Le Docteur Pascal
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Le Docteur Pascal - 10 Martine, un matin, comme tous les trimestres, se fit donner par le docteur Pascal un reçu de quinze cents francs, pour aller toucher ce quelle appelait « leurs rentes », chez le notaire Grandguillot. Il parut surpris que léchéance fût si tôt revenue : jamais il ne sétait désintéressé à ce point des questions dargent, se déchargeant sur elle du souci de tout régler. Et il était avec Clotilde, sous les platanes, dans leur unique joie de vivre, rafraîchis délicieusement par léternelle chanson de la source, lorsque la servante revint, effarée, en proie à une émotion extraordinaire. Elle ne put parler tout de suite, tellement le souffle lui manquait. Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu M. Grandguillot est parti ! Pascal ne comprit pas dabord. Eh bien ! ma fille, rien ne presse, vous y retournerez un autre jour. Mais non ! mais non ! il est parti, entendez-vous, parti tout à fait Et, comme dans la rupture dune écluse, les mots jaillirent, sa violente émotion se vida. Jarrive dans la rue, je vois de loin du monde devant la porte Le petit froid me prend, je sens quil est arrivé un malheur. Et la porte fermée, pas une persienne ouverte, une maison de mort Tout de suite, le monde ma dit quil avait filé, quil ne laissait pas un sou, que cétait la ruine pour les familles. Elle posa le reçu sur la table de pierre. Tenez ! le voilà, votre papier ! Cest fini, nous navons plus un sou, nous allons mourir de faim ! Les larmes la gagnaient, elle pleura à gros sanglots, dans la détresse de son cur davare, éperdue de cette perte dune fortune et tremblante devant la misère menaçante. Clotilde était restée saisie, ne parlant pas, les yeux sur Pascal, qui semblait surtout incrédule, au premier moment. Il tâcha de calmer Martine. Voyons ! voyons ! il ne fallait pas se frapper ainsi. Si elle ne savait laffaire que par les gens de la rue, elle ne rapportait peut-être bien que des commérages, exagérant tout. M. Grandguillot en fuite, M. Grandguillot voleur, cela éclatait comme une chose monstrueuse, impossible. Un homme dune si grande honnêteté ! une maison aimée et respectée de tout Plassans, depuis plus dun siècle ! Largent était là, disait-on, plus solide quà la Banque de France. Réfléchissez, Martine, une catastrophe pareille ne se produirait pas en coup de foudre, il y aurait eu de mauvais bruits avant-coureurs Que diable ! toute une vieille probité ne croule pas en une nuit. Alors, elle eut un geste désespéré. Eh ! Monsieur, cest ce qui fait mon chagrin, parce que, voyez-vous, ça me rend un peu responsable Moi, voilà des semaines que jentends circuler des histoires Vous autres, naturellement, vous nentendez rien, vous ne savez pas si vous vivez Pascal et Clotilde eurent un sourire, car cétait bien vrai quils saimaient hors du monde, si loin, si haut, que pas un des bruits ordinaires de lexistence ne leur parvenait. Seulement, comme elles étaient très vilaines, ces histoires, je nai pas voulu vous en tourmenter, jai cru quon mentait. Elle finit par raconter que, si les uns accusaient simplement M. Grandguillot davoir joué à la Bourse, dautres affirmaient quil avait des femmes, à Marseille. Enfin, des orgies, des passions abominables. Et elle se remit à sangloter. Mon Dieu ! mon Dieu ! quest-ce que nous allons devenir ? Nous allons donc mourir de faim ! Ébranlé alors, ému de voir des larmes emplir aussi les yeux de Clotilde, Pascal tâcha de se rappeler, de faire un peu de lumière dans son esprit. Jadis, au temps où il exerçait à Plassans, cétait en plusieurs fois quil avait déposé chez M. Grandguillot les cent vingt mille francs dont la rente lui suffisait, depuis seize ans déjà ; et, chaque fois, le notaire lui avait donné un reçu de la somme déposée. Cela, sans doute, lui permettrait détablir sa situation de créancier personnel. Puis, un souvenir vague se réveilla au fond de sa mémoire : sans quil pût préciser la date, sur la demande et à la suite de certaines explications du notaire, il lui avait remis une procuration à leffet demployer tout ou partie de son argent en placements hypothécaires ; et il était même certain que, sur cette procuration, le nom du mandataire était resté en blanc. Mais il ignorait si lon avait fait usage de cette pièce, il ne sétait jamais préoccupé de savoir comment ses fonds pouvaient être placés. De nouveau, son angoisse davare fit jeter ce cri à Martine : Ah ! Monsieur, vous êtes bien puni par où vous avez péché ! Est-ce quon abandonne son argent comme ça ! Moi, entendez-vous ! je sais mon compte à un centime près, tous les trois mois, et je vous dirais sur le bout du doigt les chiffres et les titres. Dans sa désolation, un sourire inconscient était monté à sa face. Cétait sa lointaine et entêtée passion satisfaite, ses quatre cents francs de gages à peine écornés, économisés, placés pendant trente ans, aboutissant enfin, par laccumulation des intérêts, à lénorme somme dune vingtaine de mille francs. Et ce trésor était intact, solide, déposé à lécart, dans un endroit sûr, que personne ne connaissait. Elle en rayonnait daise, elle évita dailleurs dinsister davantage. Pascal se récriait. Eh ! qui vous dit que tout notre argent est perdu ! M. Grandguillot avait une fortune personnelle, il na pas emporté, je pense, sa maison et ses propriétés. On verra, on tirera les affaires au clair, je ne puis mhabituer à le croire un simple voleur Le seul ennui est quil va falloir attendre. Il disait ces choses pour rassurer Clotilde, dont il voyait croître linquiétude. Elle le regardait, elle regardait la Souleiade, autour deux, seulement préoccupée de son bonheur, à lui, dans lardent désir de toujours vivre là, comme par le passé, de laimer toujours, au fond de cette solitude amie. Et lui-même, à vouloir la calmer, était repris de sa belle insouciance, nayant jamais vécu pour largent, ne simaginant pas quon pouvait en manquer et en souffrir. Mais jen ai de largent ! finit-il par crier. Quest-ce quelle raconte donc, Martine, que nous navons plus un sou et que nous allons mourir de faim ! Et, gaiement, il se leva, il les força toutes les deux à le suivre. Venez, venez donc ! Je vais vous en montrer, de largent ! Et jen donnerai à Martine, pour quelle nous fasse un bon dîner, ce soir. En