2 - l'Argent
II
Après sa dernière et désastreuse affaire de terrains,
lorsque Saccard dut quitter son palais du parc
Monceau, qu'il abandonnait à ses créanciers, pour éviter
une catastrophe plus grande, son idée fut d'abord
de se réfugier chez son fils Maxime. Celui-ci, depuis la mort
de sa femme, qui dormait dans un petit
cimetière de la Lombardie, occupait seul un hôtel de l'avenue
de l'Impératrice, où il avait organisé sa vie
avec un sage et féroce égoïsme ; il y mangeait la
fortune de la morte sans une faute, en garçon de faible
santé que le vice avait précocement mûri ; et, d'une
voix nette, il refusa à son père de le prendre chez lui,
pour continuer à vivre tous deux en bon accord, expliquait-il
de son air souriant et avisé.
Dès lors, Saccard songea à une
autre retraite. Il allait louer une petite maison à Passy, un
asile bourgeois
de commerçant retiré, lorsqu'il se souvint que le rez-de-chaussée
et le premier étage de l'hôtel d'Orviedo,
rue Saint-Lazare, n'étaient toujours pas occupés, portes
et fenêtres closes. La princesse d'Orviedo,
installée dans trois chambres du second depuis la mort de son
mari, n'avait pas même fait mettre
d'écriteau à la porte cochère, que les herbes envahissaient.
Une porte basse, à l'autre bout de la façade,
menait au deuxième étage, par un escalier de service.
Et, souvent en rapport d'affaires avec la princesse,
dans les visites qu'il lui rendait, il s'était étonné
de la négligence qu'elle apportait à tirer un parti
convenable de son immeuble. Mais elle hochait la tête, elle avait
sur les choses de l'argent des idées à
elle. Pourtant, lorsqu'il se présenta pour louer en son nom,
elle consentit tout de suite, elle lui céda,
moyennant un loyer dérisoire de dix mille francs, ce rez-de-chaussée
et ce premier étage somptueux,
d'installation princière, qui en valait certainement le double.
On se souvenait du faste affiché par
le prince d'Orviedo. C'était dans le coup de fièvre de
son immense
fortune financière, lorsqu'il était venu d'Espagne, débarquant
à Paris au milieu d'une pluie de millions,
qu'il avait acheté et fait réparer cet hôtel, en
l'attendant le palais de marbre et d'or dont il rêvait d'étonner
le monde. La construction datait du siècle dernier, une de ces
maisons de plaisance, bâties au milieu de
vastes jardins par des seigneurs galants ; mais, démolie en partie,
rebâtie dans de plus sévères
proportions, elle n'avait gardé, de son parc d'autrefois, qu'une
large cour bordée d'écuries et de remises,
que la rue projetée du Cardinal-Fesch allait sûrement emporter.
Le prince la tenait de la succession d'une
demoiselle Saint-Germain, dont la propriété s'étendait
jadis jusqu'à la rue des Trois-Frères, l'ancien
prolongement de la rue Taitbout. D'ailleurs, l'hôtel avait conservé
son entrée sur la rue Saint-Lazare, côte
à côte avec une grande bâtisse de la même époque,
la Folie-Beauvilliers d'autrefois, que les Beauvilliers
occupaient encore, à la suite d'une ruine lente ; et eux possédaient
un reste d'admirable jardin, des arbres
magnifiques, condamnés aussi à
disparaître, dans le bouleversement prochain du quartier.
Au milieu de son désastre, Saccard
traînait une queue de serviteurs, les débris de son trop
nombreux
personnel un valet de chambre, un chef de cuisine et sa femme, chargée
de la lingerie, une autre femme
restée on ne savait pourquoi, un cocher et deux palefreniers
; et il encombra les écuries et les remises, y
mit deux chevaux, trois voitures, installa au rez-de-chaussée
un réfectoire pour ses gens. C'était l'homme
qui n'avait pas cinq cents francs solides dans sa caisse, mais qui vivait
sur un pied de deux ou trois cent
mille francs par an. Aussi trouva-t-il le moyen de remplir de sa personne
les vastes appartements du
premier étage, les trois salons, les cinq chambres à coucher,
sans compter l'immense salle à manger, où
l'on dressait une table de cinquante couverts. Là, autrefois,
une porte ouvrait sur un escalier intérieur,
conduisant au second étage, dans une autre salle à manger,
plus petite ; et la princesse, qui avait
récemment loué cette partie du second à un ingénieur,
M. Hamelin, un célibataire vivant avec sa soeur,
s'était contentée de faire condamner la porte, à
l'aide de deux fortes vis. Elle partageait ainsi l'ancien
escalier de service avec ce locataire, tandis que Saccard avait seul
la jouissance du grand escalier. Il
meubla en partie quelques pièces de ses dépouilles du
parc Monceau, laissa les autres vides, parvint
quand même à rendre la vie à cette enfilade de murailles
tristes et nues, dont une main obstinée semblait
avoir arraché jusqu'aux moindres bouts de tenture, dès
le lendemain de la mort du prince. Et il put
recommencer le rêve d'une grande fortune.
La princesse d'Orviedo était alors
une des curieuses physionomies de Paris. Il y avait quinze ans, elle
s'était résignée à épouser le prince,
qu'elle n'aimait point, pour obéir à un ordre formel de
sa mère, la
duchesse de Combeville. A cette époque, cette jeune fille de
vingt ans avait un grand renom de beauté et
de sagesse, très religieuse, un peu trop grave, bien qu'aimant
le monde avec passion. Elle ignorait les
singulières histoires qui couraient sur le prince, les origines
de sa royale fortune évaluée à trois cents
millions, toute une vie de vols effroyables, non plus au coin des bois,
à main armée, comme les nobles
aventuriers de jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil
de la Bourse, dans la poche du pauvre
monde crédule, parmi les effondrements et la mort. Là-bas
en Espagne, ici en France, le prince s'était,
pendant vingt années, fait sa part du lion dans toutes les grandes
canailleries restées légendaires. Bien
que ne soupçonnant rien de la boue et du sang où il venait
de ramasser tant de millions, elle avait éprouvé
pour lui, dès la première rencontre, une répugnance
que sa religion devait rester impuissante à vaincre ;
et, bientôt, une rancune sourde, grandissante, s'était
jointe à cette antipathie, celle de n'avoir pas un enfant
de ce mariage subi par obéissance. La maternité lui aurait
suffi, elle adorait les enfants, elle en arrivait à
la haine contre cet homme qui, après avoir désespéré
l'amante, ne pouvait même contenter la mère.
C'était à ce moment qu'on avait vu la princesse se jeter
dans un luxe inouï, aveugler Paris de l'éclat de ses
fêtes, mener un train fastueux, que les Tuileries, disait-on,
jalousaient. Puis, brusquement, au lendemain
de la mort du prince, foudroyé par une apoplexie, l'hôtel
de la rue Saint-Lazare était tombé à un silence
absolu, à une nuit complète. Plus une lumière,
plus un bruit, les portes et les fenêtres demeuraient closes,
et la rumeur se répandait que la princesse, après avoir
déménagé violemment le rez-de-chaussée et
le
premier étage, s'était retirée comme une recluse,
dans trois petites pièces du second, avec une ancienne
femme de chambre de sa mère, la vielle Sophie, qui l'avait élevée.
Quand elle avait reparu, elle était
vêtue d'une simple robe de laine noire, les cheveux cachés
sous un fichu de dentelle, petite et grasse
toujours, avec son front étroit, son joli visage rond aux dents
de perles entre des lèvres serrées, mais
ayant déjà le teint jaune, le visage muet, enfoncé
dans une volonté unique, d'une religieuse cloîtrée
depuis longtemps. Elle venait d'avoir trente ans, elle n'avait plus
vécu depuis lors que pour des oeuvres
immenses de charité.
Dans Paris, la surprise était grande,
et il circula toutes sortes d'histoires extraordinaires. La princesse
avait hérité de la fortune totale,
les fameux trois cents millions dont la chronique des journaux
eux-mêmes s'occupait. Et la légende qui finit par s'établir
fut romantique. Un homme, un inconnu vêtu de
noir, racontait-on, comme la princesse allait se mettre au lit, était
un soir apparu tout d'un coup dans sa
chambre, sans qu'elle eût jamais compris par quelle porte secrète
il avait pu entrer ; et ce que cet homme
lui avait dit, personne au monde ne le savait ; mais il devait lui avoir
révélé l'origine abominable des trois
cents millions, en exigeant peut-être d'elle le serment de réparer
tant d'iniquités, si elle voulait éviter
d'affreuses catastrophes. Ensuite, l'homme avait disparu. Depuis cinq
ans qu'elle se trouvait veuve,
était-ce en effet pour obéir à un ordre venu de l'au-
delà, était-ce plutôt dans une simple révolte
d'honnêteté, lorsqu'elle avait eu en main le dossier de sa
fortune ? la vérité était qu'elle ne vivait plus
que
dans une ardente fièvre de renoncement et de réparation.
Chez cette femme qui n'avait pas été amante et
qui n'avait pu être mère, toutes les tendresses refoulées,
surtout l'amour avorté de l'enfant,
s'épanouissaient en une véritable passion pour les pauvres,
pour les faibles, les déshérités, les souffrants,
ceux dont elle croyait détenir les millions volés, ceux
à qui elle jurait de les restituer royalement, en pluie
d'aumônes.
Dès lors, l'idée fixe s'empara
d'elle, le clou de l'obsession entra dans son crâne elle ne se
considéra plus
que comme un banquier, chez qui les pauvres avaient déposé
trois cents millions, pour qu'ils fussent
employés au mieux de leur usage ; elle ne fut plus qu'un comptable,
un homme d'affaires, vivant dans les
chiffres, au milieu d'un peuple de notaires, d'ouvriers et d'architectes.
