Emile Zola
Pot-Bouille 1882
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Pot-Bouille - 15 Ce matin-là, le réveil de la maison fut dune grande dignité bourgeoise. Rien, dans lescalier, ne gardait la trace des scandales de la nuit, ni les faux marbres qui avaient reflété ce galop dune femme en chemise, ni la moquette doù sétait évaporée lodeur de sa nudité. Seul, M. Gourd, lorsquil monta vers sept heures donner son coup dil, flaira les murs ; mais ce qui ne le regardait pas, ne le regardait pas ; et comme, en redescendant, il aperçut dans la cour deux bonnes, Lisa et Julie, qui causaient à coup sûr de la catastrophe, tant elles semblaient allumées, il les dévisagea dun il si ferme, quelles se séparèrent. Ensuite, il sortit sassurer de la tranquillité de la rue. Elle était calme. Déjà, pourtant, les bonnes avaient dû parler, car des voisines sarrêtaient, des boutiquiers sortaient sur leur porte, les yeux en lair, cherchant et fouillant les étages, de lair béant dont on contemple les maisons où il sest passé un crime. Devant la façade riche, dailleurs, le monde se taisait et sen allait poliment. À sept heures et demie, Mme Juzeur parut en peignoir, pour surveiller Louise, disait-elle. Ses yeux luisaient, une fièvre brûlait ses mains. Elle arrêta Marie, qui remontait avec son lait, et voulut la faire causer ; mais elle nen tira rien, elle ne put même savoir comment la mère avait accueilli la fille coupable. Alors, sous le prétexte dattendre un instant le facteur, elle entra chez les Gourd, elle finit par demander pourquoi M. Octave ne descendait pas : peut-être bien quil était malade. Le concierge répondit quil lignorait ; du reste, M. Octave ne descendait jamais avant huit heures dix minutes. À ce moment, lautre Mme Campardon passa devant la loge, blême et rigide ; tous la saluèrent. Et Mme Juzeur, forcée de remonter, eut enfin la chance de rencontrer sur son palier larchitecte, qui partait en mettant ses gants. Dabord, tous deux se contemplèrent dun air accablé ; puis, il haussa les épaules. Pauvres gens ! murmura-t-elle. Non, non, cest bien fait ! dit-il avec férocité. Il faut un exemple Un gaillard que jintroduis dans une maison honnête, en le suppliant de ne pas y amener de femme, et qui, pour se ficher de moi, couche avec la belle-sur du propriétaire ! jai lair dun serin, là-dedans ! Ce fut tout. Mme Juzeur était rentrée chez elle. Campardon continuait de descendre, si furieux, quil en avait déchiré lun de ses gants. Comme huit heures sonnaient, Auguste, le visage défait, les traits tirés par une atroce migraine, traversa la cour pour se rendre à son magasin. Il avait pris lescalier de service, plein de honte, redoutant dêtre rencontré. Cependant, il ne pouvait lâcher les affaires. En bas, au milieu des comptoirs, devant la caisse où Berthe sasseyait dhabitude, une émotion lui serra la gorge. Le garçon ôtait les volets, et Auguste donnait des ordres pour la journée, lorsque lapparition brusque de Saturnin, qui sortait du sous-sol, leffraya. Le fou avait ses yeux flambants, ses dents blanches de loup affamé. Il vint droit au mari, serrant les poings. Où est-elle ? Si tu la touches, je te saigne comme un cochon ! Auguste recula, exaspéré. À celui-ci, maintenant ! Tais-toi, ou je te saigne ! répéta Saturnin, qui voulut se jeter sur lui. Alors, le mari préféra lui céder la place. Il avait une horreur des fous ; on ne pouvait raisonner, avec ces gens-là. Mais, comme il sortait sous la voûte, en criant au garçon de lenfermer dans le sous-sol, il se trouva face à face avec Valérie et Théophile. Ce dernier, très enrhumé, enveloppé dun cache-nez rouge, toussait en geignant. Tous deux devaient savoir, car ils sarrêtèrent devant Auguste dun air de condoléances. Depuis la querelle de la succession, les ménages ne se parlaient plus, brouillés à mort. Tu as toujours un frère, dit Théophile, qui lui serra la main, quand il eut fini de tousser. Je veux que tu ten souviennes, dans le malheur. Oui, ajouta Valérie, cela devrait me venger, car elle men a dit de propres, nest-ce pas ? mais nous vous plaignons tout de même, parce que nous avons du cur, nous autres. Auguste, très touché de leur gentillesse, les conduisit au fond du magasin, en surveillant du coin de lil Saturnin qui rôdait. Et là, il y eut une réconciliation complète. On ne nomma pas Berthe ; seulement, Valérie laissa entendre que toute la zizanie venait de cette femme, car il ny avait jamais eu un mot désagréable dans la famille, avant quelle y fût entrée pour la déshonorer. Auguste, les yeux baissés, écoutait, approuvait de la tête. Et une gaieté perçait sous la commisération de Théophile, enchanté de nêtre plus le seul, regardant son frère pour voir la figure quon faisait. Maintenant, quas-tu résolu ? lui demanda-t-il. Mais de me battre ! répondit le mari fermement. La joie de Théophile fut gâtée. Sa femme et lui devinrent froids, devant le courage dAuguste. Ce dernier leur racontait la scène affreuse de la nuit, comment ayant eu le tort de reculer devant lachat dun pistolet, il sétait forcément contenté de gifler le monsieur ; là-dessus, à la vérité, le monsieur lui avait rendu sa gifle ; mais ça ne lempêchait pas den avoir empoché une, et fameuse ! Un misérable qui se moquait de lui depuis six mois, en feignant de lui donner raison contre sa femme, et qui poussait laplomb jusquà faire des rapports sur elle, les jours où elle se dérangeait ! Quant à cette créature, puisquelle sétait réfugiée chez ses parents, elle pouvait y rester, jamais il ne la reprendrait. Croiriez-vous que, le mois dernier, je lui ai accordé trois cents francs pour sa toilette ! cria-t-il. Moi, si bon, si tolérant, qui étais décidé à tout accepter, plutôt que de me rendre malade ! Mais on ne peut pas accepter ça, non ! non ! on ne peut pas !. Théophile songeait à la mort. Il eut un petit tremblement de fièvre, il sétrangla, en disant : Cest bête, tu vas te faire embrocher. Moi, je ne me battrais pas. Et, comme Valérie le regardait, il ajouta, gêné : Si ça marrivait. Ah ! la malheureuse ! murmura alors la jeune femme, quand on pense que deux hommes vont se massacrer pour elle ! À sa place, je nen dormirais plus. Auguste restait inébranlable. Il se battrait. Dailleurs, ses dispositions étaient arrêtées. Comme il voulait absolument Duveyrier pour témoin, il allait monter le mettre au courant et lenvoyer tout de suite auprès dOctave. Théophile serait son autre témoin, sil y consentait. Celui-ci dut accepter ; mais son rhume parut saggraver subitement, il prenait son air rageur denfant