Emile Zola
Thérèse
Raquin
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14 - chapitre 13 Le lendemain, Laurent séveilla frais et dispos. Il avait bien dormi. Lair froid qui entrait par la fenêtre fouettait son sang alourdi. Il se rappelait à peine les scènes de la veille ; sans la cuisson ardente qui le brûlait au cou, il aurait pu croire quil sétait couché à dix heures, après une soirée calme. La morsure de Camille était comme un fer rouge posé sur sa peau ; lorsque sa pensée se fut arrêtée sur la douleur que lui causait cette entaille, il en souffrit cruellement. Il lui semblait quune douzaine daiguilles pénétraient peu à peu dans sa chair. Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie dans un méchant miroir de quinze sous accroché au mur. Cette plaie faisait un trou rouge, large comme une pièce de deux sous ; la peau avait été arrachée, la chair se montrait, rosâtre, avec des taches noires ; des filets de sang avaient coulé jusquà lépaule, en minces traînées qui sécaillaient. Sur le cou blanc, la morsure paraissait dun brun sourd et puissant ; elle se trouvait à droite, au-dessous de loreille. Laurent, le dos courbé, le cou tendu, regardait, et le miroir verdâtre donnait à sa face une grimace atroce. Il se lava à grande eau, satisfait de son examen, se disant que la blessure serait cicatrisée au bout de quelques jours. Puis il shabilla et se rendit à son bureau, tranquillement, comme à lordinaire. Il y conta laccident dune voix émue. Lorsque ses collègues eurent lu le fait divers qui courait la presse, il devint un véritable héros. Pendant une semaine, les employés du chemin de fer dOrléans neurent pas dautre sujet de conversation : ils étaient tout fiers quun des leurs se fût noyé. Grivet ne tarissait pas sur limprudence quil y a à saventurer en pleine Seine, quand il est si facile de regarder couler leau en traversant les ponts. Il restait à Laurent une inquiétude sourde. Le décès de Camille navait pu être constaté officiellement. Le mari de Thérèse était bien mort, mais le meurtrier aurait voulu retrouver son cadavre pour quun acte formel fût dressé. Le lendemain de laccident, on avait inutilement cherché le corps du noyé ; on pensait quil sétait sans doute enfoui au fond de quelque trou, sous les berges des îles. Des ravageurs fouillaient activement la Seine pour toucher la prime. Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la morgue, en se rendant à son bureau. Il sétait juré de faire lui-même ses affaires. Malgré les répugnances qui lui soulevaient le cur, malgré les frissons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de huit jours, régulièrement, examiner le visage de tous les noyés étendus sur les dalles. Lorsquil entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavée lécurait, et des souffles froids couraient sur sa peau ; lhumidité des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus pesants à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs des cadavres ; il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait. Devant lui salignaient les rangées de dalles grises. Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et jaunes, blanches et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort ; dautres semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur, pendaient des loques lamentables, des jupes et des pantalons qui grimaçaient sur la nudité du plâtre. Laurent ne voyait dabord que lensemble blafard des pierres et des murailles, taché de roux et de noir par les vêtements et les cadavres. Un bruit deau courante chantait. Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de lun à lautre. Les noyés seuls lintéressaient ; quand il y avait plusieurs cadavres gonflés et bleuis par leau, il les regardait avidement, cherchant à reconnaître Camille. Souvent, les chairs de leur visage sen allaient par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la face était comme bouillie et désossée. Laurent hésitait ; il examinait les corps, il tâchait de retrouver les maigreurs de sa victime. Mais tous les noyés sont gras ; il voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies, des bras ronds et forts. Il ne savait plus, il restait frissonnant en face de ces haillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des grimaces horribles. Un matin, il fut pris dune véritable épouvante. Il regardait depuis quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocement défiguré. Les chairs de ce noyé étaient tellement molles et dissoutes, que leau courante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet qui tombait sur la face creusait un trou à gauche du nez. Et, brusquement, le nez saplatit, les lèvres se détachèrent, montrant des dents blanches. La tête du noyé éclata de rire. Chaque fois quil croyait reconnaître Camille, Laurent ressentait une brûlure au cur. Il désirait ardemment retrouver le corps de sa victime, et des lâchetés le prenaient, lorsquil simaginait que ce corps était devant lui. Ses visites à la morgue lemplissaient de cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il secouait ses peurs, il se traitait denfant, il voulait être fort ; mais, malgré lui, sa chair se révoltait, le dégoût et leffroi semparaient de son être, dès quil se trouvait dans lhumidité et lodeur fade de la salle. Quand il ny avait pas de noyés sur la dernière rangée de dalles, il respirait à laise ; ses répugnances étaient moindres. Il devenait alors un simple curieux, il prenait un plaisir étrange à regarder la mort violente en face, dans ses attitudes lugubrement bizarres et grotesques. Ce spectacle lamusait, surtout lorsquil y avait des femmes étalant leur gorge nue. Ces nudités brutalement étendues, tachées de sang, trouées par endroits, lattiraient et le retenaient. Il vit, une fois, une jeune femme de vingt ans, une fille du peuple, large et forte, qui semblait dormir sur la pierre ; son corps frais et gras blanchissait avec des douceurs de teinte dune grande délicatesse ; elle souriait à demi, la tête un peu penchée, et tendait la poitrine dune façon provocante ; on aurait dit une courtisane vautrée, si elle navait eu au cou une raie noire qui lui mettait comme un collier dombre ; cétait une fille qui venait de se pendre par désespoir damour. Laurent la regarda longtemps, promenant ses regards sur sa chair, absorbé dans une sorte