Au-dehors, elle avait installé tout
un vaste bureau avec une vingtaine d'employés. Chez elle, dans
ses trois pièces étroites, elle ne recevait
que quatre ou cinq intermédiaires, ses lieutenants ; et elle
passait là ses journées, à un bureau, comme un
directeur de grandes entreprises, cloîtrée loin des importuns,
parmi un amoncellement paperasses qui la
débordait. Son rêve était de soulager toutes les
misères, depuis l'enfant qui souffre d'être né jusqu'au
vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinq années,
jetant l'or à pleines mains, elle
avait fondé, à la Villette, la Crèche Sainte-Marie,
avec des berceaux blancs pour les tout-petits, des lits
bleus pour les plus grands, une vaste et claire installation que fréquentaient
déjà trois cents enfants ; un
orphelinat à Saint-Mandé, l'Orphelinat Saint-Joseph, où
cent garçons et cent filles recevaient une
éducation et une instruction telles qu'on les donne dans les
familles bourgeoises ; enfin, un asile pour les
vieillards à Châtillon, pouvant admettre cinquante hommes
et cinquante femmes, et un hôpital de deux
cents lits dans un faubourg, l'Hôpital Saint-Marceau, dont on
venait seulement d'ouvrir les salles. Mais
son oeuvre préférée, celle qui absorbait en ce
moment tout son coeur, était l'Oeuvre du Travail, une
création à elle, une maison qui devait remplacer la maison
de correction, où trois cents enfants, cent
cinquante filles et cent cinquante garçons, ramassés sur
le pavé de Paris, dans la débauche et dans le
crime, étaient régénérés par de bons
soins et par l'apprentissage d'un métier. Ces diverses fondations,
des
dons considérables, une prodigalité folle dans la charité,
lui avaient dévoré près de cents millions en cinq
ans. Encore quelques années de ce train, et elle serait ruinée,
sans avoir réservé même la petite rente
nécessaire au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Lorsque
sa vieille bonne, Sophie, sortant de son
continuel silence, la grondait d'un mot rude, en lui prophétisant
qu'elle mourrait sur la paille, elle avait un
faible sourire, le seul qui parût désormais sur ses lèvres
décolorées, un divin sourire d'espérance.
Ce fut justement à l'occasion de l'Oeuvre
du Travail que Saccard fit la connaissance de la princesse
d'Orviedo. Il était un des propriétaires du terrain qu'elle
acheta pour cette oeuvre, un ancien jardin planté
de beaux arbres, qui touchait au parc de Neuilly et qui se trouvait
en bordure, le long du boulevard
Bineau. Il l'avait séduite par la façon vive dont il traitait
les affaires, elle voulut le revoir, à la suite de
certaines difficultés avec ses entrepreneurs. Lui-même
s'était intéressé aux travaux, l'imagination prise,
charmé du plan grandiose qu'elle imposait à l'architecte
deux ailes monumentales, l'une pour les garçons,
l'autre pour les filles, reliées entre
elles par un corps de logis, contenant la chapelle, la communauté,
l'administration, tous les services ; et chaque aile avait son préau
immense, ses ateliers, ses dépendances
de toutes sortes. Mais surtout ce qui le passionnait, dans son propre
goût du grand et du fastueux, c'était
le luxe déployé, la construction énorme et faite
de matériaux à défier les siècles, les marbres
prodigués,
une cuisine revêtue de faïence où l'on aurait fait cuire
un boeuf, des réfectoires gigantesques aux riches
lambris de chêne, des dortoirs inondés de lumière,
égayés de claires peintures, une lingerie, une salle de
bains, une infirmerie installées avec des raffinements excessifs
; et, partout, des dégagements vastes, des
escaliers, des corridors, aérés l'été, chauffés
l'hiver ; et la maison entière baignant dans le soleil, une
gaieté de jeunesse, un bien-être de grosse fortune. Quand
l'architecte, inquiet, trouvant toute cette
magnificence inutile, parlait de la dépense, la princesse l'arrêtait
d'un mot elle avait eu le luxe, elle
voulait le donner aux pauvres, pour qu'ils en jouissent à leur
tour, eux qui font le luxe des riches. Son
idée fixe était faite de ce rêve : combler les misérables,
les coucher dans les lits, les asseoir à la table des
heureux de ce monde, non plus l'aumône d'une croûte de pain,
d'un grabat de hasard, mais la vie large au
travers de palais où ils seraient chez eux, prenant leur revanche,
goûtant les jouissances des
triomphateurs. Seulement, dans ce gaspillage, au milieu des devis énormes,
elle était abominablement
volée ; une nuée d'entrepreneurs vivaient d'elle, sans compter
les pertes dues à la mauvaise surveillance ;
on dilapidait le bien des pauvres. Et ce fut Saccard qui lui ouvrit les
yeux, en la priant de le laisser tirer
les comptes au clair, absolument désintéressé d'ailleurs,
pour l'unique plaisir de régler cette folle danse de
millions qui l'enthousiasmait. Jamais il ne s'était montré
si scrupuleusement honnête. Il fut, dans cette
affaire colossale et compliquée, le plus actif, le plus probe des
collaborateurs, donnant son temps, son
argent même, simplement récompensé par cette joie
des sommes considérables qui lui passaient entre les
mains. On ne connaissait guère que lui à l'Oeuvre du Travail,
où la princesse n'allait jamais, pas plus
qu'elle n'allait visiter ses autres fondations, cachée au fond
de ses trois petites pièces, comme la bonne
déesse invisible ; et lui, adoré, il y était béni,
accablé de toute la reconnaissance dont elle semblait ne pas
vouloir.
Sans doute, depuis cette époque, Saccard
nourrissait un vague projet, qui, tout d'un coup, lorsqu'il fut
installé dans l'hôtel d'Orviedo comme locataire, prit la
netteté aiguë d'un désir. Pourquoi ne se
consacrerait-il pas tout entier à l'administration des bonnes
oeuvres de la princesse ? Dans l'heure de
doute où il était, vaincu de la spéculation, ne
sachant quelle fortune refaire, cela lui apparaissait comme
une incarnation nouvelle, une brusque montée d'apothéose
: devenir le dispensateur de cette royale
charité, canaliser ce flot d'or qui coulait sur Paris. Il restait
deux cents millions, quelles oeuvres à créer
encore, quelle cité du miracle à faire sortir du sol !
Sans compter que, lui, les ferait fructifier, ces
millions, les doublerait, les triplerait, saurait si bien les employer
qu'il en tirerait un monde. Alors, avec
sa passion, tout s'élargit, il ne vécut plus que de cette
pensée grisante, les répandre en aumônes sans fin,
en noyer la France heureuse ; et il s'attendrissait, car il était
d'une probité parfaite, pas un sou ne lui
demeurait aux doigts. Ce fut, dans son crâne de visionnaire, une
idylle géante, l'idylle d'un inconscient,
où ne se mêlait aucun désir de racheter ses anciens
brigandages financiers. D'autant plus que, tout de
même, au bout, il y avait le rêve de sa vie entière,
sa conquête de Paris. Etre le roi de la charité, le Dieu
adoré de la multitude des pauvres, devenir unique et populaire,
occuper de lui le monde, cela dépassait
son ambition. Quels prodiges ne réaliserait-il pas, s'il employait
à être bon ses facultés d'homme
d'affaires, sa ruse, son obstination, son manque complet de préjugés
! Et il aurait la force irrésistible qui
gagne les batailles, l'argent, l'argent à pleins coffres, l'argent
qui fait tant de mal souvent et qui ferait tant
de bien, le jour où l'on mettrait à donner son orgueil
et son plaisir !
Puis, agrandissant encore son projet, Saccard
en arriva à se demander pourquoi il n'épouserait pas la
princesse d'Orviedo. Cela fixerait les positions,
empêcherait les interprétations mauvaises. Pendant un
mois, il manoeuvra adroitement, exposa des plans superbes, crut se rendre
indispensable ; et un jour,
d'une voix tranquille, redevenu naïf, il fit sa proposition, développa
son grand projet. C'était une véritable
association qu'il offrait, il se donnait comme le liquidateur des sommes
volées par le prince, il s'engageait
à les rendre aux pauvres, décuplées. D'ailleurs,
la princesse, dans son éternelle robe noire, avec son fichu
de dentelle sur la tête, l'écouta attentivement, sans qu'une
émotion quelconque animât sa face jaune. Elle
était très frappée des avantages que pourrait avoir
une association pareille, indifférente, du reste, aux
autres considérations. Puis, ayant remis sa réponse au lendemain,
elle finit par refuser : sans doute elle
avait réfléchi qu'elle ne serait plus seule maîtresse
de ses aumônes, et elle entendait en disposer en
souveraine absolue, même follement. Mais elle expliqua qu'elle serait
heureuse de le garder comme
conseiller, elle montra combien précieuse elle estimait sa collaboration,
en le priant de continuer à
s'occuper de l'Oeuvre du Travail, dont il était le véritable
directeur.
Toute une semaine, Saccard éprouva
un violent chagrin, ainsi qu'à la perte d'une idée chère
; non pas qu'il
se sentît retomber au gouffre du brigandage ; mais, de même
qu'une romance sentimentale met des
larmes aux yeux des ivrognes les plus abjects, cette colossale idylle
du bien fait à coups de millions avait
attendri sa vieille âme de corsaire. Il tombait une fois encore,
et de très haut il lui semblait être détrôné.
Par l'argent, il avait toujours voulu, en même temps que la satisfaction
de ses appétits, la magnificence
d'une vie princière ; et jamais il ne l'avait eue, assez haute.
Il s'enrageait, à mesure que chacune de ses
chutes emportait un espoir. Aussi, lorsque son projet croula devant
le refus tranquille et net de la
princesse, se trouva-t-il rejeté à une furieuse envie
de bataille. Se battre, être le plus fort dans la dure
guerre de la spéculation, manger les autres pour ne pas qu'ils
vous mangent, c'était, après sa soif de
splendeur et de jouissance, la grande cause, l'unique cause de sa passion
des affaires. S'il ne thésaurisait
pas, il avait l'autre joie, la lutte des gros chiffres, les fortunes
lancées comme des corps d'armée, les chocs
des millions adverses, avec les déroutes, avec les victoires,
qui le grisaient. Et tout de suite reparut sa
haine de Gundermann, son effréné besoin de revanche :
abattre Gundermann, cela le hantait d'un désir
chimérique, chaque fois qu'il était par terre, vaincu.
S'il sentait l'enfantillage d'une pareille tentative, ne
pourrait-il du moins l'entamer, se faire une place en face de lui, le
forcer au partage, comme ces
monarques de contrées voisines et d'égale puissance, qui
se traitent de cousins ? Ce fut alors que, de
nouveau, la Bourse l'attira, la tête emplie d'affaires à
lancer, sollicité en tous sens par des projets
contraires, dans une telle fièvre, qu'il ne sut que décider,
jusqu'au jour où une idée suprême, démesurée,
se dégagea des autres et s'empara peu à peu de lui tout
entier.