haut, dans sa chambre, devant elles, il abattit triomphalement le tablier du secrétaire. Cétait là, au fond dun tiroir, quil avait, pendant près de seize ans, jeté les billets et lor que ses derniers clients lui apportaient deux-mêmes, sans quil leur réclamât jamais rien. Et jamais non plus il navait su exactement le chiffre de son petit trésor, prenant à son gré, pour son argent de poche, ses expériences, ses aumônes, ses cadeaux. Depuis quelques mois, il faisait au secrétaire de fréquentes et sérieuses visites. Mais il était tellement habitué à y trouver les sommes dont il avait besoin, après des années de naturelle sagesse, presque nulles comme dépenses, quil avait fini par croire ses économies inépuisables. Aussi riait-il daise. Vous allez voir ! vous allez voir ! Et il resta confondu, lorsque, à la suite de fouilles fiévreuses parmi un amas de notes et de factures, il ne put réunir quune somme de six cent quinze francs, deux billets de cent francs, quatre cents francs en or, et quinze francs en petite monnaie. Il secouait les autres papiers, il passait les doigts dans les coins du tiroir, en se récriant. Mais ce nest pas possible ! mais il y en a toujours eu, il y en avait encore des tas, ces jours-ci ! Il faut que ce soient toutes ces vieilles factures qui maient trompé. Je vous jure que lautre semaine, jen ai vu, jen ai touché beaucoup. Il était dune bonne foi si amusante, il sétonnait avec une telle sincérité de grand enfant, que Clotilde ne put sempêcher de rire. Ah ! ce pauvre maître, quel homme daffaires pitoyable ! Puis, comme elle remarqua lair fâché de Martine, son absolu désespoir devant ce peu dargent qui représentait maintenant leur vie à tous les trois, elle fut prise dun attendrissement désolé, ses yeux se mouillèrent, tandis quelle murmurait : Mon Dieu ! cest pour moi que tu as tout dépensé, cest moi la ruine, la cause unique, si nous navons plus rien ! En effet, il avait oublié largent pris pour les cadeaux. La fuite était là, évidemment. Cela le rasséréna de comprendre. Et, comme, dans sa douleur, elle parlait de tout rendre aux marchands, il sirrita. Ce que je tai donné, le rendre ! Mais ce serait un peu de mon cur que tu rendrais avec ! Non, non, je mourrais de faim à côté, je te veux telle que je tai voulue ! Puis, confiant, voyant souvrir un avenir illimité : Dailleurs, ce nest pas encore ce soir que nous mourrons de faim, nest-ce pas, Martine ? Avec ça, nous irons loin. Martine hocha la tête. Elle sengageait bien à aller deux mois avec ça, peut-être trois, si lon était très raisonnable, mais pas davantage. Autrefois, le tiroir était alimenté, de largent arrivait toujours un peu ; tandis que, maintenant, les rentrées étaient complètement nulles, depuis que Monsieur abandonnait ses malades. Il ne fallait donc pas compter sur une aide, venue du dehors. Et elle conclut, en disant : Donnez-moi les deux billets de cent francs. Je vais tâcher de les faire durer tout un mois. Ensuite, nous verrons Mais soyez bien prudent, ne touchez pas aux quatre cents francs dor, fermez le tiroir et ne le rouvrez plus. Oh ! ça, cria le docteur, tu peux être tranquille ! Je me couperais plutôt la main. Tout fut ainsi réglé. Martine gardait la libre disposition de ces ressources dernières ; et lon pouvait se fier à son économie, on était sûr quelle rognerait sur les centimes. Quant à Clotilde, qui navait jamais eu de bourse personnelle, elle ne devait même pas sapercevoir du manque dargent. Seul, Pascal souffrirait de navoir plus son trésor ouvert, inépuisable ; mais il sétait formellement engagé à tout faire payer par la servante. Ouf ! voilà de la bonne besogne ! dit-il, soulagé, heureux, comme sil venait darranger une affaire considérable, qui assurait pour toujours leur existence. Une semaine sécoula, rien ne semblait changé à la Souleiade. Dans le ravissement de leur tendresse, ni Pascal ni Clotilde ne paraissaient plus se douter de la misère menaçante. Et, un matin que celle-ci était sortie avec Martine, pour laccompagner au marché, le docteur, resté seul, reçut une visite, qui le remplit dabord dune sorte de terreur. Cétait la revendeuse qui lui avait vendu le corsage en vieux point dAlençon, cette merveille, son premier cadeau. Il se sentait si faible contre une tentation possible, quil en tremblait. Avant même que la marchande eût prononcé une parole, il se défendit : non ! non ! il ne pouvait, il ne voulait rien acheter ; et, les mains en avant, il lempêchait de rien sortir de son petit sac de cuir. Elle pourtant, très grasse et affable, souriait, certaine de la victoire. Dune voix continue, enveloppante, elle se mit à parler, à lui conter une histoire : oui ! une dame quelle ne pouvait pas nommer, une des dames les plus distinguées de Plassans, frappée dun malheur, réduite à se défaire dun bijou ; puis, elle sétendit sur la superbe occasion, un bijou qui avait coûté plus de douze cents francs, quon se résignait à laisser pour cinq cents. Sans hâte, elle avait ouvert son sac, malgré leffarement, lanxiété croissante du docteur ; elle en tira une mince chaîne de cou, garnie par-devant de sept perles, simplement ; mais les perles avaient une rondeur, un éclat, une limpidité admirables. Cela était très fin, très pur, dune fraîcheur exquise. Tout de suite, il lavait vu, ce collier, au cou délicat de Clotilde, comme la parure naturelle de cette chair de soie, dont il gardait, à ses lèvres, le goût de fleur. Un autre bijou laurait inutilement chargé, ces perles ne diraient que sa jeunesse. Et, déjà, il lavait pris entre ses doigts frémissants, il éprouvait une mortelle peine à lidée de le rendre. Pourtant, il se défendait toujours, jurait quil navait pas cinq cents francs, tandis que la marchande continuait, de sa voix égale, à faire valoir le bon marché, qui était réel. Après un quart dheure encore, quand elle crut le tenir, elle voulut bien, tout dun coup, laisser le collier à trois cents francs ; et il céda, sa folie du don fut la plus forte, son besoin de faire plaisir, de parer son idole. Lorsquil alla prendre les quinze pièces dor, dans le tiroir, pour les compter à la marchande, il était convaincu que les affaires sarrangeraient, chez le notaire, et quon aurait bientôt beaucoup dargent. Alors, dès que Pascal se retrouva seul, avec le bijou dans sa poche, il fut pris dune joie denfant, il