7 - l'Argent
VII
Deux mois plus tard, par un après-midi gris et doux de novembre,
Mme Caroline monta à la salle des
épures, tout de suite après le déjeuner, pour se
mettre au travail. Son frère, alors à Constantinople,
où il
s'occupait de sa grande affaire des chemins de fer d'Orient, l'avait
chargée de revoir toutes les notes
prises autrefois par lui, dans leur premier voyage, puis de rédiger
une sorte de mémoire, qui serait comme
un résumé historique de la question ; et, depuis deux
grandes semaines, elle tâchait de s'absorber tout
entière dans cette besogne. Ce jour-là, il faisait si
chaud, qu'elle laissa mourir le feu et ouvrit la fenêtre,
d'où elle regarda un instant, avant de s'asseoir, les grands
arbres nus de l'hôtel Beauvilliers, violâtres sur
le ciel pâle.
Il y avait près d'une demi-heure
qu'elle écrivait, lorsque le besoin d'un document l'égara
dans une longue
recherche, parmi les dossiers entassés sur sa table. Elle se
leva, alla remuer d'autres papiers, revint
s'asseoir, les mains pleines ; et, comme elle classait des feuilles
volantes, elle tomba sur des images de
sainteté, une vue enluminée du Saint-Sépulcre,
une prière encadrée des instruments de la Passion,
souveraine pour assurer le salut, dans les moments de détresse
où l'âme est en danger. Alors, elle se
souvint, son frère avait acheté ces images à Jérusalem,
en grand enfant pieux. Une émotion soudaine la
saisit, des larmes mouillèrent ses joues. Ah ! ce frère,
si intelligent, si longtemps méconnu, qu'il était
heureux de croire, de ne pas sourire devant ce Saint-Sépulcre
naïf pour boîte à bonbons, de puiser une
sereine force dans sa foi à l'efficacité de cette prière,
rimée en vers de confiseur ! Elle le revoyait trop
confiant, trop facile à se laisser duper peut-être, mais
si droit, si tranquille, sans une révolte, sans une
lutte même. Et elle qui, depuis deux mois, luttait et souffrait,
elle qui ne croyait plus, brûlée de lectures,
dévastée de raisonnements, avec quelle ardeur elle souhaitait,
aux heures de faiblesse, d'être restée simple
et ingénue comme lui, au point de pouvoir endormir son coeur
saignant, en répétant trois fois, matin et
soir, l'oraison enfantine que les clous et la lance, la couronne et
l'éponge de la Passion entouraient !
Au lendemain du hasard brutal qui
lui avait appris la liaison de Saccard et de la baronne Sandorff, elle
s'était raidie de toute sa volonté, pour résister
au besoin de les surveiller et de savoir. Elle n'était point
la
femme de cet homme, elle ne voulait point être sa maîtresse
passionnée jalouse jusqu'au scandale ; et sa
misère était qu'elle continuait à ne pas se refuser,
dans leur intimité de chaque heure. Cela venait de la
façon paisible, simplement affectueuse, dont elle avait d'abord
considéré leur aventure : une amitié ayant
abouti fatalement au don de la personne, comme il arrive entre homme
et femme. Elle n'avait plus vingt
ans, elle était devenue d'une grande tolérance, après
la dure expérience de son mariage. A trente-six ans
étant si sage, se croyant sans illusions, ne pouvait-elle donc
fermer les yeux, se conduire plus en mère
qu'en amante, à l'égard de cet ami auquel elle s'était
résignée sur le tard, dans une minute d'absence
morale, et qui, lui aussi, avait singulièrement dépassé
l'âge des héros ? Parfois, elle répétait
qu'on
accordait trop d'importance à
ces rapports des sexes, simples rencontres souvent, dont on embarrassait
ensuite l'existence entière. D'ailleurs, elle souriait la première
de l'immoralité de sa remarque, car
n'étaient pas alors toutes les fautes permises, toutes les femmes
à tous les hommes ? Et, pourtant, que de
femmes sont raisonnables en acceptant le partage avec une rivale, que
la pratique courante l'emporte en
heureuse bonhomie sur la jalouse idée de la possession unique et
totale ! Mais ce n'étaient là que des
façons théoriques de rendre la vie supportable, elle avait
beau se forcer à l'abnégation, continuer à être
l'intendante dévouée, la servante d'intelligence supérieure
qui veut bien donner son corps, quand elle a
donné son coeur et son cerveau : une révolte de sa chair,
de sa passion la soulevait, elle souffrait
affreusement de ne pas tout savoir, de ne pas rompre violemment, après
avoir jeté à la face de Saccard
l'affreux mal qu'il lui faisait. Elle s'était domptée cependant,
au point de se taire, de rester calme et
souriante, et jamais, dans son existence si rude jusque- là, elle
n'avait eu besoin de plus de force.
Encore un instant, elle regarda les
images de sainteté, qu'elle tenait toujours, avec son sourire
douloureux
d'incrédule, tout ému de tendresse. Mais elle ne les voyait
plus, elle reconstruisait ce que Saccard avait pu
faire la veille, ce qu'il faisait ce jour-là même, par
un travail involontaire et incessant de son esprit, qui
retournait d'instinct à cet espionnage, dès qu'elle ne
l'occupait plus. Saccard, d'ailleurs, semblait mener sa
vie accoutumée, le matin les tracas de sa direction, l'après-midi
la Bourse, le soir les invitations à dîner,
les premières représentations, une vie de plaisirs, des
filles de théâtre dont elle n'était point jalouse.
Et,
cependant, elle sentait bien un nouvel intérêt en lui,
une chose qui lui prenait des heures occupées
auparavant d'une autre façon, sans doute cette femme, des rendez-vous
dans quelque endroit qu'elle se
défendait de connaître. Cela la rendait soupçonneuse
et méfiante, elle se remettait malgré elle à "
faire le
gendarme " , comme disait son frère en riant, même
au sujet des affaires de l'Universelle, qu'elle avait
cessé de surveiller, tant sa confiance un moment était
devenue grande. Des irrégularités la frappaient et la
chagrinaient. Puis, elle était toute surprise de s'en moquer
au fond, de ne pas trouver la force de parler ni
d'agir, tellement une seule angoisse la tenait au coeur, cette trahison
qu'elle aurait voulu accepter, qui
l'étouffait. Et, honteuse de sentir les larmes la gagner de nouveau,
elle cacha les images, avec le mortel
regret de ne pouvoir aller s'agenouiller et se soulager dans une église,
en pleurant pendant des heures
toutes les larmes de son corps.
Depuis dix minutes, Mme Caroline,
calmée, s'était remise à rédiger le mémoire,
lorsque le valet de
chambre vint lui dire que Charles, un cocher renvoyé la veille,
voulait absolument parler à madame.
C'était Saccard qui, après l'avoir engagé lui-même,
l'avait surpris volant sur l'avoine. Elle hésita, puis
consentit à le recevoir.
Grand, beau garçon, avec la
face et le cou rasés, se dandinant de l'air assuré et
fat des hommes que les
femmes paient, Charles se présenta insolemment.
" Madame, c'est pour les deux
chemises que la blanchisseuse m'a perdues et dont elle refuse de me
tenir
compte. Sans doute, madame ne pense pas que je puisse faire une perte
pareille... Et, comme madame est
responsable, je veux que madame me rembourse mes chemises... Oui, je
veux quinze francs. "
Sur ces questions de ménage,
elle était très sévère. Peut-être
aurait-elle donné les quinze francs, pour
éviter toute discussion. Mais l'effronterie de cet homme, pris
la veille la main dans le sac, la révolta.
