Le Docteur Pascal
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Le Docteur Pascal - 9 Par la ville et par les campagnes environnantes, le docteur Pascal continuait donc ses visites de médecin. Et, presque toujours, il avait au bras Clotilde, qui entrait avec lui chez les pauvres gens. Mais, comme il le lui avait avoué très bas, une nuit, ce nétaient guère, désormais, que des tournées de soulagement et de consolation. Déjà, autrefois, sil avait fini par ne plus exercer quavec répugnance, cela venait de ce quil sentait tout le vide de la thérapeutique. Lempirisme le désolait. Du moment que la médecine nétait pas une science expérimentale, mais un art, il demeurait inquiet devant linfinie complication de la maladie et du remède, selon le malade. Les médications changeaient avec les hypothèses : que de gens avaient dû tuer jadis les méthodes aujourdhui abandonnées ! Le flair du médecin devenait tout, le guérisseur nétait plus quun devin heureusement doué, marchant lui-même à tâtons, enlevant les cures au petit bonheur de son génie. Et cela expliquait pourquoi, après une douzaine dannées dexercice, il avait à peu près abandonné sa clientèle pour se jeter dans létude pure. Puis, lorsque ses grands travaux sur lhérédité lavaient ramené un instant à lespoir dintervenir, de guérir par ses piqûres hypodermiques, il sétait de nouveau passionné, jusquau jour où sa foi en la vie, qui le poussait à en aider laction, en réparant les forces vitales, sétait élargie encore, lui avait donné la certitude supérieure que la vie se suffisait, était lunique faiseuse de santé et de force. Et il ne continuait ses visites, avec son tranquille sourire, quauprès des malades qui le réclamaient à grands cris et qui se trouvaient miraculeusement soulagés, même lorsquil les piquait avec de leau claire. Clotilde, parfois, maintenant, se permettait den plaisanter. Elle restait, au fond, la fervente du mystère ; et elle disait gaiement que, sil faisait ainsi des miracles, cétait quil en avait en lui le pouvoir, un vrai bon Dieu ! Mais, alors, il ségayait à lui retourner la vertu efficace de leurs visites communes, racontant quil ne guérissait plus personne quand elle était absente, que cétait elle qui apportait le souffle de lau-delà, la force inconnue et nécessaire. Ainsi, les gens riches, les bourgeois, où elle ne se permettait pas dentrer, continuaient à geindre, sans aucun soulagement possible. Et cette dispute tendre les amusait, ils partaient chaque fois comme pour des découvertes nouvelles, ils avaient de bons regards dintelligence chez les malades. Ah ! cette gueuse de souffrance qui les révoltait, quils allaient seule combattre encore, comme ils étaient heureux, lorsquils la croyaient vaincue ! Ils se sentaient récompensés divinement, quand ils voyaient les sueurs froides se sécher, les bouches hurlantes sapaiser, les faces mortes reprendre vie. Cétait leur amour, décidément, quils promenaient et qui calmait ce petit coin dhumanité souffrante. Mourir nest rien, cest dans lordre, disait souvent Pascal. Mais souffrir, pourquoi ? cest abominable et stupide ! Une après-midi, le docteur alla, avec la jeune fille, voir un malade au petit village de Sainte-Marthe ; et, comme ils prenaient le chemin de fer, pour ménager Bonhomme, ils firent à la gare une rencontre. Le train quils attendaient venait des Tulettes. Sainte-Marthe était la première station, dans le sens opposé, vers Marseille. Et, le train arrivé, ils se précipitaient, ils ouvraient une portière, lorsquils virent descendre la vieille Mme Rougon du compartiment, quils croyaient vide. Elle ne leur parlait plus, elle descendit dun saut léger, malgré son âge, puis sen alla, lair raide et très digne. Cest le premier juillet, dit Clotilde quand le train fut en marche. Grand-mère revient des Tulettes faire sa visite de chaque mois à Tante Dide As-tu vu le regard quelle ma jeté ? Pascal, au fond, était heureux de cette fâcherie avec sa mère, qui le délivrait de la continuelle inquiétude de sa présence. Bah ! dit-il simplement, quand on ne sentend pas, il vaut mieux ne pas se fréquenter. Mais la jeune fille restait chagrine et songeuse. Puis, à demi-voix : Je lai trouvée changée, le visage pâli Et, as-tu remarqué ? elle, si correcte dhabitude, navait quune main gantée, la main droite, dun gant vert Je ne sais pourquoi, elle ma retourné le cur. Lui, alors, troublé aussi, eut un geste vague. Sa mère finirait certainement par vieillir, comme tout le monde. Elle sagitait trop, elle se passionnait trop encore. Il raconta quelle projetait de léguer sa fortune à la ville de Plassans, pour quon bâtit une maison de retraite qui porterait le nom des Rougon. Tous deux sétaient remis à sourire, lorsquil sécria : Tiens ! mais cest demain que nous allons, nous aussi, aux Tulettes, pour nos malades. Et tu sais que jai promis de conduire Charles à loncle Macquart. Félicité, en effet, revenait, ce jour-là, des Tulettes, où elle se rendait régulièrement, le premier de chaque mois, pour prendre des nouvelles de Tante Dide. Depuis des années, elle sintéressait passionnément à la santé de la folle, stupéfaite de la voir durer toujours, furieuse de ce quelle sentêtait à vivre, hors de la mesure commune, dans un véritable prodige de longévité. Quel soulagement, le beau matin où elle enterrerait ce témoin gênant du passé, ce spectre de lattente et de lexpiation, qui évoquait, vivantes les abominations de la famille ! Et, lorsque tant dautres étaient partis, elle, démente, ne gardant