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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
Salammbô


Salammbô
par Théophile Gautier

Depuis longtemps, on attendait avec une impatience bien légitime Salammbô, le nouveau roman de M. Gustave Flaubert, mais l'auteur n'est pas de ceux qui se hâtent. Sans mettre tout a fait en pratique le nonum prematar in annum d'Horace, il n'abandonne une oeuvre qu'au moment où il la croit parfaite, c'est-à-dire lorsque soins, veilles, corrections, remaniements, ne peuvent plus la perfectionner ; car chaque nature, si bien douée qu'elle soit, a cependant ses limites. L'aiguillon même du succès ne lui a pas fait presser son allure, et plusieurs années se sont écoulées entre la Française Madame Bovary et Salammbô la Carthaginoise.

C'est une hardiesse périlleuse, après une oeuvre réussie, de dérouter si complètement le public ainsi que l'a fait M. Gustave Flaubert par son roman punique. Au lecteur qui voudrait peut-être de même, il a versé un vin capiteux puisé à une autre amphore, et cela « dans une coupe d'argile rouge, rehaussé de dessins noirs », la coupe de la couleur locale enfin, à une époque où le sens du passé semble s'être perdu, où l'homme ne reconnaît l'homme que lorsqu'il est habillé à la dernière mode. Sans doute l'étude des réalités actuelles a son mérite, et l'auteur de Madame Bovary a montré qu'il savait aussi bien que pas un dégager du milieu contemporain des figures douées d'une vie intense. Les types qu'il a créés ont leur état-civil sur les registres de l'art, comme des personnes ayant existé véritablement, et rien ne lui était plus facile que d'ajouter à cette collection quelques photographies d'une exactitude non moins impitoyable. Mais n'est-ce pas un beau rêve, et bien fait pour tenter un artiste, que celui de s'isoler de son temps et de reconstruire à travers les siècles une civilisation évanouie, un monde disparu ? Quel plaisir, moitié avec la science, moitié avec l'intuition, de relever ces ruines enterrées sous les écrasements des catastrophes, de les colorer, de les peupler, d'y faire jouer le soleil et la vie, et de se donner le spectacle magnifique d'une résurrection complète ?...

On ne saurait exiger de Salammbô, roman carthaginois, la peinture des passions modernes et la minutieuse étude de nos petits travers en habit noir et paletot sac. Et cependant, la première impression que semble produire le livre de M. Gustave Flaubert sur la généralité des lecteurs et même des critiques, est une surprise désappointée. Ils sont tentés de s'écrier : « Peut-on être Carthaginois !... » On le peut. Mais le prouver n'est pas aisé : pas de ruines (quelques arches d'aqueduc), pas de langue, etc... : A défaut de monument, M.G. Flaubert, avec une patience de bénédictin, a dépouillé toute l'histoire antique. Chaque passage se rapportant de près ou de loin à son sujet a été relevé ; pour un détail, il a lu de gros volumes qui ne contenaient que ce détail. Non content de cela, il a fait une excursion investigatrice aux rives où fut Carthage, adaptant la science acquise à la configuration des lieux... La lecture de Salammbô est une des plus violentes sensations intellectuelles qu'on puisse éprouver.


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Jamais l'art n'a rendu une figure plus terriblement repoussante et d'une hideur plus sinistre que celle de ce suffète en qui semblent se résumer la monstruosité de Carthage et les gangrènes de l'Afrique. Sous les plaques d'or et les pierres précieuses des colliers, sous le ruissellement des parfums et des onguents, sous les plis de la pourpre, au milieu de son luxe de richard et de voluptueux, la lèpre immonde le dévore, et il fait s'envoler de sa peau, en la grattant avec une spatule d'aloës, une poussière blanche comme la râpure du marbre...


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M. Gustave Flaubert est un peintre de batailles antiques qu'on n'a jamais égalé et que l'on ne surpassera point. Il mêle Homère à Polybe et à Végèce, la poésie à la science, l'effet pittoresque à l'exactitude stratégique ; il fait manoeuvrer les masses avec une aisance de grand capitaine, et, difficulté que n'eurent pas les illustres généraux, il soit conduire à la fois deux armées, seul joueur de cette double partie où il gagne la victoire et poursuit la déroute. Comme il dispose les phalanges et les syntagmes, comme il étend les ailes, comme il tient en réserve les éléphants à son centre de bataille, comme il laisse engager l'ennemi, par les vides ouverts exprès dans les lignes qui se referment sur lui, et l'enveloppent, en le rabattant sur les carrés hérissés de piques !... On ne saurait s'imaginer l'acharnement et la furie de ces assauts qui paraissent décrits par un témoin oculaire, tant ils sont rendus avec une fidélité vivante...