" Je ne vous dois rien, je ne
vous donnerai pas un sou... D'ailleurs, monsieur m'a mise en garde et
m'a
absolument défendu de faire quelque chose pour vous. "
Alors, Charles s'avança, menaçant.
" Ah ! monsieur a dit ça,
je m'en doutais, et il a eu tort, monsieur, parce que nous allons rire...
Je ne suis
pas assez bête pour ne pas avoir remarqué que madame était
la maîtresse... "
Rougissante, Mme Caroline se leva,
voulant le chasser. Mais il ne lui en laissa pas le temps, il continuait
plus haut :
" Et peut-être que madame
sera contente de savoir où va monsieur, de quatre à six,
deux et trois fois par
semaine, quand il est sûr de trouver la personne seule... "
Elle était redevenue brusquement
très pâle, tout son sang refluait à son coeur. D'un
geste violent, elle
tenta de lui rentrer dans la gorge ce renseignement qu'elle évitait
d'apprendre depuis deux mois.
" Je vous défends bien...
"
Seulement, il criait plus fort qu'elle.
" C'est Mme la baronne Sandorff...
M. Delcambre l'entretient et a loué, pour l'avoir à son
aise, un petit
rez-de-chaussée de la rue Caumartin, presque au coin de la rue
Saint-Nicolas, dans une maison où il y a
une fruitière... Et monsieur y va donc prendre la place toute
chaude... "
Elle avait allongé le bras
vers la sonnette, pour qu'on jetât cet homme dehors ; mais il
aurait certainement
continué devant les domestiques.
" Oh ! quand je dis chaude !...
J'ai une amie là-dedans, Clarisse, la femme de chambre, qui les
a regardés
ensemble, et qui a vu sa maîtresse, un vrai glaçon, lui
faire un tas de saletés...
- Taisez-vous, malheureux !... Tenez
! voici vos quinze francs. "
Et, d'un geste d'indicible dégoût,
elle lui remit l'argent, comprenant que c'était la seule façon
de le
renvoyer. Tout de suite, en effet, il redevint poli.
" Moi, je ne veux que le bien
de madame... La maison où il y a une fruitière. Le perron
au fond de la
cour... C'est aujourd'hui jeudi, il est quatre heures, si madame veut
les surprendre... "
Elle le poussait vers la porte, sans
desserrer les lèvres, livide.
" D'autant plus qu'aujourd'hui
madame assisterait peut-être bien à quelque chose de rigolo...
Plus souvent
que Clarisse resterait dans une boîte pareille ! Et, quand on
a eu de bons maîtres, on leur laisse un petit
souvenir, n'est-ce pas ?... Bonsoir, madame. "
Enfin, il était parti. Mme
Caroline resta quelques secondes immobile, cherchant, comprenant qu'une
scène pareille menaçait Saccard. Puis, sans force, avec
un long gémissement, elle vint s'abattre sur sa
table de travail ; et les larmes qui l'étouffaient depuis si
longtemps ruisselèrent.
Cette Clarisse, une maigre fille
blonde, venait simplement de trahir sa maîtresse, en offrant à
Delcambre
de la lui faire surprendre avec un autre homme, dans le logement même
qu'il payait. Elle avait d'abord
exigé cinq cents francs ; mais, comme il était fort avare,
elle dut, après marchandage, se contenter de
deux cents francs, payables de la main à la main, au moment où
elle lui ouvrirait la porte de la chambre.
Elle couchait là, dans une petite pièce, derrière
le cabinet de toilette. La baronne l'avait prise par une
délicatesse, pour ne pas confier le soin du ménage à
la concierge. Le plus souvent, elle vivait oisive,
n'ayant rien à faire entre les rendez-vous, au fond de ce logement
vide, s'effaçant du reste, disparaissant,
dès que Delcambre ou Saccard
arrivait. C'était dans la maison qu'elle avait connu Charles qui
longtemps
était venu, la nuit, occuper avec elle le grand lit des maîtres,
encore ravagé par la débauche de la journée
; et même c'était elle qui l'avait recommandé à
Saccard, comme un très bon sujet, très honnête. Depuis
son renvoi, elle épousait sa rancune, d'autant plus que sa maîtresse
lui faisait des " crasses " et qu'elle
avait une place où elle gagnerait cinq francs de plus par mois.
D'abord, Charles voulait écrire au baron
Sandorff ; mais elle avait trouvé plus drôle et plus lucratif
d'organiser, avec Delcambre, une surprise. Et,
ce jeudi-là, ayant tout préparé pour le grand coup,
elle attendit.
A quatre heures, lorsque Saccard
arriva, la baronne Sandorff était déjà là,
allongée sur la chaise longue,
devant le feu. Elle se montrait d'habitude très exacte, en femme
d'affaires qui sait le prix du temps. Les
premières fois, il avait eu la désillusion de ne pas trouver
l'ardente amoureuse qu'il espérait, chez cette
femme si brune, aux paupières bleues, à la provocante
allure de bacchante en folie. Elle était de marbre,
lasse de son inutile effort à la recherche d'une sensation qui
ne venait point, tout entière prise par le jeu,
dont l'angoisse au moins lui chauffait le sang. Puis, l'ayant sentie
curieuse, sans dégoût, résignée à
la
nausée, si elle croyait y découvrir un frisson nouveau,
il l'avait dépravée, obtenant d'elle toutes les
caresses. Elle causait Bourse, lui tirait des renseignements ; et, comme
le hasard aidant sans doute, elle
gagnait depuis sa liaison, elle traitait un peu Saccard en fétiche,
l'objet ramassé que l'on garde et que l'on
baise, même malpropre, pour la chance qu'il vous porte.
Clarisse avait fait un si grand feu,
ce jour-là, qu'ils ne se mirent pas au lit, par un raffinement
de rester
devant les hautes flammes, sur la chaise longue. Dehors, la nuit allait
se faire. Mais les volets étaient
fermés, les rideaux soigneusement tirés ; et deux grosses
lampes, aux globes dépolis, sans abat-jour, les
éclairaient d'une lumière crue.
A peine Saccard était-il entré,
que Delcambre, à son tour descendit de voiture. Le procureur
général
Delcambre, personnellement lié avec l'empereur, en passe de devenir
ministre, était un homme maigre et
jaune de cinquante ans, à la haute taille solennelle, à
la face rase, coupée de plis profonds d'une austère
sévérité. Son nez dur, en bec d'aigle, semblait
sans défaillance comme sans pardon. Et, lorsqu'il monta le
perron, de son pas ordinaire, mesuré et grave, il avait toute
sa dignité, son air froid des grands jours
d'audience. Personne ne le connaissait dans la maison, il n'y venait
guère qu'à la nuit tombée.
Clarisse l'attendait dans l'étroite
antichambre.