prépara sa petite surprise, en attendant le retour de Clotilde, bouleversé dimpatience. Et, quand il laperçut, son cur battit à se rompre. Elle avait très chaud, lardent soleil daoût embrasait le ciel. Aussi voulut-elle changer de robe, heureuse cependant de sa promenade, racontant avec des rires le bon marché que Martine venait de faire, deux pigeons pour dix-huit sous. Lui, suffoqué par lémotion, lavait suivie dans sa chambre ; et, comme elle nétait plus quen jupon, les bras nus, les épaules nues, il affecta de remarquer quelque chose à son cou. Tiens ! quest-ce que tu as donc là ? Fais voir. Il cachait le collier dans sa main, il parvint à le lui mettre, en feignant de promener ses doigts, pour sassurer quelle navait rien. Mais elle se débattait, gaiement. Finis donc ! Je sais bien quil ny a rien Voyons, quest-ce que tu trafiques, quest-ce que tu as qui me chatouiller ? Dune étreinte, il la saisit, il la mena devant la grande psyché, où elle se vit toute. A son cou, la mince chaîne nétait quun fil dor, et elle aperçut les sept perles comme des étoiles laiteuses, nées là et doucement luisantes sur la soie de sa peau. Cétait enfantin et délicieux. Tout de suite, elle eut un rire charmé, un roucoulement de colombe coquette qui se rengorge. Oh ! maître, maître ! que tu es bon ! Tu ne penses donc quà moi ? Comme tu me rends heureuse ! Et la joie quelle avait dans les yeux, cette joie de femme et damante, ravie dêtre belle, dêtre adorée, le récompensait divinement de sa folie. Elle avait renversé la tête, rayonnante, et elle tendait les lèvres. Il se pencha, ils se baisèrent. Tu es contente ? Oh ! oui, maître, contente, contente ! Cest si doux, si pur, les perles ! Et celles-ci me vont si bien ! Un instant encore, elle sadmira dans la glace, innocemment vaniteuse de la fleur blonde de sa peau, sous les gouttes nacrées des perles. Puis, cédant à un besoin de se montrer, entendant remuer la servante dans la salle voisine, elle séchappa, courut à elle, en jupon, la gorge nue. Martine ! Martine ! Vois donc ce que maître vient de me donner ! Hein, suis-je belle ! Mais, à la mine sévère, subitement terreuse de la vieille fille, sa joie fut gâtée. Peut-être eut-elle conscience du déchirement jaloux que son éclatante jeunesse produisait chez cette pauvre créature, usée dans la résignation muette de sa domesticité, en adoration devant son maître. Ce ne fut là, dailleurs, que le premier mouvement dune seconde, inconscient pour lune, à peine soupçonné par lautre ; et ce qui restait, cétait la désapprobation visible de la servante économe, le cadeau coûteux regardé de travers et condamné. Clotilde fut saisie dun petit froid. Seulement, murmura-t-elle, maître a encore fouillé dans son secrétaire Cest très cher, les perles, nest-ce pas ? Pascal, gêné à son tour, se récria, expliqua loccasion superbe, conta la visite de la revendeuse, en un flot de paroles. Une bonne affaire incroyable : on ne pouvait pas ne pas acheter. Combien ? interrogea la jeune fille, avec une véritable anxiété. Trois cents francs. Et Martine, qui navait pas encore ouvert la bouche, terrible dans son silence, ne put retenir ce cri : Bon Dieu ! de quoi vivre six semaines, et nous navons pas de pain ! De grosses larmes jaillirent des yeux de Clotilde. Elle aurait arraché le collier de son cou, si Pascal ne len avait empêchée. Elle parlait de le rendre sur-le-champ, elle bégayait, éperdue : Cest vrai, Martine a raison Maître est fou, et je suis folle moi-même, à garder ça une minute, dans la situation où nous sommes Il me brûlerait la peau. Je ten supplie, laisse-le-moi reporter. Jamais il ne voulut y consentir. Il se désolait avec elles deux, reconnaissait sa faute, criait quil était incorrigible, quon aurait dû lui enlever tout largent. Et il courut au secrétaire, apporta les cent francs qui lui restaient, força Martine à les prendre. Je vous dis que je ne veux plus avoir un sou ! Je le dépenserais encore Tenez ! Martine, vous êtes la seule raisonnable. Vous ferez durer largent, jen suis bien convaincu, jusquà ce que nos affaires soient arrangées Et toi, chérie, garde ça, ne me fais point de peine. Embrasse-moi, va thabiller. Il ne fut plus question de cette catastrophe. Mais Clotilde avait gardé le collier au cou, sous sa robe ; et cela était dune discrétion charmante, ce petit bijou si fin, si joli, ignoré de tous, quelle seule sentait sur elle. Parfois, dans leur intimité, elle souriait à Pascal, elle sortait vivement les perles de son corsage, pour les lui montrer, sans une parole ; et, du même geste prompt, elle les remettait sur sa gorge tiède, délicieusement émue. Cétait leur folie quelle lui rappelait, avec une gratitude confuse, un rayonnement de joie toujours aussi vive. Jamais plus elle ne les quitta. Une vie de gêne, douce malgré tout, commença dès lors. Martine avait fait un inventaire exact des ressources de la maison, et cétait désastreux. Seule, la provision de pommes de terre promettait dêtre sérieuse. Par une malchance, la jarre dhuile tirait à sa fin, de même que le dernier tonneau de vin sépuisait. La Souleiade, nayant plus ni vignes ni oliviers, ne produisait guère que quelques légumes et un peu de fruits, des poires qui nétaient pas mûres, du raisin de treille qui allait être lunique régal. Enfin, il fallait quotidiennement acheter le pain et la viande. Aussi, dès le premier jour, la servante rationna-t-elle Pascal et Clotilde, supprimant les anciennes douceurs, les crèmes, les pâtisseries, réduisant les plats à la portion congrue. Elle avait repris toute son autorité dautrefois, elle les traitait en enfants, quelle ne consultait même plus sur leurs désirs ni sur leurs goûts. Cétait elle qui réglait les menus, qui savait mieux queux ce dont ils avaient besoin, maternelle dailleurs, les entourant de soins infinis, faisant ce miracle de leur donner encore de laisance pour leur pauvre argent, ne les bousculant parfois que dans leur intérêt, comme on bouscule les gamins qui ne veulent pas manger leur soupe. Et il semblait que cette singulière maternité, cette immolation dernière, cette paix de lillusion dont elle entourait leurs amours, la contentait un peu elle aussi, la tirait du sourd désespoir où elle était tombée. Depuis quelle veillait ainsi sur eux, elle avait retrouvé sa petite figure blanche de nonne vouée