malade, qui a besoin quon le plaigne. Pourtant, il proposa à son frère de laccompagner chez les Duveyrier ; ces gens-là avaient beau être des voleurs, on oubliait tout dans de certaines circonstances ; et le désir dune réconciliation générale perçait chez lui et chez sa femme, tous deux ayant sans doute réfléchi que leur intérêt nétait pas de bouder davantage. Valérie, très obligeante, finit par offrir à Auguste de se tenir à la caisse, pour lui donner le temps de trouver une demoiselle convenable. Seulement, ajouta-t-elle, je dois mener Camille aux Tuileries, vers deux heures. Oh ! pour une fois ! dit son mari. Il pleut justement. Non, non, lenfant a besoin dair Il faut que je sorte. Enfin, les deux frères montèrent chez les Duveyrier. Mais une quinte de toux abominable arrêta Théophile, dès la première marche. Il se tint à la rampe, et quand il put parler, la gorge encore gênée dun râle, il bégaya : Tu sais, moi, très heureux maintenant, tout à fait sûr delle Non, pas ça à lui reprocher, et elle ma donné des preuves. Auguste, sans comprendre, le regardait, si jaune, si crevé, avec les poils rares de sa barbe qui se séchaient dans sa chair molle. Ce regard acheva de vexer Théophile, que la bravoure de son frère embarrassait. Il reprit : Je te parle de ma femme Ah ! mon pauvre vieux, je te plains de tout mon cur ! Tu te rappelles ma bêtise, le jour de tes noces. Mais toi, il ny a pas à douter, puisque tu les as vus. Bah ! dit Auguste pour faire le brave, je vais lui casser une patte Parole dhonneur ! je me ficherais du reste, si je navais pas mal à la tête ! Au moment de sonner chez les Duveyrier, Théophile songea tout dun coup que le conseiller pouvait ne pas y être, car depuis le jour où il avait retrouvé Clarisse, il se lâchait complètement, il finissait par découcher. Hippolyte, qui leur ouvrit, évita en effet de répondre au sujet de monsieur ; mais il dit que ces messieurs allaient trouver madame en train de faire ses gammes. Ils entrèrent. Clotilde, sanglée dans un corset dès son lever, était à son piano, montant et descendant le clavier, dun mouvement régulier et continu des mains ; et, comme elle se livrait à cet exercice pendant deux heures chaque jour, pour ne. pas perdre la légèreté de son jeu, elle occupait ailleurs son intelligence, elle lisait la Revue des Deux Mondes, ouverte sur le pupitre, sans que la mécanique de ses doigts en éprouvât le moindre ralentissement. Tiens ! cest vous ! dit-elle, lorsque ses frères leurent tirée de laverse battante des notes, qui lisolait et la criblait, comme sous un nuage de grêle. Et elle ne montra même pas son étonnement, lorsquelle aperçut Théophile. Dailleurs, celui-ci demeurait très raide, en homme qui venait pour un autre. Auguste tenait une histoire prête, repris de honte à lidée dinstruire sa sur de son infortune, craignant de lépouvanter avec son duel. Mais elle ne lui laissa pas le temps de mentir, elle le questionna, de son air tranquille, après lavoir regardé. Que comptes-tu faire maintenant ? Il tressaillit, rougissant. Tout le monde le savait donc ? Et il répondit du ton brave dont il avait déjà fermé la bouche à Théophile : Me battre, parbleu ! Ah ! dit-elle, pleine de surprise cette fois. Pourtant, elle ne le désapprouva pas. Cela allait encore augmenter le scandale, mais lhonneur avait des exigences. Elle se contenta de rappeler quelle sétait dabord opposée à son mariage. On ne devait rien attendre dune jeune fille qui semblait ignorer tous les devoirs de la femme. Puis, comme Auguste lui demandait où était son mari : Il voyage, répondit-elle sans hésitation. Alors, il se désola, car il ne voulait pas agir avant davoir consulté Duveyrier. Elle lécoutait, sans lâcher la nouvelle adresse, refusant de mettre sa famille dans la désunion de son ménage. Enfin, elle trouva un expédient, elle lui conseilla daller trouver M. Bachelard, rue dEnghien ; peut-être aurait-il là un renseignement utile. Et elle se retourna vers son piano. Cest Auguste qui ma prié de monter, crut devoir déclarer Théophile, muet jusque-là. Veux-tu que je tembrasse, Clotilde ? Nous sommes tous dans la peine. Elle lui tendit sa joue froide, en disant : Mon pauvre garçon, il ny a dans la peine que ceux qui sy mettent. Moi, je pardonne à tout le monde Et soigne-toi, tu mas lair très enrhumé. Puis, rappelant Auguste : Si ça ne sarrange pas, préviens-moi, car je serais alors bien inquiète. Laverse battante des notes recommença, lenveloppa, la noya ; et, au milieu, tandis que la mécanique de ses doigts tapait les gammes en tous les tons, elle sétait remise à lire gravement la Revue des Deux Mondes. En bas, Auguste discuta un instant sil devait se rendre chez Bachelard. Comment lui dire : « Votre nièce ma trompé » ? Enfin, il résolut dobtenir de loncle ladresse de Duveyrier, sans le mettre au courant de lhistoire. Tout fut réglé : Valérie garderait le magasin, pendant que Théophile surveillerait la maison, jusquau retour de son frère. Celui-ci avait envoyé chercher un fiacre, et il partait, quand Saturnin, disparu depuis un moment, remonta du sous-sol, avec un grand couteau de cuisine, quil brandissait, en criant : Je le saignerai ! je le saignerai ! Ce fut une nouvelle alerte. Auguste, très pâle, sauta précipitamment dans le fiacre, tira la portière. Et il disait : Il a encore un couteau ! Où les trouve-t-il donc, tous ces couteaux ! Je ten prie, Théophile, renvoie-le, tâche quil ne soit plus là, quand je reviendrai Comme si ce nétait pas déjà assez malheureux pour moi, ce qui marrive ! Le garçon de magasin maintenait le fou par les épaules. Valérie avait donné ladresse au cocher. Mais ce cocher, un gros homme très sale, le visage sang de buf, ivre de la veille, ne se pressait pas, sinstallait, ramassait les guides. À la course, bourgeois ? demanda-t-il dune voix enrouée. Non, à lheure, et rondement. Il y aura un bon pourboire. Le fiacre sébranla. Cétait un vieux landau, immense et malpropre, qui avait un balancement inquiétant, sur ses ressorts fatigués. Le cheval, une grande carcasse blanche, marchait au pas avec une dépense de force extraordinaire, le cou branlant, les jambes hautes. Auguste regarda sa montre : il était neuf heures. À onze heures, le duel pouvait être décidé. La lenteur du fiacre lirrita dabord. Puis, une somnolence lengourdit peu à peu ; il navait pas fermé lil de la nuit, et cette voiture lamentable lattristait. Quand il se trouva seul, bercé là-dedans, assourdi par un tapage de glaces fêlées, la fièvre qui le soutenait devant sa famille depuis le matin, se