déshabillait crûment devant lenfant. Toutes deux se vengeaient de la soumission hypocrite de la journée, et il y avait, chez Lisa, une jouissance basse, dans cette corruption dAngèle, dont elle satisfaisait les curiosités de fille maladive, troublée par la crise de ses treize ans. Cette nuit-là, elles étaient furieuses contre Gasparine qui, depuis deux jours, enfermait le sucre, dont la bonne emplissait ses poches, pour les vider ensuite sur le lit de la petite. En voilà un chameau ! pas même moyen de croquer du sucre en sendormant ! Votre papa lui en fourre pourtant assez, du sucre ! dit Lisa, avec un rire sensuel. Oh ! oui ! murmura Angèle, qui riait également. Quest-ce quil lui fait, votre papa ? Faites un peu, pour voir. Alors, lenfant se jeta au cou de la bonne, la serra de ses bras nus, embrassa violemment sur la bouche, en répétant : Tiens ! comme ça Tiens ! comme ça. Minuit sonnait. Campardon et Gasparine geignaient dans leur lit trop étroit, tandis que Rose, se carrant au milieu du sien, les membres écartés lisait Dickens, avec des larmes dattendrissement. Un grand silence tomba, la nuit chaste jetait son ombre sur lhonnêteté de la famille. Cependant, comme il rentrait, Octave avait trouvé de la compagnie chez les Pichon. Jules lappela, voulant absolument lui offrir quelque chose. M. et Mme Vuillaume étaient là, réconciliés avec le ménage, à loccasion des relevailles de Marie, accouchée en septembre. Ils avaient même bien voulu venir dîner un mardi, pour fêter le rétablissement de la jeune femme, qui sortait depuis la veille seulement. Désireuse dapaiser sa mère, que la vue de lenfant, une fille encore, contrariait, elle sétait décidée à lenvoyer en nourrice, près de Paris. Lilitte dormait sur la table, assommée par un verre de vin pur, que les parents lui avaient fait boire de force, à la santé de sa petite sur. Enfin, deux, cest possible ! dit Mme Vuillaume, après avoir trinqué avec Octave. Seulement, mon gendre, ne recommencez pas. Tous se mirent à rire. Mais la vieille femme restait grave. Elle continua : Il ny a là rien de drôle Nous acceptons cet enfant, mais je vous jure que sil en revenait un autre Oh ! sil en revenait un autre, acheva M. Vuillaume, vous nauriez ni cur ni cervelle Que diable ! on est sérieux dans la vie, on se retient, lorsquon na pas des mille et des cents à dépenser en agréments. Et, se tournant vers Octave : Tenez ! monsieur, je suis décoré. Eh bien ! si je vous disais que, pour ne pas trop salir de rubans, je ne porte pas ma décoration dans mon intérieur Alors, raisonnez : quand je nous prive, ma femme et moi, du plaisir dêtre décoré chez nous, nos enfants peuvent bien se priver du plaisir de faire des filles Non, monsieur, il ny a pas de petites économies. Mais les Pichon protestèrent de leur obéissance. Si on les y reprenait par exemple, il ferait chaud ! Pour souffrir ce que jai souffert ! dit Marie encore toute pâle. Jaimerais mieux me couper une jambe, déclara Jules. Les Vuillaume hochaient la tête dun air satisfait. Ils avaient leur parole, ils pardonnaient. Et, comme dix heures sonnaient à la pendule, tous sembrassèrent avec émotion. Jules mettait son chapeau, pour les accompagner à lomnibus. Ce recommencement des habitudes anciennes les attendrit au point quils sembrassèrent une seconde fois sur le palier. Quand ils furent partis, Marie, qui les regardait descendre, accoudée à la rampe, près dOctave, ramena celui-ci dans la salle à manger, en disant : Allez, maman nest pas méchante, et elle a raison au fond : les enfants, ce nest pas drôle ! Elle avait refermé la porte, elle débarrassait la table des verres qui traînaient encore. Létroite pièce, où la lampe charbonnait, était toute tiède de la petite fête de famille. Lilitte continuait à dormir sur un coin de la toile cirée. Je vais aller me coucher, murmura Octave. Et il sassit, trouvant là un bien-être. Tiens ! vous vous couchez déjà ! reprit la jeune femme. Ça ne vous arrive pas souvent, dêtre si rangé. Vous avez donc quelque chose à faire de bonne heure, demain ? Mais non, répondit-il. Jai sommeil, voilà tout Oh ! je puis bien vous donner dix minutes. La pensée de Berthe lui était venue. Elle ne monterait quà minuit et demi : il avait le temps. Et cette pensée, lespoir