au célibat, ses calmes yeux couleur de cendre. Lorsque, après les éternelles pommes de terre, la petite côtelette de quatre sous, perdue au milieu des légumes, elle arrivait, certains jours, sans compromettre son budget, à leur servir des crêpes, elle triomphait, elle riait de leurs rires. Pascal et Clotilde trouvaient tout très bien, ce qui ne les empêchait pas de la plaisanter, quand elle nétait pas là. Les anciennes moqueries sur son avarice recommençaient, ils prétendaient quelle comptait les grains de poivre, tant de grains par chaque plat, histoire de les économiser. Quand les pommes de terre manquaient par trop dhuile, quand les côtelettes se réduisaient à une bouchée, ils échangeaient un vif coup dil, ils attendaient quelle fût sortie, pour étouffer leur gaieté dans leur serviette. Ils samusaient de tout, ils riaient de leur misère. A la fin du premier mois, Pascal songea aux gages de Martine. Dhabitude, elle prélevait elle-même ses quarante francs sur la bourse commune quelle tenait. Ma pauvre fille, lui dit-il un soir, comment allez-vous faire pour vos gages, puisquil ny a plus dargent ? Elle resta un instant, les yeux à terre, lair consterné. Dame ! Monsieur, il faudra bien que jattende. Mais il voyait quelle ne disait pas tout, quelle avait eu lidée dun arrangement, dont elle ne savait de quelle façon lui faire loffre. Et il lencouragea. Alors, du moment que Monsieur y consentirait, jaimerais mieux que Monsieur me signât un papier. Comment, un papier ? Oui, un papier où Monsieur, chaque mois, dirait quil me doit quarante francs. Tout de suite, Pascal lui fit le papier, et elle en fut très heureuse, elle le serra avec soin, comme du bel et bon argent. Cela, évidemment, la tranquillisait. Mais ce papier devint, pour le docteur et sa compagne, un nouveau sujet détonnement et de plaisanterie. Quel était donc lextraordinaire pouvoir de largent sur certaines âmes ? Cette vieille fille qui les servait à genoux, qui ladorait surtout, lui, au point de lui avoir donné sa vie, et qui prenait cette garantie imbécile, ce chiffon de papier sans valeur, sil ne pouvait la payer ! Du reste, ni Pascal ni Clotilde navaient eu, jusque-là, un grand mérite à garder leur sérénité dans linfortune, car ils ne sentaient pas celle-ci. Ils vivaient au-dessus, plus loin, plus haut, dans lheureuse et riche contrée de leur passion. A table, ils ignoraient ce quils mangeaient, ils pouvaient faire le rêve de mets princiers, servis sur des plats dargent. Autour deux, ils navaient pas conscience du dénuement qui croissait, de la servante affamée, nourrie de leurs miettes ; et ils marchaient par la maison vide comme à travers un palais tendu de soie, regorgeant de richesses. Ce fut certainement lépoque la plus heureuse de leurs amours. La chambre était un monde, la chambre tapissée de vieille indienne, couleur daurore, où ils ne savaient comment épuiser linfini, le bonheur sans fin dêtre aux bras lun de lautre. Ensuite, la salle de travail gardait les bons souvenirs du passé, à ce point quils y vivaient les journées, comme drapés luxueusement dans la joie dy avoir déjà vécu si longtemps ensemble. Puis, dehors, au fond des moindres coins de la Souleiade, cétait le royal été qui dressait sa tente bleue, éblouissante dor. Le matin, le long des allées embaumées de la pinède, à midi, sous lombre noire des platanes, rafraîchie par la chanson de la source, le soir, sur la terrasse qui se refroidissait ou sur laire encore tiède, baignée du petit jour bleu des premières étoiles, ils promenaient avec ravissement leur existence de pauvres, dont la seule ambition était de vivre toujours ensemble, dans labsolu dédain de tout le reste. La terre était à eux, et les trésors, et les fêtes, et les souverainetés, du moment quils se possédaient. Vers la fin daoût, cependant, les choses se gâtèrent encore. Ils avaient parfois des réveils inquiets, au milieu de cette vie sans liens ni devoirs, sans travail, quils sentaient si douce, mais impossible, mauvaise à toujours vivre. Un soir, Martine leur déclara quelle navait plus que cinquante francs, et quon aurait du mal à vivre deux semaines, en cessant de boire du vin. Dautre part, les nouvelles devenaient graves, le notaire Grandguillot était décidément insolvable, les créanciers personnels eux-mêmes ne toucheraient pas un sou. Dabord, on avait pu compter sur la maison et deux fermes que le notaire en fuite laissait forcément derrière lui ; mais il était certain, maintenant, que ces propriétés se trouvaient mises au nom de sa femme ; et, pendant que lui, en Suisse, disait-on jouissait de la beauté des montagnes, celle-ci occupait une des fermes, quelle faisait valoir, très calme, loin des ennuis de leur déconfiture. Plassans bouleversé racontait que la femme tolérait les débordements du mari, jusquà lui permettre les deux maîtresses quil avait emmenées au bord des grands lacs. Et Pascal, avec son insouciance habituelle, négligeait même daller voir le procureur de la République, pour causer de son cas, suffisamment renseigné par tout ce quon lui racontait, demandant à quoi bon remuer cette vilaine histoire, puisquil ny avait plus rien de propre ni dutile à en tirer. Alors, à la Souleiade, lavenir apparut menaçant. Cétait la misère noire, à bref délai. Et Clotilde, très raisonnable au fond, fut la première à trembler. Elle gardait sa gaieté vive, tant que Pascal était là ; mais, plus prévoyante que lui, dans sa tendresse de femme, elle tombait à une véritable terreur, dès quil la quittait un instant, se demandant ce quil deviendrait, à son âge, chargé dune maison si lourde. Tout un plan loccupa en secret pendant plusieurs jours, celui de travailler, de gagner de largent, beaucoup dargent, avec ses pastels. On sétait récrié tant de fois devant son talent singulier et si personnel, quelle mit Martine dans sa confidence et la chargea, un beau matin, daller offrir plusieurs de ses bouquets chimériques au marchand de couleurs du cours Sauvaire, qui était, affirmait-on, en relation de parenté avec un peintre de Paris. La condition formelle était de ne rien exposer à Plassans, de tout expédier au loin. Mais le résultat fut désastreux, le marchand resta effrayé devant létrangeté de linvention, la fougue débridée de la facture, et il déclara que jamais ça ne se vendrait. Elle en fut désespérée, de