calma. Quelle aventure stupide tout de même ! Et sa face devint grise, il prit entre les mains sa tête, qui le faisait beaucoup souffrir. Rue dEnghien, ce fut un nouvel ennui. Dabord, la porte du commissionnaire en marchandises était tellement encombrée de camions, quil manqua se faire écraser ; ensuite, il tomba, au milieu de la cour vitrée, sur une bande demballeurs clouant violemment des caisses, et dont pas un ne put dire où était Bachelard. Les coups de marteau lui fendaient le crâne, il allait pourtant se résoudre à attendre loncle, lorsquun apprenti, apitoyé par son air de souffrance, vint couler à son oreille une adresse : Mlle Fifi, rue Saint-Marc, au troisième étage. Le père Bachelard devait y être. Vous dites ? demanda le cocher qui sétait endormi. Rue Saint-Marc, et un peu plus vite, si cest possible. Le fiacre reprit son train denterrement. Sur le boulevard, il se fit accrocher par un omnibus. Les panneaux craquaient, les ressorts jetaient des cris plaintifs, une mélancolie noire envahissait de plus en plus le mari en quête de son témoin. On arriva pourtant rue Saint-Marc. Au troisième, une petite vieille, blanche et grasse, ouvrit la porte. Elle semblait très émotionnée, elle fit entrer Auguste tout de suite, quand il eut demandé M. Bachelard. Ah ! monsieur, vous êtes de ses amis bien sûr. Tâchez donc de le calmer. Il a eu tout à lheure une contrariété, ce pauvre cher homme Vous me connaissez sans doute, il a dû vous parler de moi ; je suis mademoiselle Menu. Auguste, effaré, se trouva dans une étroite pièce donnant sur la cour, ayant la propreté et le calme profond dun intérieur de province. On y sentait le travail, lordre, la pureté dune existence heureuse de petites gens. Devant un métier à broder, où une étole de prêtre était tendue, une jeune fille blonde, jolie, lair candide, pleurait à chaudes larmes ; tandis que loncle Bachelard, debout, le nez enflammé, les yeux saignants, bavait de colère et de désespoir. Il était si bouleversé, que lentrée dAuguste ne parut pas le surprendre immédiatement, il le prit à témoin, et la scène continua. Voyons, vous, monsieur Vabre, qui êtes un honnête homme, quest-ce que vous diriez à ma place ? Jarrive ici, ce matin, plus tôt que de coutume ; jentre dans sa chambre avec mon sucre, du café et trois pièces de quatre sous, pour lui faire une surprise ; et je la trouve couchée avec ce cochon de Gueulin ! Non, là, franchement, quest-ce que vous diriez ? Auguste, plein dembarras, devint très rouge. Il avait dabord cru que loncle connaissait son infortune et se fichait de lui. Mais ce dernier ajoutait, sans même attendre une réponse : Ah ! tenez, mademoiselle, vous ne vous doutez pas de ce que vous avez fait ! Moi qui redevenais jeune, qui étais si heureux davoir trouvé un coin gentil, où je me reprenais à croire au bonheur ! Oui, vous étiez un ange, une fleur, enfin quelque chose de frais qui me consolait dun tas de sales femmes Et voilà que vous couchez avec ce cochon de Gueulin ! Une émotion vraie létreignait à la gorge, sa voix se brisait dans des accents de profonde douleur. Tout croulait, et il pleurait la perte de lidéal, avec les hoquets dun reste divresse. Je ne savais pas, mon oncle, bégaya Fifi, dont les sanglots redoublaient devant ce spectacle pitoyable ; non, je ne savais pas que ça vous causerait tant de peine. Elle navait pas lair de savoir, en effet. Elle gardait ses yeux ingénus, son odeur de chasteté, la naïveté dune petite fille incapable encore de distinguer un monsieur dune dame. La tante Menu, dailleurs, jurait quau fond elle était innocente. Calmez-vous, monsieur Narcisse. Elle vous aime bien tout de même Moi, je sentais que ça ne vous serait guère agréable. Je lui ai dit : « Si M. Narcisse lapprend, il sera contrarié. » Mais ça na pas vécu, nest-ce pas ? Ça ignore ce qui fait plaisir et ce qui ne fait pas plaisir ne pleurez donc plus, puisque son cur est toujours pour vous. Comme ni la petite ni loncle ne lécoutaient, elle se tourna vers Auguste, elle lui dit à quel point une pareille histoire linquiétait pour lavenir de sa nièce. Cétait si difficile de caser une jeune fille, dune façon convenable ! Elle, qui avait travaillé trente ans chez MM. Mardienne frères, les brodeurs de la rue Saint-Sulpice, où lon pouvait demander des renseignements, savait au prix de quelles privations une ouvrière, à Paris, joignait les deux bouts, quand elle voulait rester honnête. Malgré son bon cur, bien quelle eût reçu Fanny des mains de son propre frère, le capitaine Menu, à son lit de mort, elle ne serait jamais arrivée à entretenir la petite avec les mille francs de rente viagère, qui lui permettaient maintenant de lâcher laiguille. Aussi avait-elle espéré mourir tranquille, en la voyant avec M. Narcisse. Et pas du tout, voilà que Fifi mécontentait son oncle, pour des bêtises ! Vous connaissez peut-être Villeneuve, près de Lille, dit-elle en finissant. Jen suis. Cest un bourg assez considérable Mais Auguste perdait patience. Il lâcha la tante, il se tourna vers Bachelard dont le désespoir bruyant se calmait. Je venais vous demander la nouvelle adresse de Duveyrier Vous devez la connaître. Ladresse de Duveyrier, ladresse de Duveyrier, balbutia loncle. Vous voulez dire ladresse de Clarisse. Attendez, tout à lheure. Et il alla ouvrir la chambre de Fifi. Auguste, très étonné, en vit sortir Gueulin, que le vieillard y avait enfermé à double tour. Il désirait lui donner le temps de shabiller et le garder sous la main, pour décider ensuite de son sort. La vue du jeune homme, lair déconfit, les cheveux encore en désordre, ralluma sa colère. Comment ! misérable ! cest toi, mon neveu, qui me déshonores ! Tu salis ta famille, tu traînes dans la boue mes cheveux blancs ! Ah ! tiens ! tu finiras mal, nous te verrons un jour en cour dassises ! Gueulin écoutait, la tête basse, à la fois gêné et furieux. Il murmura : Dites donc, loncle, vous allez trop loin. Hein ? un peu de mesure, je vous prie. Si vous croyez que je trouve ça drôle, moi aussi ! Pourquoi mavez-vous amené chez mademoiselle ? Je ne vous le demandais pas. Cest vous qui my avez traîné. Vous y traîniez tout le monde. Mais Bachelard, gagné de nouveau par les larmes, continuait : Tu mas tout pris, je navais plus quelle Tu seras la cause de ma mort, et je ne te laisserai pas un sou, pas un sou ! Alors, Gueulin, hors de lui, éclata. Fichez-moi la paix ! jen ai assez ! Ah ! quest-ce que je vous ai toujours dit ? les voilà, les voilà, les embêtements du lendemain ! Vous voyez comme ça me réussit, pour une fois