quune étincelle de vie au fond des yeux, semblait oubliée. Ce jour-là, elle lavait encore trouvée sur son fauteuil, desséchée et droite, immuable. Comme le disait la gardienne, il ny avait plus de raison pour quelle mourût jamais. Elle avait cent cinq ans. Quand elle sortit de lAsile, Félicité était outrée. Elle pensa à loncle Macquart. Encore un qui la gênait, qui séternisait avec une obstination exaspérante ! Bien quil neût que quatre-vingt-quatre ans, trois ans de plus quelle, il lui semblait dune vieillesse ridicule, dépassant les bornes permises. Et un homme qui vivait dans les excès, qui était ivre mort chaque soir, depuis soixante ans ! Les sages, les sobres, sen allaient ; lui, fleurissait, sépanouissait, éclatant de santé et de joie. Jadis, lorsquil était venu sétablir aux Tulettes, elle lui avait fait des cadeaux de vin, de liqueurs, deau-de-vie, dans lespoir inavoué de débarrasser la famille dun gaillard vraiment malpropre, dont on navait à attendre que du désagrément et de la honte. Mais elle sétait vite aperçue que tout cet alcool paraissait au contraire lentretenir en belle allégresse, la mine ensoleillée, lil goguenard ; et elle avait supprimé les cadeaux, puisque le poison espéré lengraissait. Elle en gardait une terrible rancune, elle laurait tué, si elle lavait osé, chaque fois quelle le revoyait, plus daplomb sur ses jambes divrogne, lui ricanant à la face, sachant bien quelle guettait sa mort, et triomphant de ce quil ne lui donnait pas le plaisir denterrer avec lui le linge sale ancien, le sang et la boue des deux conquêtes de Plassans. Voyez-vous, Félicité, disait-il souvent, de son air datroce moquerie, je suis ici pour garder la vieille mère, et le jour où nous nous déciderons à mourir tous les deux, ce sera par gentillesse pour vous, oui ! simplement pour vous éviter la peine daccourir nous voir, comme ça, dun si bon cur, chaque mois. Dordinaire, elle ne se donnait même plus la déception de descendre chez loncle, elle était renseignée sur lui, à lAsile. Mais, cette fois, comme elle venait dy apprendre quil traversait une crise divrognerie extraordinaire, ne dessoûlant pas depuis quinze jours, sans doute ivre à un tel point quil ne sortait plus, elle fut prise de la curiosité de voir par elle-même létat où il pouvait bien sêtre mis. Et, en retournant à la gare, elle fit un détour, pour passer par la bastide de loncle. La journée était superbe, une chaude et rayonnante journée dété. A droite et à gauche de létroit chemin quelle avait dû prendre, elle regardait les champs quil sétait fait donner autrefois, toute cette grasse terre, prix de sa discrétion et de sa bonne tenue. Au grand soleil, la maison, avec ses tuiles roses, ses murs violemment badigeonnés de jaune, lui apparut toute riante de gaieté. Sous les antiques mûriers de la terrasse, elle goûta la fraîcheur délicieuse, elle jouit de ladorable vue. Quelle digne et sage retraite, quel coin de bonheur pour un vieil homme, qui achèverait, dans cette paix, une longue vie de bonté et de devoir ! Mais elle ne le voyait pas, elle ne lentendait pas. Le silence était profond. Seules, des abeilles bourdonnaient, autour de grandes mauves. Et il ny avait, sur la terrasse, quun petit chien jaune, un loubet, comme on les nomme en Provence, étendu de tout son long sur la terre nue, à lombre. Il connaissait la visiteuse, il avait levé la tête en grognant, sur le point daboyer ; puis, il sétait recouché, et il ne bougeait plus. Alors, dans cette solitude, dans cette joie du soleil, elle fut saisie dun singulier petit frisson, elle appela : Macquart ! Macquart ! La porte de la bastide, sous les mûriers, était grande ouverte. Mais elle nosait entrer, cette maison vide, béante ainsi, linquiétait. Et elle appela de nouveau : Macquart ! Macquart ! Pas un bruit, pas un souffle. Le silence lourd retombait, les abeilles seules bourdonnaient plus haut, autour des grandes mauves. Une honte de sa peur finit par prendre Félicité, qui entra bravement. A gauche, dans le vestibule, la porte de la cuisine, où loncle se tenait dhabitude, était fermée. Elle la poussa, elle ne distingua rien dabord, car il avait dû clore les volets, pour se protéger contre la chaleur. Sa première impression fut seulement de se sentir serrée à la gorge par la violente odeur dalcool qui emplissait la pièce : il semblait que chaque meuble suât cette odeur, la maison entière en était imprégnée. Puis, comme ses yeux saccoutumaient à la demi-obscurité, elle finit par apercevoir loncle. Il se trouvait assis près de la table, sur laquelle étaient un verre et une bouteille de trois-six complètement vide. Tassé au fond de sa chaise, il dormait profondément, ivre mort. Cette vue la rendit à sa colère et à son mépris. Voyons, Macquart, est-ce déraisonnable et ignoble de se mettre dans un état pareil ! Réveillez-vous donc, cest honteux ! Son sommeil était si profond, quon nentendait même pas son souffle. Vainement, elle haussa la voix, tapa violemment des mains. Macquart ! Macquart ! Macquart ! Ah ! ouiche ! Vous êtes dégoûtant, mon cher ! Et elle labandonna, elle ne se gêna plus, marcha librement, bouscula les objets. Au sortir de lAsile, par la route poussiéreuse, une soif ardente lavait prise. Ses gants la gênaient, elle les retira, les mit sur un coin de la table. Puis, elle eut la chance de trouver la cruche, elle lava un verre quelle emplit ensuite jusquau bord, et quelle sapprêtait à vider, lorsquun extraordinaire spectacle la remua à un tel point, quelle le posa