de la posséder toute une nuit, dont il brûlait depuis des semaines, ne retentissait plus à grands coups dans sa chair. Sa fièvre de la journée, le tourment de son désir comptant les minutes, évoquant la continuelle image du bonheur prochain, tombaient sous la fatigue de lattente. Voulez-vous encore un petit verre de cognac ? demanda Marie. Mon Dieu ! je veux bien. Il pensait que cela le ragaillardirait. Quand elle leut débarrassé du verre, il lui saisit les mains, les garda, tandis quelle souriait, sans crainte aucune. Il la trouvait charmante, dans sa pâleur de femme endolorie. Toute la tendresse sourde dont il se sentait envahi de nouveau, montait avec une brusque violence, jusquà sa gorge, jusquà ses lèvres. Il lavait un soir rendue au mari, après lui avoir mis au front un baiser de père, et cétait maintenant un besoin de la reprendre, un désir immédiat et aigu, dans lequel le désir de Berthe se noyait, sévanouissait, comme trop lointain. Vous navez donc pas peur, aujourdhui ? demanda-t-il, en lui serrant les mains plus fort. Non, puisque cest impossible désormais Oh ! nous restons toujours bons amis ! Et elle fit entendre quelle savait tout. Saturnin avait dû parler. Dailleurs, les nuits où Octave recevait une certaine personne, elle sen apercevait bien. Comme il blêmissait dinquiétude, elle le rassura vite : jamais elle ne dirait rien à personne, elle nétait pas en colère, elle lui souhaitait au contraire beaucoup de félicité. Voyons, répétait-elle, puisque je suis mariée, je ne puis vous en vouloir. Il lavait assise sur ses genoux, il lui cria : Mais cest toi que jaime ! Et il disait vrai, il naimait quelle en ce moment, dune passion absolue, infinie. Toute sa nouvelle liaison, les deux mois passés à en désirer une autre, avaient disparu. Il se revoyait dans cette étroite pièce, venant baiser Marie sur le cou, derrière le dos de Jules, la trouvant à chaque heure complaisante, avec sa douceur passive. Cétait le bonheur, comment avait-il pu dédaigner cela ? Un regret lui brisait le cur. Il la voulait encore, et sil ne lavait plus, il sentait bien quil serait éternellement malheureux. Laissez-moi, murmurait-elle, en tâchant de se dégager. Vous nêtes pas raisonnable, vous allez me faire de la peine Maintenant que vous en aimez une autre, à quoi bon me tourmenter encore ? Elle se défendait ainsi de son air doux et las, répugnant simplement à des choses qui ne lamusaient guère. Mais il devenait fou, il la serrait davantage, il baisait sa gorge à travers létoffe rude de sa robe de laine. Cest toi que jaime, tu ne peux comprendre Tiens ! sur ce que jai de plus sacré, je ne mens pas. Ouvre-moi donc le cur pour voir Oh ! je ten prie, sois gentille ! Encore cette fois, et puis jamais, jamais, si tu lexiges ! Aujourdhui, vois-tu, tu me ferais trop de peine, jen mourrais. Alors, Marie fut sans force, paralysée par cette volonté dhomme qui simposait. Cétait à la fois, chez elle, de la bonté, de la peur et de la bêtise. Elle eut un mouvement, comme pour emporter dabord dans la chambre Lilitte endormie. Mais il la retint, craignant quelle ne réveillât lenfant. Et elle sabandonna à cette même place, où elle lui était tombée entre les bras, lautre année, en femme obéissante. La paix de la maison, à cette heure de nuit, mettait un silence bourdonnant dans la petite pièce. Brusquement, la lampe baissa, et ils allaient se trouver sans lumière, lorsque Marie, se relevant, eut le temps de la remonter. Tu men veux ? demanda Octave avec une tendre reconnaissance, encore brisé dun bonheur tel quil nen avait jamais éprouvé. Elle lâcha la lampe, lui rendit un dernier baiser de ses lèvres froides, en répondant : Non, puisque ça vous a fait plaisir Mais ce nest pas bien tout de même, à cause de cette personne. Avec moi, ça ne signifiait plus rien. Des larmes lui mouillaient les yeux, elle restait triste, toujours sans colère. Quand il la quitta, il était mécontent, il aurait voulu se coucher et dormir. Sa passion satisfaite avait un arrière-goût de gâté, une pointe de chair corrompue dont sa bouche gardait lamertume. Mais lautre allait venir maintenant, il fallait lattendre ; et cette pensée de lautre pesait terriblement à ses épaules, il souhaitait une catastrophe qui lempêchât de monter, après