Depuis qu'il habitait l'hôtel d'Orviedo,
Saccard apercevait parfois la soeur de l'ingénieur Hamelin qui
habitait le petit appartement du second, une femme d'une taille admirable,
Mme Caroline, comme on la
nommait familièrement. Surtout, ce qui l'avait frappé,
à la première rencontre, c'était ses cheveux blancs
superbes, une royale couronne de cheveux blancs, d'un si singulier effet
sur ce front de femme jeune
encore, âgée de trente-six ans à peine. Dès
vingt-cinq ans, elle était ainsi devenue toute blanche. Ses
sourcils, restés noirs et très fournis, gardaient une
jeunesse, une étrangeté vive à son visage encadré
d'hermine. Elle n'avait jamais été jolie, avec son menton
et son nez trop forts, sa bouche large dont les
grosses lèvres exprimaient une bonté exquise. Mais, certainement,
cette toison blanche, cette blancheur
envolée de fins cheveux de soie, adoucissait sa physionomie un
peu dure, lui donnait un charme souriant
de grand-mère, dans une fraîcheur et une force de belle
amoureuse. Elle était grande, solide, la démarche
franche et très noble.
Chaque fois qu'il la rencontrait, Saccard,
plus petit qu'elle, la suivait des yeux, intéressé, enviant
sourdement cette taille haute, cette carrure saine. Et, peu à
peu, par l'entourage, il connut toute l'histoire
des Hamelin. Ils étaient, Caroline et
Georges, les enfants d'un médecin de Montpellier, savant
remarquable, catholique exalté, mort sans fortune. Lorsque le père
s'en alla, la fille avait dix-huit ans, le
garçon dix-neuf ; et, comme celui-ci venait d'entrer à l'Ecole
polytechnique, elle le suivit à Paris, où elle
se plaça institutrice. Ce fut elle qui lui glissa des pièces
de cent sous, qui l'entretint d'argent de poche,
pendant les deux années de cours ; plus tard, lorsque, sorti dans
un mauvais rang, il dut battre le pavé, ce
fut elle encore qui le soutint, en attendant qu'il trouvât une situation.
Ces deux enfants s'adoraient,
faisaient le rêve de ne se quitter jamais. Pourtant, un mariage
inespéré s'étant présenté, la bonne
grâce et
l'intelligence vive de la jeune fille ayant conquis un brasseur millionnaire,
dans la maison où elle était en
place, Georges voulut qu'elle acceptât : ce dont il se repentit
cruellement, car, au bout de quelques années
de ménage, Caroline fut obligée d'exiger une séparation
pour ne pas être tuée par son mari, qui buvait et
la poursuivait avec un couteau, dans des crises d'imbécile jalousie.
Elle était alors âgée de vingt-six ans,
elle se retrouvait pauvre, s'étant obstinée à ne
réclamer aucune pension de l'homme qu'elle quittait. Mais
son frère avait enfin, après bien des tentatives, mis la
main sur une besogne qui lui plaisait : il allait partir
pour l'Egypte, avec la Commission chargée des premières
études du canal de Suez ; et il emmena sa
soeur, elle s'installa vaillamment à Alexandrie, recommença
à donner des leçons, pendant que lui courait
le pays. Ils restèrent ainsi en Egypte jusqu'en 1859, ils assistèrent
aux premiers coups de pioche sur la
plage de Port- Saïd : une maigre équipe de cent cinquante
terrassiers à peine, perdue au milieu des sables,
commandée par une poignée d'ingénieurs. Puis, Hamelin,
envoyé en Syrie pour assurer les
approvisionnements, y resta, à la suite d'une fâcherie avec
ses chefs. Il fit venir Caroline à Beyrouth, où
d'autres élèves l'attendaient, il se lança dans une
grosse affaire, patronnée par une compagnie française, le
tracé d'une route carrossable de Beyrouth à Damas, la première,
l'unique voie ouverte à travers les gorges
du Liban ; et ils vécurent encore trois années là,
jusqu'à l'achèvement de la route, lui visitant les
montagnes, s'absentant deux mois pour un voyage à Constantinople,
à travers le Taurus, elle le suivant
dès qu'elle pouvait s'échapper, épousant les projets
de réveil qu'il faisait, à battre cette vieille terre
endormie sous la cendre des civilisations mortes. Il avait amassé
tout un portefeuille débordant d'idées et
de plans, il sentait l'impérieuse nécessité de rentrer
en France, s'il voulait donner un corps à ce vaste
ensemble d'entreprises, former des sociétés, trouver des
capitaux. Et, après neuf années de séjour en
Orient, ils partirent, ils eurent la curiosité de repasser par
l'Egypte, où les travaux du canal de Suez les
enthousiasmèrent : une ville avait poussé en quatre ans
dans les sables de la plage de Port-Saïd, tout un
peuple s'agitait là, les fourmis humaines s'étaient multipliées,
changeaient la face de la terre. Mais, à
Paris, une malchance noire attendait Hamelin. Depuis quinze mois, il s'y
débattait avec ses projets, sans
pouvoir communiquer sa foi à personne, trop modeste, peu bavard,
échoué à ce deuxième étage de l'hôtel
d'Orviedo, dans un petit appartement de cinq pièces qu'il louait
douze cents francs, plus loin du succès
que lorsqu'il courait les monts et les plaines de l'Asie. Leurs économies
s'épuisaient rapidement, le frère
et la soeur en arrivaient à une grande gêne.
Ce fut même ce qui intéressa
Saccard, cette tristesse croissante de Mme Caroline, dont la belle gaieté
s'assombrissait du découragement où elle voyait tomber
son frère. Dans leur ménage, elle était un peu
l'homme. Georges, qui lui ressemblait beaucoup physiquement, en plus
frêle, avec des facultés de travail
rares ; mais il s'absorbait dans ses études, il ne fallait point
l'en sortir. Jamais il n'avait voulu se marier,
n'en éprouvant pas le besoin, adorant sa soeur, ce qui lui suffisait.
Il devait avoir des maîtresses d'un jour,
qu'on ne connaissait pas. Et cet ancien piocheur de l'Ecole polytechnique,
aux conceptions si vastes, d'un
zèle si ardent pour tout ce qu'il entreprenait, montrait parfois
une telle naïveté, qu'on l'aurait jugé un peu
sot. Elevé dans le catholicisme le plus étroit, il avait
gardé sa religion d'enfant, il pratiquait, très
convaincu ; tandis que sa soeur s'était reprise par une lecture
immense, par toute la vaste instruction
qu'elle se donnait à son côté, aux longues heures
où il s'enfonçait dans ses travaux techniques. Elle parlait
quatre langues, elle avait lu les économistes,
les philosophes, passionnée un instant pour les théories
socialistes et évolutionnistes ; mais elle s'était calmée,
elle devait surtout à ses voyages, à son long séjour
parmi des civilisations lointaines, une grande tolérance, un bel
équilibre de sagesse. Si elle ne croyait
plus, elle demeurait très respectueuse de la foi de son frère.
Entre eux, il y avait eu une explication, et
jamais ils n'en avaient reparlé. Elle était une intelligence,
dans sa simplicité et sa bonhomie ; et, d'un
courage à vivre extraordinaire, d'une bravoure joyeuse qui résistait
aux cruautés du sort, elle avait
coutume de dire qu'un seul chagrin était resté saignant
en elle, celui de n'avoir pas eu d'enfant.
Saccard put rendre à Hamelin un service,
un petit travail qu'il lui procura, des commanditaires qui avaient
besoin d'un ingénieur pour un rapport sur le rendement d'une
machine nouvelle. Et il força ainsi l'intimité
du frère et de la soeur, il monta fréquemment passer une
heure entre eux, dans leur salon, leur seule
grande pièce, qu'ils avaient transformée en cabinet de
travail. Cette pièce restait d'une nudité absolue,
meublée seulement d'une longue table à dessiner, d'une
autre table plus petite, encombrée de papiers, et
d'une demi-douzaine de chaises. Sur la cheminée, des livres s'empilaient.
Mais, aux murs, une décoration
improvisée égayait ce vide, une série de plans,
une suite d'aquarelles claires, chaque feuille fixée avec
quatre clous. C'était son portefeuille de projets qu'Hamelin
avait ainsi étalé, les notes prises en Syrie,
toute sa fortune future ; et les aquarelles étaient de Mme Caroline,
des vues de là-bas, des types, des
costumes, ce qu'elle avait remarqué et croqué en accompagnant
son frère, avec un sens très personnel de
coloriste, sans aucune prétention d'ailleurs. Deux larges fenêtres,
ouvrant sur le jardin de l'hôtel
Beauvilliers, éclairaient d'une lumière vive cette débandade
de dessins, qui évoquait une vie autre, le rêve
d'une antique société tombant en poudre, que les épures,
aux lignes fermes et mathématiques, semblaient
vouloir remettre debout, comme sous l'étayement du solide échafaudage
de la science moderne. Et quand
il se fut rendu utile, avec cette dépense d'activité qui
le faisait charmant, Saccard s'oublia surtout devant
les plans et les aquarelles, séduit, demandant sans cesse de
nouvelles explications. Dans sa tête, tout un
vaste lançage germait déjà.
Un matin, il trouva Mme Caroline seule, assise
à la petite table dont elle avait fait son bureau. Elle était
mortellement triste, les mains abandonnées parmi les papiers.
" Que voulez-vous ? cela tourne décidément
mal... je suis brave pourtant. Mais tout va nous manquer à la
fois ; et ce qui me navre, c'est l'impuissance ou le malheur réduit
mon pauvre frère, car il n'est vaillant, il
n'a de force qu'au travail... J'avais songé à me replacer
institutrice quelque part, pour l'aider au moins. J'ai
cherché et je n'ai rien trouvé... Pourtant, je ne puis
pas me mettre à faire des ménages. "
Jamais Saccard ne l'avait vue ainsi démontée,
abattue.
" Que diable ! vous n'en êtes pas
là ! " cria-t-il.
Elle hocha la tête, elle se montrait
amère contre la vie, qu'elle acceptait d'habitude si gaillardement,
même mauvaise. Et Hamelin étant rentré à
ce moment, rapportant la nouvelle d'un dernier échec, elle eut
de grosses larmes lentes, elle ne parla plus, les poings serrés,
à sa table, les yeux perdus devant elle.