près de ses gants, sans boire. Elle voyait de plus en plus clair dans la pièce, que de minces filets de soleil éclairaient, à travers les fentes des vieux volets disjoints. Nettement, elle apercevait loncle, toujours proprement vêtu de drap bleu, coiffé de léternelle casquette de fourrure quil portait dun bout de lannée à lautre. Il avait engraissé depuis cinq ou six ans, il faisait un véritable tas, débordant de plis de graisse. Et elle venait de remarquer quil avait dû sendormir en fumant, car sa pipe, une courte pipe noire, était tombée sur ses genoux. Puis, elle resta immobile de stupeur : le tabac enflammé sétait répandu, le drap du pantalon avait pris feu ; et, par le trou de létoffe, large déjà comme une pièce de cent sous, on voyait la cuisse nue, une cuisse rouge, doù sortait une petite flamme bleue. Dabord, Félicité crut que cétait du linge, le caleçon, la chemise, qui brûlait. Mais le doute nétait pas permis, elle voyait bien la chair à nu, et la petite flamme bleue sen échappait, légère, dansante, telle quune flamme errante, à la surface dun vase dalcool enflammé. Elle nétait encore guère plus haute quune flamme de veilleuse, dune douceur muette, si instable, que le moindre frisson de lair la déplaçait. Mais elle grandissait, sélargissait rapidement, et la peau se fendait, et la graisse commençait à se fondre. Un cri involontaire jaillit de la gorge de Félicité. Macquart ! Macquart ! Il ne bougeait toujours pas. Son insensibilité devait être complète, livresse lavait jeté dans une sorte de coma, dans une paralysie absolue de la sensation ; car il vivait, on voyait un souffle lent et égal soulever sa poitrine. Macquart ! Macquart ! Maintenant, la graisse suintait par les gerçures de la peau, activant la flamme qui gagnait le ventre. Et Félicité comprit que loncle sallumait là, comme une éponge, imbibée deau-de-vie. Lui-même en était saturé depuis des ans, de la plus forte, de la plus inflammable. Il flamberait sans doute tout à lheure, des pieds à la tête. Alors, elle cessa de vouloir le réveiller, puisquil dormait si bien. Pendant une grande minute, elle osa encore le contempler, effarée, peu à peu résolue. Ses mains, pourtant, sétaient mises à trembler, dun petit grelottement quelle ne pouvait contenir. Elle étouffait, elle reprit à deux mains le verre deau, que, dun trait, elle vida. Et elle partait sur la pointe des pieds, lorsquelle se rappela ses gants. Elle revint, crut les ramasser, tous les deux sur la table, dun geste inquiet, à tâtons. Enfin, elle sortit, elle referma la porte soigneusement, avec douceur, comme si elle avait craint de déranger quelquun. Quand elle se retrouva sur la terrasse, au gai soleil, dans lair pur, en face de limmense horizon baigné de ciel, elle eut un soupir de soulagement. La campagne était déserte, personne ne lavait certainement vue ni entrer ni sortir. Il ny avait toujours là que le loubet jaune, étalé, qui ne daigna même pas lever la tête. Et elle sen alla, de son petit pas pressé, avec le léger balancement de sa taille de jeune fille. Cent pas plus loin, bien quelle sen défendît, une irrésistible force la fit se retourner et regarder une dernière fois la maison, si calme et si gaie, à mi-côte, sous cette fin dun beau jour. Dans le train seulement, lorsquelle voulut se ganter, elle saperçut quun de ses gants manquait. Mais elle avait la certitude quil était tombé sur le quai du chemin de fer, comme elle montait en wagon. Elle se croyait très calme, et elle resta pourtant une main gantée et une main nue, ce qui ne pouvait être, chez elle, que leffet dune forte perturbation. Le lendemain, Pascal et Clotilde prirent le train de trois heures, pour se rendre aux Tulettes. La mère de Charles, la bourrelière, leur avait amené le petit, puisquils voulaient bien se charger de le conduire à loncle, chez lequel il devait rester toute la semaine. De nouvelles disputes avaient troublé le ménage : le mari refusait, décidément, de tolérer davantage chez lui cet enfant dun autre, ce fils de prince, fainéant et imbécile. Comme cétait la grand-mère Rougon qui lhabillait, il était en effet, ce jour-là, tout vêtu encore de velours noir, soutaché dune ganse dor, tel quun jeune seigneur, un page dautrefois, allant à la cour. Et, pendant le quart dheure que dura le voyage, dans le compartiment où ils étaient seuls, Clotilde samusa à lui enlever sa toque, pour lustrer ses admirables cheveux blonds, sa royale chevelure dont les boucles lui tombaient sur les épaules. Mais elle portait une bague, et lui ayant passé la main sur la nuque, elle resta saisie de voir que sa caresse laissait une trace sanglante. On ne pouvait le toucher, sans que la rosée rouge perlât à sa peau : cétait un relâchement des tissus, si aggravé par la dégénérescence, que le moindre froissement déterminait une hémorragie. Tout de suite, le docteur sinquiéta, lui demanda sil saignait toujours aussi souvent du nez. Et Charles sut à peine répondre, dit non dabord, puis se rappela, dit quil avait beaucoup saigné, lautre jour. Il semblait en effet plus faible, il retournait à lenfance, à mesure quil avançait en âge, dune intelligence qui ne sétait jamais éveillée et qui sobscurcissait. Ce grand garçon de quinze ans ne paraissait pas en avoir dix, si beau, si petite fille, avec son teint de fleur née à lombre. Très attendrie, le cur chagrin, Clotilde, qui lavait gardé sur ses genoux, le remit sur la banquette, lorsquelle saperçut quil essayait de glisser la main par léchancrure de son corsage, dans