avoir passé des nuits de flamme à bâtir des plans extravagants, pour la tenir seulement une heure dans sa chambre. Peut-être lui manquerait-elle de parole une fois encore. Cétait un espoir dont il nosait se bercer. Minuit sonna. Octave, debout, fatigué, tendait loreille, avec la peur dentendre le frôlement de ses jupes, le long du corridor étroit. À minuit et demi, il fut pris dune véritable anxiété ; à une heure, il se crut sauvé, et il y avait cependant, dans son soulagement, une irritation sourde, le dépit dun homme dont une femme se moque. Mais, comme il se décidait à se déshabiller, avec des bâillements gros de sommeil, on frappa trois petits coups. Cétait Berthe. Il fut contrarié et flatté, il savançait les bras ouverts, lorsquelle lécarta, tremblante, écoutant à la porte, quelle avait refermée vivement. Quoi donc ? demanda-t-il en baissant la voix. Je ne sais pas, jai eu peur, balbutia-t-elle. Il fait si noir dans cet escalier, jai cru quon me poursuivait Mon Dieu ! que cest bête, ces aventures-là ! Pour sûr, il va nous arriver un malheur. Cela les glaça tous les deux. lis ne sembrassèrent pas. Elle était pourtant charmante, dans son peignoir blanc, avec ses cheveux dorés, tordus sur la nuque. Il la regardait, la trouvait beaucoup mieux que Marie ; mais il nen avait plus envie, cétait une corvée. Elle, pour reprendre haleine, venait de sasseoir. Et, brusquement, elle affecta de se fâcher, en apercevant sur la table une boîte, où elle devina tout de suite le châle de dentelle, dont elle parlait depuis huit jours. Je men vais, dit-elle sans quitter sa chaise. Comment, tu ten vas ? Est-ce que tu crois que je me vends ? Tu me blesses toujours, tu me gâtes encore tout mon bonheur, cette nuit Pourquoi las-tu acheté, lorsque je te lavais défendu ? Elle se leva, finit par consentir à le regarder. Mais, la boîte ouverte, elle éprouva une telle déception, quelle ne put retenir ce cri indigné : Comment ! ce nest pas du chantilly, cest du lama ! Octave, qui réduisait ses cadeaux, avait cédé à une pensée davarice. Il tâcha de lui expliquer quil y avait du lama superbe, aussi beau que du chantilly ; et il faisait larticle, comme sil sétait trouvé derrière son comptoir, la forçait à toucher la dentelle, lui jurait que jamais elle nen verrait la fin. Mais elle hochait la tête, elle larrêta dun mot de mépris. Enfin, ça coûte cent francs, tandis que lautre en aurait coûté trois cents. Et, le voyant pâlir, elle ajouta pour rattraper sa phrase : Tu es bien gentil tout de même, je te remercie Ce nest pas largent qui fait le cadeau, quand la bonne intention y est. Elle sétait assise de nouveau. Il y eut un silence. Lui, au bout dun instant, demanda si lon nallait pas se coucher. Sans doute, on allait se coucher. Seulement, elle était encore tant remuée par sa bête de peur dans lescalier ! Et elle revint à ses craintes, au sujet de Rachel, elle raconta comment elle avait trouvé Auguste causant avec la bonne, derrière une porte. Pourtant, il aurait été si facile dacheter cette fille, en lui donnant cent sous de temps à autre. Mais il fallait les avoir, les cent sous ; elle ne les avait jamais, elle navait rien. Sa voix devenait sèche, le châle de lama dont elle ne parlait plus, la travaillait dun tel désespoir et dune telle rancune, quelle finit par faire à son amant léternelle querelle dont elle poursuivait son mari. Voyons, est-ce une vie ? jamais un liard, toujours rester en affront à propos des moindres bêtises Oh ! jen ai plein le dos, plein le dos ! Octave, qui déboutonnait son gilet en marchant, sarrêta pour lui demander : Enfin, à quel sujet me dis-tu tout cela ? Comment ! monsieur, à quel sujet ? Mais il est des choses que la délicatesse devrait vous dicter, sans que jaie à rougir daborder avec vous de pareilles matières Est-ce que, depuis longtemps, vous nauriez pas dû, de vous-même, me tranquilliser en mettant cette fille à nos genoux ? Elle se tut, puis elle ajouta dun air dironie dédaigneuse : Ça ne vous aurait pas ruiné. Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme, qui sétait remis à marcher, répondit enfin : Je ne suis pas riche, je le regrette pour vous. Alors, tout saggrava, la querelle prit une violence conjugale. Dites que je vous aime pour votre argent ! cria-t-elle avec la carrure de sa mère, dont les mots lui remontaient aux lèvres. Je suis une femme dargent, nest-ce pas ? Eh bien ! oui, je suis une femme dargent, parce que je suis une femme raisonnable. Vous aurez beau prétendre le contraire, largent sera quand même largent. Moi, lorsque jai eu vingt sous, jai toujours dit que jen avais quarante, car il vaut mieux faire envie que pitié. Il linterrompit, il déclara dune voix fatiguée, en homme qui désire la paix : Écoute, si ça te contrarie trop quil soit en lama, je ten donnerai un en chantilly. Votre châle ! continua-t-elle tout à fait furieuse, mais je ny pense même plus, à votre châle ! Ce qui mexaspère, cest le reste, entendez-vous ! Oh ! dailleurs, vous êtes comme mon mari. Jirais dans les rues sans bottines, que cela vous serait parfaitement égal. Quand on a une femme pourtant, le simple bon cur vous fait une loi de la nourrir et de lhabiller. Mais jamais un homme ne comprendra ça. Tenez ! à vous deux, vous me laisseriez bientôt sortir en chemise, si jy consentais ! Octave, excédé de cette scène de ménage, prit le parti de ne pas répondre, ayant remarqué que parfois Auguste se débarrassait delle ainsi. Il achevait de se déshabiller lentement, il laissait passer le flot ; et il songeait à la mauvaise chance de ses amours. Celle-là, cependant, il lavait ardemment désirée, même au point de déranger tous ses calculs ; et, maintenant quelle se trouvait dans sa chambre, cétait pour le quereller, pour lui faire passer une nuit blanche, comme sils avaient eu déjà, derrière eux, six mois de mariage. Couchons-nous, veux-tu ? demanda-t-il enfin. Nous nous étions promis tant de bonheur ! Cest trop bête, de perdre le temps à nous dire des choses désagréables. Et, plein de conciliation, sans désir mais poli, il voulut lembrasser. Elle le repoussa, elle éclata en larmes. Alors, il désespéra den finir, il retira ses bottines rageusement, décidé à se mettre au lit, même sans elle. Allez, reprochez-moi aussi mes sorties, bégayait-elle au milieu de ses sanglots. Accusez-moi de trop vous coûter Oh ! je vois clair ! tout ça, cest à cause de ce méchant cadeau. Si vous pouviez menfermer dans une malle, vous le feriez. Jai des amies, je vais les voir, ce nest pourtant pas un crime Et quant à maman Je me couche, dit-il en se jetant au fond du lit. Déshabille-toi et laisse ta maman, qui ta fichu un bien sale caractère, permets-moi de le constater. Elle se déshabilla dune main machinale, pendant que, de plus en plus animée, elle haussait la voix : Maman a toujours fait son devoir. Ce nest pas à vous den parler ici. Je vous défends de prononcer son nom Il ne vous manquait plus que de vous attaquer à ma famille ! Le cordon de son jupon résistait, et elle cassa le nud. Puis, assise au bord du lit pour ôter ses bas : Ah ! comme je regrette ma faiblesse, monsieur ! comme on réfléchirait, si lon pouvait tout prévoir ! Maintenant, elle était en chemise, les jambes et les bras nus, dune nudité douillette de petite femme grasse. Sa gorge, soulevée de colère, sortait des dentelles. Lui, qui affectait de rester le nez contre le mur, venait de se retourner dun bond. Quoi ? vous regrettez de mavoir aimé ? Certes, un homme incapable de comprendre un cur ! Et ils se regardaient de près, la face dure, sans amour. Elle avait posé un genou au bord du matelas, les seins tendus, la cuisse pliée, dans le joli mouvement dune femme qui se couche. Mais il ne voyait plus sa chair rose, les lignes souples et fuyantes de son dos. Ah ! Dieu ! si cétait à refaire ! ajouta-t-elle. Vous en prendriez un autre, nest-ce pas ? dit-il brutalement, très haut. Elle sétait allongée près de lui, sous le drap, et elle allait répondre du même ton exaspéré, lorsque des coups de poing sabattirent dans la porte. Ils restèrent saisis, sans comprendre dabord, immobiles et glacés. Une voix sourde disait : Ouvrez, je vous entends bien faire vos saletés Ouvrez ou jenfonce tout ! Cétait la voix du mari. Les amants ne bougeaient toujours pas, la tête emplie dun tel bourdonnement, quils navaient plus une idée ; et ils se sentaient très froids lun contre lautre, comme morts. Berthe enfin sauta du lit, dans le besoin instinctif de fuir son amant, pendant que, derrière la porte, Auguste