" Si monsieur veut me suivre,
et je recommande bien à monsieur de ne pas faire de bruit. "
Il hésitait, pourquoi ne pas
entrer par la porte qui ouvrait directement sur la chambre ? Mais, à
voix très
basse, elle lui expliqua que le verrou était mis sûrement,
qu'il faudrait briser tout et que madame, avertie,
aurait le temps de s'arranger. Non ! ce qu'elle voulait, c'était
la lui faire surprendre telle qu'elle l'avait vue,
un jour, en risquant un oeil au trou de la serrure. Pour cela, elle
avait imaginé quelque chose de bien
simple. Sa chambre, autrefois, communiquait avec le cabinet de toilette
par une porte, aujourd'hui fermée
à clef ; et, la clef ayant été ensuite jetée
au fond d'un tiroir, elle avait eu seulement à la reprendre là,
puis
à rouvrir ; de sorte que, grâce à cette porte condamnée,
oubliée, on pouvait maintenant pénétrer sans bruit
dans le cabinet de toilette, qui lui-même n'était séparé
de la chambre que par une portière. Certainement,
madame n'attendait personne de ce côté.
" Que monsieur se confie entièrement
à moi. J'ai intérêt, n'est-ce pas ? à la
réussite. "
Elle se glissa par la porte entrebâillée,
disparut un instant, laissant Delcambre seul, dans son étroite
chambre de bonne, au lit en désordre, à la cuvette d'eau
savonneuse, et dont elle avait déjà déménagé
sa
malle, le matin, pour filer, dès
que le coup serait fait. Puis, elle revint, referma doucement la porte
sur
elle.
" Il faut que monsieur attende
un petit peu. Ce n'est pas encore ça. Ils causent. "
Delcambre restait digne, sans un
mot, debout et immobile sous les regards vaguement blagueurs de cette
fille qui le dévisageait. Cependant, il se lassait, un tic nerveux
tirait toute la moitié gauche de son visage,
dans la rage contenue dont le flot montait à son crâne.
Le furieux mâle, aux appétits d'ogre, qu'il y avait
en lui, caché derrière la glaciale sévérité
de son masque professionnel, commençait à gronder
sourdement, irrité de cette chair qu'on lui volait.
Faisons vite, faisons vite "
, répéta-t-il, sans savoir ce qu'il disait, les mains
fiévreuses.
Mais, lorsque Clarisse, disparue
de nouveau, revint, un doigt sur les lèvres, elle le supplia
de patienter
encore.
" Je vous assure, monsieur,
soyez raisonnable, autrement vous perdrez le plus beau... Dans un moment,
ça y sera en plein. "
Et, Delcambre, les jambes brusquement
cassées, dut s'asseoir sur le petit lit de bonne. La nuit tombait,
il
resta ainsi dans l'ombre, tandis que la femme de chambre, aux écoutes,
ne perdait aucun des bruits légers
qui venaient de la chambre, et qu'il entendait, lui, décuplés
par un tel bourdonnement de ses oreilles,
qu'ils lui paraissaient être le piétinement d'une armée
en marche.
Enfin, il sentit la main de Clarisse
tâtonnant le long de son bras. Il comprit, lui donna, sans une
parole,
une enveloppe ; où il avait glissé les deux cents francs
promis. Et elle marcha la première, écarta la
portière du cabinet, le poussa dans la chambre, en disant :
" Tenez ! les v'lâ ! "
Devant le grand feu, aux braises
ardentes, Saccard était sur le dos, couché au bord de
la chaise longue,
n'ayant gardé que sa chemise, qui, roulée, remontée
jusqu'aux aisselles, découvrait, de ses pieds à ses
épaules, sa peau brune, envahie avec l'âge d'un poil de
bête ; tandis que la baronne, entièrement nue,
toute rose des flammes qui la cuisaient, était agenouillée
; et les deux grosses lampes les éclairaient d'une
clarté si vive, que les moindres détails s'accusaient,
avec un relief d'ombre excessif.
Béant, suffoqué par
ce flagrant délit anormal, Delcambre s'était arrêté,
pendant que les deux autres,
comme foudroyés, stupides de voir entrer cet homme par le cabinet,
ne bougeaient pas, les yeux élargis et
fous.
" Ah ! cochons ! bégaya
enfin le procureur général, cochons ! cochons ! "
Il ne trouvait que ce mot, il le
répéta sans fin, l'accentua du même geste saccadé,
pour lui donner plus de
force. Cette fois, d'un bond, la femme s'était levée,
éperdue de sa nudité, tournant sur elle-même,
cherchant ses vêtements, qu'elle avait laissés dans le
cabinet de toilette, où elle ne pouvait aller les
reprendre ; et, ayant mis la main sur un jupon blanc resté là,
elle s'en couvrit les épaules, garda les deux
bouts de la ceinture entre les dents, afin de le serrer autour de son
cou, contre sa poitrine. L'homme, qui
avait quitté aussi la chaise longue, rabattit sa chemise, l'air
très ennuyé.
" Cochons ! répéta
encore Delcambre, cochons ! dans cette chambre que je paie ! "
Et, montrant le poing à Saccard,
s'affolant de plus en plus, à l'idée que ces ordures se
faisaient sur un
meuble acheté avec son argent, il délira.
" Vous êtes ici chez moi,
cochon que vous êtes ! Et cette femme est à moi, vous êtes
un cochon et un
voleur ! "
Saccard, qui ne se fâchait
pas, aurait voulu le calmer, fort embarrassé d'être ainsi
en chemise, et tout à
fait contrarié de l'aventure. Mais le mot de voleur le blessa.
" Dame ! monsieur, répondit-il,
quand on veut avoir une femme à soi tout seul, on commence par
lui
donner ce dont elle a besoin. "
Cette allusion à son avarice
acheva d'enrager Delcambre. Il était méconnaissable, effroyable,
comme si le
bouc humain, tout le priape caché lui sortait de la peau. Ce
visage, si digne et si froid, avait brusquement
rougi, et il se gonflait, se tuméfiait, s'avançait en
un mufle furieux. L'emportement lâchait la brute
charnelle, dans l'affreuse douleur de cette fange remuée.
" Besoin, besoin, balbutia-t-il,
besoin du ruisseau... Ah ! Garce ! "
Et il eut vers la baronne un geste
si violent, qu'elle prit peur. Elle était restée debout,
immobile, ne
parvenant à se voiler la gorge, avec le jupon, qu'en laissant
à découvert le ventre et les cuisses. Alors,
ayant compris que cette nudité coupable, ainsi étalée,
l'exaspérait davantage, elle recula jusqu'à la chaise,
s'y assit en serrant les jambes, en remontant les genoux, de façon
à cacher tout ce qu'elle pouvait. Puis,
elle demeura là, sans un geste, sans un mot, la tête un
peu basse, les yeux obliques et sournois sur la
bataille en femelle que les hommes se disputent, et qui attend, pour
être au vainqueur.
Saccard, courageusement, s'était
jeté devant elle.
" Vous n'allez pas la battre,
peut-être ! "
Les deux hommes se trouvèrent
face à face.
" Enfin, monsieur, reprit-il,
il faut en finir. Nous ne pouvons pas nous disputer comme des cochers...
C'est très vrai, je suis l'amant de madame. Et je vous répète
que, si vous avez payé les meubles ici, moi
j'ai payé...
- Quoi ?
- Beaucoup de choses : par exemple,
l'autre jour, les dix mille francs de son ancien compte chez Mazaud,
que vous aviez absolument refusé de régler... J'ai autant
de droits que vous. Un cochon, c'est possible !
mais un voleur, ah ! non ! Vous allez retirer le mot. "
Hors de lui, Delcambre cria :
" Vous êtes un voleur,
et je vais vous casser la tête, si vous ne déguerpissez
pas à l'instant. "
Mais Saccard, à son tour,
s'irritait. Tout en remettant son pantalon, il protesta.