" Et dire, laissa échapper Hamelin,
qu'il y a, là-bas, des millions qui nous attendent, si quelqu'un
voulait
seulement m'aider à les gagner ! "
Saccard s'était planté devant
une épure représentant l'élévation d'un
pavillon construit au centre de vastes
magasins.
" Qu'est-ce donc ? demanda-t-il.
- Oh ! je me suis amusé, expliqua l'ingénieur.
C'est un projet d'habitation " là-bas, à Beyrouth,
pour le
directeur de la Compagnie que j'ai rêvée, vous savez, la
Compagnie générale des Paquebots réunis. "
Il s'animait, il donna de nouveaux détails.
Pendant son séjour en Orient, il avait constaté combien
le
service des transports était défectueux. Les quelques
sociétés, installées à Marseille, se tuaient
par la
concurrence, n'arrivaient pas à avoir le matériel suffisant
et confortable ; et une de ses premières idées, à
la base même de tout l'ensemble de ses entreprises, était
de syndiquer ces sociétés, de les réunir en une
vaste Compagnie, pourvue de millions, qui exploiterait la Méditerranée
entière et s'en assurerait la
royauté, en établissant des lignes pour tous les ports
de l'Afrique, de l'Espagne, de l'Italie, de la Grèce, de
l'Egypte, de l'Asie, jusqu'au fond de la mer Noire. Rien n'était
à la fois, d'un organisateur de plus de flair,
ni d'un meilleur citoyen : c'était l'Orient conquis, donné
à la France, sans compter qu'il rapprochait ainsi
la Syrie, où allait s'ouvrir le vaste champ de ses opérations.
" Les syndicats, murmura Saccard, l'avenir
semble être là, aujourd'hui... C'est une forme si puissante
de
l'association ! Trois ou quatre petites entreprises, qui végètent
isolément, deviennent d'une vitalité et
d'une prospérité irrésistibles, si elles se réunissent...
Oui, demain est aux gros capitaux, aux efforts
centralisés des grandes masses. Toute l'industrie, tout le commerce
finiront par n'être qu'un immense
bazar unique, où l'on s'approvisionnera de tout. "
Il s'était arrêté encore,
debout cette fois devant une aquarelle qui représentait un site
sauvage, une gorge
aride, que bouchait un écroulement gigantesque de rochers, couronnés
de broussailles.
" Oh ! oh ! reprit-il, voici le bout
du monde. On ne doit pas être coudoyé par les passants
dans ce coin-là.
- Une gorge du Carmel, répondit Hamelin
Ma soeur a pris ça, pendant les études que j'ai faites
de ce côté.
"
Et il ajouta simplement :
" Tenez ! entre les calcaires crétacés
et les porphyres qui ont relevé ces calcaires, sur tout le flanc
de la
montagne, il y a là un filon d'argent sulfuré considérable,
oui ! une mine d'argent dont l'exploitation,
d'après mes calculs, assurerait des bénéfices énormes.
- Une mine d'argent " , répéta
vivement Saccard.
Mme Caroline, les yeux toujours au loin, dans
sa tristesse, avait entendu ; et, comme si une vision se fût
évoquée :
" Le Carmel, ah ! quel désert,
quelles journées de solitude ! C'est plein de myrtes et de genêts,
cela sent
bon l'air tiède en est embaumé. Et il y a des aigles,
sans cesse, qui planent très haut... Mais tout cet argent
qui dort dans ce sépulcre, à côté de tant
de misère. On voudrait des foules heureuses, des chantiers, des
villes naissantes, un peuple régénéré par
le travail.
- Une route serait facilement ouverte du Carmel
à Saint-Jean-d'Acre, continua Hamelin. Et je crois bien
qu'on découvrirait également du fer, car il abonde dans
les montagnes du pays... J'ai aussi étudié un
nouveau mode d'extraction, qui réaliserait d'importantes économies.
Tout est prêt, il ne s'agit plus que de
trouver des capitaux.
- La Société des mines d'argent
du Carmel ! " murmura Saccard.
Mais c'était maintenant l'ingénieur
qui, les regards levés, allait d'un plan à l'autre, repris
par le labeur de
toute sa vie, enfiévré à la pensée de l'avenir
éclatant qui dormait là, pendant que la gêne le paralysait.
" Et ce ne sont que les petites affaires
du début, reprit-il. Regardez cette série de plans, c'est
ici le grand
coup, tout un système de chemins de fer traversant l'Asie Mineure,
de part en part... Le manque de
communications commodes et rapides, telle est la cause première
de la stagnation où croupit ce pays si
riche. Vous n'y trouveriez pas une voie carrossable, les voyages et
les transports s'y font toujours à dos de
mulet ou de chameau... Imaginez alors quelle révolution, si des
lignes ferrées pénétraient jusqu'aux
confins du désert ! Ce serait l'industrie et le commerce décuplés,
la civilisation victorieuse, l'Europe
s'ouvrant enfin les portes de l'Orient... Oh ! pour peu que cela vous
intéresse, nous en causerons en détail.
Et vous verrez, vous verrez ! "
Tout de suite, du reste, il ne put s'empêcher
d'entrer dans des explications. C'était surtout pendant son
voyage à Constantinople, qu'il avait étudié le
tracé de son système de chemins de fer. La grande, l'unique
difficulté se trouvait dans la traversée des monts Taurus
; mais il avait parcouru les différents cols, il
affirmait la possibilité d'un tracé direct et relativement
peu dispendieux. D'ailleurs, il ne songeait pas à
exécuter d'un coup le système complet. Lorsqu'on aurait
obtenu du sultan la concession totale, il serait
sage de n'entreprendre d'abord que la branche mère, la ligne
de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep.
Plus tard, on songerait à l'embranchement de Smyrne à
Angora, et à celui de Trébizonde à Angora, par
Erzeroum et Sivas.
" Plus tard, plus tard encore... "
, continua-t-il.
Et il n'acheva pas, il se contentait de sourire,
n'osant dire jusqu'où il avait poussé l'audace de ses
projets.
C'était le rêve.
" Ah ! les plaines au pied du Taurus,
reprit Mme Caroline de sa voix lente de dormeuse éveillée,
quel
paradis délicieux ! On n'a qu'à gratter la terre, les
moissons poussent, débordantes. Les arbres fruitiers,
les pêchers, les cerisiers, les figuiers, les amandiers, cassent
sous les fruits. Et quels champs d'oliviers et
de mûriers, pareils à de grands bois ! Et quelle existence
naturelle et facile, dans cet air léger,
constamment bleu ! "
Saccard se mit à rire, de ce rire aigu
de bel appétit, qu'il avait lorsqu'il flairait la fortune. Et,
comme
Hamelin parlait encore d'autres projets, notamment de la création
d'une banque à Constantinople, en
disant un mot des relations toutes-puissantes qu'il y avait laissées,
surtout près du grand vizir, il
l'interrompit gaiement.
" Mais c'est un pays de cocagne, on en
vendrait ! "
Puis, très familier, appuyant les deux
mains aux épaules de Mme Caroline, toujours assise :
" Ne vous désespérez donc
pas, madame ! Je vous aime bien, vous verrez que je ferai avec votre
frère
quelque chose de très bon pour nous tous... Ayez de la patience.
Attendez. "
Pendant le mois qui suivit, Saccard procura
de nouveau à l'ingénieur quelques petits travaux ; et,
s'il ne
reparlait plus des grandes affaires, il devait y penser constamment,
préoccupé, hésitant devant l'ampleur
écrasante des entreprises. Mais ce qui resserra davantage le
lien naissant de leur intimité, ce fut la façon
toute naturelle dont Mme Caroline vint à s'occuper de son intérieur
d'homme seul, dévoré de frais
inutiles, d'autant plus mal servi qu'il avait davantage de serviteurs.
Lui, si habile au-dehors, réputé pour
sa main vigoureuse et adroite dans le gâchis
des grands vols, laissait aller chez lui tout à la débandade,
insoucieux du coulage effrayant qui triplait ses dépenses ; et
l'absence d'une femme se faisait aussi
cruellement sentir, jusque dans les plus petites choses. Lorsque Mme Caroline
s'aperçut du pillage, elle
lui donna d'abord des conseils, puis finit par s'entremettre et lui faire
réaliser deux ou trois économies ; si
bien qu'en riant, un jour, il lui offrit d'être son intendante pourquoi
pas ? elle avait cherché une place
d'institutrice, elle pouvait bien accepter une situation honorable pour
elle, qui lui permettrait d'attendre.
L'offre, faite en manière de plaisanterie, devint sérieuse.
N'était-ce pas une façon de s'occuper, de
soulager son frère, avec les trois cents francs que Saccard voulait
donner par mois ? Et elle accepta, elle
réforma la maison en huit jours, renvoya le chef et sa femme pour
ne prendre qu'une cuisinière, qui, avec
le valet de chambre et le cocher, devait suffire au service. Elle ne garda
aussi qu'un cheval et une voiture,
prit la haute main sur tout, examina les comptes avec un soin si scrupuleux,
qu'à la fin de la première
quinzaine elle avait obtenu une réduction de moitié. Il
était ravi, il plaisantait en disant que c'était lui qui
la volait maintenant, et qu'elle aurait dû exiger un tant pour cent
sur tous les bénéfices qu'elle lui faisait
faire.
Alors, une vie très étroite
avait commencé. Saccard venait d'avoir l'idée de faire
enlever les vis qui
condamnaient la porte de communication entre les deux appartements,
et l'on remontait librement, d'une
salle à manger dans l'autre, par l'escalier intérieur
; de sorte que, pendant que son frère travaillait en haut,
enfermé du matin au soir pour mettre en ordre ses dossiers d'Orient,
Mme Caroline, laissant son propre
ménage aux soins de l'unique bonne qui les servait, descendait
à chaque heure de la journée, donner des
ordres, comme chez elle. C'était devenu la joie de Saccard, la
continuelle apparition de cette grande belle
femme, qui traversait les pièces de son pas solide et superbe,
avec la gaieté toujours inattendue de ses
cheveux blancs, envolés autour de son jeune visage. Elle était
de nouveau très gaie, elle avait retrouvé sa
bravoure à vivre, depuis qu'elle se sentait utile, occupant ses
heures, continuellement debout. Sans
affectation de simplicité, elle ne portait plus qu'une robe noire,
dans la poche de laquelle on entendait la
sonnerie claire du trousseau de clefs ; et cela l'amusait certainement,
elle la savante, la philosophe, de
n'être plus qu'une bonne femme de ménage, la gouvernante
d'un prodigue, qu'elle se mettait à aimer,
comme on aime les enfants mauvais sujets. Lui, un instant très
séduit, calculant qu'il n'y avait après tout
qu'une différence de quatorze ans entre eux, s'était demandé
ce qu'il arriverait, s'il la prenait un beau soir
entre ses bras. Etait-il admissible que, depuis dix ans, depuis sa fuite
forcée de chez son mari, dont elle
avait reçu autant de coups que de caresses, elle eût vécu
en guerrière voyageuse, sans voir un homme ?