grosses larmes lui vinrent aux yeux. A quoi servait-elle ? cétait un chagrin et une honte, de nêtre bonne à rien ! Et il fallut que la servante la consolât, lui expliquât que toutes les femmes sans doute ne naissent pas pour travailler, que les unes poussent comme les fleurs dans les jardins, pour sentir bon, tandis que les autres sont le blé de la terre, quon écrase et qui nourrit. Cependant, Martine ruminait un autre projet qui était de décider le docteur à reprendre sa clientèle. Elle finit par en parler à Clotilde, qui, tout de suite, lui montra les difficultés, limpossibilité presque matérielle dune pareille tentative. Justement, elle en avait causé avec Pascal, la veille encore. Lui aussi se préoccupait, songeait au travail, comme à lunique chance de salut. Lidée de rouvrir un cabinet de consultation devait lui venir la première. Mais il était depuis si longtemps le médecin des pauvres ! Comment oser se faire payer, lorsquil y avait tant dannées déjà quil ne réclamait plus dargent ? Puis, nétait-ce pas trop tard, à son âge, pour recommencer une carrière ? sans compter les histoires absurdes qui couraient sur lui, toute cette légende de génie à demi fêlé quon lui avait faite. Il ne retrouverait pas un client, ce serait une cruauté inutile que de le forcer à un essai, dont il reviendrait sûrement le cur meurtri et les mains vides. Clotilde, au contraire, semployait toute, pour len détourner ; et Martine comprit ces bonnes raisons, sécria, elle aussi, quil fallait lempêcher de courir le risque dun si gros chagrin. Dailleurs, en causant, une idée nouvelle lui était poussée, au souvenir dun ancien registre découvert par elle dans une armoire, et sur lequel, autrefois, elle avait inscrit les visites du docteur. Beaucoup de gens navaient jamais payé, de sorte quune liste de ceux-ci occupait deux grandes pages du registre. Pourquoi donc, maintenant quon était malheureux, naurait-on pas exigé de ces gens les sommes quils devaient ? On pouvait bien agir sans en parler à Monsieur, qui avait toujours refusé de sadresser à la justice. Et, cette fois, Clotilde lui donna raison. Ce fut tout un complot : elle-même releva les créances, prépara les notes, que la servante alla porter. Mais nulle part elle ne toucha un sou, on lui répondit de porte en porte quon examinerait, quon passerait chez le docteur. Dix jours sécoulèrent, personne ne vint, il ny avait plus à la maison que six francs, de quoi vivre deux ou trois jours encore. Martine, le lendemain, comme elle rentrait les mains vides, dune nouvelle démarche chez un ancien client, prit Clotilde à part, pour lui raconter quelle venait de causer avec Mme Félicité, au coin de la rue de la Banne. Celle-ci, sans doute, la guettait. Elle ne remettait toujours pas les pieds à la Souleiade. Même le malheur qui frappait son fils, cette perte brusque dargent dont parlait toute la ville, ne lavait pas rapprochée de lui. Mais elle attendait dans un frémissement passionné, elle ne gardait son attitude de mère rigoriste, ne pactisant pas avec certaines fautes, que certaine de tenir enfin Pascal à sa merci, comptant bien quil allait être forcé de lappeler à son aide, un jour ou lautre. Quand il naurait plus un sou, quil frapperait à sa porte, elle dicterait ses conditions, le déciderait au mariage avec Clotilde, ou mieux encore exigerait le départ de celle-ci. Pourtant, les journées passaient, elle ne le voyait pas venir. Et cétait pourquoi elle avait arrêté Martine, prenant une mine apitoyée, demandant des nouvelles, paraissant sétonner quon neût point recours à sa bourse, tout en donnant à comprendre que sa dignité lempêchait de faire le premier pas. Vous devriez en parler à Monsieur et le décider, conclut la servante. En effet, pourquoi ne sadresserait-il pas à sa mère ? Ce serait tout naturel. Clotilde se révolta. Oh ! jamais ! je ne me charge pas dune commission pareille. Maître se fâcherait, et il aurait raison. Je crois bien quil se laisserait mourir de faim plutôt que de manger le pain de grand-mère. Alors, le surlendemain soir, au dîner, comme Martine leur servait un reste de bouilli, elle les prévint. Je nai plus dargent, Monsieur, et demain il ny aura que des pommes de terre, sans huile ni beurre Voici trois semaines que vous buvez de leau. Maintenant, il faudra se passer de viande. Ils ségayèrent, ils plaisantèrent encore. Vous avez du sel, ma brave fille ? Oh ! ça oui, Monsieur, encore un peu. Eh bien ! des pommes de terre avec du sel, cest très bon quand on a faim. Elle retourna dans sa cuisine, et tout bas ils reprirent leurs moqueries sur son extraordinaire avarice. Jamais elle naurait offert de leur avancer dix francs, elle qui avait son petit trésor caché quelque part, dans un endroit solide que personne ne connaissait. Dailleurs, ils en riaient, sans lui en vouloir, car elle ne devait pas plus songer à cela quà décrocher les étoiles, pour les leur servir. La nuit, pourtant, dès quils se furent couchés, Pascal sentit Clotilde fiévreuse, tourmentée dinsomnie. Cétait dhabitude ainsi, aux bras lun de lautre, dans les tièdes ténèbres, quil la confessait ; et elle osa lui dire son inquiétude pour lui, pour elle, pour la maison entière. Quallaient-ils devenir, sans ressources aucunes ? Un instant, elle fut sur le point de lui parler de sa mère. Puis, elle nosa pas, elle se contenta de lui avouer les démarches quelles avaient faites, Martine et elle : lancien registre retrouvé, les notes relevées et envoyées, largent réclamé partout, inutilement. Dans dautres circonstances, il aurait eu, à cet aveu, un grand chagrin et une grande colère, blessé de ce quon avait agi sans lui, en allant contre lattitude de toute sa vie professionnelle. Il resta silencieux dabord, très ému, et cela suffisait à prouver quelle était par moments son angoisse secrète, sous cette insouciance de la misère quil montrait. Puis, il pardonna à Clotilde en la serrant éperdument contre sa poitrine, il finit par dire quelle avait bien fait, quon ne pouvait pas vivre plus longtemps de la sorte. Ils cessèrent de parler, mais elle le sentait qui ne dormait pas, qui cherchait comme elle un moyen de trouver largent nécessaire aux besoins quotidiens. Telle fut leur première nuit malheureuse, une nuit de souffrance commune, où elle, se désespérait du tourment quil se faisait, où lui, ne pouvait