une poussée précoce et instinctive de petit animal vicieux. Aux Tulettes, Pascal décida quils conduiraient dabord lenfant chez loncle. Et ils gravirent la pente assez rude du chemin. De loin, la petite maison riait comme la veille au grand soleil, avec ses tuiles roses, ses murs jaunes, ses mûriers verts, allongeant leurs branches tordues, couvrant la terrasse dun épais toit de feuilles. Une paix délicieuse baignait ce coin de solitude, cette retraite de sage, où lon nentendait que le bourdonnement des abeilles, autour des grandes mauves. Ah ! ce gredin doncle, murmura Pascal en souriant, je lenvie ! Mais il était surpris de ne pas lapercevoir déjà, debout au bord de la terrasse. Et, comme Charles sétait mis à galoper, entraînant Clotilde, pour aller voir les lapins, le docteur continua de monter seul, sétonna, en haut, de ne trouver personne. Les volets étaient clos, la porte du vestibule bâillait, grande ouverte. Il ny avait là que le loubet jaune, sur le seuil, les quatre pattes raidies, le poil hérissé, hurlant dun gémissement doux et continu. Quand il vit arriver ce visiteur, quil reconnut sans doute, il se tut un instant, alla se poser plus loin, puis recommença doucement à gémir. Pascal, envahi dune crainte, ne put retenir lappel inquiet qui lui montait aux lèvres. Macquart ! Macquart ! Personne ne répondit, la maison gardait un silence de mort, avec sa seule porte grande ouverte, qui creusait un trou noir. Le chien hurlait toujours. Et il simpatienta, il cria plus haut : Macquart ! Macquart ! Rien ne bougea, les abeilles bourdonnaient, la sérénité immense du ciel enveloppait ce coin de solitude. Et il se décida. Peut-être loncle dormait-il. Mais, dès quil eut poussé, à gauche, la porte de la cuisine, une odeur affreuse sen échappa, une insupportable odeur dos et de chair tombés sur un brasier. Dans la pièce, il put à peine respirer, étouffé, aveuglé par une sorte dépaisse vapeur, une nuée stagnante et nauséabonde. Les minces filets de lumière qui filtraient à travers les fentes ne lui permettaient pas de bien voir. Pourtant, il sétait précipité vers la cheminée, il abandonnait sa première pensée dun incendie, car il ny avait pas eu de feu, tous les meubles autour de lui avaient lair intacts. Et, ne comprenant pas, se sentant défaillir dans cet air empoisonné, il courut ouvrir les volets, violemment. Un flot de lumière entra. Alors, ce que le docteur put enfin constater lemplit détonnement. Chaque objet se trouvait à sa place ; le verre et la bouteille de trois-six vide étaient sur la table ; seule, la chaise où loncle avait dû sasseoir portait des traces dincendie, les pieds de devant noircis, la paille à demi brûlée. Quétait devenu loncle ? Où donc pouvait-il être passé ? Et, devant la chaise, il ny avait, sur le carreau, taché dune mare de graisse, quun petit tas de cendre, à côté duquel gisait la pipe, une pipe noire, qui ne sétait pas même cassée en tombant. Tout loncle était là, dans cette poignée de cendre fine, et il était aussi dans la nuée rousse qui sen allait par la fenêtre ouverte, dans la couche de suie qui avait tapissé la cuisine entière, un horrible suint de chair envolée, enveloppant tout, gras et infect sous le doigt. Cétait le plus beau cas de combustion spontanée quun médecin eût jamais observé. Le docteur en avait bien lu de surprenants, dans certains mémoires, entre autres celui de la femme dun cordonnier, une ivrognesse qui sétait endormie sur sa chaufferette et dont on navait retrouvé quun pied et une main. Lui-même, jusque-là, sétait méfié, navait pu admettre, comme les anciens, quun corps, imprégné dalcool, dégageât un gaz inconnu, capable de senflammer spontanément et de dévorer la chair et les os. Mais il ne niait plus, il expliquait tout dailleurs, en rétablissant les faits : le coma de livresse, linsensibilité absolue, la pipe tombée sur les vêtements qui prenaient feu, la chair saturée de boisson qui brûlait et se crevassait, la graisse qui se fondait, dont une partie coulait par terre, dont lautre activait la combustion, et tout enfin, les muscles, les organes, les os qui se consumaient, dans la flambée du corps entier. Tout loncle tenait là, avec ses vêtements de drap bleu, avec la casquette de fourrure quil portait dun bout de lannée à lautre. Sans doute, dès quil sétait mis à brûler ainsi quun feu de joie, il avait dû culbuter en avant, ce qui expliquait comment la chaise se trouvait noircie à peine ; et rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent, pas un ongle, rien que ce petit tas de poussière grise, que le courant dair de la porte menaçait de balayer. Clotilde, cependant, entra ; tandis que Charles restait dehors, intéressé par le hurlement continu du chien. Ah ! mon Dieu, quelle odeur ! dit-elle. Quy a-t-il ? Et, lorsque Pascal lui eut expliqué lextraordinaire catastrophe, elle frémit. Déjà, elle avait pris la bouteille pour lexaminer ; mais elle la reposa avec horreur, en la sentant humide et poissée de la chair de loncle. On ne pouvait rien toucher, les moindres choses étaient comme enduites de ce suint jaunâtre, qui collait aux mains. Un frisson de dégoût épouvanté la souleva, elle pleura, en bégayant : La triste mort ! laffreuse mort ! Pascal sétait remis de son premier saisissement, et il souriait presque. Affreuse, pourquoi ? Il avait quatre-vingt-quatre ans, et il na pas souffert Moi, je la trouve superbe, cette mort, pour ce vieux bandit doncle, qui a mené, mon Dieu ! on peut bien le dire à cette heure, une existence