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Gustave Flaubert / 1821 - 1880
Salammbô


Lettres de Louis Bouilhet

à propos des Fossiles et de Salammbô



A propos des Fossiles

« Je suis dans une tristesse profonde, et dans l'état moral le plus déplorable, découragé, désabusé, embêté jusqu'à la garde. (...) Je vois mon drame à rebâtir presque en entier ; il faut absolument un rôle principal plus tenu, plus prolongé, un caractère enfin, et je n'ai que de l'action. Après cela, voilà mes Fossiles qui marchent comme des tortues. Je suis dans une des difficultés à me casser la gueule : mon morceau de « l'Homme » s'allonge devant moi à mesure que j'y travaille, et je ne sais pas si ce que j'ai fait est bon. Veux-tu que je te dise une chose positive ? J'ai fait la plus grande sottise du monde en quittant Rouen. Il fallait partir avec mon drame fait, avec mes Fossiles publiés, avec toi enfin. Et puis, peut-être me faut-il, à moi, la difficulté matérielle à vaincre, le milieu mesquin où l'on s'irrite toujours, la leçon de grec qui empêche le vers et qui le fait se tordre plus vigoureusement. Je ne suis pas un homme de premier plan dans la vie pratique, je pâlis en pleine lumière : un taudis d'étudiant me relèverait plus à mes yeux. Quand j'entends autour de moi de braves gens qui m'encouragent, je songe à leur déception future, et comme ils peuvent se mettre le doigt dans l'oeil ! Tu ne trouveras pas cela bien fort, mais comme c'est le fond vrai de mon âme, je ne vois pas pourquoi je ne l'étalerais pas.

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. Février 1854.

« Je prends « simplicité » dans le sens physique : organisme simple, c'est-à-dire plus parfait, plus intelligent, moins embarrassé dans les rouages des organes : c'est la marche vraie de la nature. Considère les premiers êtres : quelles masses, quels ressorts, quels leviers ! Et puis, ce vers finit bougrement bien la strophe ! Si je te tenais là, je te persuaderais ! (...)
Je ne comprends pas ton « débordement » ; c'est une idée qui ne serait pas en corrélation avec tout ce qui va suivre. Sa joie lui vient, d'après moi, de ce que son âme est toute grande ouverte au monde. Sa joie lui vient de la nature qu'il comprend mieux, et ce n'est pas de lui que sort le « débordement » pour le quart d'heure. (...)
Je vois aussi bien que personne que ça ne vaut rien, mais je ne veux plus y toucher. J'en suis moins content que de ce que j'avais mis d'abord. En suivant cette progression, je ne sais où j'arriverais. D'ailleurs, je déclare que ce passage est au-dessus de mes forces : il faudrait combiner les détails pittoresques avec la rapidité du mouvement, j'y renonce. (...)

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. Mars 1854

« Tu vois quelles coupures, et quelles concessions. Plus d'anthithèse, plus de Dieux, plus d'oiseau divin ; je n'ai laissé que ce qui me paraît indispensable, et incontestablement bon, c'est-à-dire, l'être dans ses cages. Plutôt que de perdre ce vers, je brûlerai le poème ; d'ailleurs, cette transition imagée me conduit aux animaux et aux végétaux dont il faut que je montre l'animation réelle. Je mettrai des fleurs, avec des yeux véritables, je mettrai des parfums, je mettrai des arbres sensibles et des oiseaux, musiciens et parleurs (sans le mot oiseau, à cause de la strophe de transition).

Les arbres palpitants sous leur écorce grise
Sentent courir la sève, en frissons amoureux.
Et répétant le mot apporté par la brise,
Les feuillages longtemps le chuchotent entre eux !
Etc, etc...

Dans ta seconde lettre, tout en m'annonçant que tu reconnais quelques-unes de mes raisons, tu ne fais pas une seule concession de plus. Ça prouve que tu es bien convaincu, pourtant je trouve que les essaims qui tournent sur les volcans sont une belle image. Je ne puis remettre là des fleurs, et d'ailleurs ce cratère qui est une immense ruche me paraît plus saisissant.