que jai la bêtise de profiter dune occasion Parbleu ! la nuit a été très agréable ; mais, après, va te promener ! on en a pour la vie à pleurer comme des veaux. Fifi avait essuyé ses larmes. Elle sennuyait tout de suite à ne rien faire, elle venait de reprendre son aiguille et brodait son étole, en levant de temps à autre ses grands yeux purs sur les deux hommes, lair stupéfait de leur colère. Je suis très pressé, hasarda Auguste. Si vous me donniez cette adresse, la rue et le numéro, pas davantage. Ladresse, dit loncle, attendez, tout de suite. Et, emporté par son attendrissement qui débordait, il saisit les deux mains de Gueulin. Ingrat, je la gardais pour toi, parole dhonneur ! Je me disais : Sil est sage, je la lui donne Oh ! proprement, avec cinquante mille francs de dot Et, salaud ! tu nattends pas, tu vas la prendre comme ça, tout dun coup ! Non, lâchez-moi ! dit Gueulin, touché par le bon cur du vieux. Je sens bien que les embêtements vont continuer. Mais Bachelard lemmena devant la jeune fille, en demandant à celle-ci : Voyons, Fifi, regarde-le : laurais-tu aimé ? Si ça pouvait vous faire plaisir, mon oncle, répondit-elle. Cette bonne réponse acheva de lui crever le cur. Il se tamponna les yeux, il se moucha, étranglé. Eh bien ! on verrait. Il navait jamais voulu que la rendre heureuse. Et, brusquement, il renvoya Gueulin. Va-ten Je vais réfléchir. Pendant ce temps la tante Menu avait encore repris Auguste à part, pour lui expliquer ses idées. Nest-ce pas ? un ouvrier aurait battu la petite, et un employé se serait mis à lui faire des enfants par-dessus la tête. Avec M. Narcisse, au contraire, elle avait la chance de trouver une dot qui lui permettrait de se marier convenablement. Dieu merci ! elles appartenaient à une trop bonne famille, jamais la tante naurait souffert que la nièce se conduisit mal, tombât des bras dun amant dans ceux dun autre. Non, elle voulait pour elle une position sérieuse. Gueulin partait, lorsque Bachelard le rappela. Embrasse-la sur le front, je te le permets. Et il le mit ensuite lui-même à la porte. Puis, revenant se planter devant Auguste, une main sur le cur : Ce nest pas une blague, je vous jure ma parole dhonneur que je voulais la lui donner, plus tard. Alors, cette adresse ? demanda lautre à bout de patience. Loncle parut étonné, comme sil croyait avoir déjà répondu. Hein ? quoi ? ladresse de Clarisse, mais je ne la sais pas ! Auguste eut un geste demportement. Tout sen mêlait, on semblait prendre à tâche de le rendre ridicule ! En le voyant si bouleversé, Bachelard lui soumit une idée : sans doute Trublot savait ladresse, et lon pouvait aller le trouver chez son patron, lagent de change Desmarquay. Même loncle, avec son obligeance de rouleur de trottoirs, offrit à son jeune ami de laccompagner. Celui-ci accepta. Tenez ! dit loncle à Fifi, après lavoir, à son tour, embrassée sur le front, voici tout de même le sucre de mon café et trois pièces de quatre sous, pour votre tirelire. Conduisez-vous bien, en attendant mes ordres. La jeune fille, modeste, tirait son aiguille avec une application exemplaire. Un rayon de soleil, qui glissait dun toit voisin, égayait la petite pièce, dorait ce coin dinnocence, où les bruits des voitures narrivaient même pas. Toute la poésie de Bachelard était remuée. Que le bon Dieu vous bénisse ! monsieur Narcisse, lui dit la tante Menu en le reconduisant. Je suis plus tranquille Nécoutez que votre cur : il vous inspirera. Le cocher, une fois encore, sétait endormi, et il grogna, quand loncle lui donna ladresse de M. Desmarquay, rue Saint-Lazare. Sans doute le cheval dormait aussi, car il fallut une grêle de coups de fouet pour le mettre en branle. Enfin, le fiacre roula péniblement. Cest dur tout de même, reprit loncle au bout dun silence. Vous ne pouvez vous imaginer leffet que ça ma produit, quand jai aperçu Gueulin en chemise Non, voyez-vous, il faut avoir passé par là. Et il continua, il appuyait sur les détails, sans remarquer le malaise croissant dAuguste. Enfin, celui-ci, sentant sa position devenir de plus en plus fausse, lui dit pourquoi il était si pressé de trouver Duveyrier. Berthe avec ce calicot ! cria loncle, vous métonnez, monsieur ! Et il semblait que son étonnement vînt surtout du choix de sa nièce. Dailleurs, après réflexion, il sindigna. Sa sur Éléonore avait bien des reproches à se faire. Il lâchait sa famille. Sans doute, il ne se mêlerait pas de ce duel ; mais il le jugeait indispensable. Ainsi, moi, tout à lheure, quand jai vu Fifi avec un homme en chemise, ma première idée a été de tout massacrer Si vous passiez par là Un tressaillement douloureux dAuguste le fit sinterrompre. Ah ! cest vrai, je ne pensais plus Mon histoire ne vous semble pas drôle. Un silence régna, le fiacre se balançait mélancoliquement. Auguste, dont la flamme séteignait à chaque tour de roue, sabandonnait aux cahots, la mine terreuse, lil gauche barré de migraine. Pourquoi donc Bachelard trouvait-il le duel indispensable ? ce nétait pas son rôle, de pousser au sang, lui loncle de la coupable. Et Auguste avait dans loreille la phrase de son frère : « Cest bête, tu vas te faire embrocher », une phrase importune et entêtée, qui finissait par être comme la douleur même de sa névralgie. Pour sûr, il serait tué, il en avait le pressentiment : cela lanéantissait dans un attendrissement lugubre. Il se voyait mort, il pleurait sur lui. Je vous ai dit rue Saint-Lazare, cria loncle au cocher. Ce nest pas à Chaillot. Tournez donc à gauche. Enfin, le fiacre sarrêta. Pour plus de prudence, ils firent demander Trublot, qui descendit nu-tête causer avec eux sous la porte cochère. Vous savez ladresse de Clarisse ? lui demanda Bachelard. Ladresse de Clarisse Parbleu ! rue dAssas. Ils le remerciaient, ils allaient remonter en voiture, quand Auguste dit à son tour : Et le numéro ? Le numéro Ah ! le numéro, je ne le sais pas. Du coup, le mari déclara quil aimait mieux y renoncer. Trublot faisait des efforts pour se souvenir ; il y avait dîné une fois, là-bas, derrière le Luxembourg ; mais il ne pouvait se rappeler si ça se trouvait dans le bout de la rue, à droite ou à gauche. Ce quil connaissait bien, cétait la porte ; oh ! il aurait dit tout de suite : « La voilà ! » Alors, loncle eut encore une idée : il le pria de les accompagner, malgré les protestations dAuguste, qui déclarait ne plus vouloir déranger personne et qui parlait de rentrer chez lui. Trublot, du reste, refusait, lair contraint. Non, il ne retournerait pas dans cette baraque. Et il évita de donner