répétait : Ouvrez ! ouvrez donc ! Alors, il y eut une terrible confusion, une angoisse inexprimable. Berthe tournait dans la chambre, éperdue, cherchant une issue, avec une peur de la mort qui la blêmissait. Octave, dont le cur sautait à chaque coup de poing, était allé sappuyer contre la porte, machinalement, comme pour la consolider. Cela devenait intolérable, cet imbécile réveillerait toute la maison, il fallait ouvrir. Mais, quand elle comprit sa résolution, elle se pendit à ses bras, en le suppliant de ses yeux terrifiés : non, non, grâce ! lautre tomberait sur eux avec un pistolet ou un couteau. Lui, aussi pâle quelle, gagné par son épouvante, avait enfilé un pantalon, en la suppliant à demi-voix de shabiller. Elle nen faisait rien, elle restait nue, sans pouvoir même trouver ses bas. Et, pendant ce temps, le mari sacharnait. Vous ne voulez pas, vous ne répondez pas Cest bien, vous allez voir. Depuis le dernier terme, Octave demandait au propriétaire une petite réparation, deux vis neuves pour la gâche de sa serrure, qui branlait dans le bois. Tout dun coup, la porte eut un craquement, la gâche sauta, et Auguste, emporté par son élan, vint rouler au milieu de la chambre. Nom de Dieu ! jura-t-il. Il tenait simplement une clef, et son poing saignait, meurtri dans sa chute. Quand il se releva, livide, pris de honte et de rage à lidée de cette entrée ridicule, il battit lair de ses bras, il voulut sélancer sur Octave. Mais celui-ci, malgré sa gêne de se trouver ainsi en pantalon boutonné de travers, pieds nus, lui avait saisi les poignets et le maintenait, plus vigoureux que lui, criant : Monsieur, vous violez mon domicile Cest indigne, on se conduit en galant homme. Et il faillit le battre. Pendant leur courte lutte, Berthe sétait enfuie en chemise par la porte restée grande ouverte ; elle voyait, au poing sanglant de son mari, luire un couteau de cuisine, et elle avait le froid de ce couteau entre les épaules. Comme elle galopait dans le noir du corridor, elle crut entendre un bruit de gifles, sans pouvoir comprendre qui les avait données ni qui les avait reçues. Des voix, quelle ne reconnaissait même plus, disaient : À vos ordres. Quand il vous plaira. Cest bien, vous aurez de mes nouvelles. Dun bond, elle gagna lescalier de service. Mais, lorsquelle eut descendu les deux étages, comme poursuivie par les flammes dun incendie, elle se trouva devant la porte de sa cuisine, fermée, et dont elle avait laissé la clef là-haut, dans la poche de son peignoir. Dailleurs, pas de lampe, pas un filet de lumière sous cette porte : cétait la bonne évidemment qui les avait vendus. Sans reprendre haleine, elle remonta en courant, passa de nouveau devant le corridor dOctave, où les voix des deux hommes continuaient, violemment. Ils se secouaient encore, elle aurait le temps peut-être. Et elle descendit rapidement le grand escalier, avec lespoir que son mari avait laissé la porte de lappartement ouverte. Elle se verrouillerait dans sa chambre, elle nouvrirait à personne. Mais là, pour la seconde fois, elle se heurta contre une porte fermée. Alors, chassée de chez elle, sans vêtement, elle perdit la tête, elle battit les étages, pareille à une bête traquée, qui ne sait où aller se terrer. Jamais elle noserait frapper chez ses parents. Un moment, elle voulut se réfugier chez les concierges ; mais la honte la fit remonter. Elle écoutait, levait la tête, se penchait sur la rampe, les oreilles assourdies par les battements de son cur, dans le grand silence, les yeux aveuglés de lueurs, qui lui semblaient jaillir de lobscurité profonde. Et cétait toujours le couteau, le couteau au poing saignant dAuguste, dont la pointe glacée allait latteindre. Brusquement, il y eut un bruit, elle simagina quil arrivait, elle en éprouva un frisson mortel, jusquaux os ; et, comme elle se trouvait devant la porte des Campardon, elle sonna, éperdument, furieusement, à casser le timbre. Mon Dieu ! est-ce quil y a le feu ? dit à lintérieur une voix troublée. La porte souvrit tout de suite. Cétait Lisa qui sortait seulement de chez mademoiselle, en étouffant ses pas, un bougeoir à la main. La sonnerie enragée du timbre lavait fait sauter, au moment où elle traversait lanti-chambre. Quand elle aperçut Berthe