peu catholique Tu te rappelles son dossier, il avait sur la conscience des choses vraiment terribles et malpropres, ce qui ne la pas empêché de se ranger plus tard, de vieillir au milieu de toutes les joies, en brave homme goguenard, récompensé des grandes vertus quil navait pas eues Et le voilà qui meurt royalement, comme le prince des ivrognes, flambant de lui-même, se consumant dans le bûcher embrasé de son propre corps ! Émerveillé, le docteur élargissait la scène de son geste vague. Vois-tu cela ? Être ivre au point de ne pas sentir quon brûle, sallumer soi-même comme un feu de la Saint-Jean, se perdre en fumée, jusquau dernier os ! Hein ? vois-tu loncle parti pour lespace, dabord répandu aux quatre coins de cette pièce, dissous dans lair et flottant, baignant tous les objets qui lui ont appartenu, puis séchappant en une poussière de nuée par cette fenêtre, lorsque je lai ouverte, senvolant en plein ciel, emplissant lhorizon Mais cest une mort admirable ! disparaître, ne rien laisser de soi, un petit tas de cendre et une pipe, à côté ! Et il ramassa la pipe, pour garder, ajouta-t-il, une relique de loncle ; tandis que Clotilde, qui avait cru sentir une pointe damère moquerie sous son accès dadmiration lyrique, disait encore, dun frisson, son effroi et sa nausée. Mais, sous la table, elle venait dapercevoir quelque chose, un débris peut-être ! Vois donc là, ce lambeau ! Il se baissa, il eut la surprise de ramasser un gant de femme, un gant vert. Eh ! cria-t-elle, cest le gant de grand-mère, tu te souviens, le gant qui lui manquait hier soir. Tous les deux sétaient regardés, la même explication leur montait aux lèvres : Félicité, la veille, était certainement venue ; et une brusque conviction se faisait dans lesprit du docteur, la certitude que sa mère avait vu loncle sallumer, et quelle ne lavait pas éteint. Cela résultait pour lui de plusieurs indices, létat de refroidissement complet où il trouvait la pièce, le calcul quil faisait des heures nécessaires à la combustion. Il vit bien que la même pensée naissait au fond des yeux terrifiés de sa compagne. Mais, comme il semblait impossible de jamais savoir la vérité, il imagina tout haut lhistoire la plus simple. Sans doute, ta grand-mère sera entrée dire bonjour à loncle, en revenant de lAsile, avant quil se mette à boire. Allons-nous-en ! allons-nous-en ! cria Clotilde. Jétouffe, je ne puis plus rester ici ! Dailleurs, Pascal voulait aller déclarer le décès. Il sortit derrière elle, ferma la maison, mit la clef dans sa poche. Et, dehors, ils entendirent de nouveau le loubet, le petit chien jaune, qui navait pas cessé de hurler. Il sétait réfugié dans les jambes de Charles, et lenfant, amusé, le poussait du pied, lécoutait gémir, sans comprendre. Le docteur se rendit directement chez M. Maurin, le notaire des Tulettes, qui se trouvait être en même temps maire de la commune. Veuf depuis une dizaine dannées, vivant en compagnie de sa fille, également veuve et sans enfant, il entretenait de bons rapports de voisinage avec le vieux Macquart, il avait parfois gardé chez lui le petit Charles des journées entières, sa fille sétant intéressée à cet enfant si beau et si à plaindre. M. Maurin seffara, voulut remonter avec le docteur constater laccident, promit de dresser un acte de décès en règle. Quant à une cérémonie religieuse, à des obsèques, elles paraissaient bien difficiles. Lorsquon était rentré dans la cuisine, le vent de la porte avait fait envoler les cendres ; et, lorsquon sétait efforcé de les recueillir pieusement, on navait guère réussi quà ramasser les raclures du carreau, toute une saleté ancienne, où il ne devait rester que bien peu de loncle. Alors enterrer quoi ? Il valait mieux y renoncer. On y renonça. Dailleurs, loncle ne pratiquait guère, et la famille se contenta de faire dire plus tard des messes, pour le repos de son âme. Le notaire, cependant, sétait écrié tout de suite quil existait un testament, déposé chez lui. Il convoqua sans tarder le docteur, pour le surlendemain, dans le but de lui en faire la communication officielle ; car il crut pouvoir lui dire que loncle lavait choisi comme exécuteur testamentaire. Et il finit par lui offrir, en brave homme, de garder Charles jusque-là, comprenant combien le petit, si bousculé chez sa mère, devenait gênant, au milieu de toutes ces histoires. Charles parut enchanté, et il resta aux Tulettes. Ce ne fut que très tard, par le train de sept heures, que Clotilde et Pascal purent rentrer à Plassans, après que ce dernier eut visité enfin les deux malades quil avait à voir. Mais, le surlendemain, comme ils revenaient ensemble au rendez-vous de M. Maurin, ils eurent la surprise désagréable de trouver la vieille Mme Rougon installée chez lui. Elle avait naturellement appris la mort de Macquart, elle était accourue, frétillante, débordante dune douleur expansive. La lecture du testament fut, du reste, très simple, sans incident : Macquart avait disposé de tout ce quil pouvait distraire de sa petite fortune, pour se faire élever un tombeau superbe, en marbre, avec deux anges monumentaux, les ailes repliées, et qui pleurait. Cétait une idée à lui, le souvenir dun tombeau pareil, quil avait vu à létranger, en Allemagne peut-être, quand il était soldat. Et il chargeait son neveu Pascal de veiller à lexécution du monument, parce que lui seul, ajoutait-il, avait du goût, dans la famille. Pendant cette lecture, Clotilde était demeurée dans le jardin du notaire, assise sur un banc, à