la vraie raison, une aventure stupéfiante, une gifle à toute volée quil avait reçue de la nouvelle cuisinière de Clarisse, comme il allait un soir la pincer, devant son fourneau. Comprenait-on ça ? une gifle pour une politesse, histoire simplement de lier connaissance ! Jamais ça ne lui était arrivé, il en restait étourdi. Non, non, dit-il en cherchant une excuse, je ne remets pas les pieds dans une maison où lon sembête Vous savez que Clarisse est devenue assommante, et mauvaise comme la gale, et plus bourgeoise que les bourgeoises ! Avec ça, elle a pris sa famille, depuis que son père est mort, toute une tribu de camelots, la mère, deux surs, un grand voyou de frère, jusquà une tante infirme, vous savez de ces têtes qui vendent des polichinelles sur les trottoirs Ce que Duveyrier a lair malheureux et sale, là-dedans ! Et il raconta que le jour de pluie où le conseiller avait retrouvé Clarisse sous une porte, elle sétait fâchée la première, en lui reprochant avec des larmes de ne jamais lavoir respectée. Oui, elle avait quitté la rue de la Cerisaie, exaspérée par une souffrance de dignité personnelle, longtemps contenue. Pourquoi retirait-il sa décoration, quand il venait chez elle ? croyait-il donc quelle laurait salie, sa décoration ? Elle voulait bien se remettre avec lui, mais avant tout il allait lui jurer sur lhonneur quil garderait sa décoration, car elle tenait à son estime, elle entendait ne plus être blessée ainsi à chaque instant. Et Duveyrier avait juré, déconcerté par cette querelle, repris tout entier, troublé et attendri : elle avait raison, il lui trouvait lâme haute. Il nôte plus son ruban, ajouta Trublot. Je crois quelle le fait coucher avec. Ça la flatte devant sa famille, cette fille Dailleurs, comme le gros Payan lui avait déjà croqué ses vingt-cinq mille francs de meubles, elle sen est fait acheter cette fois pour trente mille. Oh ! cest fini, elle le tient par terre, sous son pied, le nez dans ses jupes. Faut-il quun homme aime le veau crevé ! Allons, je pars, puisque M. Trublot ne peut venir, dit Auguste, dont ces histoires augmentaient les ennuis. Mais alors Trublot déclara quil les accompagnait tout de même ; seulement, il ne monterait pas, il leur indiquerait la porte. Et, après être allé prendre son chapeau et donner un prétexte, il les rejoignit dans le fiacre. Rue dAssas, dit-il au cocher. Suivez la rue, je vous arrêterai. Le cocher jura. Rue dAssas, ah ! malheur ! en voilà des paroissiens qui aimaient la promenade ! Enfin, on arriverait, quand on arriverait. Le grand cheval blanc fumait sans avancer, le cou cassé dans une salutation douloureuse, à chaque pas. Cependant, Bachelard racontait déjà sa mésaventure à Trublot. Il avait linfortune bruyante. Oui, avec ce cochon de Gueulin, une petite délicieuse ! Il venait de les trouver en chemise. Mais, à ce point de son récit, il se souvint dAuguste, affaissé dans un coin de la voiture, sombre et dolent. Cest vrai, pardon ! murmura-t-il, joublie toujours. Et, sadressant à Trublot : Notre ami a un malheur dans son ménage, et cest même pour ça que nous courons après Duveyrier Oui, il a trouvé cette nuit sa femme Il acheva dun geste, puis ajouta simplement : Octave, vous savez bien. Trublot, dopinions toujours carrées, allait dire que ça ne le surprenait pas. Seulement, il rattrapa sa phrase, il la remplaça par cette autre, pleine dune colère dédaigneuse, et dont le mari nosa lui demander lexplication : Quel idiot, cet Octave ! Sur cette appréciation de ladultère, il y eut un silence. Chacun des trois hommes était enfoncé dans ses réflexions. Le fiacre ne marchait plus. Il semblait rouler depuis des heures sur un pont, lorsque Trublot, sortant le premier de sa rêverie, risqua cette remarque judicieuse : Cette voiture ne va pas fort. Mais rien ne put hâter le trot du cheval, il était onze heures, lorsquon arriva rue dAssas. Et, là, on perdit encore près dun quart dheure, car Trublot sétait vanté, il ne connaissait pas la porte. Dabord, il laissa le cocher suivre la rue jusquau bout, sans larrêter ; puis, il la lui fit redescendre, et cela à trois reprises. Auguste, sur ses indications précises, entrait, toutes les dix maisons ; mais les concierges répondaient qu« ils navaient pas ça ». Enfin, une fruitière lui indiqua la porte. Il monta avec Bachelard, laissant Trublot dans le fiacre. Ce fut le grand voyou de frère qui ouvrit. Il avait, collée aux lèvres, une cigarette, dont il leur souffla la fumée à la figure, en les introduisant dans le salon. Quand ils demandèrent M. Duveyrier, il se dandina dun air blagueur, sans répondre. Puis, il disparut, pour aller le chercher peut-être. Au milieu du salon, en satin bleu, dun luxe neuf et déjà taché de graisse, une des surs, la plus petite, assise sur le tapis, torchait une casserole apportée de la cuisine ; tandis que lautre, la grande, tapait à poings fermés sur un magnifique piano, dont elle venait de trouver la clef. Toutes les deux, en voyant les messieurs entrer, avaient levé la tête ; mais elles ne sétaient pas interrompues, tapant et torchant au contraire avec plus dénergie. Cinq minutes se passèrent, personne ne se montrait. Les visiteurs se regardaient, assourdis, lorsque des hurlements, qui partaient dune pièce voisine, achevèrent de les terrifier : cétait la tante infirme quon débarbouillait. Enfin, une vieille femme, Mme Bocquet, la mère de Clarisse, passa la tête par lentrebâillement dune porte, vêtue dune robe si sale, quelle nosait se faire voir. Ces messieurs désirent ? demanda-t-elle. Mais M. Duveyrier ! cria loncle perdant patience. Nous lavons dit au domestique Annoncez M. Auguste Vabre et M. Narcisse Bachelard. Mme Bocquet avait refermé la porte. Maintenant, laînée des surs, montée sur le tabouret, tapait des coudes, et la petite, pour avoir le gratin, raclait la casserole avec une fourchette de fer. Cinq minutes sécoulèrent encore. Puis, au milieu de ce tapage, qui ne semblait pas la gêner, Clarisse parut. Ah ! cest vous ! dit-elle à Bachelard, sans même regarder Auguste. Loncle restait ahuri. Il ne laurait pas reconnue, tant elle engraissait. La grande diablesse, dune maigreur de gamin, frisée comme un caniche, tournait à la petite mère, empâtée, avec des bandeaux luisant de pommade. Du reste, elle ne lui laissa pas le temps de trouver une parole, elle lui dit brutalement quelle navait pas besoin chez elle dun cancanier de son espèce, qui allait raconter des horreurs à Alphonse ; oui, parfaitement, il lavait accusée de coucher avec les amis dAlphonse, de les ramasser