tolérer lidée de la savoir sans pain. Au déjeuner, le lendemain, ils ne mangèrent que des fruits. Le docteur était resté muet toute la matinée, en proie à un visible combat. Et ce fut seulement vers trois heures quil prit une résolution. Allons, il faut se remuer, dit-il à sa compagne. Je ne veux pas que tu jeûnes, ce soir encore Va mettre un chapeau, nous sortons ensemble. Elle le regardait, attendant, de comprendre. Oui, puisquon nous doit de largent et quon na pas voulu vous le donner, je vais aller voir si on me le refuse, à moi aussi. Ses mains tremblaient, cette idée de se faire payer de la sorte, après tant dannées, devait lui coûter affreusement ; mais il sefforçait de sourire, il affectait toute une bravoure. Et elle, qui sentait, au bégaiement de sa voix, la profondeur de son sacrifice, en éprouva une violente émotion. Non ! non ! maître, ny va pas, si cela te fait trop de peine Martine pourrait y retourner. Mais la servante, qui était là, approuvait beaucoup Monsieur, au contraire. Tiens ! pourquoi donc Monsieur nirait-il pas ? Il ny a jamais de honte à réclamer ce quon vous doit Nest-ce pas chacun le sien Je trouve ça très bien, moi, que Monsieur montre enfin quil est un homme. Alors, de même que jadis, aux heures de félicité, le vieux roi David, ainsi que Pascal se nommait parfois en plaisantant, sortit au bras dAbisaïg. Ni lun ni lautre nétaient encore en haillons, lui avait toujours sa redingote correctement boutonnée, tandis quelle portait sa jolie robe de toile, à pois rouges ; mais le sentiment de leur misère sans doute les diminuait, leur faisait croire quils nétaient plus que deux pauvres, tenant peu de place, filant modestement le long des maisons. Les rues ensoleillées étaient presque vides. Quelques regards les gênèrent ; et ils ne hâtaient pas leur marche, tellement leur cur se serrait. Pascal voulut commencer par un ancien magistrat, quil avait soigné pour une affection des reins. Il entra, après avoir laissé Clotilde sur un banc du cours Sauvaire. Mais il fut très soulagé, lorsque le magistrat, prévenant sa demande, lui expliqua quil touchait ses rentes en octobre et quil le payerait alors. Chez une vieille dame, une septuagénaire, paralytique, ce fut autre chose : elle soffensa quon lui eût envoyé sa note par une domestique qui navait pas été polie ; si bien quil sempressa de lui présenter ses excuses, en lui donnant tout le temps quelle désirerait. Puis, il monta les trois étages dun employé aux contributions, quil trouva souffrant encore, aussi pauvre que lui, à ce point quil nosa même pas formuler sa demande. De là, défilèrent à la suite une mercière, la femme dun avocat, un marchand dhuile, un boulanger, tous des gens à leur aise ; et tous lévincèrent, les uns sous des prétextes, les autres en ne le recevant pas ; il y en eut même un qui affecta de ne pas comprendre. Restait la marquise de Valqueyras, lunique représentante dune très ancienne famille, fort riche et dune avarice célèbre, veuve, avec une fillette de dix ans. Il lavait gardée pour la dernière, car elle leffrayait beaucoup. Il finit par sonner à son antique hôtel, au bas du cours Sauvaire, une construction monumentale, du temps de Mazarin. Et il y demeura si longtemps, que Clotilde, qui se promenait sous les arbres, fut prise dinquiétude. Enfin, quand il reparut, au bout dune grande demi-heure, elle plaisanta, soulagée. Quoi donc ? elle navait pas de monnaie ? Mais, chez celle-là encore, il navait rien touché. Elle sétait plainte de ses fermiers, qui ne la payaient plus. Imagine-toi, continua-t-il pour expliquer sa longue absence, la fillette est malade. Je crains que ce ne soit un commencement de fièvre muqueuse Alors, elle a voulu me la montrer, et jai examiné cette pauvre petite Un invincible sourire montait aux lèvres de Clotilde. Et tu as laissé une consultation ? Sans doute, pouvais-je faire autrement ? Elle lui avait repris le bras, très émue, et il la sentit qui le serrait fortement sur son cur. Un instant, ils marchèrent au hasard. Cétait fini, il ne leur restait quà rentrer chez eux, les mains vides. Mais lui refusait, sobstinait à vouloir pour elle autre chose que les pommes de terre et leau qui les attendaient. Quand ils eurent remonté le cours Sauvaire, ils tournèrent à gauche, dans la ville neuve ; et il semblait que le malheur sacharnait, les emportant à la dérive. Écoute, dit-il enfin, jai une idée Si je madressais à Ramond, il nous prêterait volontiers mille francs, quon lui rendrait, lorsque nos affaires seront arrangées. Elle ne répondit pas tout de suite. Ramond, quelle avait repoussé, qui était marié maintenant, installé dans une maison de la ville neuve, en passe dêtre le beau médecin à la mode et de gagner une fortune ! Elle le savait heureusement desprit droit, de cur solide. Sil nétait pas revenu les voir, cétait à coup sûr par discrétion. Lorsquil les rencontrait, il les saluait dun air si émerveillé, si content de leur bonheur ! Est-ce que ça te gêne ? demanda ingénument Pascal, qui aurait ouvert au jeune médecin sa maison, sa bourse, son cur. Alors, elle se hâta de répondre. Non, non ! Il ny a jamais eu entre nous que de laffection et de la franchise. Je crois que je lui ai fait beaucoup de peine, mais il ma pardonné Tu as raison, nous navons pas dautre ami, cest à Ramond quil faut nous adresser. La malchance les poursuivait, Ramond était absent, en consultation à Marseille, doù il ne devait revenir que le lendemain soir ; et ce fut la jeune Mme Ramond qui les reçut, une ancienne amie de Clotilde, dont elle était la cadette, de trois ans. Elle parut un peu gênée, se montra pourtant fort aimable. Mais le docteur, naturellement, ne fit pas sa demande, et se contenta dexpliquer sa visite, en disant que Ramond lui manquait. Dans la rue, de nouveau, Pascal et Clotilde se sentirent seuls et perdus. Où se rendre, maintenant ? quelle tentative faire ? Et ils durent se remettre à marcher, au petit bonheur. Maître, je ne tai pas dit, osa murmurer Clotilde, il paraît que Martine a rencontré grand-mère Oui, grand-mère sest inquiétée de nous, lui a demandé pourquoi nous nallions pas chez elle, si nous étions dans le besoin Et, tiens ! voilà sa porte là-bas En effet, ils étaient rue de la Banne, on apercevait langle de la place de la Sous-Préfecture. Mais il venait de comprendre, il