Quant à la strophe des troupeaux et des fruits, j'aime mieux être dans le faux, que de laisser des vers comme ceux que j'ai mis à la place et que je t'ai envoyés.
Je mettrai donc :

Les troupeaux répandus dans les grands pâturages,
Du maître inassouvi ne craignent plus la faim,
Et seul, le vent du soir, agitant les feuillages,
Fait tomber les fruits mûrs, aux gazons du chemin.

(Le chemin veut dire l'endroit où l'on passe. Je retire le mot « fossés » qui impliquait une idée de manoeuvre et de civilisation. Tu ne saurais t'imaginer comme je suis perplexe. Est-ce passable ce que je t'envoie ?) »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. Mars 1854

A propos de Salammbô

« Allons donc ! Allons donc ! Sapristole ! As-tu oublié les affres de Madame Bovary ? Plus l'enfant est fort, plus les tranchées sont douloureuses ; je te dis que ton oeuvre se présente bien, je vois sa tête ; elle est née viable, nom d'un chien ! Crois-tu que le moutard puisse parler entre les cuisses de sa mère ? Crois-tu qu'un poème hurle dès les premières pages ? Crois-tu que la gradation ne soit une bonne et éternelle loi ? J'y ai manqué dans ma nouvelle pièce, mon 1er acte gueule trop. Je n'en suis pas plus fier pour cela, et il n'y aura pas un critique qui ne me le reprochera !
(...) Garde-toi de détruire ton commencement. Va toujours de l'avant, si c'est possible. Et réfléchis surtout, que d'après le milieu même et l'époque que tu prends, le livre ne peut pas être aussi vivant que Bovary. C'est impossible ; je dirai plus : ce serait une faute. Sur les sujets lointains, il faut une brume, l'estompe est meilleure que le crayon dur, et la vie réelle ne doit apparaître que par intervalles rapides, et comme des éclairs dans un horizon à perte de vue. C'est le danger, c'est aussi la beauté et l'originalité de ton sujet. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 19 septembre 1857

« Ce qu'il y a d'ennuyeux au théâtre, c'est qu'on ne peut guère montrer ces développements-là de face et de plein (à cause de l'unité de lieu, entre autres choses). On les donne forcément de profil, on les raconte, et ça perd. Voilà en quoi le roman est plus heureux, comme locomotion. Décidément, malgré ses difficultés, le théâtre est un genre secondaire, en littérature. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 28 août 1858.

« Je ne sais ce que tu veux dire avec ta foirade, à propos du premier chapitre. Tu as beau croire, je le trouve bon, et, de plus indispensable pour le lecteur. Ah ! si tu peux, dans la suite, mettre dans ton oeuvre assez de lumière historique, pour te passer de ce morceau, très bien, très bien. Mais, en cas contraire, il faut absolument le garder. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 16 octobre 1858.

« Ta fin de chapitre, source de tant de colère, me paraît excellente maintenant, vivante, réelle, colorée. Je vois les choses comme dans un tableau, et pour moi, c'est une preuve irréfutable ! Après cela, tu t'es posé, sans doute, un idéal de style et de composition que je n'aperçois pas, mais, si tu veux bien me prendre pour une partie du public éclairé, je te donne ma parole d'honneur que ce chapitre fera un grand effet. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 17 septembre 1859.

« Je te félicite d'avoir varié la colère d'Hamilcar. Ne retranche rien du reste, nous verrons cela plus tard. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 2 juin 1860.

« Quant à ta bataille, en admettant qu'elle soit manquée, nous la remettrons bien sur ses pieds, à moins que nous ne soyons définitivement deux cruches. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 28 août 1860.