Peut-être les voyages l'avaient-ils protégée. Cependant,
il savait qu'un ami de son frère, un M. Beaudoin,
un négociant resté à Beyrouth, et dont le retour
était prochain, l'avait beaucoup aimée, au point d'attendre
pour l'épouser la mort de son mari, qu'on venait d'enfermer dans
une maison de santé, fou d'alcoolisme.
Evidemment, ce mariage n'aurait fait que régulariser une situation
bien excusable, presque légitime. Dès
lors, puisqu'il devait y en avoir eu un, pourquoi n'aurait-il pas été
le second ? Mais Saccard en restait au
raisonnement, la trouvant si bonne camarade, que la femme souvent disparaissait.
Lorsque, à la voir
passer, avec sa taille admirable, il se posait sa question : savoir
ce qu'il arriverait s'il l'embrassait, il se
répondait qu'il arriverait des choses fort ordinaires, ennuyeuses
peut-être ; et il remettait l'expérience à
plus tard, il lui donnait des poignées de main vigoureuses, heureux
de sa cordialité.
Puis, tout d'un coup, Mme Caroline retomba
à un grand chagrin. Un matin, elle descendit abattue, très
pâle, les yeux gros ; et il ne put rien apprendre d'elle ; il
cessa de l'interroger devant son obstination à dire
qu'elle n'avait rien, qu'elle était comme tous les jours. Ce
fut le lendemain seulement qu'il comprit, en
trouvant en haut une lettre de faire part, la lettre qui annonçait
le mariage de M. Beaudoin avec la fille
d'un consul anglais, très jeune et immensément riche.
Le coup avait dû être d'autant plus dur, que la
nouvelle était arrivée par cette
lettre banale, sans aucune préparation, sans même un adieu.
C'était tout un
écroulement dans l'existence de la malheureuse femme, la perte
de l'espoir lointain où elle se raccrochait,
aux heures de désastre. Et, le hasard ayant, lui aussi, des cruautés
abominables, elle avait justement
appris, l'avant-veille, que son mari était mort, elle venait enfin
de croire, pendant quarante-huit heures, à
la réalisation prochaine de son rêve. Sa vie s'effondrait,
elle en restait anéantie. Le soir même, une autre
stupeur l'attendait : comme, à son habitude, avant de remonter
se coucher, elle entrait chez Saccard
causer des ordres du lendemain, il lui parla de son malheur, si doucement,
qu'elle éclata en sanglots ;
puis, dans cet attendrissement invincible, dans une sorte de paralysie
de sa volonté, elle se trouva entre
ses bras, elle lui appartint, sans joie ni pour l'un ni pour l'autre.
Quand elle se reprit, elle n'eut pas de
révolte, mais sa tristesse en fut accrue, à l'infini. Pourquoi
avait- elle laissé s'accomplir cette chose ? elle
n'aimait pas cet homme, lui- même ne devait pas l'aimer. Ce n'était
point qu'il lui parût d'un âge et d'une
figure indignes de tendresse ; sans beauté certes, et vieux déjà,
il l'intéressait par la mobilité de ses traits,
par l'activité de toute sa petite personne noire ; et, l'ignorant
encore, elle voulait le croire serviable, d'une
intelligence supérieure, capable de réaliser les grandes
entreprises de son frère, avec l'honnêteté moyenne
de tout le monde. Seulement, quelle chute imbécile ! Elle, si sage,
si instruite par la dure expérience, si
maîtresse d'elle-même, avoir ainsi succombé, sans savoir
pourquoi ni comment, dans une crise de larmes,
en grisette sentimentale ! Le pis était qu'elle le sentait, autant
qu'elle, étonné, presque fâché de l'aventure.
Lorsque, cherchant à la consoler, il lui avait parlé de
M. Beaudoin comment d'un amant ancien, dont la
basse trahison ne méritait que l'oubli, et qu'elle s'était
récriée, en jurant que jamais rien ne s'était passé
entre eux, il avait d'abord cru qu'elle mentait, par une fierté
de femme ; mais elle était revenue sur ce
serment avec tant de force, elle montrait des yeux si beaux, si clairs
de franchise, qu'il avait fini par être
convaincu de la vérité de cette histoire, elle par droiture
et dignité se gardant pour le jour des noces,
l'homme patientant deux années, puis se lassant et en épousant
une autre, quelque occasion trop tentante
de jeunesse et de richesse. Et le singulier était que cette découverte,
cette conviction qui aurait dû
passionner Saccard, l'emplissait au contraire d'une sorte d'embarras,
tellement il comprenait la fatalité
sotte de sa bonne fortune. Du reste, ils ne recommencèrent pas,
puisque ni l'un ni l'autre ne paraissait en
avoir l'envie.
Pendant quinze jours, Mme Caroline resta ainsi
affreusement triste. La force de vivre, cette impulsion qui
fait de la vie une nécessité et une joie, l'avait abandonnée.
Elle vaquait à ses occupations si multiples,
mais comme absente, sans s'illusionner même sur la raison et l'intérêt
des choses. C'était la machine
humaine travaillant dans le désespoir du néant de tout.
Et, au milieu de ce naufrage de sa bravoure et de
sa gaieté, elle ne goûtait qu'une distraction, celle de
passer toutes ses heures libres le front aux vitres
d'une fenêtre du grand cabinet de travail, les regards fixés
sur le jardin de l'hôtel voisin, cet hôtel
Beauvilliers, où, depuis les premiers jours de son installation,
elle devinait une détresse, une de ces
misères cachées, si navrantes dans leur effort à
sauvegarder les apparences. Il y avait là aussi des êtres
qui souffraient, et son chagrin était comme trempé de
ces larmes, elle agonisait de mélancolie, jusqu'à se
croire insensible et morte dans la douleur des autres.
Ces Beauvilliers, qui autrefois, sans compter
leurs immenses domaines de la Touraine et de l'Anjou,
possédaient, rue de Grenelle, un hôtel magnifique, n'avaient
plus à Paris que cette ancienne maison de
plaisance, bâtie en dehors de la ville au commencement du siècle
dernier, et qui se trouvait aujourd'hui
enclavée parmi les constructions noires de la rue Saint-Lazare.
Les quelques beaux arbres du jardin
restaient là comme au fond d'un puits, la mousse mangeait les
marches du perron, émietté et fendu. On
eût dit un coin de nature mis en prison, un coin doux et morne,
d'une muette désespérance, où le soleil ne
descendait plus qu'en un jour verdâtre, dont le frisson glaçait
les épaules. Et, dans cette paix humide de
cave, en haut de ce perron disjoint, la première
personne que Mme Caroline avait aperçue était la
comtesse de Beauvilliers, une grande femme maigre de soixante ans, toute
blanche, l'air très noble, un
peu surannée. Avec son grand nez droit, ses lèvres minces,
son cou particulièrement long, elle avait l'air
d'un cygne très ancien, d'une douceur désolée. Puis,
derrière elle, presque aussitôt, s'était montrée
sa fille,
Alice de Beauvilliers, âgée de vingt-cinq ans, mais si appauvrie,
qu'on l'aurait prise pour une fillette, sans
le teint gâté et les traits déjà tirés
du visage. C'était la mère encore, chétive, moins
l'aristocratique
noblesse, le cou allongé jusqu'à la disgrâce, n'ayant
plus que le charme pitoyable d'une fin de grande
race. Les deux femmes vivaient seules, depuis que le fils, Ferdinand de
Beauvilliers, s'était engagé dans
les zouaves pontificaux, à la suite de la bataille de Castelfidardo,
perdue par Lamoricière. Tous les jours,
lorsqu'il ne pleuvait pas, elles apparaissaient ainsi, l'une derrière
l'autre, elles descendaient le perron,
faisaient le tour de l'étroite pelouse centrale, sans échanger
une parole ; il n'y avait que des bordures de
lierre, les fleurs n'auraient pas poussé, ou peut-être auraient-elles
coûté trop cher. Et cette promenade
lente, sans doute une simple promenade de santé, par ces deux femmes
si pâles, sous ces arbres
centenaires qui avaient vu tant de fêtes et que les bourgeoises
maisons du voisinage étouffaient, prenait
une mélancolique douleur, comme si elles eussent promené
le deuil des vieilles choses mortes.
Alors, intéressée, Mme Caroline
avait guetté ses voisines par une sympathie tendre, sans curiosité
mauvaise ; et, peu à peu, dominant le jardin, elle pénétra
leur vie, qu'elles cachaient avec un soin jaloux,
sur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l'écurie, une
voiture sous la remise, que soignait un vieux
domestique, à la fois valet de chambre, cocher et concierge ;
de même qu'il y avait une cuisinière, qui
servait aussi de femme de chambre ; mais, si la voiture sortait de la
grand-porte, correctement attelée,
menant ces dames à leurs courses, si la table gardait un certain
luxe, l'hiver, aux dîners de quinzaine où
venaient quelques amis, par quels longs jeûnes, par quelles sordides
économies de chaque heure était
achetée cette apparence menteuse de fortune ! Dans un petit hangar,
à l'abri des yeux, c'étaient de
continuels lavages, pour réduire la note de la blanchisseuse,
de pauvres nippes usées par le savon,
rapiécées fil à fil ; c'étaient quatre légumes
épluchés pour le repas du soir, du pain qu'on faisait
rassir sur
une planche, afin d'en manger moins ; c'étaient toutes sortes
de pratiques avaricieuses, infimes et
touchantes, le vieux cocher recousant les bottines trouées de
mademoiselle, la cuisinière noircissant a
l'encre les bouts de gants trop défraîchis de madame ;
et les robes de la mère qui passaient à la fille après
d'ingénues transformations, et les chapeaux qui duraient des
années, grâce à des échanges de fleurs et
de
rubans. Lorsqu'on n'attendait personne, les salons de réception,
au rez-de-chaussée, étaient fermés
soigneusement, ainsi que les grandes chambres du premier étage
; car, de toute cette vaste habitation, les
deux femmes n'occupaient plus qu'une étroite pièce, dont
elles avaient fait leur salle à manger et leur
boudoir. Quand la fenêtre s'entrouvrait, on pouvait apercevoir
la comtesse raccommodant son linge,
comme une petite bourgeoise besogneuse ; tandis que la jeune fille,
entre son piano et sa boîte
d'aquarelle, tricotait des bas et des mitaines pour sa mère.