en chemise, elle resta stupéfaite. Quoi donc ? dit-elle. La jeune femme était entrée, en repoussant violemment la porte ; et, haletante, adossée, elle bégayait : Chut ! taisez-vous ! Il veut me tuer. Lisa ne pouvait en tirer une explication raisonnable, lorsque Campardon parut, très inquiet. Ce vacarme incompréhensible venait de les déranger, Gasparine et lui, dans leur lit étroit. Il avait simplement passé un caleçon, sa grosse face bouffie et en sueur, sa barbe jaune aplatie, toute pleine du duvet blanc de loreiller. Essoufflé, il tâchait de reprendre son aplomb de mari qui couche seul. Est-ce vous, Lisa ? cria-t-il du salon. Cest stupide ! comment êtes-vous dans lappartement ? Jai eu peur de navoir pas bien fermé la porte, monsieur ; ça mempêchait de dormir, et je suis redescendue massurer Mais cest madame Larchitecte, en voyant Berthe en chemise, contre le mur de son anti-chambre, resta pétrifié à son tour. Il eut, pour lui, un mouvement de pudeur, qui lui fit tâter de la main si son caleçon était bien boutonné. Berthe oubliait quelle était nue. Elle répéta : Oh ! monsieur, gardez-moi chez vous Il veut me tuer. Qui donc ? demanda-t-il. Mon mari. Mais, derrière larchitecte, la cousine arrivait. Elle avait pris le temps de mettre une robe ; et, dépeignée, pleine de duvet elle aussi, la gorge plate et flottante, les os perçant létoffe, elle apportait la rancune de son plaisir troublé. La vue de la jeune femme, de sa nudité grasse et délicate, acheva de la jeter hors delle. Elle demanda : Que lui avez-vous donc fait, à votre mari ? Alors, devant cette simple question, une grande honte bouleversa Berthe. Elle se vit nue, un flot de sang lempourpra de la tête aux pieds. Dans ce long frémissement de pudeur, comme pour échapper aux regards, elle croisa les bras sur sa gorge. Et elle balbutiait : Il ma trouvée il ma surprise Les deux autres comprirent, échangèrent un coup dil révolté. Lisa, dont le bougeoir éclairait la scène, affectait lindignation de ses maîtres. Dailleurs, lexplication dut être interrompue, Angèle accourait de son côté ; et elle feignait de se réveiller, elle frottait ses yeux gros de sommeil. La dame en chemise limmobilisa, dans une secousse, dans un frisson de tout son corps grêle de fillette précoce. Oh ! dit-elle simplement. Ce nest rien, va te coucher ! cria son père. Puis, comprenant quil fallait une histoire, il conta la première venue ; mais elle était vraiment trop bête. Cest madame qui sest foulé le pied en descendant. Alors, elle entre chez nous pour quon laide Va donc te coucher, tu prendras froid ! Lisa retint un rire, en rencontrant les yeux écarquillés dAngèle, qui se décidait à retourner dans son lit, toute rose et toute contente davoir vu ça. Depuis un instant, Mme Campardon appelait du fond de sa chambre. Elle navait pas éteint, tellement Dickens lintéressait, et elle voulait savoir. Que se passait-il ? qui était là ? pourquoi ne la rassurait-on pas ? Venez, madame, dit larchitecte, en emmenant Berthe. Vous, Lisa, attendez un instant. Dans la chambre, Rose sélargissait encore, au milieu du grand lit. Elle y trônait avec son luxe de reine, sa tranquille sérénité didole. Et elle était très attendrie par sa lecture, elle avait posé sur elle Dickens, que sa poitrine soulevait dun tiède battement. Lorsque la cousine leut mise au courant dun mot, elle aussi parut scandalisée. Comment pouvait-on aller avec un autre homme que son mari ? et un dégoût lui venait pour la chose dont elle sétait déshabituée. Mais larchitecte, maintenant, coulait des regards troublés sur la gorge de la jeune femme ; ce qui acheva de faire rougir Gasparine. Cest impossible, à la fin ! cria-t-elle. Couvrez-vous, madame, car cest impossible, vraiment ! Couvrez-vous donc ! Elle lui jeta elle-même, sur les épaules, un châle de Rose, un grand fichu de laine tricotée, qui traînait. Le fichu descendait à peine aux cuisses ; et larchitecte, malgré lui, regardait les jambes. Berthe tremblait toujours. Elle avait beau être à labri, elle se tournait vers la porte, avec des tressaillements. Ses yeux sétaient emplis de larmes, elle implora cette dame couchée, qui semblait si calme, si à laise. Oh ! madame, gardez-moi, sauvez-moi Il veut me tuer. Il y eut un silence. Tous trois