" Ah ! ça, dites donc,
vous m'embêtez, à la fin ! Je m'en irai si je veux... Ce
n'est pas encore vous que me
ferez peur, mon bonhomme ! "
Et, quand il eut enfilé ses
bottines, il tapa résolument des pieds sur le tapis, en disant
:
" Là, maintenant, je suis
d'aplomb, je reste. "
Etouffant de rage, Delcambre s'était
rapproché, le mufle en avant.
" Sale cochon, veux-tu filer
!
- Pas avant toi, vieille crapule
!
- Et si je te flanque ma main sur
la figure !
- Moi, je te plante mon pied quelque
part ! "
Nez à nez, les crocs dehors,
ils aboyaient. Oublieux d'eux-mêmes, dans cette débâcle
de leur éducation,
dans ce flot de vase immonde du rut qu'ils se disputaient, le magistrat
et le financier en vinrent à une
querelle de charretiers ivres, à des mots abominables, qu'ils
se lançaient, avec un besoin croissant de
l'ordure, comme des crachats. Leurs voix s'étranglaient dans
leur gorge, ils écumaient de la boue.
Sur sa chaise, la baronne attendait
toujours que l'un des deux eût jeté l'autre dehors. Et,
calmée déjà,
arrangeant l'avenir, elle n'était plus gênée que
par la présence de la femme de chambre, qu'elle devinait
derrière la portière du cabinet de toilette, restée
là pour se faire un peu de bon sang. Cette fille, en effet,
ayant allongé la tête, avec un ricanement d'aise, à
entendre des messieurs se dirent des choses si
dégoûtantes, les deux femmes s'aperçurent, la maîtresse
accroupie et nue, la servante droite et correcte,
avec son petit col plat ; et elles échangèrent un flamboyant
regard, la haine séculaire des rivales, dans
cette égalité des duchesses et des vachères, quand
elles n'ont plus de chemise.
Mais Saccard, lui aussi, avait vu
Clarisse. Il achevait de s'habiller violemment, enfilait son gilet et
revenait lâcher une injure dans la figure de Delcambre, passait
la manche gauche de sa redingote et en
criait une autre, passait la manche droite et en trouvait d'autres,
d'autres toujours, à pleins baquets, à la
volée. Puis, tout d'un coup, pour en finir :
" Clarisse, venez donc !...
Ouvrez les portes, ouvrez les fenêtres, pour que toute la maison
et toute la rue
entendent !... M. le Procureur général veut qu'on sache
qu'il est ici, et je vais le faire connaître, moi ! "
Pâlissant, Delcambre recula,
en le voyant se diriger vers une des fenêtres, comme s'il voulait
en tourner la
crémone. Ce terrible homme était très capable d'exécuter
sa menace, lui qui se moquait du scandale.
" Ah ! canaille, canaille !
murmura le magistrat. Ça fait bien la paire, vous et cette catin.
Et je vous la
laisse...
- C'est ça, décampez
! On n'a pas besoin de vous... Au moins, ses factures seront payées,
elle ne pleurera
plus misère... Tenez ! voulez- vous six sous, pour prendre l'omnibus
? "
Sous l'insulte, Delcambre s'arrêta
un instant, au seuil du cabinet de toilette. Il avait de nouveau sa
haute
taille maigre, sa face blême, coupée de plis rigides. Il
étendit le bras, il fit un serment.
" Je jure que vous me paierez
tout ça... Oh ! je vous retrouverai, prenez garde ! "
Puis, il disparut. Tout de suite,
derrière lui, on entendit la fuite d'une jupe c'était
la femme de chambre
qui, par crainte d'une explication, se sauvait, très égayée,
à l'idée de la bonne farce.
Saccard, secoué encore, piétinant,
alla fermer les portes, revint dans la chambre, où la baronne
était
restée ; douée sur sa
chaise. Il se promena à grands pas, repoussa dans la cheminée
un tison qui
s'écroulait ; et, la voyant seulement alors, si singulière
et si peu couverte, avec ce jupon sur les épaules, il
se montra très convenable.
" Habillez-vous donc, ma chère...
Et ne vous émotionnez pas. C'est bête, mais ce n'est rien,
rien du tout...
Nous nous reverrons ici, après-demain, pour nous arranger, n'est-ce
pas ? Moi, il faut que je file, j'ai un
rendez-vous avec Huret. "
Et, comme elle remettait enfin sa
chemise, et qu'il partait, il lui cria de l'antichambre :
" Surtout, si vous achetez de
l'Italien, pas de bêtise ! ne le prenez qu'à prime. "
Pendant ce temps, à la même
heure, Mme Caroline, la tête abattue sur sa table de travail,
sanglotait. Le
brutal renseignement du cocher, cette trahison de Saccard qu'elle ne
pouvait ignorer désormais, remuait
en elle tous les soupçons, toutes les craintes qu'elle avait
voulu y ensevelir. Elle s'était forcée à la
tranquillité et à l'espoir, dans les affaires de l'Universelle,
complice, par l'aveuglement de sa tendresse, de
ce qu'on ne lui disait pas, de ce qu'elle ne cherchait pas à
apprendre. Aussi, maintenant, se
reprochait-elle, avec un violent remords, la lettre rassurante qu'elle
avait écrite à son frère, lors de la
dernière assemblée générale ; car elle le
savait, depuis que sa jalousie lui ouvrait de nouveau les yeux et
les oreilles, les irrégularités continuaient, s'aggravaient
sans cesse, ainsi le compte Sabatani avait grossi,
la société jouait de plus en plus, sous le couvert de
ce prête-nom, sans parler des réclames énormes et
mensongères, des fondations de sable et de boue qu'on donnait
à la colossale maison, dont la montée si
prompte, comme miraculeuse, la frappait de plus de terreur que de joie.
Ce qui surtout l'angoissait, c'était
ce terrible train, ce galop continu dont on menait l'Universelle, pareille
à une machine, bourrée de
charbon, lancée sur des rails diaboliques, jusqu'à ce
que tout crevât et sautât, sous un dernier choc. Elle
n'était point une naïve, une nigaude, que l'on pût
tromper ; même ignorante de la technique des
opérations de banque, elle comprenait parfaitement les raisons
de ce surmenage, de cet enfièvrement,
destiné à griser la foule, à l'entraîner
dans cette épidémique folie de la danse des millions.
Chaque matin
devait apporter sa hausse, il fallait faire croire toujours à
plus de succès, à des guichets monumentaux,
des guichets enchantés qui absorbaient des rivières, pour
rendre des fleuves, des océans d'or. Son pauvre
frère, si crédule, séduit, emporté, allait-elle
donc le trahir, l'abandonner à ce flot qui menaçait, un
jour, de
les noyer tous ? Elle était désespérée de
son inaction et de son impuissance.
Cependant, le crépuscule assombrissait
la salle des épures, que le foyer éteint n'éclairait
même pas d'un
reflet ; et, dans ces ténèbres accrues, Mme Caroline pleurait
plus fort. C'était lâche de pleurer ainsi, car
elle sentait bien que tant de larmes ne venaient point de son inquiétude
sur les affaires de l'Universelle.
