Gustave
Flaubert / 1821 - 1880
Salammbô
Lettres de Louis Bouilhet à propos des Fossiles et de Salammbô
« Je suis dans une tristesse profonde, et dans l'état moral le plus déplorable, découragé, désabusé, embêté jusqu'à la garde. (...) Je vois mon drame à rebâtir presque en entier ; il faut absolument un rôle principal plus tenu, plus prolongé, un caractère enfin, et je n'ai que de l'action. Après cela, voilà mes Fossiles qui marchent comme des tortues. Je suis dans une des difficultés à me casser la gueule : mon morceau de « l'Homme » s'allonge devant moi à mesure que j'y travaille, et je ne sais pas si ce que j'ai fait est bon. Veux-tu que je te dise une chose positive ? J'ai fait la plus grande sottise du monde en quittant Rouen. Il fallait partir avec mon drame fait, avec mes Fossiles publiés, avec toi enfin. Et puis, peut-être me faut-il, à moi, la difficulté matérielle à vaincre, le milieu mesquin où l'on s'irrite toujours, la leçon de grec qui empêche le vers et qui le fait se tordre plus vigoureusement. Je ne suis pas un homme de premier plan dans la vie pratique, je pâlis en pleine lumière : un taudis d'étudiant me relèverait plus à mes yeux. Quand j'entends autour de moi de braves gens qui m'encouragent, je songe à leur déception future, et comme ils peuvent se mettre le doigt dans l'oeil ! Tu ne trouveras pas cela bien fort, mais comme c'est le fond vrai de mon âme, je ne vois pas pourquoi je ne l'étalerais pas.
« Je prends « simplicité
» dans le sens physique : organisme simple, c'est-à-dire
plus parfait, plus intelligent, moins embarrassé dans les rouages
des organes : c'est la marche vraie de la nature. Considère les
premiers êtres : quelles masses, quels ressorts, quels leviers
! Et puis, ce vers finit bougrement bien la strophe ! Si je te tenais
là, je te persuaderais ! (...)
« Tu vois quelles coupures, et quelles concessions. Plus d'anthithèse, plus de Dieux, plus d'oiseau divin ; je n'ai laissé que ce qui me paraît indispensable, et incontestablement bon, c'est-à-dire, l'être dans ses cages. Plutôt que de perdre ce vers, je brûlerai le poème ; d'ailleurs, cette transition imagée me conduit aux animaux et aux végétaux dont il faut que je montre l'animation réelle. Je mettrai des fleurs, avec des yeux véritables, je mettrai des parfums, je mettrai des arbres sensibles et des oiseaux, musiciens et parleurs (sans le mot oiseau, à cause de la strophe de transition). Les arbres palpitants sous leur
écorce grise Dans ta seconde lettre, tout en m'annonçant que tu reconnais quelques-unes de mes raisons, tu ne fais pas une seule concession de plus. Ça prouve que tu es bien convaincu, pourtant je trouve que les essaims qui tournent sur les volcans sont une belle image. Je ne puis remettre là des fleurs, et d'ailleurs ce cratère qui est une immense ruche me paraît plus saisissant. Quant à la strophe des
troupeaux et des fruits, j'aime mieux être dans le faux, que de
laisser des vers comme ceux que j'ai mis à la place et que je
t'ai envoyés. Les troupeaux répandus
dans les grands pâturages, (Le chemin veut dire l'endroit où l'on passe. Je retire le mot « fossés » qui impliquait une idée de manoeuvre et de civilisation. Tu ne saurais t'imaginer comme je suis perplexe. Est-ce passable ce que je t'envoie ?) »
A propos de Salammbô « Allons donc ! Allons
donc ! Sapristole ! As-tu oublié les affres de Madame Bovary
? Plus l'enfant est fort, plus les tranchées sont douloureuses
; je te dis que ton oeuvre se présente bien, je vois sa tête
; elle est née viable, nom d'un chien ! Crois-tu que le moutard
puisse parler entre les cuisses de sa mère ? Crois-tu qu'un poème
hurle dès les premières pages ? Crois-tu que la gradation
ne soit une bonne et éternelle loi ? J'y ai manqué dans
ma nouvelle pièce, mon 1er acte gueule trop. Je n'en suis pas
plus fier pour cela, et il n'y aura pas un critique qui ne me le reprochera
!
« Ce qu'il y a d'ennuyeux au théâtre, c'est qu'on ne peut guère montrer ces développements-là de face et de plein (à cause de l'unité de lieu, entre autres choses). On les donne forcément de profil, on les raconte, et ça perd. Voilà en quoi le roman est plus heureux, comme locomotion. Décidément, malgré ses difficultés, le théâtre est un genre secondaire, en littérature. »
« Je ne sais ce que tu veux dire avec ta foirade, à propos du premier chapitre. Tu as beau croire, je le trouve bon, et, de plus indispensable pour le lecteur. Ah ! si tu peux, dans la suite, mettre dans ton oeuvre assez de lumière historique, pour te passer de ce morceau, très bien, très bien. Mais, en cas contraire, il faut absolument le garder. »
« Ta fin de chapitre, source de tant de colère, me paraît excellente maintenant, vivante, réelle, colorée. Je vois les choses comme dans un tableau, et pour moi, c'est une preuve irréfutable ! Après cela, tu t'es posé, sans doute, un idéal de style et de composition que je n'aperçois pas, mais, si tu veux bien me prendre pour une partie du public éclairé, je te donne ma parole d'honneur que ce chapitre fera un grand effet. »
« Je te félicite d'avoir varié la colère d'Hamilcar. Ne retranche rien du reste, nous verrons cela plus tard. »
« Quant à ta bataille, en admettant qu'elle soit manquée, nous la remettrons bien sur ses pieds, à moins que nous ne soyons définitivement deux cruches. »
« Tu me parais embêté,
et ton XIIe chapitre est long à venir. Mais il viendra comme
les autres. Quant à ce que tu dis du plan général,
je n'en sais rien ; je crois que les petits faits sont nécessaires
: c'est la fatalité du sujet et le moyen d'échapper aux
allures épiques et poncives. Si c'était un pièce
de théâtre, tu aurais raison de craindre les situations
répétées. Mais note que s'il y a un côté
fantaisiste dans ton sujet, à savoir la fille d'Hamilcar, tout
le reste est historique et s'est reproduit et répété
ainsi, livre en main ; forcément, tu n'as pas le droit de changer
ça.