lombre dun antique marronnier. Lorsque Pascal et Félicité reparurent, il y eut un moment de grande gêne, car ils ne sétaient pas reparlé depuis des mois. Dailleurs, la vieille dame affectait une aisance parfaite, sans allusion aucune à la situation nouvelle, donnant à entendre quon pouvait bien se rencontrer et paraître unis devant le monde, sans sexpliquer ni se réconcilier pour cela. Mais elle eut le tort de trop insister sur le gros chagrin que lui avait causé la mort de Macquart. Pascal, qui se doutait de son sursaut de joie, de son infinie jouissance, à la pensée que cette plaie de la famille, cette abomination de loncle allait se cicatriser enfin, céda à une impatience, à une révolte qui le soulevait. Ses yeux sétaient involontairement fixés sur les gants de sa mère, qui étaient noirs. Justement, elle se désolait, dune voix adoucie. Aussi, était-ce prudent, à son âge, de sobstiner à vivre tout seul, comme un loup ! Sil avait eu seulement chez lui une servante ! Et le docteur alors parla, sans en avoir la nette conscience, dans un tel besoin irrésistible, quil fut tout effaré de sentendre dire : Mais vous, ma mère, puisque vous y étiez, pourquoi ne lavez-vous pas éteint ? La vieille Mme Rougon blêmit affreusement. Comment son fils pouvait-il savoir ? Elle le regarda un instant, béante ; tandis que Clotilde pâlissait comme elle, dans la certitude du crime, éclatante maintenant. Cétait un aveu, ce silence terrifié qui était tombé entre la mère, le fils, la petite-fille, ce frissonnant silence où les familles enterrent leurs tragédies domestiques. Les deux femmes ne trouvaient rien. Le docteur, désespéré davoir parlé, lui qui évitait avec tant de soin les explications fâcheuses et inutiles, cherchait éperdument à rattraper sa phrase, lorsquune nouvelle catastrophe les tira de cette gêne terrible. Félicité sétait décidée à reprendre Charles, ne voulant pas abuser de la bonne hospitalité de M. Maurin ; et, comme celui-ci, après le déjeuner, avait fait conduire le petit à lAsile, pour quil passât une heure près de Tante Dide, il venait dy envoyer sa servante, avec lordre de le ramener tout de suite. Ce fut donc à ce moment que cette servante, quils attendaient dans le jardin, reparut, en sueur, essoufflée, bouleversée, criant de loin : Mon Dieu ! mon Dieu ! venez vite M. Charles est dans le sang Ils sépouvantèrent, ils partirent tous les trois pour lAsile. Ce jour-là, Tante Dide était dans un de ses bons jours, bien calme, bien douce, droite au fond du fauteuil où elle passait les heures, les longues heures, depuis vingt-deux ans, à regarder fixement le vide. Elle semblait avoir encore maigri, tout muscle avait disparu, ses bras, ses jambes nétaient plus que des os recouverts du parchemin de la peau ; et il fallait que sa gardienne, la robuste fille blonde, la portât, la fit manger, disposât delle comme dune chose, quon déplace et quon reprend. Lancêtre, loubliée, grande, noueuse, effrayante, restait immobile, avec ses yeux qui vivaient seuls, ses clairs yeux deau de source, dans son mince visage desséché. Mais, le matin, un brusque flot de larmes avait ruisselé sur ses joues, puis elle sétait mise à bégayer des paroles sans suite ; ce qui semblait prouver quau milieu de son épuisement sénile et de lengourdissement irréparable de la démence, la lente induration du cerveau ne devait pas être complète encore : des souvenirs restaient emmagasinés, des lueurs dintelligence étaient possibles. Et elle avait repris sa face muette, indifférente aux êtres et aux choses, riant parfois dun malheur, dune chute, le plus souvent ne voyant, nentendant rien, dans sa contemplation sans fin du vide. Lorsque Charles lui fut amené, la gardienne linstalla tout de suite, devant la petite table, en face de sa trisaïeule. Elle gardait pour lui un paquet dimages, des soldats, des capitaines, des rois, vêtus de pourpre et dor, et elle les lui donna, avec sa paire de ciseaux. Là, amusez-vous tranquillement, soyez bien sage. Vous voyez quaujourdhui grand-mère est très gentille. Il faut être gentil aussi. Lenfant avait levé le regard sur la folle, et tous deux se contemplèrent. A ce moment, leur extraordinaire ressemblance éclata. Leurs yeux surtout, leurs yeux vides et limpides, semblaient se perdre les uns dans les autres, identiques. Puis, cétait la physionomie, les traits usés de la centenaire qui, par-dessus trois générations, sautaient à cette délicate figure denfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille et finie par lusure de la race. Ils ne sétaient pas souri, ils se regardaient profondément, dun air dimbécillité grave. Ah bien ! continua la gardienne, qui avait pris lhabitude de se parler tout haut, pour ségayer avec sa folle, ils ne peuvent pas se renier. Qui a fait lun a fait lautre. Cest tout craché Voyons, riez un peu, amusez-vous, puisque ça vous plaît dêtre ensemble. Mais la moindre attention prolongée fatiguait Charles, et il baissa le premier la tête, il parut sintéresser à ses images ; pendant que Tante Dide, qui avait une puissance étonnante de fixité, continuait à le regarder indéfiniment, sans un battement de paupières. Un instant, la gardienne soccupa, dans la petite chambre, pleine de soleil, tout égayée par son papier clair, à fleurs bleues. Elle refit le lit qui prenait lair, elle rangea du linge sur les planches de larmoire. Dhabitude, elle profitait de la présence du petit, pour se donner un peu de bon temps. Jamais elle ne devait quitter sa pensionnaire ; et, quand il était