« Tu me parais embêté, et ton XIIe chapitre est long à venir. Mais il viendra comme les autres. Quant à ce que tu dis du plan général, je n'en sais rien ; je crois que les petits faits sont nécessaires : c'est la fatalité du sujet et le moyen d'échapper aux allures épiques et poncives. Si c'était un pièce de théâtre, tu aurais raison de craindre les situations répétées. Mais note que s'il y a un côté fantaisiste dans ton sujet, à savoir la fille d'Hamilcar, tout le reste est historique et s'est reproduit et répété ainsi, livre en main ; forcément, tu n'as pas le droit de changer ça.
As-tu eu raison de prendre un substratum historique ? C'est une autre question. Moi je crois que tu as bien fait. Ça donne de l'autorité, du poids. Mais si tu avais imaginé tout, de fond en comble, tu aurais été moins gêné. D'où je conclus qu'il faut bravement accepter le sujet avec ses conséquences, et se rappeler que l'Illiade n'est qu'une suite de combats pareils, et de situations presque identiques. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 22 juin 1861.

« Toi, tu me parais embêté du point psychologique, où tu en es venu. J'avoue que la position est délicate, mais est-il bien nécessaire de faire cette analyse, dans une machine lointaine et à grandes proportions ? Est-il bon de descendre dans les anatomies finies d'une étude sur le temps présent, et les cas de conscience de Salammbô, ou de la belle Hélène, sont-ils choses à détailler, comme au confessionnal d'une pensionnaire de couvent ? Voilà mon doute. Le père d'ailleurs, a-t-il besoin de s'informer, comme un bourgeois inquiet, du cas de sa demoiselle ? N'est-elle pas polluée, à ses yeux, du jour où il a connu la présence d'un homme, la nuit, dans sa chambre ? La chaînette brisée doit lui en dire assez, et son silence, et sa sécurité officielle , en la donnant à l'époux, n'est-elle pas, alors, d'une hypocrisie plus carthaginoise encore ?
Je dis peut-être d'énormes bêtises, mon vieux, mais de loin, c'est l'effet que ça me fait. Ne pas se noyer dans trop d'analyses psychologiques, mais, des images, des massacres, des contorsions, des choses naïves, ce qui veut dire, au fond, des choses épiques, dans le bon sens du mot. Voilà tout. Tu soulignes, en parlant de Salammbô, il faut qu'elle réponde. S'il le faut absolument en effet, mes observations tombent d'elles-mêmes. Sinon, vois si tu ne peux pas t'en passer. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 7 septembre 1861.

« Quant à la première question, s'il doit voler ou demander l'enfant de son esclave, c'est grave. Il me semble que prendre l'enfant à la dérobée, et à l'insu du père, c'est plus humain, mais il y a plus de sécurité antique à faire la chose tout simplement, comme une obligation naturelle de l'esclave au maître. C'est plus digne de ton Hamilcar, il est assez puissant et assez formidable chez lui pour ne pas se gêner, en cette circonstance...

Qu'importe qu'un sang vil au hasard soit versé !

Seulement, voici le danger, tu l'as bien senti : c'est que cet enlèvement d'autorité provoque une scène. Il faut que le père de l'enfant dise ou fasse quelque chose. Faire une douleur vraie, c'est évidemment empiéter sur l'attendrissement intime d'Hamilcar. Si tu crois que cet attendrissement final est nécessaire, moi, je n'en vois pas l'obligation. Voilà comment je comprendrais l'attendrissement d'Hamilcar. Il joue une douleur forcenée en livrant le môme, il se tord dans son faux désespoir, il livre l'enfant (avec joie, au fond, c'est canaille et farouche, mais c'est vrai, car il se moque parfaitement du moutard et il sauve son fils). Donc, je le ferais jouer la même comédie, jusqu'au bout, mais je lui ferais un attendrissement vrai, des larmes même, si tu veux, quand il va trouver son fils dans sa cachette. Il l'étreint à lui faire peur. L'enfant ne comprend rien à cette terrible tendresse.
Si Hamilcar a été dur vis-à-vis du père-esclave, s'il lui a dit que la vie d'un enfant n'est rien, quand il s'agit du bien public, son émotion finale et secrète sera, je crois, un bon démenti à ses théories, et c'est humain, pour sûr, et Carthaginois par dessus le marché.
Je me résume : si tu tiens à un attendrissement d'Hamilcar, soit quand il livre le môme (et j'aime moins cela) soit quand il est seul avec son fils (ce que je préfère) il faut, à tout prix, éviter de peindre la douleur vraie du père. Il y a deux façons d'éviter cette répétition : 1° en faisant dérober, voler l'enfant, à l'insu du père, ce qui supprime la scène, avec facilité (je t'ai dit que je n'aime pas trop ce moyen, que ça me semble trop humain pour Hamilcar, que c'est une concession qu'il fait, peu dans ses moeurs.)
2° en faisant demander franchement et directement le fils au père, comme chose due, inévitable, qui ne souffre pas d'objection (songe à la lourde tyrannie de ce temps). Et alors, le père, au lieu de pleurer, ou de crier, pourra demeurer stupide, muet, abruti ou bien il pourra crever sur le coup, tomber raide, sans prononcer une parole.