Un jour de gros orage, toutes deux furent vues
descendant au jardin, ramassant le sable que la violence de la pluie
emportait.
Maintenant, Mme Caroline savait leur histoire.
La comtesse de Beauvilliers avait beaucoup souffert de
son mari, qui était un débauché, et dont elle ne
s'était jamais plainte. Un soir, on le lui avait rapporté,
à
Vendôme, râlant, avec un coup de feu au travers du corps.
On avait parlé d'un accident de chasse quelque
balle envoyée par un garde jaloux, dont il devait avoir pris
la femme ou la fille. Et le pis était que
s'anéantissait avec lui cette fortune des Beauvilliers, autrefois
colossale, assise sur des terres immenses,
des domaines royaux, que la Révolution avait déjà
trouvée amoindrie, et que son père et lui venaient
d'achever. De ces vastes biens fonciers, une seule ferme demeurait,
les Aublets, à quelques lieues de
Vendôme, rapportant environ quinze mille francs de rente, l'unique
ressource de la veuve et de ses deux
enfants. L'hôtel de la rue de Grenelle
était depuis longtemps vendu, celui de la rue Saint-Lazare mangeait
la grosse part des quinze mille francs de la ferme, écrasé
d'hypothèques, menacé d'être mis en vente à
son
tour, si l'on ne payait pas les intérêts ; et il ne restait
guère que six ou sept mille francs pour l'entretien de
quatre personnes, ce train d'une noble famille qui ne voulait pas abdiquer.
Il y avait déjà huit ans,
lorsqu'elle était devenue veuve, avec un garçon de vingt
ans et une fille de dix-sept, au milieu de
l'écroulement de sa maison, la comtesse s'était raidie dans
son orgueil nobiliaire, en se jurant qu'elle
vivrait de pain plutôt que de déchoir. Dès lors, elle
n'avait plus eu qu'une pensée, se tenir debout à son
rang, marier sa fille à un homme d'égale noblesse, faire
de son fils un soldat. Ferdinand lui avait causé
d'abord de mortelles inquiétudes, à la suite de quelques
folies de jeunesse, des dettes qu'il fallut payer ;
mais, averti de leur situation en un solennel entretien, il n'avait pas
recommencé, coeur tendre au fond,
simplement oisif et nul, écarté de tout emploi, sans place
possible dans la société contemporaine.
Maintenant, soldat du pape, il était toujours pour elle une cause
d'angoisse secrète, car il manquait de
santé, délicat sous son apparence fière, de sang
épuisé et pauvre, ce qui lui rendait le climat de Rome
dangereux. Quant au mariage d'Alice, il tardait tellement, que la triste
mère en avait les yeux pleins de
larmes, quand elle la regardait, vieillie déjà, se flétrissant
à attendre. Avec son air d'insignifiance
mélancolique, elle n'était point sotte, elle aspirait ardemment
à la vie, à un homme qui l'aurait aimée, à
du
bonheur ; mais, ne voulant pas désoler davantage la maison, elle
feignait d'avoir renoncé à tout,
plaisantant le mariage, disant qu'elle avait la vocation d'être
vieille fille ; et, la nuit, elle sanglotait dans
son oreiller, elle croyait mourir de la douleur d'être seule. La
comtesse, par ses miracles d'avarice, était
pourtant arrivée à mettre de côté vingt mille
francs, toute la dot d'Alice ; elle avait également sauvé
du
naufrage quelques bijoux, un bracelet, des bagues, des boucles d'oreilles,
qu'on pouvait estimer à une
dizaine de mille francs ; dot bien maigre, corbeille de noces dont elle
n'osait même parler, à peine de quoi
faire face aux dépenses immédiates, si l'épouseur
attendu se présentait. Et, cependant, elle ne voulait pas
désespérer, luttant quand même, n'abandonnant pas
un des privilèges de sa naissance, toujours aussi
haute et de fortune convenable, incapable de sortir à pied et de
retrancher un entre-mets un soir de
réception, mais rognant sur sa vie cachée, se condamnant
à des semaines de pommes de terre sans beurre,
pour ajouter cinquante francs à la dot éternellement insuffisante
de sa fille. C'était un douloureux et
puéril héroïsme quotidien, tandis que, chaque jour,
la maison croulait un peu plus sur leurs têtes.
Cependant, jusque-là, Mme Caroline
n'avait point eu l'occasion de parler à la comtesse et à
sa fille. Elle
finissait par connaître les détails les plus intimes de
leur vie, ceux qu'elles croyaient cacher au monde
entier, et il n'y avait eu encore entre elles que des échanges
de regards, ces regards qui se tournent dans
une brusque sensation de sympathie, derrière soi. La princesse
d'Orviedo devait les rapprocher. Elle avait
eu l'idée de créer, pour son Oeuvre du Travail, une sorte
de commission de surveillance, composée de dix
dames, qui se réunissaient deux fois par mois, visitaient l'Oeuvre
en détail, contrôlaient tous les services.
Comme elle s'était réservé de choisir elle-même
ces dames, elle avait désigné, parmi les premières,
Mme
de Beauvilliers, une de ses grandes amies d'autrefois, devenue simplement
sa voisine, aujourd'hui qu'elle
s'était retirée du monde. Et il était arrivé
que, la commission de surveillance ayant brusquement perdu
son secrétaire, Saccard, qui gardait la haute main sur l'administration
de l'établissement, venait d'avoir
l'idée de recommander Mme Caroline, comme un secrétaire
modèle, qu'on ne trouverait nulle part : en
effet, la besogne était assez pénible, il y avait beaucoup
d'écritures, même des soins matériels qui
répugnaient un peu à ces dames ; et, dès le début,
Mme Caroline s'était révélée une hospitalière
admirable, que sa maternité inassouvie, son amour désespéré
des enfants, enflammait d'une tendresse
active pour tous ces pauvres êtres, qu'on tâchait de sauver
du ruisseau parisien. Donc, à la dernière séance
de la commission, elle s'était rencontrée avec la comtesse
de Beauvilliers ; mais celle-ci ne lui avait
adressé qu'un salut un peu froid, cachant sa secrète gêne,
ayant sans doute la sensation qu'elle avait en
elle un témoin de sa misère. Toutes
deux, maintenant, se saluaient, chaque fois que leurs yeux se
rencontraient et qu'il y aurait eu une trop grosse impolitesse à
feindre de ne pas se reconnaître.
Un jour, dans le grand cabinet, pendant qu'Hamelin
rectifiait un plan d'après de nouveaux calculs, et que
Saccard, debout, suivait son travail, Mme Caroline, devant la fenêtre,
comme à son habitude, regardait la
comtesse et sa fille faire leur tour de jardin. Ce matin- là,
elle leur voyait, aux pieds, des savates qu'une
chiffonnière n'aurait pas ramassées contre une borne.
" Ah ! les pauvres femmes ! murmura-t-elle,
que cela doit être terrible, cette comédie du luxe qu'elles
se
croient forcées de jouer. "
Et elle se reculait, se cachait derrière
le rideau de vitrage, de peur que la mère ne l'aperçût
et ne souffrit
davantage d'être ainsi guettée. Elle-même s'était
apaisée, depuis trois semaines qu'elle s'oubliait, chaque
matin, à cette fenêtre : le grand chagrin de son abandon
s'endormait, il semblait que la vue du désastre
des autres lui fit accepter plus courageusement le sien, cet écroulement
qu'elle avait cru être celui de
toute sa vie. De nouveau, elle se surprenait à rire.
Un instant encore, elle suivit les deux femmes
dans le jardin vert de mousse, d'un air de profonde
songerie. Puis, se retournant vers Saccard, vivement :
" Dites-moi donc pourquoi je ne peux
pas être triste... Non, ça ne dure pas, ça n'a jamais
duré, je ne peux
pas être triste, quoi qu'il m'arrive... Est-ce de l'égoïsme
? Vraiment, je ne crois pas. Ce serait trop vilain,
et d'ailleurs j'ai beau être gaie, j'ai le coeur fendu tout de
même au spectacle de la moindre douleur.
Arrangez cela, je suis gaie et je pleurerais sur tous les malheurs qui
passent, si je ne me retenais,
comprenant que le moindre morceau de pain ferait bien mieux leur affaire
que mes larmes inutiles. "
En disant cela, elle riait de son beau rire
de bravoure, en vaillante qui préférait l'action aux apitoiements
bavards.
" Dieu sait pourtant, continua-t-elle,
si j'ai eu lieu de désespérer de tout. Ah ! la chance
ne m'a pas gâtée
jusqu'ici... Après mon mariage, dans l'enfer où je suis
tombée, injuriée, battue, j'ai bien cru qu'il ne me
restait qu'à me jeter à l'eau. Je ne m'y suis pas jetée,
j'étais vibrante d'allégresse, gonflée d'un espoir
immense, quinze jours après, quand je suis partie avec mon frère
pour l'Orient... Et, lors de notre retour à
Paris, lorsque tout a failli nous manquer, j'ai eu des nuits abominables,
où je nous voyais mourant de faim
sur nos beaux projets. Nous ne sommes pas morts, je me suis remise à
rêver des choses énormes, des
choses heureuses qui me faisaient rire parfois toute seule... Et, dernièrement,
quand j'ai reçu ce coup
affreux dont je n'ose parler encore, mon coeur a été comme
déraciné ; oui, je l'ai positivement senti qui
ne battait plus ; je l'ai cru fini, je me suis crue finie, anéantie
moi-même. Puis, pas du tout ! voici que
l'existence me reprend, je ris aujourd'hui, demain, j'espérerai
! je voudrai vivre encore, vivre toujours...
Est-ce extraordinaire, de ne pas pouvoir être triste longtemps
! "
Saccard, qui riait lui aussi, haussa les épaules.