se consultaient du coin de lil, sans cacher leur désapprobation pour une conduite à ce point coupable. Puis, vraiment, on ne tombait pas en chemise chez les gens, passé minuit, au risque de les gêner. Non, cela ne se faisait pas ; cétait manquer de tact, cétait les mettre dans une situation trop embarrassante. Nous avons ici une jeune fille, dit enfin Gasparine. Pensez à notre responsabilité, madame. Vous seriez mieux chez vos parents, insinua larchitecte, et si vous me permettiez de vous y conduire Berthe fut reprise de terreur. Non, non, il est dans lescalier, il me tuerait. Et elle suppliait : une chaise lui suffirait pour attendre le jour ; le lendemain, elle sen irait bien doucement. Larchitecte et sa femme auraient cédé, lui gagné à des charmes si douillets, elle intéressée par le drame de cette surprise en pleine nuit. Mais Gasparine restait implacable. Elle avait une curiosité pourtant, elle finit par demander : Où donc étiez-vous ? Là-haut, dans la chambre, au fond du couloir, vous savez. Campardon, du coup, leva les bras, en criant : Comment ! cest avec Octave, pas possible ! Avec Octave, avec ce gringalet, une jolie femme si grasse ! Il restait vexé. Rose, également, éprouvait un dépit, qui maintenant la rendait sévère. Quant à Gasparine, elle était hors delle, mordue au cur par sa haine instinctive contre le jeune homme. Encore lui ! elle le savait bien, quil les avait toutes ; mais, certes, elle ne pousserait pas la bêtise jusquà les lui tenir au chaud, dans son appartement. Mettez-vous à notre place, reprit-elle avec dureté. Je vous répète que nous avons ici une jeune fille. Puis, dit à son tour Campardon, il y a la maison, il y a votre mari, avec lequel jai toujours eu les meilleurs rapports Il serait en droit de sétonner. Nous ne pouvons avoir lair dapprouver publiquement votre conduite, madame, oh ! une conduite que je ne me permets pas de juger, mais qui est assez, comment dirai-je ? assez légère, nest-ce pas ? Bien sûr, nous ne vous jetons pas la pierre, continua Rose. Seulement, le monde est si mauvais ! On raconterait que vous donniez vos rendez-vous ici Et, vous savez, mon mari travaille pour des gens très difficiles. À la moindre tache sur sa moralité, il perdrait tout Mais, permettez-moi de vous le demander, madame : comment navez-vous pas été retenue par la religion ? Labbé Mauduit nous parlait encore de vous, avant-hier, avec une affection paternelle. Berthe, entre les trois, tournait la tête, regardait celui qui parlait, dun air dhébétement. Dans son épouvante, elle commençait à comprendre, elle sétonnait dêtre là. Pourquoi avait-elle sonné, que faisait-elle au milieu de ces gens quelle dérangeait ? Elle les voyait maintenant, la femme tenant la largeur du lit, le mari en caleçon et la cousine en jupe mince, tous les deux blancs des plumes du même oreiller. Ils avaient raison, on ne tombait pas de la sorte chez le monde. Et, comme larchitecte la poussait doucement vers lantichambre, elle partit, sans même répondre aux regrets religieux de Rose. Voulez-vous que je vous accompagne jusquà la porte de vos parents ? demanda Campardon. Votre place est chez eux. Elle refusa dun geste terrifié. Alors, attendez, je vais jeter un coup dil dans lescalier, car je serais au désespoir, sil vous arrivait la moindre chose. Lisa était demeurée au milieu de lantichambre, avec son bougeoir. Il le prit, sortit sur le palier, rentra tout de suite. Je vous jure quil ny a personne Filez vite. Alors, Berthe, qui navait plus ouvert les lèvres, ôta brutalement le fichu de laine, quelle jeta par terre, en disant : Tenez ! cest à vous Il va me tuer, à quoi bon ? Et elle sen alla dans lobscurité, en chemise, ainsi quelle était venue. Campardon ferma la porte à double tour, furieux, murmurant : Eh ! va te faire caramboler ailleurs ! Puis, comme Lisa, derrière lui, éclatait de rire : Cest vrai, on en aurait toutes les nuits, si on les recevait Chacun pour soi. Je lui aurais donné cent francs, mais ma réputation, non, par exemple ! Dans la chambre, Rose et Gasparine se remettaient. Avait-on jamais vu une éhontée de cette espèce ! se promener toute nue dans lescalier ! Vrai ! il y avait des femmes qui ne respectaient plus rien, quand ça les démangeait ! Mais il était près de