là, elle avait fini par oser la lui confier. Écoutez bien, reprit-elle, il faut que je sorte, et si elle remuait, si elle avait besoin de moi, vous sonneriez, vous mappelleriez tout de suite, nest-ce pas ? Vous comprenez, vous êtes assez grand garçon pour savoir appeler quelquun. Il avait relevé la tête, il fit signe quil avait compris et quil appellerait. Et, quand il se trouva seul avec Tante Dide, il se remit à ses images, sagement. Cela dura un quart dheure, dans le profond silence de lAsile, où lon nentendait que des bruits perdus de prison, un pas furtif, un trousseau de clefs qui tintait, puis, parfois, de grands cris, aussitôt éteints. Mais, par cette brûlante journée, lenfant devait être las ; et le sommeil le prenait, bientôt sa tête, dune blancheur de lis, sembla se pencher sous le casque trop lourd de sa royale chevelure : il la laissa tomber doucement parmi les images, il sendormit, une joue contre les rois dor et de pourpre. Les cils de ses paupières closes jetaient une ombre, la vie battait faiblement dans les petites veines bleues de sa peau délicate. Il était dune beauté dange, avec lindéfinissable corruption de toute une race, épandue sur la douceur de son visage. Et Tante Dide le regardait de son regard vide, où il ny avait ni plaisir ni peine, le regard de léternité ouvert sur les choses. Pourtant, au bout de quelques minutes, un intérêt parut séveiller dans ses yeux clairs. Un événement venait de se produire, une goutte rouge sallongeait, au bord de la narine gauche de lenfant. Cette goutte tomba, puis une autre se forma et la suivit. Cétait le sang, la rosée de sang qui perlait, sans froissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute seule, sen allait, dans lusure lâche de la dégénérescence. Les gouttes devinrent un filet mince qui coula sur lor des images. Une petite mare les noya, se fit un chemin vers un angle de la table ; puis, les gouttes recommencèrent, sécrasèrent une à une, lourdes, épaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait toujours, de son air divinement calme de chérubin, sans avoir même conscience de sa vie qui séchappait ; et la folle continuait à le regarder, lair de plus en plus intéressé, mais sans effroi, amusée plutôt, lil occupé par cela comme par le vol des grosses mouches, quelle suivait souvent pendant des heures. Des minutes encore se passèrent, le petit filet rouge sétait élargi, les gouttes se suivaient plus rapides, avec le léger clapotement monotone et entêté de leur chute. Et Charles, à un moment, sagita, ouvrit les yeux, saperçut quil était plein de sang. Mais il ne sépouvanta pas, il était accoutumé à cette source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il eut une plainte dennui. Linstinct pourtant dut lavertir, il seffara ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel confus. Maman ! maman ! Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un engourdissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tête. Ses yeux se refermèrent, il parut se rendormir, comme sil eût continué en rêve sa plainte, le doux gémissement, de plus en plus grêle et perdu. Maman ! maman ! Les images étaient inondées, le velours noir de la veste et de la culotte, soutachées dor, se souillait de longues rayures ; et le petit filet rouge, entêté, sétait remis à couler de la narine gauche, sans arrêt, traversant la mare vermeille de la table, sécrasant à terre, où finissait par se former une flaque. Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi. Mais elle ne criait pas, elle nappelait pas, immobile, avec ses yeux fixes dancêtre qui regardait saccomplir le destin, comme desséchée là, nouée, les membres et la langue liés par ses cent ans, le cerveau ossifié par la démence, dans lincapacité de vouloir et dagir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge commençait à la remuer dune émotion. Un tressaillement avait passé sur sa face morte, une chaleur montait à ses joues. Enfin, une dernière plainte la ranima toute. Maman ! maman ! Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux combat. Elle porta ses mains de squelette à ses tempes, comme si elle avait senti son crâne éclater. Sa bouche sétait ouverte toute grande, et il nen sortit aucun son : leffrayant tumulte qui montait en elle lui paralysait la langue. Elle sefforça de se lever, de courir ; mais elle navait plus de muscles, elle resta clouée. Tout son pauvre corps tremblait, dans leffort surhumain quelle faisait ainsi pour crier à laide, sans pouvoir rompre sa prison de sénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire éveillée, elle dut tout voir. Et ce fut une agonie lente et très douce, dont le spectacle dura encore de longues minutes. Charles, comme rendormi, silencieux à présent, achevait de perdre le sang de ses veines, qui se vidaient sans fin, à petit bruit. Sa blancheur de lis augmentait, devenait une pâleur de mort. Les lèvres se décoloraient, passaient à un rose blême ; puis, les lèvres furent blanches. Et, près dexpirer, il ouvrit ses grands yeux, il les fixa sur la trisaïeule, qui put y suivre la lueur dernière. Toute la face de cire était morte déjà, lorsque les yeux vivaient encore. Ils gardaient une limpidité, une clarté. Brusquement, ils se vidèrent, ils séteignirent. Cétait la fin, la mort des yeux ; et Charles était mort sans une secousse, épuisé comme une source dont toute leau sest écoulée. La vie ne battait plus dans les veines de sa peau délicate, il ny avait plus que lombre des cils, sur sa face