" Bah ! vous êtes comme tout le
monde. C'est l'existence, ça.
- Croyez-vous, s'écria-t-elle, étonnée.
Il me semble, à moi, qu'il y a des gens si tristes, qui ne sont
jamais
gais, qui se rendent la vie impossible, tellement ils se la peignent
en noir... Oh ! ce n'est pas que je
m'abuse sur la douceur et la beauté qu'elle offre. Elle a été
trop dure, je l'ai trop vue de près, partout et
librement. Elle est exécrable, quand elle n'est pas ignoble.
Mais, que voulez-vous ! je l'aime. Pourquoi ?
je n'en sais rien. Autour de moi, tout a beau
péricliter, s'effondrer, je suis quand même, dès le
lendemain,
gaie et confiante sur les ruines... J'ai pensé souvent que mon
cas est, en petit, celui de l'humanité, qui vit,
certes, dans une misère affreuse, mais que ragaillardit la jeunesse
de chaque génération. A la suite de
chacune des crises qui m'abattent, c'est comme jeunesse nouvelle, un printemps
dont les promesses de
sève me réchauffent et me relèvent le coeur. Cela
est tellement vrai, que, après une grosse peine, si je
sors dans la rue, au soleil, tout de suite je me remets à aimer,
à espérer, à être heureuse. Et l'âge
n'a pas de
prise sur moi, j'ai la naïveté de vieillir sans m'en apercevoir...
Voyez-vous, j'ai beaucoup trop lu pour une
femme, je ne sais plus du tout où je vais, pas plus, d'ailleurs,
que ce vaste monde ne le sait lui-même.
Seulement, c'est malgré moi, il me semble que je vais, que nous
allons tous à quelque chose de très bien
et de parfaitement gai. "
Elle finissait par tourner à la plaisanterie,
émue pourtant, voulant cacher l'attendrissement de son espoir
;
tandis que son frère, qui avait levé la tête, la
regardait avec une adoration pleine de gratitude.
" Oh ! toi, déclara-t-il, tu es
faite pour les catastrophes, tu es l'amour de la vie ! "
Dans ces quotidiennes causeries du matin,
une fièvre s'était peu à peu déclarée,
et si Mme Caroline
retournait à cette joie naturelle, inhérente à
sa santé même, cela provenait du courage que leur apportait
Saccard, avec sa flamme active des grandes affaires. C'était
chose presque décidée, on allait exploiter le
fameux portefeuille. Sous les éclats de sa voix aiguë, tout
s'animait, s'exagérait. D'abord, on mettait la
main sur la Méditerranée, on la conquérait, par
la Compagnie générale des Paquebots réunis ; et
il
énumérait les ports de tous les pays du littoral où
l'on créerait des stations, et il mêlait des souvenirs
classiques effacés à son enthousiasme d'agioteur, célébrant
cette mer, la seule que le monde ancien eût
connue, cette mer bleue autour de laquelle la civilisation a fleuri,
dont les flots ont baigné les antiques
villes, Athènes, Rome, Tyr, Alexandrie, Carthage, Marseille,
toutes celles qui ont fait l'Europe. Puis,
lorsqu'on s'était assuré ce vaste chemin de l'Orient,
on débutait là-bas, en Syrie, par la petite affaire de
la
Société des mines d'argent du Carmel, rien que quelques
millions à gagner en passant, mais un excellent
lançage, car cette idée d'une mine d'argent, de l'argent
trouvé dans la terre, ramassé à la pelle, était
toujours passionnante pour le public, surtout quand on pouvait y accrocher
l'enseigne d'un nom
prodigieux et retentissant comme celui du Carmel. Il y avait aussi là-bas
des mines de charbon, du
charbon à fleur de roche, qui vaudrait de l'or, lorsque le pays
se couvrirait d'usines ; sans compter les
autres menues entreprises qui serviraient d'entractes, des créations
de banques, des syndicats pour les
industries florissantes, une exploitation des vastes forêts du
Liban, dont les arbres géants pourrissent sur
place, faute de routes. Enfin, il arrivait au gros morceau, à
la Compagnie des chemins de fer d'Orient, et
là, il délirait, car ce réseau de lignes ferrées,
jeté d'un bout à l'autre sur l'Asie Mineure, comme un
filet,
c'était pour lui la spéculation, la vie de l'argent, prenant
d'un coup ce vieux monde, ainsi qu'une proie
nouvelle, encore intacte, d'une richesse incalculable, cachée
sous l'ignorance et la crasse des siècles. Il en
flairait le trésor, il hennissait comme un cheval de guerre,
à l'odeur de la bataille.
Mme Caroline, d'un bon sens si solide, très
réfractaire d'habitude aux imaginations trop chaudes, se
laissait pourtant aller à cet enthousiasme, n'en voyait plus
nettement l'outrance. A la vérité, cela caressait
en elle sa tendresse pour l'Orient, son regret de cet admirable pays,
où elle s'était crue heureuse ; et, sans
calcul, par un contre-effet logique, c'était elle, ses descriptions
colorées, ses renseignements débordants,
qui fouettaient de plus en plus la fièvre de Saccard. Quand elle
parlait de Beyrouth, elle avait habité trois
ans, elle ne tarissait pas : Beyrouth, au pied du Liban, sur sa langue
de terre, entre des grèves de sable
rouge et des écroulements de rochers, Beyrouth avec ses maisons
en amphithéâtre, au milieu de vastes
jardins, un paradis délicieux planté d'orangers, de citronniers
et de palmiers. Puis, c'étaient toutes les
villes de la côte, au nord Antioche, déchue
de sa splendeur, au sud Saida, l'ancienne Sidon,
Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Tyr, la Sour actuelle, qui les résume
toutes, Tyr dont les marchands étaient des
rois, dont les marins avaient fait le tour de l'Afrique, et qui, aujourd'hui,
avec son port comblé par les
sables, n'est plus qu'un champ de ruines, une poussière de palais,
où ne se dressent, misérables et éparses,
que quelques cabanes de pécheurs. Elle avait accompagné
son frère partout, elle connaissait Alep,
Angora, Brousse, Smyrne, jusqu'à Trézibonde ; elle avait
vécu un mois à Jérusalem, endormie dans le
trafic des lieux saints, puis deux autres mois à Damas, la reine
de l'Orient, au centre de sa vaste plaine, la
ville commerçante et industrielle, dont les caravanes de La Mecque
et de Bagdad font un centre
grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallées et les
montagnes, les villages des Maronites et des
Druses perchés sur les plateaux, perdus au fond des gorges, les
champs cultivés et les champs stériles. Et,
des moindres coins, des déserts muets comme des grandes villes,
elle avait rapporté la même admiration
pour l'inépuisable, la luxuriante nature, la même colère
contre les hommes stupides et mauvais. Que de
richesses naturelles dédaignées ou gâchées
! Elle disait les charges qui écrasent le commerce et
l'industrie, cette loi imbécile qui empêche de consacrer
les capitaux à l'agriculture, au- delà d'un certain
chiffre, et la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont
on se sert avant Jésus-Christ, et
l'ignorance où croupissent encore de nos jours ces millions d'hommes,
pareils à des enfants idiots, arrêtés
dans leur croissance. Autrefois, la côte se trouvait trop petite,
les villes se touchaient ; maintenant, la vie
s'en est allée vers l'Occident, il semble qu'on traverse un immense
cimetière abandonné. Pas d'écoles, pas
de routes, le pire des gouvernements, la justice vendue, un personnel
administratif exécrable, des impôts
trop lourds, des lois absurdes, la paresse, le fanatisme ; sans compter
les continuelles secousses des
guerres viles, des massacres qui emportent des villages entiers. Alors,
elle se fâchait, elle demandait s'il
était permis de gâter ainsi l'oeuvre de la nature, une terre
bénie, d'un charme exquis, où tous les climats
se retrouvaient, les plaines ardentes, les flancs tempérés
des montagnes, les neiges éternelles des hauts
sommets. Et son amour de la vie, sa vivace espérance la faisaient
se passionner, à l'idée du coup de
baguette tout-puissant dont la science et la spéculation pouvaient
frapper cette vieille terre endormie,
pour la réveiller.
" Tenez ! criait Saccard, cette gorge
du Carmel, que vous avez dessinée là, où il n'y
a que des pierres et
des lentisques, eh bien, dès que la mine d'argent sera en exploitation,
il y poussera d'abord un village,
puis une ville... Et tous ces ports encombrés de sable, nous
les nettoierons, nous les protégerons de fortes
jetées. Des navires de haut bord stationneront où des
barques n'osent s'amarrer aujourd'hui... Et, dans ces
plaines dépeuplées, ces cols déserts, que nos lignes
ferrées traverseront, vous verrez toute une
résurrection, oui ! les champs se défricher, des routes
et des canaux s'établir, des cités nouvelles sortir du
sol, la vie enfin revenir comme elle revient à un corps malade,
lorsque, dans les veines appauvries, on
active la circulation d'un sang nouveau... Oui ! l'argent fera des prodiges.
"
Et, devant l'évocation de cette voix
perçante, Mme Caroline voyait réellement se lever la civilisation
prédite. Ces épures sèches, ces tracés linéaires
s'animaient, se peuplaient : c'était le rêve qu'elle avait
fait
parfois d'un Orient débarbouillé de sa crasse, tiré
de son ignorance, jouissant du sol fertile, du ciel
charmant, avec tous les raffinement de la science. Déjà,
elle avait assisté au miracle, ce Port- Saïd qui, en
si peu d'années, venait de pousser sur une plage nue, d'abord
des cabanes pour abriter les quelques
ouvriers de la première heure, puis la cité de deux mille
âmes, la cité de dix mille âmes, des maisons, des
magasins immenses, une jetée gigantesque, de la vie et du bien-être
créés avec entêtement par les fourmis
humaines. Et c'était bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveau,
la marche en avant, irrésistible, la
poussée sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin
d'agir, d'aller devant soi, sans savoir au
juste où l'on va, mais d'aller plus à l'aise, dans des
conditions meilleures ; et le globe bouleversé par la
fourmilière qui refait sa maison, et le
continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de
l'homme décuplé, la terre lui appartenant chaque jour davantage.
L'argent, aidant la science, faisait le
progrès.
Hamelin, qui écoutait en souriant,
avait eu alors un mot sage.