derrière son dos, à la pelle ; et il ne pouvait pas dire non, car elle le tenait dAlphonse lui-même. Vous savez, mon vieux, ajouta-t-elle, si vous venez pour godailler, vous pouvez prendre la porte Cest fini, la vie dautrefois. À présent, je veux quon me respecte. Et elle étala sa passion du comme il faut, grandie, tournée à lidée fixe. Elle avait ainsi chassé un à un les invités de son amant, prise de véritables accès de rigorisme, défendant de fumer, voulant être appelée madame, exigeant des visites. Son ancienne drôlerie de surface et demprunt sen était allée ; et elle ne gardait que lexagération de son rôle de grande dame, qui parfois crevait en gros mots et en gestes canailles. Peu à peu, la solitude se faisait de nouveau autour de Duveyrier : plus dintérieur amusant, un coin de bourgeoisie féroce, où il retrouvait tous les ennuis de son ménage, dans de lordure et du vacarme. Comme disait Trublot, on ne sembêtait pas davantage rue de Choiseul, et cétait moins sale. Nous ne venons pas pour vous, répondit Bachelard qui se remettait, habitué aux réceptions vives de ces dames. Il faut que nous parlions à Duveyrier. Alors, Clarisse regarda lautre monsieur. Elle crut reconnaître un huissier, sachant quAlphonse commençait à se mettre dans de vilains draps. Oh ! après tout, je men moque, dit-elle. Vous pouvez bien le prendre et le garder Pour le plaisir que jai à lui soigner ses boutons ! Elle ne se donnait même plus la peine de cacher son dégoût, certaine dailleurs que ses cruautés lattachaient à elle davantage. Et, ouvrant une porte : Allons ! viens tout de même, puisque ces messieurs sobstinent. Duveyrier, qui semblait attendre derrière la porte, entra et leur serra la main, en tâchant de sourire. Il navait plus son air jeune dautrefois, quand il passait la soirée chez elle, rue de la Cerisaie ; une lassitude laccablait, il était morne et diminué, avec des tressaillements, comme si des choses, derrière lui, linquiétaient. Clarisse restait pour entendre. Bachelard, qui ne voulait pas parler devant elle, invita le conseiller à déjeuner. Acceptez donc, M. Vabre a besoin de vous. Madame sera assez bonne pour permettre Mais celle-ci sétait aperçue enfin que sa sur cadette tapait sur le piano, et elle lui allongeait des claques, elle la flanquait à la porte, giflant et poussant dehors par la même occasion la plus petite, avec sa casserole. Ce fut un sabbat infernal. La tante infirme, à côté, se remit à hurler, croyant quon venait la battre. Entends-tu, ma mignonne, murmura Duveyrier, ces messieurs minvitent. Elle ne lécoutait pas, elle tâtait linstrument avec une tendresse effrayée. Depuis un mois, elle apprenait le piano. Cétait le rêve inavoué de toute sa vie, une ambition lointaine dont la réalisation seule devait la sacrer femme du monde. Sétant assurée quil ny avait rien de cassé, elle allait retenir son amant pour lui être simplement désagréable, lorsque Mme Bocquet montra une seconde fois la tête, en cachant sa jupe. Ton maître de piano, dit-elle. Du coup, Clarisse, changeant didée, cria à Duveyrier : Cest ça, fiche-moi le camp ! Je déjeunerai avec Théodore. Nous navons pas besoin de toi. Le maître de piano, Théodore, était un Belge, à large face rose. Elle sassit tout de suite devant linstrument ; et il lui posait les doigts sur les touches, il les frottait pour les déraidir. Un instant, Duveyrier hésita visiblement très contrarié. Mais ces messieurs lattendaient, il alla mettre ses bottes. Quand il revint, elle pataugeait dans des gammes, en déchaînant une tempête de notes fausses, dont Auguste et Bachelard étaient malades. Pourtant, lui, que le Mozart et le Beethoven de sa femme rendaient fou, sarrêta une minute derrière sa maîtresse, parut goûter les sons, malgré les contractions nerveuses de son visage ; et, se tournant vers les deux autres, il murmura : Elle a des dispositions étonnantes. Après lavoir baisée sur les cheveux, il se retira discrètement, il la laissa avec Théodore. Dans lantichambre, le grand voyou de frère lui demanda, de son air blagueur, vingt sous pour du tabac. Puis, comme en descendant lescalier, Bachelard sétonnait de sa conversion aux charmes du piano, il jura ne lavoir jamais détesté, il parla de lidéal, dit combien les simples gammes de Clarisse lui remuaient lâme, cédant à son continuel besoin de mettre des petites fleurs bleues dans ses gros appétits de mâle. En bas, Trublot avait donné un cigare au cocher, dont il écoutait lhistoire avec le plus vif intérêt. Loncle voulut absolument aller déjeuner chez Foyot ; cétait lheure, et lon causerait mieux en mangeant. Puis, quand le fiacre fut parvenu à démarrer une fois encore, il mit au courant Duveyrier, qui devint très grave. Le malaise dAuguste paraissait avoir augmenté chez Clarisse, où il navait pas prononcé une parole ; et, maintenant, brisé par cette promenade interminable, la tête prise tout entière et lourde de migraine, il sabandonnait. Lorsque le conseiller le questionna sur ce quil comptait faire, il ouvrit les yeux, il resta un moment plein dangoisse, puis il répéta sa phrase : Me battre, parbleu ! Seulement, sa voix mollissait, et il ajouta en refermant les paupières, comme pour demander quon le laissât tranquille : À moins que vous ne trouviez autre chose. Alors, dans les cahots laborieux du fiacre, ces messieurs tirèrent un grand conseil. Duveyrier, ainsi que Bachelard, jugeait le duel indispensable ; il sen montrait fort ému, à cause du sang, dont il voyait un flot noir salir lescalier de son immeuble ; mais lhonneur le voulait, et lon ne transigeait pas avec lhonneur. Trublot avait des idées plus larges : cétait trop bête, de mettre son honneur dans ce quil appelait par propreté la fragilité dune femme. Aussi Auguste lapprouvait-il dun mouvement las des paupières, outré à la fin de la rage belliqueuse des deux autres, dont le rôle pourtant aurait dû être tout de conciliation. Malgré sa fatigue, il fut forcé de raconter une fois encore la scène de la nuit, la gifle quil avait donnée, puis la gifle quil avait reçue ; et bientôt ladultère disparut, la discussion porta uniquement sur ces deux gifles : on les commenta, on les analysa, pour tâcher dy trouver une solution satisfaisante. En voilà des raffinements ! finit par dire Trublot avec mépris. Sils se sont giflés tous les deux, eh bien ! ils sont quittes. Duveyrier et Bachelard se regardèrent, ébranlés. Mais on arrivait au restaurant, et loncle déclara quon allait bien déjeuner dabord. Ça leur éclaircirait les idées. Il les invitait, il commanda un déjeuner copieux, avec