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Cette réduction au trait d'un tableau ardemment coloré n'en donne sans doute qu'une idée bien incomplète, mais elle en indique les masses principales, et peut faire du moins comprendre cette gigantesque composition si en dehors des habitudes littéraires de l'époque. Une impersonnalité absolue y règne d'un bout à l'autre, et jamais la main de l'auteur ne s'y laisse apercevoir. Les images d monde antique semblent s'y être fixés comme sur un miroir de métal poli qui eût gardé leur empreinte. Cette empreinte est si nette, si vive, si juste de forme et de ton, que le sens intime en affirmerait la réalité, quoique le modèle en soit depuis longtemps disparu. M. Gustave Flaubert possède au plus haut point l'objectivité rétrospective : il voit (nous soulignons exprès le mot pour lui donner toute sa signifiance spirituelle) les choses qui ne sont plus dans le domaine de l'oeil humain avec une lucidité toute contemporaine. Dans son livre, Carthage, pulvérisée au point qu'on a peine à en délimiter la place, se dresse d'une façon aussi précise qu'une ville moderne copiée d'après nature. C'est la plus étonnante restauration architecturale qui se soit faite.

Comme Cuvier, qui recomposait un monstre antédiluvien d'après une dent, un fragment d'os, moins que cela, une trace de pas fixée sur le limon des créations disparues, et à qui, plus tard, la découverte du squelette complet donnait raison, l'auteur de Salammbô restitue un édifice d'après une pierre, d'après une ligne de texte, d'après une analogie. Tyr et Sidon, les villes mères, le renseignent parfois sur leur fille. La Bible, cette encyclopédie de l'antique genre humain, où se résument les vieilles civilisations orientales, lui révèle des secrets qu'on n'y cherche pas ordinairement. Si Polybe lui fournit le trait, Ezéchiel lui fournit la couleur. Les imprécations figurées des prophètes laissent échapper dans leurs colères de précieux détails sur le luxe et la corruption. Telle singularité de toilette, qu'on croirait d'invention, a pour garant un verset biblique.

Ce don de résurrection que M. Gustave Flaubert possède pour les choses, il n'en est pas moins doué à l'endroit des personnages. Avec un merveilleux sens ethnographique, il rend à chaque race sa forme de crâne, son masque, sa couleur de peau, sa taille, son habitude de corps, son tempérament, son caractère physique et moral. Dans ce mélange de tous les peuples qui compose l'armée des Mercenaires, il y a des Grecs, des Italiotes, des Gaulois, des Baléares, des Campaniens, des Ligures, des Ibères, des Lybiens, des Numides, des Gétules, des Nègres, des gens du pays des dattes et quelques transfuges de ces tribus lointaines, moitié hommes moitié bêtes, comme en nourrit à sa noire mamelle l'Afrique portenteuse - portentosa Africa ! - Chacun a son type, son accent, son costume. Jamais un grec n'y prend la pose d'un homme de race sémitique ; car en sa qualité de voyageur, M. Gustave Flaubert a remarqué que l'Occident et l'Orient ne se meuvent pas de la même façon...


(...)

Aucune imagination orientale n'a dépassé les merveilles entassées dans l'appartement de Salammbô. Les yeux modernes sont peu habitués à de telles splendeurs. Aussi a-ton accusé M. Gustave Flaubert d'enluminure, de papillotage, de clinquant, quelques mots de physionomie trop carthaginoise ont arrêté les critiques. Avec le temps, ces couleurs trop vives se tranquilliseront d'elles-mêmes. Les mots exotiques, plus aisément compris, perdront leur étrangeté, et le style de M. Flaubert apparaîtra tel qu'il est, plein, robuste, sonore, d'une originalité qui ne doit rien à personne, coloré comme il le fait, précis, sobre et mâle lorsque le récit n'exige pas d'ornement, le style d'un maître enfin. Son volume restera comme un des plus beaux monuments littéraires de ce siècle. Résumons, en une phrase qui dira toute notre pensée, notre opinion sur Salammbô : ce n'est pas un livre d'histoire, ce n'est pas un roman, c'est un poème épique!

Le Moniteur. 22 décembre 1862

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