Saccard, certainement, menait à lui seul le terrible galop, fouaillait
la bête avec une férocité, une
inconscience morale extraordinaire, quitte à la tuer. Il était
l'unique coupable, elle avait un frisson à
tâcher de lire en lui, dans cette âme obscure d'un homme
d'argent, ignorée de lui-même, où l'ombre
cachait de l'ombre, l'infini boueux de toutes les déchéances.
Ce qu'elle n'y distinguait pas encore
nettement, elle le soupçonnait, elle en tremblait. Mais la découverte
lente de tant de plaies, la crainte
d'une catastrophe possible ne l'auraient pas ainsi jeté sur cette
table, pleurante et sans force, l'auraient au
contraire redressée, dans un besoin de lutte et de guérison.
Elle se connaissait, elle était une guerrière.
Non ! si elle sanglotait si fort, telle qu'une enfant débile,
c'était qu'elle aimait Saccard et que Saccard, à
cette minute même, se trouvait avec une autre femme. Et cet aveu
qu'elle était obligée de se faire,
l'emplissait de honte, redoublait ses pleurs, au point de l'étouffer.
" N'avoir pas plus de fierté,
mon Dieu ! balbutiait-elle à voix haute. Etre à ce point
fragile et misérable !
Ne pas pouvoir, quand on veut ! "
A ce moment, dans la pièce
noire, elle eut l'étonnement d'entendre une voix. C'était
Maxime qui, en
familier de la maison, venait d'entrer.
" Comment ! vous êtes
sans lumière, et vous pleurez ! "
Confuse d'être ainsi surprise,
elle s'efforça de maîtriser ses sanglots, pendant qu'il
ajoutait :
" Je vous demande pardon, je
croyais mon père revenu de la Bourse... Une dame m'a prié
de le lui
amener à dîner. "
Mais le valet de chambre apportait
une lampe, et il se retira, après l'avoir posée sur la
table. Toute la
vaste pièce s'était éclairée de la calme
lumière qui tombait de l'abat-jour.
" Ce n'est rien, voulut expliquer
Mme Caroline, un bobo de femme, moi qui suis pourtant si peu
nerveuse. "
Et, les yeux secs, le buste droit,
elle souriait déjà, de son air héroïque de
combattante. Un instant, le jeune
homme la regarda, si fièrement redressée, avec ses grands
yeux clairs, ses fortes lèvres, son visage de
bonté virile, l'épaisse couronne de ses cheveux blancs
avait adouci et pénétré d'un grand charme ; et
il la
trouvait jeune encore, toute blanche ainsi, les dents également
très blanches, une femme adorable,
devenue belle. Puis il songea à son père, il eut un haussement
d'épaules plein d'une méprisante pitié.
" C'est lui, n'est-ce pas ?
qui vous met dans un état pareil. "
Elle voulut nier, mais elle étranglait,
des larmes remontaient à ses paupières.
" Ah ! ma pauvre madame, je
vous disais bien que vous aviez des illusions sur papa et que vous en
seriez
mal récompensée... C'était fatal, qu'il vous mangeât,
vous aussi ! "
Alors, elle se souvint du jour où
elle était allée lui emprunter les deux mille francs,
pour l'acompte sur la
rançon de Victor. Ne lui avait- il pas promis de causer avec
elle, lorsqu'elle voudrait savoir ? L'occasion
ne s'offrait-elle pas de tout apprendre du passé ? en le questionnant
? Et un irrésistible besoin la poussait :
maintenant qu'elle avait commencé de descendre, il lui fallait
toucher le fond. Cela seul était brave, digne
d'elle, utile à tous.
Mais elle répugnait à
cette enquête, elle prit un détour, ayant l'air de rompre
la conversation.
" Je vous dois toujours deux
mille francs, dit-elle. Vous ne m'en voulez pas trop, de vous faire
attendre ?
"
Il eut un geste, pour lui donner
tout le temps désirable. Puis, brusquement :
" A propos, et mon petit frère,
ce monstre ?
- Il me désole, je n'ai encore
rien dit à votre père... Je voudrais tant décrasser
un peu le pauvre être, pour
qu'on pût l'aimer ! "
Un rire de Maxime l'inquiéta,
et comme elle l'interrogeait des yeux :
" Dame ! je crois que vous prenez
encore là un souci bien inutile. Papa ne comprendra guère
toute cette
peine... Il en a tant vu, des ennuis
de famille ! "
Elle le regardait toujours, si correct
dans son égoïste jouissance de la vie, si joliment désabusé
des liens
humains, même de ceux que crée le plaisir. Il avait souri,
goûtant seul la méchanceté cachée de sa
dernière phrase. Et elle eut conscience qu'elle touchait au secret
de ces deux hommes.
" Vous avez perdu votre mère
de bonne heure ?
- Oui, je l'ai à peine connue...
J'étais encore à Plassans, au collège, lorsqu'elle
est morte, ici, à Paris...
Notre oncle, le docteur Pascal, a gardé là-bas avec lui
ma soeur Clotilde que je n'ai jamais revue qu'une
fois.
- Mais votre père s'est remarié
? "
Il eut une hésitation. Ses
yeux si clairs, si vides, s'étaient troublés d'une petite
fumée rousse.
" Oh ! oui, oui, remarié...
La fille d'un magistrat, une Béraud du Châtel... Renée,
pas une mère pour moi,
une bonne amie... "
Puis, d'un mouvement familier, s'asseyant
près d'elle :
" Voyez-vous, il faut comprendre
papa. Il n'est pas, mon Dieu ! pire que les autres. Seulement, ses
enfants, ses femmes, enfin tout ce qui l'entoure, ça ne passe
pour lui qu'après l'argent... Oh ! entendons-
nous, il n'aime pas l'argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour
le cacher dans sa cave. Non ! s'il en
veut faire jaillir de partout, s'il en puise à n'importe quelles
sources, c'est pour le voir couler chez lui en
torrents, c'est pour toutes les jouissances qu'il en tire, de luxe,
de plaisir, de puissance... Que voulez-vous
? il a ça dans le sang, il nous vendrait, vous, moi, n'importe
qui, si nous entrions dans quelque marché. Et
cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le
poète du million, tellement l'argent le rend
fou et canaille, oh ! canaille dans le très grand ! "
C'était bien ce que Mme Caroline
avait compris, et elle écoutait Maxime, en approuvant d'un hochement
de tête. Ah ! l'argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur,
qui desséchait les âmes, en chassait la bonté,
la tendresse, l'amour des autres ! Lui seul était le grand coupable,
l'entremetteur de toutes les cruautés et
de toutes les saletés humaines. A cette minute, elle le maudissait,
l'exécrait dans la révolte indignée de sa
noblesse et de sa droiture de femme. D'un geste, si elle en avait eu
le pouvoir, elle aurait anéanti tout
l'argent du monde, comme on écraserait le mal d'un coup de talon,
pour sauver la santé de la terre.
" Et votre père s'est
remarié " , répéta-t-elle au bout d'un silence,
d'une voix lente et embarrassée, dans un
éveil confus de souvenirs.