des plats et des vins extravagants, qui les retinrent trois heures dans un cabinet. On ne parla pas une fois du duel. Dès les hors-duvre, la conversation étant forcément tombée sur les femmes, Fifi et Clarisse furent tout le temps expliquées, retournées, épluchées. Bachelard, maintenant, mettait les torts de son côté, pour ne pas avoir lair, devant le conseiller, dêtre lâché salement ; tandis que celui-ci, prenant sa revanche du soir où loncle lavait vu pleurer, au milieu de lappartement vide, rue de la Cerisaie, mentait sur son bonheur, au point dy croire et de sattendrir lui-même. Devant eux, Auguste, que sa névralgie empêchait de manger et de boire, semblait les écouter, un coude sur la table, les yeux troubles. Au dessert, Trublot se rappela le cocher, oublié en bas ; il lui fit porter le reste des plats et le fond des bouteilles, plein de sympathie ; car, disait-il, il avait, à certains détails, flairé un ancien prêtre. Trois heures sonnèrent. Duveyrier se plaignait dêtre assesseur dans la prochaine session de la cour dassises ; Bachelard, très ivre, crachait de côté, sur le pantalon de Trublot, qui ne sen apercevait pas ; et la journée se serait achevée là, au milieu des liqueurs, si Auguste ne sétait éveillé comme en sursaut. Alors, quest-ce quon fait ? demanda-t-il. Eh bien ! mon petit, répondit loncle qui le tutoya, si tu veux, nous allons te tirer gentiment daffaire Cest imbécile, tu ne peux pas te battre. Personne ne parut surpris de cette conclusion. Duveyrier approuvait de la tête. Loncle continua : Je vais monter avec monsieur chez ton particulier, et lanimal te fera des excuses, ou je ne mappelle plus Bachelard Rien quà me voir, il canera, justement parce que ma place nest pas chez lui. Moi, je me fiche du monde ! Auguste lui serra la main ; mais il neut pas même lair soulagé, tant ses douleurs de tête devenaient insupportables. Enfin, on quitta le cabinet. Au bord du trottoir, le cocher déjeunait encore, dans le fiacre ; et il dut secouer les miettes, complètement ivre, tapant en frère sur le ventre de Trublot. Seulement, le cheval, qui, lui, navait rien pris, refusa de marcher, avec un branle désespéré de la tête. On le poussa, il finit par descendre la rue de Toumon, comme sil roulait. Quatre heures étaient sonnées, lorsquil sarrêta rue de Choiseul. Auguste avait gardé le fiacre sept heures. Trublot, resté dedans, déclara quil le prenait pour lui et quil y attendait Bachelard, auquel il voulait offrir à dîner. Vrai ! tu y a mis le temps ! dit à son frère Théophile, qui sétait précipité. Je te croyais mort. Et, dès que ces messieurs furent entrés dans le magasin, il raconta sa journée. Depuis neuf heures, il espionnait la maison. Mais rien ny bougeait. À deux heures, Valérie était allée aux Tuileries avec leur fils Camille. Puis, vers trois heures et demie, il avait vu sortir Octave. Et rien autre, on ne remuait même pas chez les Josserand, à ce point que Saturnin, qui cherchait sa sur sous les meubles, étant monté la demander, Mme Josserand, pour se débarrasser de lui sans doute, lui avait fermé la porte au nez, en disant que Berthe nétait pas chez eux. Depuis ce moment, le fou rôdait, les dents serrées. Cest bon, dit Bachelard, nous allons attendre ce monsieur. Nous le verrons rentrer dici. Auguste, la tête perdue, faisait des efforts pour rester debout. Alors, Duveyrier lui conseilla de se mettre au lit. Il ny avait pas dautre remède contre la migraine. Montez donc, nous navons plus besoin de vous. On vous fera connaître le résultat Mon cher, les émotions ne vous valent rien. Et le mari monta se coucher. À cinq heures, les deux autres attendaient encore Octave. Celui-ci, dabord sans but, désireux simplement de prendre lair et doublier les catastrophes de la nuit, avait passé devant le Bonheur des Dames, où il sétait arrêté pour saluer Mme Hédouin, en grand deuil, debout sur la porte ; et, comme il lui apprenait sa sortie de chez les Vabre, elle lui avait demandé tranquillement pourquoi il ne rentrerait pas chez elle. Ça sétait fait tout de suite, sans y penser. Quand il leut saluée de nouveau, après avoir promis de venir dès le lendemain, il continua sa flânerie, plein dun vague regret. Toujours le hasard dérangeait ses calculs. Des projets labsorbaient, il battait le quartier depuis une heure, lorsque, en levant la tête, il saperçut quil avait enfilé le couloir obscur du passage Saint-Roch. Devant lui, dans langle le plus noir, à la porte dun garni louche, Valérie prenait congé dun monsieur très barbu. Elle rougit, se sauva, poussa la porte rembourrée de léglise ; puis, se voyant suivie par le jeune homme qui souriait, elle préféra lattendre sous le porche, où ils se mirent à causer, très cordialement. Vous me fuyez, dit-il. Vous êtes donc fâchée contre moi ? Fâchée ? répondit-elle, pourquoi serais-je fâchée ? Ah ! ils peuvent se manger entre eux, sils veulent, ça mest bien égal ! Elle parlait de sa famille. Et, tout de suite, elle soulagea son ancienne rancune contre Berthe, dabord par des allusions, tâtant le jeune homme ; puis, quand elle le sentit sourdement las de sa maîtresse, encore exaspéré du drame de la nuit, elle ne se gêna plus, elle vida son cur. Dire que cette femme lavait accusée de se vendre, elle qui nacceptait jamais un sou, pas même un cadeau ! Si pourtant, des fleurs parfois, des bouquets de violettes. Et, maintenant, on savait laquelle des deux se vendait. Elle le lui avait prédit, quon verrait un jour ce quil faudrait y mettre, pour lavoir. Hein ? demanda-t-elle, ça vous a coûté plus cher quun bouquet de violettes. Oui, oui, murmura-t-il lâchement. À son tour, il laissa échapper des choses désagréables sur Berthe, la disant méchante, la trouvant même trop grasse, comme sil se vengeait des ennuis quelle lui causait. Toute la journée, il avait attendu les témoins du mari, et il allait rentrer pour sassurer encore si personne nétait venu : une aventure stupide, un duel quelle aurait pu lui éviter. Il finit par conter leur rendez-vous si bête, leur querelle, puis larrivée dAuguste, avant quils se fussent seulement fait une caresse. Sur ce que jai de plus sacré, dit-il, il ny avait pas encore eu ça entre nous ! Valérie riait, très animée. Elle glissait à lintimité tendre de ces confidences, se rapprochait dOctave comme dune amie qui savait tout. Par moments, une dévote sortant de léglise, les dérangeait ; puis, la porte retombait doucement, et ils se retrouvaient seuls, dans le tambour de drap vert, comme au fond dun asile discret et religieux. Jignore pourquoi je