de désir peureux. Chaque matin, pendant quil était là, il entendait derrière lui le va-et-vient du public qui entrait et qui sortait. La morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se payent gratuitement les passants pauvres ou riches. La porte est ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détour pour ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant entre leurs dents. Lorsque les dalles sont bien garnies, lorsquil y a un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent des émotions à bon marché, sépouvantent, plaisantent, applaudissent ou sifflent, comme au théâtre, et se retirent satisfaits, en déclarant que la morgue est réussie, ce jour-là. Laurent connut vite le public de lendroit, public mêlé et disparate qui sapitoyait et ricanait en commun. Des ouvriers entraient, en allant à leur ouvrage, avec un pain et des outils sous le bras ; ils trouvaient la mort drôle. Parmi eux se rencontraient des loustics datelier qui faisaient sourire la galerie en disant un mot plaisant sur la grimace de chaque cadavre ; ils appelaient les incendiés des charbonniers ; les pendus, les assassinés, les noyés, les cadavres troués ou broyés excitaient leur verve goguenarde, et leur voix, qui tremblait un peu, balbutiait des phrases comiques dans le silence frissonnant de la salle. Puis venaient de petits rentiers, des vieillards maigres et secs, des flâneurs qui entraient par désuvrement et qui regardaient les corps avec des yeux bêtes et des moues dhommes paisibles et délicats. Les femmes étaient en grand nombre ; il y avait de jeunes ouvrières toutes roses, le linge blanc, les jupes propres, qui allaient dun bout à lautre du vitrage, lestement, en ouvrant de grands yeux attentifs, comme devant létalage dun magasin de nouveautés ; il y avait encore des femmes du peuple, hébétées, prenant des airs lamentables, et des dames bien mises, traînant nonchalamment leur robe de soie. Un jour, Laurent vit une de ces dernières qui se tenait plantée à quelques pas du vitrage, en appuyant un mouchoir de batiste sur ses narines. Elle portait une délicieuse jupe de soie grise, avec un grand mantelet de dentelle noire ; une voilette lui couvrait le visage, et ses mains gantées paraissaient toutes petites et toutes fines. Autour delle traînait une senteur douce de violette. Elle regardait un cadavre. Sur une pierre, à quelques pas, était allongé le corps dun grand gaillard, dun maçon qui venait de se tuer net en tombant dun échafaudage ; il avait une poitrine carrée, des muscles gros et courts, une chair blanche et grasse ; la mort en avait fait un marbre. La dame lexaminait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait, sabsorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa voilette, regarda encore, puis sen alla. Par moments, arrivaient des bandes de gamins, des enfants de douze à quinze ans, qui couraient le long du vitrage, ne sarrêtant que devant les cadavres de femmes. Ils appuyaient leurs mains aux vitres et promenaient des regards effrontés sur les poitrines nues. Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales, ils apprenaient le vice à lécole de la mort. Cest à la morgue que les jeunes voyous ont leur première maîtresse. Au bout dune semaine, Laurent était écuré. La nuit, il rêvait les cadavres quil avait vus le matin. Cette souffrance, ce dégoût de chaque jour quil simposait, finit par le troubler à un tel point quil résolut de ne plus faire que deux visites. Le lendemain, comme il entrait à la morgue, il reçut un coup violent dans la poitrine : en face de lui, sur une dalle, Camille le regardait, étendu sur le dos, la tête levée, les yeux entrouverts. Le meurtrier sapprocha lentement du vitrage, comme attiré, ne pouvant détacher ses regards de sa victime. Il ne souffrait pas ; il éprouvait seulement un grand froid intérieur et de légers picotements à fleur de peau. Il aurait cru trembler davantage. Il resta immobile, pendant cinq grandes minutes, perdu dans une contemplation inconsciente, gravant malgré lui au fond de sa mémoire toutes les lignes horribles, toutes les couleurs sales du tableau quil avait sous les yeux. Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours dans leau. Sa face paraissait encore ferme et rigide ; les traits sétaient conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre et boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait ; elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les paupières levées, montrant le globe blafard des yeux ; les lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche, avaient un ricanement atroce ; un bout de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents. Cette tête, comme tannée et étirée, en gardant une apparence humaine, était restée plus effrayante de douleur et dépouvante. Le corps semblait un tas de chairs dissoutes ; il avait souffert horriblement. On sentait que les bras ne tenaient plus ; les clavicules perçaient la peau des épaules. Sur la poitrine verdâtre, les côtes faisaient des bandes noires ; le flanc gauche, crevé, ouvert, se creusait au milieu de lambeaux dun rouge sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes, plus fermes, sallongeaient, plaquées de taches immondes. Les pieds tombaient. Laurent regardait Camille. Il navait pas encore vu un noyé si épouvantable. Le cadavre avait, en outre, un air étriqué, une allure maigre et pauvre ; il se ramassait dans sa pourriture ; il faisait un tout petit tas. On aurait deviné que cétait là un employé à douze cents francs, bête et maladif, que sa mère avait nourri de tisanes. Ce pauvre corps, grandi entre des couvertures chaudes, grelottait sur la dalle froide. Quand Laurent put enfin sarracher à la curiosité poignante qui le tenait immobile et béant, il sortit, il se mit à marcher rapidement sur le quai. Et, tout en marchant, il répétait : « Voilà ce que jen ai fait. Il est ignoble. » Il lui semblait quune odeur âcre le suivait, lodeur que devait exhaler ce corps en putréfaction. Il alla chercher le vieux Michaud et lui dit quil venait de reconnaître Camille sur une dalle de la morgue. Les formalités furent remplies, on enterra le noyé, on dressa un acte de décès. Laurent, tranquille désormais, se jeta avec volupté dans loubli de son crime et des scènes fâcheuses et pénibles qui avaient suivi le meurtre. |