Hamilcar peut lui dire, au père, qu'il lui donne sa liberté en échange de son enfant. « Tu es libre ! » Il tombe, il est mort.

Je ne sais pas si je suis dans le vrai, mais je n'y vois pas autre chose. Il faut se dire, avant tout, qu'Hamilcar est sur le premier plan, et qu'étaler l'épisode de l'esclave est moins important que de nous faire voir le principal héros fibre à fibre. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 5 octobre 1861.

« Je t'écris dès aujourd'hui, car tu parais pressé d'une solution quelconque. J'approuve pleinement le début de la scène : Hamilcar rencontré dans ses jardins, sa douleur éperdue quand il court chez Salammbô et les cordes dont il garrotte le petit Annibal, très bon, tout cela ; puis l'ordre donné au chef des esclaves, l'arrivée du môme. Mais là, je ne ferais pas encore apparaître la tête du père. Le père peut fort bien ne pas être là, dans ce moment, et n'en être averti que quelques minutes plus tard ; ces trois apparitions me semblent allonger démesurément la scène, et sont, en outre, d'un effet peut-être un peu voulu. Nous évitons encore, par cette suppression, la brutalité d'Hamilcar, qui sera suffisamment forte, une fois. Je voudrais qu'on vît l'étonnement du môme, son effroi instinctif, ses pleurs, ses grands yeux effarés, dans ces grands appartements qu'il n'a jamais vus, puis quand on lui passe de beaux habits, il sourit, il joue avec les franges d'or ; ça ferait un effet assez sinistre mais je ne pense pas que, même en cette occasion violente, Hamilcar et Salammbô oublient assez leur dignité et leurs préjugés de caste pour mettre leurs mains sur la peau d'un esclave. Ils feront habiller le môme, devant eux, par le chef des esclaves. Salammbô pourra tout au plus donner des conseils. Et si tu veux qu'Hamilcar y mette absolument la main, il faut que ce ne soit qu'une fois, à la fin de la toilette, pour réparer une faute du chef des esclaves, qui a oublié un ornement distinctif ou une manière de placer un pli du vêtement. Il y a encore de la fierté dans cela, il faut que son fils soit digne, même dans son image ; tout cela ne serait qu'un geste rapide.
« Au détour d'une allée, d'une voix dolente... » très bien cette apparition-là ; on ne l'attend pas du tout, elle fera son effet, et le père finira par tomber évanoui, sous le froid regard d'Hamilcar.
Douleur factice d'Hamilcar, très bien ; 2e apparition du père, et la mangeaille qu'on lui jette, taïeb !
Et j'aime enfin toute la suite, avec le petit Annibal qui mord la main. En résumé, je suis presque certain qu'il faut supprimer la 1ère apparition du père : 1° ça allonge, 2° ça m'a l'air poncif, 3° c'est trop appuyer sur la brutalité d'Hamilcar. Une fois suffit, on le rendrait odieux, sans motif. »

Louis Bouilhet à Gustave Flaubert. 11octobre 1861.

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