vis avec ces gens-là, reprit-elle en revenant à sa famille. Oh ! sans doute, je ne suis pas sans reproche de mon côté. Mais, franchement, je ne puis avoir de remords, tant ils me touchent peu Et si je vous avouais pourtant combien lamour mennuie ! Voyons, pas tant que ça, dit gaiement Octave. On est des fois moins bête que nous, hier Il y a des moments heureux. Alors, elle se confessa. Ce nétait point encore la haine de son mari, la continuelle fièvre, dont il grelottait, dans une impuissance et une éternelle pleurnicherie de petit garçon, qui lavait poussée à se mal conduire, six mois après son mariage ; non, elle faisait ça sans le vouloir souvent, uniquement parce quil lui venait dans la tête des choses dont elle naurait pu expliquer le pourquoi. Tout se cassait, elle tombait malade, elle se serait tuée. Alors, comme rien ne la retenait, autant cette culbute-là quune autre. Bien vrai, jamais de bons moments ? demanda de nouveau Octave, que ce point seul semblait intéresser. Enfin, jamais ce quon raconte, répondit-elle. Je vous le jure ! Il la regarda avec une sympathie pleine dapitoiement. Pour rien, et sans joie : ça ne valait sûrement pas la peine quelle se donnait, dans ses continuelles peurs dune surprise. Et il éprouvait surtout un soulagement damour-propre, car il souffrait toujours au fond de son ancien dédain. Voilà donc pourquoi elle sétait refusée, un soir ! Il lui en parla. Vous vous rappelez, après une crise ? Oui. Vous ne me déplaisiez pas, mais jen avais si peu envie ! Et, tenez ! ça vaut mieux, nous nous détesterions à cette heure. Elle lui donnait sa petite main gantée. Il la serra, en répétant : Vous avez raison, ça vaut mieux Décidément, on naime bien que les femmes quon na pas eues. Cétait une grande douceur. Ils restèrent un instant la main dans la main, attendris. Puis, sans ajouter une parole, ils poussèrent la porte rembourrée de léglise, où elle avait laissé son fils Camille à la garde de la loueuse de chaises. Lenfant sétait endormi. Elle le fit agenouiller, sagenouilla un instant elle-même, la tête entre les mains, comme abîmée au fond dune ardente prière. Et elle se relevait, lorsque labbé Mauduit, qui sortait dun confessionnal, la salua dun paternel sourire. Octave avait traversé simplement léglise. Quand il rentra chez lui, toute la maison fut remuée. Trublot seul, qui rêvait dans le fiacre, ne le vit pas. Des fournisseurs, sur leurs portes, le regardèrent gravement. Le papetier, en face, promenait encore les yeux le long de la façade, comme pour en fouiller les pierres ; mais le charbonnier et la fruitière étaient déjà calmés, le quartier retombait à sa dignité froide. Sous la porte, au passage dOctave, Lisa, en train de bavarder avec Adèle, dut se contenter de le dévisager ; et toutes deux se remirent à se plaindre de la cherté de la volaille, sous lil sévère de M. Gourd, qui salua le jeune homme. Enfin, celui-ci montait, lorsque Mme Juzeur, aux aguets depuis le matin, entrouvrit sa porte, lui saisit les mains, lattira dans son antichambre, où elle le baisa sur le front, en murmurant : Pauvre enfant ! Allez, je ne vous retiens pas. Revenez causer, quand tout sera fini. Et il était à peine rentré, que Duveyrier et Bachelard se présentèrent. Dabord, stupéfait de voir loncle, il voulut leur donner les noms de deux de ses amis. Mais ces messieurs, sans répondre, parlèrent de leur âge et lui firent un sermon sur son inconduite. Puis, comme, au courant de la conversation, il annonçait son intention de quitter la maison au plus tôt, tous deux déclarèrent solennellement que cette preuve de tact leur suffisait. Il y avait eu assez de scandale, il était temps de faire aux honnêtes gens le sacrifice de ses passions. Duveyrier accepta le congé séance tenante et se retira, tandis que Bachelard, derrière son dos, invitait le jeune homme à dîner pour le soir. Hein ? je compte sur vous. Nous sommes en noce, Trublot nous attend en bas Moi, je me fiche dÉléonore. Mais je ne veux pas la voir et je file devant, pour quon ne nous rencontre pas ensemble. Il descendit. Cinq minutes plus tard, Octave, ravi du dénouement de laventure, le rejoignait. Il se glissa dans le fiacre, et le mélancolique cheval qui venait de promener le mari pendant sept heures, les traîna en boitant jusquà un restaurant des Halles, où lon mangeait des tripes étonnantes. Duveyrier avait retrouvé Théophile au fond du magasin, Valérie rentrait à peine, et tous trois causaient, lorsque Clotilde elle-même arriva, de retour dun concert. Elle y était dailleurs allée bien tranquille, certaine, disait-elle, dune solution satisfaisante pour tout le monde. Puis, il y eut un silence, un embarras entre les deux ménages. Théophile, du reste, pris dun accès de toux abominable, crachait ses dents. Comme tous avaient intérêt à se réconcilier, ils finirent par profiter de lémotion où les jetaient les nouveaux ennuis de la famille. Les deux femmes sembrassèrent, Duveyrier jura à Théophile que la succession du père Vabre le ruinait, et il promit pourtant de lindemniser, en lui abandonnant ses loyers pendant trois ans. Il faut aller rassurer ce pauvre Auguste, fit enfin remarquer le conseiller. Il montait, lorsque des cris terribles danimal quon égorge partirent de la chambre à coucher. Cétait Saturnin qui, armé de son couteau de cuisine, avait pénétré jusquà lalcôve, en étouffant le bruit de ses pas. Et là, les yeux rouges comme des braises, la bouche écumeuse, il venait de se jeter sur Auguste. Dis, où las-tu fourrée ? criait-il. Rends-la-moi, ou je te saigne comme un cochon ! Le mari, tiré en sursaut de sa somnolence douloureuse, voulut fuir. Mais le fou, avec la force de lidée fixe, lavait empoigné par un pan de sa chemise ; et, le recouchant, lui posant le cou au bord du lit, au-dessus dune cuvette qui se trouvait là, il le maintenait dans la position dune bête à labattoir. Hein ? ça y est, cette fois Je te saigne, je te saigne comme un cochon ! Heureusement, on arrivait et on put dégager la victime. Il fallut enfermer Saturnin, pris de folie furieuse. Deux heures plus tard, le commissaire, averti, le faisait conduire pour la seconde fois à lasile des Moulineaux, avec le consentement de la famille. Mais le pauvre Auguste restait grelottant. Il disait à Duveyrier, qui lui annonçait larrangement pris avec Octave : Non, jaurais mieux aimé me battre. On ne peut pas se défendre contre un fou Quelle rage a-t-il donc de vouloir me saigner, ce brigand, parce que sa sur ma fait cocu ! Ah ! jen ai assez, mon ami, jen ai assez, parole dhonneur ! |