« Toi, tu me parais embêté
du point psychologique, où tu en es venu. J'avoue que la position
est délicate, mais est-il bien nécessaire de faire cette
analyse, dans une machine lointaine et à grandes proportions
? Est-il bon de descendre dans les anatomies finies d'une étude
sur le temps présent, et les cas de conscience de Salammbô,
ou de la belle Hélène, sont-ils choses à détailler,
comme au confessionnal d'une pensionnaire de couvent ? Voilà
mon doute. Le père d'ailleurs, a-t-il besoin de s'informer, comme
un bourgeois inquiet, du cas de sa demoiselle ? N'est-elle pas polluée,
à ses yeux, du jour où il a connu la présence d'un
homme, la nuit, dans sa chambre ? La chaînette brisée doit
lui en dire assez, et son silence, et sa sécurité officielle
, en la donnant à l'époux, n'est-elle pas, alors, d'une
hypocrisie plus carthaginoise encore ?
« Quant à la première question, s'il doit voler ou demander l'enfant de son esclave, c'est grave. Il me semble que prendre l'enfant à la dérobée, et à l'insu du père, c'est plus humain, mais il y a plus de sécurité antique à faire la chose tout simplement, comme une obligation naturelle de l'esclave au maître. C'est plus digne de ton Hamilcar, il est assez puissant et assez formidable chez lui pour ne pas se gêner, en cette circonstance... Qu'importe qu'un sang vil au hasard soit versé ! Seulement, voici le danger, tu
l'as bien senti : c'est que cet enlèvement d'autorité
provoque une scène. Il faut que le père de l'enfant dise
ou fasse quelque chose. Faire une douleur vraie, c'est évidemment
empiéter sur l'attendrissement intime d'Hamilcar. Si tu crois
que cet attendrissement final est nécessaire, moi, je n'en vois
pas l'obligation. Voilà comment je comprendrais l'attendrissement
d'Hamilcar. Il joue une douleur forcenée en livrant le môme,
il se tord dans son faux désespoir, il livre l'enfant (avec joie,
au fond, c'est canaille et farouche, mais c'est vrai, car il se moque
parfaitement du moutard et il sauve son fils). Donc, je le ferais jouer
la même comédie, jusqu'au bout, mais je lui ferais un attendrissement
vrai, des larmes même, si tu veux, quand il va trouver son fils
dans sa cachette. Il l'étreint à lui faire peur. L'enfant
ne comprend rien à cette terrible tendresse. Hamilcar peut lui dire, au père, qu'il lui donne sa liberté en échange de son enfant. « Tu es libre ! » Il tombe, il est mort. Je ne sais pas si je suis dans le vrai, mais je n'y vois pas autre chose. Il faut se dire, avant tout, qu'Hamilcar est sur le premier plan, et qu'étaler l'épisode de l'esclave est moins important que de nous faire voir le principal héros fibre à fibre. »
« Je t'écris dès
aujourd'hui, car tu parais pressé d'une solution quelconque.
J'approuve pleinement le début de la scène : Hamilcar
rencontré dans ses jardins, sa douleur éperdue quand il
court chez Salammbô et les cordes dont il garrotte le petit Annibal,
très bon, tout cela ; puis l'ordre donné au chef des esclaves,
l'arrivée du môme. Mais là, je ne ferais pas encore
apparaître la tête du père. Le père peut fort
bien ne pas être là, dans ce moment, et n'en être
averti que quelques minutes plus tard ; ces trois apparitions me semblent
allonger démesurément la scène, et sont, en outre,
d'un effet peut-être un peu voulu. Nous évitons encore,
par cette suppression, la brutalité d'Hamilcar, qui sera suffisamment
forte, une fois. Je voudrais qu'on vît l'étonnement du
môme, son effroi instinctif, ses pleurs, ses grands yeux effarés,
dans ces grands appartements qu'il n'a jamais vus, puis quand on lui
passe de beaux habits, il sourit, il joue avec les franges d'or ; ça
ferait un effet assez sinistre mais je ne pense pas que, même
en cette occasion violente, Hamilcar et Salammbô oublient assez
leur dignité et leurs préjugés de caste pour mettre
leurs mains sur la peau d'un esclave. Ils feront habiller le môme,
devant eux, par le chef des esclaves. Salammbô pourra tout au
plus donner des conseils. Et si tu veux qu'Hamilcar y mette absolument
la main, il faut que ce ne soit qu'une fois, à la fin de la toilette,
pour réparer une faute du chef des esclaves, qui a oublié
un ornement distinctif ou une manière de placer un pli du vêtement.
Il y a encore de la fierté dans cela, il faut que son fils soit
digne, même dans son image ; tout cela ne serait qu'un geste rapide. Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 11octobre 1861. |
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