" Tout cela, c'est la poésie des
résultats, et nous n'en sommes même pas à la prose
de la mise en oeuvre. "
Mais Saccard ne s'échauffait que par
l'outrance de ses conceptions, et ce fut pis le jour où, s'étant
mis à
lire des livres sur l'Orient, il ouvrit une histoire de l'expédition
d'Egypte. Déjà, le souvenir des Croisades
le hantait, ce retour de l'Occident vers l'Orient, son berceau, ce grand
mouvement qui avait ramené
l'extrême Europe aux pays d'origine, en pleine floraison encore,
et où il y avait tant à apprendre.
Seulement, la haute figure de Napoléon le frappa davantage, allant
guerroyer là-bas, dans un but
grandiose et mystérieux. S'il parlait de conquérir l'Egypte,
d'y installer un établissement français, de
donner ainsi à la France le commerce du Levant, il ne disait
certainement pas tout ; et Saccard voulait
voir, dans le côté de l'expédition qui est resté
vague et énigmatique, il ne savait au juste quel projet de
colossale ambition, un immense empire reconstruit, Napoléon couronné
à Constantinople, empereur
d'Orient et des Indes, réalisant le rêve d'Alexandre, plus
grand que César et Charlemagne. Ne disait-il
pas, à Sainte-Hélène, en parlant de Sidney, le
général anglais qui l'avait arrêté devant
Saint-Jean-d'Acre :
" Cet homme m'a fait manquer ma fortune ? " Et ce que les
Croisades avaient tenté, ce que Napoléon
n'avait pu accomplir, c'était cette pensée gigantesque
de la conquête de l'Orient qui enflammait Saccard,
mais une conquête raisonnée, réalisée par
la double force de la science et de l'argent. Puisque la
civilisation était allée de l'est en l'ouest, pourquoi
donc ne reviendrait-elle pas vers l'est, retournant au
premier jardin de l'humanité, à cet Eden de la presqu'île
hindoustanique, qui dormait dans la fatigue des
siècles ? Ce serait une nouvelle jeunesse, il galvanisait le
paradis terrestre, le refaisait habitable par la
vapeur et l'électricité, replaçait l'Asie Mineure
comme centre du vieux monde, comme point de
croisement des grands chemins naturels qui relient les continents. Ce
n'étaient plus des millions à gagner,
mais des milliards et des milliards.
Dès lors, chaque matin, Hamelin et
lui eurent de longues conférences. Si l'espoir était vaste,
les
difficultés se présentaient, nombreuses, énormes.
L'ingénieur, qui justement était à Beyrouth, en
1862,
pendant l'horrible boucherie que les Druses firent des chrétiens
maronites, et qui nécessita l'intervention
de la France, ne cachait pas les obstacles qu'on rencontrerait parmi
ces populations en continuelle
bataille, livrées au bon plaisir des autorités locales.
Seulement, il avait, à Constantinople, de puissantes
relations, il s'était assuré l'appui du grand vizir, Fuad-Pacha,
homme de réel mérite, partisan déclaré des
réformes ; et il se flattait d'obtenir de lui toutes les concessions
nécessaires. D'autre part, bien qu'il
prophétisât la banqueroute fatale de l'empire Ottoman,
il voyait plutôt une circonstance favorable dans ce
besoin effréné d'argent, ces emprunts qui se suivaient
d'année en année : un gouvernement besogneux, s'il
n'offre pas de garantie personnelle, est tout prêt à s'entendre
avec les entreprises particulières, dès qu'il y
trouve le moindre bénéfice. Et n'était-ce pas une
manière pratique de trancher l'éternelle et encombrante
question d'Orient, en intéressant l'empire à de grands
travaux civilisateurs, en l'amenant au progrès, pour
qu'il ne fût plus cette monstrueuse borne, plantée entre
l'Europe et l'Asie ? Quel beau rôle patriotique
joueraient là des compagnies françaises !
Puis, un matin, tranquillement, Hamelin aborda
le programme secret auquel il faisait parfois allusion, ce
qu'il appelait, en souriant, le couronnement de l'édifice.
" Alors, quand nous serons les maîtres,
nous referons le royaume de Palestine, et nous y mettrons le
pape... D'abord, on pourra se contenter de Jérusalem,
avec Jaffa comme port de mer. Puis, la Syrie sera
déclarée indépendante, et on la joindra... Vous savez
que les temps sont proches où la papauté ne pourra
rester dans Rome, sous les révoltantes humiliations qu'on lui prépare.
C'est pour ce jour-là qu'il nous
faudra être prêts. "
Saccard, béant, l'écoutait dire
ces choses d'une voix simple, avec sa foi profonde de catholique.
Lui-même ne reculait pas devant les imaginations extravagantes,
mai jamais il ne serait allé jusqu'à celle-
ci. Cet homme de science, d'apparence si froide, le stupéfiait.
Il cria :
" C'est fou ! La Porte ne donnera pas
Jérusalem.
- Oh ! pourquoi ? reprit paisiblement Hamelin.
Elle a tant besoin d'argent ! Jérusalem l'ennuie, ce sera un
bon débarras. Souvent, elle ne sait quel parti prendre, entre
les diverses communions qui se disputent la
possession des sanctuaires... D'ailleurs, le pape aurait en Syrie un
véritable appui parmi les Maronites, car
vous n'ignorez pas qu'il a installé, à Rome, un collège
pour leurs prêtres... Enfin, j'ai bien réfléchi,
j'ai
tout prévu, et ce sera l'ère nouvelle, l'ère triomphale
du catholicisme. Peut-être dira-t-on que c'est aller
trop loin, que le pape se trouvera comme séparé, désintéressé
des affaires de l'Europe. Mais de quel éclat,
de quelle autorité ne rayonnera-t-il pas, lorsqu'il trônera
aux lieux saints, parlant au nom du Christ, de la
terre sacrée où le Christ a parlé ! C'est là
qu'est son patrimoine, c'est là que doit être son royaume.
Et,
soyez tranquille, nous le ferons puissant et solide, ce royaume, nous
le mettrons à l'abri des perturbations
politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du
pays, sur une vaste banque dont les
catholiques du monde entier se disputeront les actions. "
Saccard, qui s'était mis a sourire,
déjà séduit par l'énormité du projet,
sans être convaincu, ne put
s'empêcher de baptiser cette banque, dans un cri joyeux de trouvaille.
" Le trésor du Saint-Sépulcre,
hein ? superbe ! l'affaire est là ! "
Mais il rencontra le regard raisonnable de
Mme Caroline, qui souriait elle aussi, sceptique, un peu fâchée
même ; et il eut honte de son enthousiasme.
" N'importe, mon cher Hamelin, nous ferons
bien de tenir secret ce couronnement de l'édifice, comme
vous dites. On se moquerait de nous. Et puis, notre programme est déjà
terriblement chargé, il est bon
d'en réserver les conséquences extrêmes, la fin
glorieuse, aux seuls initiés.
- Sans doute, telle a toujours été
mon intention, déclara l'ingénieur. Ceci sera le mystère.
"
Et ce fut sur ce mot, ce jour-là, que
l'exploitation du portefeuille, la mise en oeuvre de toute l'énorme
série des projets fut définitivement résolue. On
commencerait par créer une modeste maison de crédit
pour lancer les premières affaires ; puis, le succès aidant,
peu à peu on se rendrait maître du marché, on
conquerrait le monde.
Le lendemain, comme Saccard était monté
chez la princesse d'Orviedo, pour prendre un ordre au sujet de
l'Oeuvre du Travail, le souvenir lui revint du rêve qu'il avait
caressé un moment, d'être le prince époux de
cette reine de l'aumône, simple dispensateur et administrateur
de la fortune des pauvres. Et il sourit, car il
trouvait cela un peu niais, à cette heure. Il était bâti
pour faire de la vie et non pour panser les blessures
que la vie a faites. Enfin, il allait se retrouver sur son chantier,
en plein dans la bataille des intérêts, dans
cette course au bonheur qui a été la marche même
de l'humanité, de siècle en siècle, vers plus de
joie et
plus de lumière.
Ce même jour, il trouva Mme Caroline seule,
dans le cabinet aux épures. Elle était debout devant une
des
fenêtres, retenue là par une apparition de la comtesse de
Beauvilliers et de sa fille, dans le jardin voisin, à
une heure inaccoutumée. Les deux femmes lisaient une lettre, d'un
air de grande tristesse sans doute une
lettre du fils, de Ferdinand, dont la situation ne devait pas être
brillante, à Rome.
" Regardez, dit Mme Caroline, en reconnaissant
Saccard. Encore quelque chagrin pour ces malheureuses.
Les pauvresses, dans la rue, me font moins de peine.
- Bah ! s'écria-t-il gaiement, vous
les prierez de venir me voir. Nous les enrichirons, elles aussi, puisque
nous allons faire la fortune de tout le monde. "
Et, dans sa fièvre heureuse, il chercha
ses lèvres, pou les baiser. Mais, d'un mouvement brusque, elle
avait retiré la tête, devenue grave et pâlie d'un
involontaire malaise.
" Non, je vous en prie. "
C'était la première fois qu'il
tentait de la reprendre, depuis qu'elle s'était abandonnée
à lui, dans une
minute de complète inconscience. Les affaires sérieuses
arrangées, il pensait à sa bonne fortune, voulant
aussi, de ce côté, régler la situation. Ce vif mouvement
de recul l'étonna.
" Bien vrai, cela vous ferait de la peine
?
- Oui, beaucoup de peine. "
Elle se calmait, elle souriait à son
tour.
" D'ailleurs, avouez que vous-même
n'y tenez guère.
- Oh ! moi, je vous adore.
- Non, ne dites pas ça, vous allez
être si occupé ! Et puis, je vous assure que je suis prête
à avoir de la
vraie amitié pour vous, si vous êtes l'homme actif que
je crois, et si vous faites toutes les grandes choses
que vous dites... Voyons, c'est bien meilleur, l'amitié ! "
Il l'écoutait, souriant toujours, gêné
et combattu pourtant. Elle le refusait, c'était ridicule de ne
l'avoir eue
qu'une fois, par surprise. Mais sa vanité seule en souffrait.
" Alors ? amis seulement ?
- Oui, je serai votre camarade, je vous aiderai...
Amis, grands amis ! "
Elle tendit ses joues, et, conquis, trouvant
qu'elle avait raison, il y posa deux gros baisers.
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