la faisait taire. Jamais, entends-tu ! Et toi-même, tu nirais pas. Tu me dis cela, parce que tu as du chagrin, à me voir ainsi sur le pavé. Moi aussi, jai le cur gros, en songeant que tu es là et que tu souffres. Seulement, il vaut mieux souffrir que de faire une chose dont on garderait le continuel remords Je ne veux pas, je ne peux pas. Ils quittèrent la rue de la Banne, ils sengagèrent dans le vieux quartier. Jaime mieux mille fois madresser aux étrangers Peut-être avons-nous des amis encore, mais ils ne sont que parmi les pauvres. Et, résigné à laumône, David continua sa marche au bras dAbisaïg, le vieux roi mendiant sen alla de porte en porte, appuyé à lépaule de la sujette amoureuse, dont la jeunesse restait son unique soutien. Il était près de six heures, la forte chaleur tombait, les rues étroites semplissaient de monde ; et, dans ce quartier populeux, où ils étaient aimés, on les saluait, on leur souriait. Un peu de pitié se mêlait à ladmiration, car personne nignorait leur ruine. Pourtant, ils semblaient dune beauté plus haute, lui tout blanc, elle toute blonde, ainsi foudroyés. On les sentait unis et confondus davantage, la tête toujours droite et fiers de leur éclatant amour, mais frappés par le malheur, lui ébranlé, tandis quelle, dun cur vaillant, le redressait. Des ouvriers en bourgeron passèrent, qui avaient plus dargent dans leur poche. Personne nosa leur offrir le sou quon ne refuse pas à ceux qui ont faim. Rue Canquoin, ils voulurent sarrêter chez Guiraude : elle était morte à son tour, la semaine auparavant. Deux autres tentatives quils firent, échouèrent. Désormais, ils en étaient à rêver quelque part un emprunt de dix francs. Ils battaient la ville depuis trois heures. Ah ! ce Plassans, avec le cours Sauvaire, la rue de Rome et la rue de la Banne qui le partageaient en trois quartiers, ce Plassans aux fenêtres closes, cette ville mangée de soleil, dapparence morte, et qui cachait sous cette immobilité toute une vie nocturne de cercle et de jeu, trois fois encore ils la traversèrent, dun pas ralenti, par cette fin limpide dune ardente journée daoût ! Sur le cours, danciennes pataches, qui conduisaient aux villages de la montagne, attendaient, dételées ; et, à lombre noire des platanes, aux portes des cafés, les consommateurs, quon voyait là dès sept heures du matin, les regardèrent avec des sourires. Dans la ville neuve également, où des domestiques se plantèrent sur le seuil des maisons cossues, ils sentirent moins de sympathie que dans les rues désertes du quartier Saint-Marc, dont les vieux hôtels gardaient un silence ami. Ils retournèrent au fond du vieux quartier, ils allèrent jusquà Saint-Saturnin, la cathédrale, dont le jardin du chapitre ombrageait labside, un coin de délicieuse paix, doù un pauvre les chassa en leur demandant lui-même laumône. On bâtissait beaucoup du côté de la gare, un nouveau faubourg poussait là, ils sy rendirent. Puis, ils revinrent une dernière fois jusquà la place de la Sous-Préfecture, avec un brusque réveil despoir, lidée quils finiraient par rencontrer quelquun, que de largent leur serait offert. Mais ils nétaient toujours accompagnés que du pardon souriant de la ville, à les voir si unis et si beaux. Les cailloux de la Viorne, le petit pavage pointu leur blessait les pieds. Et ils durent enfin rentrer sans rien à la Souleiade, tous les deux, le vieux roi mendiant et sa sujette soumise, Abisaïg dans sa fleur de jeunesse, qui ramenait David vieillissant, dépouillé de ses biens, las davoir inutilement battu les routes. Il était huit heures. Martine, qui les attendait, comprit quelle naurait pas de cuisine à faire, ce soir-là. Elle prétendit avoir dîné ; et, comme elle paraissait souffrante, Pascal lenvoya se coucher tout de suite. Nous nous passerons bien de toi, répétait Clotilde. Puisque les pommes de terre sont sur le feu, nous les prendrons nous-mêmes. La servante, de méchante humeur, céda. Elle mâchait de sourdes paroles : quand on a tout mangé, à quoi bon se mettre à table ? Puis, avant de senfermer dans sa chambre : Monsieur, il ny a plus davoine pour Bonhomme. Je lui ai trouvé lair drôle, et Monsieur devrait aller le voir. Tout de suite, Pascal et Clotilde, pris dinquiétude, se rendirent à lécurie. Le vieux cheval, en effet, était couché sur sa litière, somnolent. Depuis six mois, on ne lavait plus sorti, à cause de ses jambes, envahies de rhumatismes ; et il était devenu complètement aveugle. Personne ne comprenait pourquoi le docteur conservait cette vieille bête, Martine elle-même en arrivait à dire quon devait labattre, par simple pitié. Mais Pascal et Clotilde se récriaient, sémotionnaient, comme si on leur eût parlé dachever un vieux parent, qui ne sen irait pas assez vite. Non, non ! il les avait servis pendant plus dun quart de siècle, il mourrait chez eux, de sa belle mort, en brave homme quil avait toujours été ! Et, ce soir-là, le docteur ne dédaigna pas de lexaminer soigneusement. Il lui souleva les pieds, lui regarda les gencives, écouta les battements du cur. Non, il na rien, finit-il par dire. Cest la vieillesse, simplement Ah ! mon pauvre vieux, nous ne courrons plus les chemins ensemble ! Lidée quil manquait davoine tourmentait Clotilde. Mais Pascal la rassura : il fallait si peu de chose, à une bête de cet âge, qui ne travaillait plus ! Elle prit alors une poignée dherbe, au tas que la servante avait laissé là ; et ce fut une joie pour tous les deux, lorsque Bonhomme voulut bien, par simple et bonne amitié, manger cette herbe dans sa main. Eh ! mais, dit-elle en riant, tu as encore de lappétit, il ne faut pas chercher à nous attendrir Bonsoir ! et dors tranquille ! Et ils le laissèrent sommeiller, après lui avoir lun et lautre, comme dhabitude, mis un gros baiser à gauche et à droite des naseaux. La nuit tombait, ils eurent une idée, pour ne pas rester en bas, dans la maison vide : ce fut de tout barricader et demporter leur dîner, en haut, dans la chambre. Vivement, elle monta le plat de pommes de terre, avec du sel et une belle carafe deau pure ; tandis que lui se chargeait dun panier de raisin, le premier quon eût cueilli à une treille précoce, en dessous de la terrasse. Ils senfermèrent, ils mirent le couvert sur une petite table, les pommes de terre au milieu, entre la salière et la carafe, et le panier de