Qui donc, devant elle, avait fait
allusion à cette histoire ? Elle n'aurait pu le dire : une femme
sans doute,
quelque amie, aux premiers temps de son installation rue Saint-Lazare,
lorsque le nouveau locataire était
venu habiter le premier étage. Ne s'agissait-il pas d'un mariage
d'argent, de quelque marché honteux
conclu, et, plus tard, le crime n'était-il pas tranquillement
entré dans le ménage, toléré et vivant là,
un
adultère monstrueux, touchant à l'inceste ?
" Renée, reprit Maxime
très bas, comme malgré lui, n'avait que quelques années
de plus que moi... "
Il avait levé la tête,
il regardait Mme Caroline ; et, dans un abandon subit, dans une confiance
irraisonnée
en cette femme, qui lui semblait si bien portante et si sage, il conta
le passé, non pas en phrases suivies,
mais par lambeaux, par aveux incomplets,
comme involontaire, qu'elle devait coudre. Etait-ce une
ancienne rancune contre son père qu'il soulageait, cette rivalité
qui avait existé entre eux, qui les faisait
étrangers, aujourd'hui encore, sans intérêts communs
? Il ne l'accusait pas, semblait incapable de colère ;
mais son petit rire tournait au ricanement, il parlait de ces abominations
avec la joie mauvaise et
sournoise de le salir, en remuant tant de vilenies.
Et ce fut ainsi que Mme Caroline
apprit tout au long l'effrayante histoire : Saccard vendant son nom,
épousant pour de l'argent une fille séduite ; Saccard,
par son argent, sa vie folle et éclatante, achevant de
détraquer cette grande enfant malade ; Saccard, dans un besoin
d'argent, ayant à obtenir d'elle une
signature, tolérant chez lui les amours de sa femme et de son
fils, fermant les yeux en bon patriarche qui
veut bien qu'on s'amuse. L'argent, l'argent roi, l'argent Dieu, au-
dessus du sang, au-dessus des larmes,
adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l'infini
de sa puissance ! Et, à mesure que l'argent
grandissait, que Saccard se révélait à elle avec
cette diabolique grandeur, Mme Caroline se trouvait prise
d'une véritable épouvante, glacée, éperdue,
à l'idée qu'elle était au monstre, après
tant d'autres.
" Voilà ! dit en s'amusant
Maxime. Vous me faites de la peine, il vaut mieux que vous soyez prévenue
cela ne vous fâche pas avec mon père. J'en serais désolé,
parce que ce serait encore vous qui en
pleureriez, et pas lui... Comprenez-vous maintenant pourquoi je refuse
de lui prêter un sou ? "
Comme elle ne répondait point,
la gorge serrée, frappée au coeur, il se leva, donna un
coup d'oeil à une
glace, avec la tranquille aisance d'un joli homme, certain de sa correction
dans la vie. Puis, il revint
devant elle.
" N'est-ce pas ? des exemples
pareils vous vieillissent vite... Moi, je me suis rangé tout
de suite, j'ai
épousé une jeune fille qui était malade et qui
est morte, je jure bien aujourd'hui qu'on ne me fera pas
refaire des bêtises... Non ! voyez-vous, papa est incorrigible,
parce qu'il n'a pas de sens moral. "
Il lui prit la main, la garda un
instant dans la sienne, en la sentant toute froide.
" Je m'en vais, puisqu'il ne
rentre pas... Mais ne vous faites donc pas de chagrin ! Je vous croyais
si forte
! Et dites-moi merci, car il n'y a qu'une chose de bête : c'est
d'être dupe. "
Enfin il partait, lorsqu'il s'arrêta
à la porte, riant, ajoutant encore :
" J'oubliais, dites-lui que
Mme de Jeumont veut l'avoir à dîner... Vous savez, Mme
de Jeumont, celle qui
a couché avec l'empereur, pour cent mille francs... Et n'ayez
pas peur car, si fou que papa soit resté, j'ose
espérer qu'il n'est pas capable de payer une femme ce prix-là.
"
Seule, Mme Caroline ne bougea pas.
Elle demeurait anéantie sur sa chaise, dans la vaste pièce
tombée à
un lourd silence, regardant fixement la lampe, de ses yeux élargis.
C'était comme un brusque déchirement
du voile ce qu'elle n'avait pas voulu distinguer nettement jusque-là,
ce qu'elle ne faisait que soupçonner
en tremblant, elle le voyait à cette heure dans sa crudité
affreuse, sans complaisance possible. Elle voyait
Saccard à nu, cette âme dévastée d'un homme
d'argent, compliquée et trouble dans sa décomposition,
il
était en effet sans liens ni barrières, allant à
ses appétits avec l'instinct déchaîné de
l'homme qui ne
connaît d'autre borne que son impuissance. Il avait partagé
sa femme avec son fils, vendu son fils, vendu
sa femme, vendu tous ceux qui lui étaient tombés sous
la main ; il s'était vendu lui- même, et il la
vendrait elle aussi, il vendrait son frère, battrait monnaie
avec leurs coeurs et leurs cerveaux. Ce n'était
plus qu'un faiseur d'argent, qui jetait à la fonte les choses
et les êtres pour en tirer de l'argent. Dans une
brève lucidité, elle vit l'Universelle suer l'argent de
toutes parts, un lac, un océan d'argent, au milieu
duquel, avec un craquement effroyable,
tout d'un coup, la maison croulait à pic. Ah ! l'argent, l'horrible
argent qui salit et dévore !
D'un mouvement emporté, Mme
Caroline se leva. Non, non ! c'était monstrueux, c'était
fini, elle ne
pouvait rester davantage avec cet homme. Sa trahison, elle la lui aurait
pardonnée ; mais un écoeurement
la prenait de toute cette ordure ancienne, une terreur l'agitait devant
la menace des crimes possibles du
lendemain. Elle n'avait plus qu'à partir sur-le-champ, si elle
ne voulait pas elle-même être éclaboussée
de
boue, écrasée sous les décombres. Et le besoin
lui venait d'aller loin, très loin, de rejoindre son frère
au
fond de l'Orient, plus encore pour disparaître que pour l'avertir.
Partir, partir tout de suite ! Il n'était pas
six heures, elle pouvait prendre le rapide de Marseille, à sept
heures cinquante-cinq, car cela lui semblait
au-dessus de ses forces de revoir Saccard. A Marseille, avant de s'embarquer,
elle ferait ses achats. Rien
qu'un peu de linge dans une malle, une robe de rechange, et elle partait.
En un quart d'heure, elle allait
être prête. Puis, la vue de son travail, sur la table, le
mémoire commencé, l'arrêta un instant. A quoi bon
emporter cela, puisque tout devait crouler, pourri à la base
? Elle se mit pourtant à ranger avec soin les
documents, les notes, par une habitude de bonne ménagère
qui ne voulait rien laisser en désordre derrière
elle. Cette besogne lui prit quelques minutes, calma la première
fièvre de sa décision. Et c'était dans la
pleine possession d'elle-même qu'elle donnait un dernier coup
d'oeil autour de la pièce, avant de la
quitter, lorsque le valet de chambre reparut et lui remit un paquet
de journaux et de lettres.
D'un coup d'oeil machinal, Mme Caroline
regarda les suscriptions et, dans le tas, reconnut une lettre de
son frère, qui lui était adressée. Elle arrivait
de Damas, où Hamelin se trouvait alors, pour
l'embranchement projeté, de cette ville à Beyrouth. D'abord,
elle commença à la parcourir, debout, près
de la lampe, se promettant de la lire lentement, plus tard, dans le
train. Mais chaque phrase la retenait,
elle ne pouvait plus sauter un mot, elle fini par se rasseoir devant
la table et par se donner tout entière à la
lecture passionnante de cette longue lettre, qui avait douze pages.