blanche. Mais il restait divinement beau, la tête couchée dans le sang, au milieu de sa royale chevelure blonde épandue, pareil à un de ces petits dauphins exsangues, qui nont pu porter lexécrable héritage de leur race, et qui sendorment de vieillesse et dimbécillité, dès leurs quinze ans. Lenfant venait dexhaler son dernier petit souffle, lorsque le docteur Pascal entra, suivi de Félicité et de Clotilde. Et, dès quil eut vu la quantité de sang, dont le carreau était inondé : Ah ! mon Dieu ! sécria-t-il, cest ce que je craignais. Le pauvre mignon ! personne nétait là, cest fini ! Mais tous les trois restèrent terrifiés, devant lextraordinaire spectacle quils eurent alors. Tante Dide, grandie, avait presque réussi à se soulever ; et ses yeux, fixés sur le petit mort, très blanc et très doux, sur le sang rouge répandu, la mare de sang qui se caillait, sallumaient dune pensée, après un long sommeil de vingt-deux ans. Cette lésion terminale de la démence, cette nuit dans le cerveau, sans réparation possible, nétait pas assez complète, sans doute, pour quun lointain souvenir emmagasiné ne pût séveiller brusquement, sous le coup terrible qui la frappait. Et, de nouveau, loubliée vivait, sortait de son néant, droite et dévastée, comme un spectre de lépouvante et de la douleur. Un instant, elle demeura haletante. Puis, dans un frisson, elle ne put bégayer quun mot : Le gendarme ! le gendarme ! Pascal, et Félicité, et Clotilde, avaient compris. Ils se regardèrent involontairement, ils frémirent. Cétait toute lhistoire violente de la vieille mère, de leur mère à tous, qui sévoquait, la passion exaspérée de sa jeunesse, la longue souffrance de son âge mûr. Déjà deux chocs moraux lavaient terriblement ébranlée : le premier, en pleine vie ardente, lorsquun gendarme avait abattu dun coup de feu, comme un chien, son amant, le contrebandier Macquart ; le second, à bien des années de distance, lorsquun gendarme encore, dun coup de pistolet, avait cassé la tête de son petit-fils Silvère, linsurgé, la victime des haines et des luttes sanglantes de la famille. Du sang, toujours, lavait éclaboussée. Et un troisième choc moral lachevait, du sang léclaboussait, ce sang appauvri de sa race quelle venait de voir couler si longuement, et qui était par terre, tandis que le royal enfant blanc, les veines et le cur vides, dormait. A trois reprises, revoyant toute sa vie, sa vie rouge de passion et de torture, que dominait limage de la loi expiatrice, elle bégaya : Le gendarme ! le gendarme ! le gendarme ! Et elle sabattit dans son fauteuil. Ils la crurent morte, foudroyée. Mais la gardienne, enfin, rentrait, cherchant des excuses, certaine de son renvoi. Quand le docteur Pascal leut aidée à remettre Tante Dide sur son lit, il constata quelle vivait encore. Elle ne devait mourir que le lendemain, à lâge de cent cinq ans trois mois et sept jours, dune congestion cérébrale, déterminée par le dernier choc quelle avait reçu. Pascal, tout de suite, le dit à sa mère. Elle nira pas vingt-quatre heures, demain elle sera morte Ah ! loncle, puis elle, et ce pauvre enfant, coup sur coup, que de misère et de deuil ! Il sinterrompit, pour ajouter, à voix plus basse : La famille séclaircit, les vieux arbres tombent et les jeunes meurent sur pied. Félicité dut croire à une nouvelle allusion. Elle était sincèrement bouleversée par la mort tragique du petit Charles. Mais, quand même, au-dessus de son frisson, un soulagement immense se faisait en elle. La semaine prochaine, lorsquon aurait cessé de pleurer, quelle quiétude à se dire que toute cette abomination des Tulettes nétait plus, que la gloire de la famille pouvait enfin monter et rayonner dans la légende ! Alors, elle se souvint quelle navait point répondu, chez le notaire, à linvolontaire accusation de son fils ; et elle reparla de Macquart, par bravoure. Tu vois bien que les servantes, ça ne sert à rien. Il y en avait une ici, qui na rien empêché ; et loncle aurait eu beau se faire garder, il serait tout de même en cendre, à cette heure. Pascal sinclina, de son air de déférence habituelle. Vous avez raison, ma mère. Clotilde était tombée à genoux. Ses croyances de catholique fervente venaient de se réveiller, dans cette chambre de sang, de folie et de mort. Ses yeux ruisselaient de larmes, ses mains sétaient jointes, et elle priait ardemment, en faveur des êtres chers qui nétaient plus. Mon Dieu ! que leurs souffrances fussent bien finies, quon leur pardonnât leurs fautes, quon ne les ressuscitât que pour une autre vie déternelle félicité ! Et elle intercédait de toute sa ferveur, dans lépouvante dun enfer, qui, après la vie misérable, aurait éternisé la souffrance. A partir de ce triste jour, Pascal et Clotilde sen allèrent plus attendris, serrés lun contre lautre, visiter leurs malades. Peut-être, chez lui, la pensée de son impuissance devant la maladie nécessaire avait-elle grandi encore. Lunique sagesse était de laisser la nature évoluer, éliminer les éléments dangereux, ne travailler quà son labeur final de santé et de force. Mais les parents quon perd, les parents qui souffrent et qui meurent, laissent au cur une rancune contre le mal, un irrésistible besoin de le combattre et de le vaincre. Et jamais le docteur navait goûté une joie si grande, lorsquil réussissait, dune piqûre, à calmer une crise, à voir le malade hurlant sapaiser et sendormir. Elle, au retour, ladorait, très fière, comme si leur amour était le soulagement quils portaient en viatique au pauvre monde. |