raisin sur une chaise, à côté. Et ce fut un gala merveilleux, qui leur rappela lexquis déjeuner quils avaient fait, au lendemain des noces, lorsque Martine sétait obstinée à ne pas leur répondre. Ils éprouvaient le même ravissement dêtre seuls, de se servir eux-mêmes, de manger lun contre lautre, dans la même assiette. Cette soirée de misère noire, quils avaient tout fait au monde pour éviter, leur gardait les heures les plus délicieuses de leur existence. Depuis quils étaient rentrés, quils se trouvaient au fond de la grande chambre amie, comme à cent lieues de cette ville indifférente quils venaient de battre, la tristesse et la crainte seffaçaient, jusquau souvenir de la mauvaise après-midi, perdue en courses inutiles. Linsouciance les avait repris de ce qui nétait pas leur tendresse, ils ne savaient plus sils étaient pauvres ; sils auraient le lendemain à chercher un ami pour dîner le soir. A quoi bon redouter la misère et se donner tant de peine, puisquil suffisait, pour goûter tout le bonheur possible, dêtre ensemble ? Lui, pourtant, seffraya. Mon Dieu ! nous avions si peur de cette soirée ! Est-ce raisonnable dêtre heureux ainsi ? Qui sait ce que demain nous garde ? Mais elle lui mit sa petite main sur la bouche. Non, non ! demain, nous nous aimerons, comme nous nous aimons aujourdhui Aime-moi de toute ta force, comme je taime. Et jamais ils navaient mangé de si bon cur. Elle montrait son appétit de belle fille à lestomac solide, elle mordait à pleine bouche dans les pommes de terre, avec des rires, les disant admirables, meilleures que les mets les plus vantés. Lui aussi avait retrouvé son appétit de trente ans. De grands coups deau pure leur semblaient divins. Puis, le raisin, comme dessert, les ravissait, ces grappes si fraîches, ce sang de la terre que le soleil avait doré. Ils mangeaient trop, ils étaient gris deau et de fruit, de gaieté surtout. Ils ne se souvenaient pas davoir fait un gala pareil. Leur premier déjeuner lui-même, avec tout un luxe de côtelettes, de pain et de vin, navait pas eu cette ivresse, ce bonheur de vivre, où la joie dêtre ensemble suffisait, changeait la faïence en vaisselle dor, la nourriture misérable en une céleste cuisine, comme les dieux nen goûtent point. La nuit sétait complètement faite, et ils navaient pas allumé de lampe, heureux de se mettre au lit tout de suite. Mais les fenêtres restaient grandes ouvertes sur le vaste ciel dété, le vent du soir entrait, brûlant encore, chargé dune lointaine odeur de lavande. A lhorizon, la lune venait de se lever, si pleine et si large, que toute la chambre était baignée dune lumière dargent, et quils se voyaient, comme à une clarté de rêve, infiniment éclatante et douce. Alors, les bras nus, le cou nu, la gorge nue, elle acheva magnifiquement le festin quelle lui donnait, elle lui fit le royal cadeau de son corps. La nuit précédente, ils avaient eu leur premier frisson dinquiétude, une épouvante dinstinct, à lapproche du malheur menaçant. Et, maintenant, le reste du monde semblait une fois encore oublié, cétait comme une nuit suprême de béatitude, que leur accordait la bonne nature, dans laveuglement de ce qui nétait pas leur passion. Elle avait ouvert les bras, elle se livrait, se donnait toute. Maître ! maître ! jai voulu travailler pour toi, et jai appris que je suis une bonne à rien, incapable de gagner une bouchée du pain que tu manges. Je ne peux que taimer, me donner, être ton plaisir dun moment Et il me suffit dêtre ton plaisir, maître ! Si tu savais comme je suis contente que tu me trouves belle, puisque cette beauté, je puis ten faire le cadeau. Je nai quelle, et je suis si heureuse de te rendre heureux. Il la tenait dune étreinte ravie, il murmura : Oh ! oui, belle ! la plus belle et la plus désirée ! Tous ces pauvres bijoux dont je tai parée, lor, les pierreries, ne valent pas le plus petit coin du satin de ta peau. Un de tes ongles, un de tes cheveux, sont des richesses inestimables. Je baiserai dévotement, un à un, les cils de tes paupières. Et, maître, écoute bien : ma joie est que tu sois âgé et que je sois jeune, parce que le cadeau de mon corps te ravit davantage. Tu serais jeune comme moi, le cadeau de mon corps te ferait moins de plaisir, et jen aurais moins de bonheur Ma jeunesse et ma beauté, je nen suis fière que pour toi, je nen triomphe que pour te les offrir. Il était pris dun grand tremblement, ses yeux se mouillaient, à la sentir sienne à ce point, et si adorable, et si précieuse. Tu fais de moi le maître le plus riche, le plus puissant, tu me combles de tous les biens, tu me verses la plus divine volupté qui puisse emplir le cur dun homme. Et elle se donnait davantage, elle se donnait jusquau sang de ses veines. Prends-moi donc, maître, pour que je disparaisse et que je manéantisse en toi Prends ma jeunesse, prends-la toute en un coup, dans un seul baiser, et bois-la toute dun trait, épuise-la, quil en reste seulement un peu de miel à tes lèvres. Tu me rendras si heureuse, cest moi encore qui te serai reconnaissante Maître, prends mes lèvres puisquelles sont fraîches, prends mon haleine puisquelle est pure, prends mon cou puisquil est doux à la bouche qui le baise, prends mes mains, prends mes pieds, prends tout mon corps, puisquil est un bouton à peine ouvert, un satin délicat, un parfum dont tu te grises Tu entends ! maître, que je sois un bouquet vivant, et que tu me respires ! que je sois un jeune fruit délicieux, et que tu me goûtes ! que je sois une caresse sans fin, et que tu te baignes en moi ! Je suis ta chose, la fleur qui a poussé à tes pieds pour te plaire, leau qui coule pour te rafraîchir, la sève qui bouillonne pour te rendre une jeunesse. Et je ne suis rien, maître, si je ne suis pas tienne ! Elle se donna, et il la prit. A ce moment, un reflet de lune léclairait, dans sa nudité souveraine. Elle apparut comme la beauté même de la femme, à son immortel printemps. Jamais il ne lavait vue si jeune, si blanche, si divine. Et il la remerciait du cadeau de son corps, comme si elle lui eût donné tous les trésors de la terre. Aucun don ne peut égaler celui de la femme jeune qui se donne, et qui donne le flot de vie, lenfant peut-être. Ils songèrent à lenfant, leur bonheur en fut accru, dans ce royal festin de jeunesse quelle lui servait et que des rois auraient envié. |