Hamelin, justement, était
dans un de ses jours de gaieté. Il remerciait sa soeur des dernières
bonnes
nouvelles qu'elle lui avait adressées de Paris, et il lui envoyait
des nouvelles meilleures encore de là-bas,
car tout y marchait à souhait. Le premier bilan de la Compagnie
générale des Paquebots réunis
s'annonçait superbe, les nouveaux transports à vapeur
réalisaient de grosses recettes, grâce à leur
installation parfaite et à leur vitesse plus grande. En plaisantant,
il disait qu'on y voyageait pour le plaisir,
et il montrait les ports de la côte envahis par le monde de l'Occident,
il racontait qu'il ne pouvait faire une
course à travers les sentiers perdus, sans se trouver nez à
nez avec quelque Parisien du boulevard. C'était
réellement, comme il l'avait prévu, l'Orient ouvert à
la France. Bientôt, des villes repousseraient aux
flancs fertiles du Liban. Mais, surtout, il faisait une peinture très
vive de la gorge écartée du Carmel, où
la mine d'argent était en pleine exploitation. Le site sauvage
s'humanisait, on avait découvert des sources
dans l'écroulement gigantesque de rochers qui bouchait le vallon
au nord ; et des champs se créaient, le
blé remplaçait les lentisques, tandis que tout un village
déjà s'était bâti près de la mine,
d'abord de
simples cabanes de bois, un baraquement pour abriter les ouvriers, maintenant
de petites maisons de
pierre avec des jardins, un commencement de cité qui allait grandir,
tant que les filons ne s'épuiseraient
pas. Il y avait là près de cinq cents habitants, une route
venait d'être achevée, qui reliait le village à
Saint-Jean-d'Acre Du matin au soir, les machines d'extraction ronflaient,
des chariots s'ébranlaient au
claquement des fouets sonores, des femmes chantaient, des enfants jouaient
et criaient, dans ce désert,
dans ce silence de mort où seuls les aigles autrefois mettaient
le bruit lent de leurs ailes. Et les myrtes et
les genêts embaumaient toujours l'air tiède, d'une délicieuse
pureté. Enfin, Hamelin ne tarissait pas sur la
première ligne ferrée qu'il devait ouvrir, de Brousse
à Beyrouth, par Angora et Alep. Toutes les
formalités étaient terminées à Constantinople
; certaines modifications heureuses qu'il avait fait subir au
tracé, pour le passage difficile
des cols du Taurus, l'enchantaient ; et il parlait de ces cols, des plaines
qui
s'étendaient au pied des montagnes, avec le ravissement d'un homme
de science qui y avait trouvé de
nouvelles mines de charbon et qui croyait voir le pays se couvrir d'usines.
Ses points de repère étaient
posés, les emplacements des stations choisis, quelques-uns en pleine
solitude une ville ici, une ville plus
loin, des villes naîtraient autour de chacune des stations, au croisement
des routes naturelles. Déjà la
moisson des hommes et des grandes choses futures était semée,
tout germait, ce serait avant quelques
années un monde nouveau. Et il finissait en embrassant bien tendrement
sa soeur adorée, heureux de
l'associer à cette résurrection d'un peuple, lui disant
qu'elle y serait pour beaucoup, elle qui depuis si
longtemps l'aidait de sa bravoure et de sa belle santé.
Mme Caroline avait achevé
sa lecture, la lettre restait ouverte sur la table, et elle songeait,
les yeux de
nouveau sur la lampe. Puis, machinalement, ses regards se levèrent,
firent le tour des murs, s'arrêtant à
chacun des plans, à chacune des aquarelles. A Beyrouth, le pavillon
pour le directeur de la Compagnie
des Paquebots réunis était à cette heure construit,
au milieu de vastes magasins. Au mont Carmel, c'était
ce fond de gorge sauvage, obstrué de broussailles et de pierres,
qui se peuplait, pareil au nid gigantesque
d'une population naissante. Dans le Taurus, ces nivellements, ces profils
changeaient les horizons,
ouvraient un chemin au libre commerce. Et, devant elle, de ces feuilles
aux lignes géométriques, aux
teintes lavées, que quatre pointes simplement clouaient, toute
une évocation surgissait du lointain pays
parcouru autrefois, tant aimé pour son beau ciel éternellement
bleu, pour sa terre si fertile. Elle revoyait
les jardins étagés de Beyrouth, les vallées du
Liban aux grands bois d'oliviers et de mûriers, les plaines
d'Antioche et d'Alep, immenses vergers de fruits délicieux. Elle
se revoyait avec son frère en continuelles
courses par cette merveilleuse contrée, dont les richesses incalculables
se perdaient, ignorées ou gâchées,
sans routes, sans industrie ni agriculture, sans écoles, dans
la paresse et l'ignorance. Mais tout cela,
maintenant, se vivifiait, sous une extraordinaire poussée de
sève jeune. L'évocation de cet Orient de
demain dressait déjà devant ses yeux des cités
prospères, des campagnes cultivées, toute une humanité
heureuse. Et elle les voyait, et elle entendait la rumeur travailleuse
des chantiers, et elle constatait que
cette vieille terre endormie, réveillée enfin, venait
d'entrer en enfantement.
Alors, Mme Caroline eut la brusque
conviction que l'argent était le fumier dans lequel poussait
cette
humanité de demain. Des phrases de Saccard lui revenaient, des
lambeaux de théories sur la spéculation.
Elle se rappelait cette idée que, sans la spéculation,
il n'y aurait pas de grandes entreprises vivantes et
fécondes, pas plus qu'il n'y aurait d'enfants, sans la luxure.
Il faut cet excès de la passion, toute cette vie
bassement dépensée et perdue, à la continuation
même de la vie. Si, là-bas, son frère s'égayait,
chantait
victoire, au milieu des chantiers qui s'organisaient, des constructions
qui sortaient du sol, c'était qu'à Paris
l'argent pleuvait, pourrissait tout, dans la rage du jeu. L'argent,
empoisonneur et destructeur, devenait le
ferment de toute végétation sociale, servait de terreau
nécessaire aux grands travaux dont l'exécution
rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. Elle avait maudit
l'argent, elle tombait maintenant devant
lui dans une admiration effrayée : lui seul n'était-il
pas la force qui peut raser une montagne, combler un
bras de mer, rendre la terre enfin habitable aux hommes, soulagés
du travail, désormais simples
conducteurs de machines ? Tout le bien naissait de lui, qui faisait
tout le mal. Et elle ne savait plus,
ébranlée jusqu'au fond de son être, décidée
déjà à ne pas partir, puisque le succès
paraissait complet en
Orient et que la bataille était à Paris, mais incapable
encore de se calmer, le coeur saignant toujours.