deux heures, il fallait dormir à la fin. Et lon embrassa encore : bonsoir mon chéri, bonsoir ma cocotte. Hein ? était-ce bon de saimer, de sentendre toujours, lorsquon voyait, dans les autres ménages, des catastrophes pareilles ? Rose reprit Dickens, qui avait glissé sur son ventre ; il lui suffisait, elle en lirait encore quelques pages, puis sendormirait, en le laissant couler dans le lit, comme tous les soirs, lasse démotion. Campardon suivit Gasparine, la fit se recoucher la première, sallongea ensuite. Tous deux grognaient : les draps avaient refroidi, on était mal, il faudrait encore une demi-heure pour avoir chaud. Et Lisa, qui, avant de monter, était rentrée dans la chambre dAngèle, lui disait : La dame a une entorse Montrez un peu comment elle a pris son entorse. Tiens ! comme ça ! répondait lenfant, en se jetant au cou de la bonne, et en la baisant sur les lèvres. Dans lescalier, Berthe grelotta. Il y faisait froid, on nallumait le calorifère que le premier novembre. Cependant, sa peur se calmait. Elle était descendue, avait écouté à la porte de son appartement : rien, pas un bruit. Elle était montée, nosant savancer jusquà la chambre dOctave, prêtant loreille de loin : un silence de mort, plus un murmure. Alors, elle saccroupit sur le paillasson de ses parents, où elle comptait vaguement attendre Adèle ; car lidée de tout avouer à sa mère la bouleversait, comme si elle était encore petite fille. Mais, peu à peu, la solennité de lescalier lemplit dune nouvelle angoisse. Il était noir, il était sévère. Personne ne la voyait, et une confusion la prenait pourtant, à être ainsi en chemise, dans lhonnêteté des zincs dorés et des faux marbres. Derrière les hautes portes dacajou, la dignité conjugale des alcôves exhalait un reproche. Jamais la maison navait respiré dune haleine si vertueuse. Puis, un rayon de lune glissa par les fenêtres des paliers, et lon eût dit une église : un recueillement montait du vestibule aux chambres de bonne, toutes les vertus bourgeoises des étages fumaient dans lombre ; tandis que, sous la pâle clarté, sa nudité blanchissait. Elle se sentit un scandale pour les murs, elle ramena sa chemise, cacha ses pieds, avec la terreur de voir paraître le spectre de M. Gourd, en calotte et en pantoufles. Brusquement, un bruit la faisait se lever, affolée, sur le point de frapper des deux poings dans la porte de sa mère, lorsquun appel larrêta. Cétait une voix légère comme un souffle. Madame madame. Elle regardait en bas, elle ne voyait rien. Madame madame Cest moi. Et Marie se montra, en chemise elle aussi. Elle avait entendu la scène, elle sétait échappée de son lit, laissant dormir Jules, écoutant de sa petite salle à manger, où elle se trouvait sans lumière. Entrez Vous êtes trop dans la peine. Je suis une amie. Doucement, elle la rassurait, lui racontait les choses. Les hommes ne sétaient pas fait de mal : lui, avec des jurons, avait poussé sa commode contre sa porte, pour senfermer ; tandis que lautre descendait, un paquet à la main, les affaires laissées par elle, ses souliers et ses bas, quil devait avoir roulés dans son peignoir, machinalement, en les voyant traîner. Enfin, cétait fini. Le lendemain, on les empêcherait bien de se battre. Mais Berthe restait sur le seuil, avec un reste de peur et la honte de pénétrer ainsi chez une dame quelle ne fréquentait pas dhabitude. Il fallut que Marie la prît par la main. Vous coucherez là, sur ce canapé. Je vous prêterai un châle, jirai voir votre mère Mon Dieu ! quel malheur ! Quand on saime, on ne se méfie pas. Ah ! pour le plaisir que nous prenions ! dit Berthe, dans un soupir où crevait tout le vide bête et cruel de sa nuit. Il a raison de jurer. Si cest comme moi, il doit en avoir par-dessus la tête ! Elles allaient parler dOctave. Elles se turent, et tout dun coup, à tâtons, elles tombèrent aux bras lune de lautre, en sanglotant. Leurs membres nus sétreignaient avec une passion convulsive ; leurs gorges, chaudes de pleurs, sécrasaient sous leurs chemises arrachées. Cétait une lassitude dernière, une tristesse immense, la fin de tout. Elles ne disaient plus un mot, leurs larmes ruisselaient, ruisselaient sans fin dans les ténèbres, au milieu du profond sommeil de la maison, plein de décence. |