Mme Caroline se leva, vint appuyer
son front à la vitre d'une des fenêtres qui donnaient sur
le jardin de
l'hôtel Beauvilliers. La nuit s'était faite, elle ne distinguait
qu'une faible lueur dans la petite pièce écartée
où la comtesse et sa fille vivaient, pour ne rien salir et ne
pas dépenser de feu. Vaguement, derrière la
mince mousseline des rideaux, elle distinguait le profil de la comtesse,
raccommodant elle- même
quelque nippe, tandis qu'Alice peignait
des aquarelles, bâclées à la douzaine, qu'elle devait
vendre en
cachette. Un malheur leur était arrivé, une maladie de leur
cheval, qui pendant deux semaines les avait
clouées chez elles, entêtées à ne pas être
vues à pied, et reculant devant une location. Mais, dans cette
gêne si héroïquement cachée, un espoir désormais
les tenait debout, plus vaillantes, la hausse continue
des actions de l'Universelle, ce gain déjà très gros,
qu'elles voyaient resplendir et tomber en pluie d'or, le
jour où elles réaliseraient, au cours le plus élevé.
La comtesse se promettait une robe vraiment neuve,
rêvait de donner quatre dîners par mois, l'hiver, sans se
mettre pour cela au pain et à l'eau pendant quinze
jours. Alice ne riait plus, de son air d'indifférence affectée,
lorsque sa mère lui parlait mariage, l'écoutait
avec un léger tremblement des mains, en commençant à
croire que cela se réaliserait peut-être, qu'elle
pourrait avoir, elle aussi, un mari et des enfants. Et Mme Caroline, à
regarder brûler la petite lampe qui
les éclairait, sentait monter vers elle un grand calme, un attendrissement,
frappée de cette remarque que
l'argent encore, rien qu'un espoir d'argent, suffisait au bonheur de ces
pauvres créatures. Si Saccard les
enrichissait, ne le béniraient-elles pas, ne resterait-il pas,
pour elles deux, charitable et bon ? La bonté
était donc partout, même chez les pires, qui sont toujours
bons pour quelqu'un, qui ont toujours, au milieu
de l'exécration d'une foule, d'humbles voix isolées les
remerciant et les adorant. A cette réflexion, sa
pensée, tandis que ses yeux s'aveuglaient sur les ténèbres
du jardin, s'en était allée vers l'Oeuvre du
Travail. La veille, de la part de Saccard, elle y avait distribué
des jouets et des dragées, en réjouissance
d'un anniversaire ; et elle souriait involontairement, au souvenir de
la joie bruyante des enfants. Depuis
un mois, on était plus content de Victor, elle avait lu des notes
satisfaisantes chez la princesse d'Orviedo,
avec laquelle, deux fois par semaine, elle causait longuement de la maison.
Mais, à cette image de Victor,
qui tout d'un coup apparaissait, elle s'étonnait de l'avoir oublié,
dans sa crise de désespoir, lorsqu'elle
voulait partir. Aurait-elle pu l'abandonner ainsi, compromettre la bonne
action menée avec tant de peine ?
De plus en plus pénétrante, une douceur montait de l'obscurité
des grands arbres, un flot d'ineffable
renoncement, de tolérance divine qui lui élargissait le
coeur ; tandis que la petite lampe pauvre des dames
de Beauvilliers continuait à briller là-bas, comme une étoile.
Lorsque Mme Caroline revint devant
sa table, elle eut un léger frisson. Quoi donc ? elle avait froid
! Et
cela l'égaya, elle qui se vantait de passer l'hiver sans feu.
Elle était comme au sortir d'un bain glacé,
rajeunie et forte, le pouls très calme. Les matins de belle santé,
elle se levait ainsi. Puis, elle eut l'idée de
remettre une bûche dans la cheminée ; et, en voyant que
le feu était mort, elle s'amusa à le rallumer
elle-même, sans vouloir sonner le domestique. Ce fut tout un travail,
elle n'avait pas de petit bois, elle
parvint à embraser les bûches, simplement avec de vieux
journaux, qu'elle brûlait un à un. A genoux
devant l'âtre, elle en riait toute seule. Un instant, elle resta
là, heureuse et surprise. Voilà donc qu'une de
ses grandes crises était encore passée, elle espérait
de nouveau, quoi ? elle n'en savait toujours rien,
l'éternel inconnu qui était au bout de la vie, au bout
de l'humanité. Vivre, cela devait suffire, pour que la
vie lui apportât sans cesse la guérison des blessures que
la vie lui faisait. Une fois de plus, elle se
rappelait les débâcles de son existence, son mariage affreux,
sa misère à Paris, son abandon par le seul
homme qu'elle eût aimé ; et, à chaque écroulement,
elle retrouvait la vivace énergie, la joie immortelle
qui la remettait debout, au milieu des ruines. Tout ne venait-il pas
de crouler ? Elle restait sans estime
pour son amant, en face de son effroyable passé, comme de saintes
femmes sont devant les plaies
immondes qu'elles pansent matin et soir, sans compter les cicatriser
jamais. Elle allait continuer à lui
appartenir, en le sachant à d'autres, en ne cherchant même
pas à le leur disputer. Elle allait vivre dans un
brasier, dans la forge haletante de la spéculation, sous l'incessante
menace d'une catastrophe finale, où
son frère pouvait laisser son honneur et son sang. Et elle était
quand même debout, presque insouciante,
ainsi qu'au matin d'un beau jour, goûtant à faire face
au danger une allégresse de bataille. Pourquoi ?
pour rien raisonnablement, pour le plaisir d'être ! Son frère
le lui disait, elle était l'invincible espoir.
Saccard, lorsqu'il rentra, vit Mme Caroline
enfoncée dans son travail, achevant, de sa ferme écriture,
une
page du mémoire sur les chemins de fer d'Orient. Elle leva la tête,
lui sourit d'un air paisible, tandis qu'il
effleurait des lèvres sa belle et rayonnante chevelure blanche.
" Vous avez beaucoup couru,
mon ami ?
- Oh ! des affaires à n'en
plus finir ! J'ai vu le ministre des Travaux publics, j'ai fini par
rejoindre Huret,
j'ai dû retourner chez le ministre, où il n'y avait plus
qu'un secrétaire... Enfin, j'ai la promesse pour là-bas.
"
En effet, depuis qu'il avait quitté
la baronne Sandorff, il ne s'était plus arrêté,
tout aux affaires, dans son
emportement de zèle accoutumé. Elle lui remit la lettre
d'Hamelin, qui l'enchanta ; et elle le regardait
exulter du prochain triomphe, en se disant que, désormais, elle
le surveillerait de près, afin d'empêcher
les folies certaines. Pourtant, elle ne parvenait pas à lui être
sévère.
" Votre fils est venu vous inviter,
au nom de Mme de Jeumont. "
Il se récria.
" Mais elle m'a écrit
!... J'ai oublié de vous dire que j'y allais ce soir... Ce que
cela m'assomme, fatigué
comme je suis ! "
Et il partit, après avoir
de nouveau baisé ses cheveux blancs. Elle se remit à son
travail, avec son sourire
amical, plein d'indulgence. N'était-elle pas seulement une amie
qui se donnait ? La jalousie lui causait
une honte, comme si elle eût sali davantage leur liaison. Elle
voulait être supérieure à l'angoisse du
partage, dégagée de l'égoïsme charnel de l'amour.
Etre à lui, le savoir à d'autres, cela n'avait pas
d'importance. Et elle l'aimait pourtant, de tout son coeur courageux
et charitable. C'était l'amour
triomphant, ce Saccard, ce bandit du trottoir financier, aimé
si absolument par cette adorable femme,
parce qu'elle le voyait, actif et brave, créer un monde, faire
de la vie.
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