3 - l'Argent
III
La lettre du banquier russe de Constantinople, que Sigismond avait traduite,
était une réponse favorable,
attendue pour mettre à Paris l'affaire en branle ; et, dès
le sur-lendemain, Saccard, à son réveil, eut
l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-là même, qu'il
devait avoir, d'un, coup, avant la nuit, formé le
syndicat dont il voulait être sûr, pour placer à
l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de
sa société anonyme, lancée au capital de vingt-cinq
millions.
En sautant du lit, il venait de trouver enfin
le titre de cette société, l'enseigne qu'il cherchait
depuis
longtemps. Les mots : la Banque universelle, avaient brusquement flambé
devant lui, comme en
caractères de feu, dans la chambre
encore noire.
" La Banque universelle, ne cessa-t-il
de répéter, tout en s'habillant, la Banque universelle,
c'est simple,
c'est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde... Oui,
oui, excellent ! la Banque universelle ! "
Jusqu'à neuf heures et demie, il marcha
à travers les vastes pièces, absorbé, ne sachant
par où il
commencerait sa chasse aux millions, dans Paris. Vingt-cinq millions,
cela se trouve encore au tournant
d'une rue ; même, c'était l'embarras du choix qui le faisait
réfléchir, car il y voulait mettre quelque
méthode. Il but une tasse de lait, il ne se fâcha pas,
lorsque le cocher monta lui expliquer que le cheval
n'était pas bien, à la suite d'un refroidissement sans
doute, et qu'il serait plus sage de faire venir le
vétérinaire.
" C'est bon, faites... Je prendrai un
fiacre. "
Mais, sur le trottoir, il fut surpris par
le vent aigre qui soufflait un brusque retour de l'hiver, dans ce mai
si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pas, de gros nuages
montaient à l'horizon. Et il ne prit pas
de fiacre, pour se réchauffer en marchant ; il se dit qu'il descendrait
d'abord à pied chez Mazaud, l'agent
de change, rue de la Banque ; car l'idée lui était venue
de le sonder sur Daigremont, le spéculateur bien
connu, l'homme heureux de tous les syndicats, seulement, rue Vivienne,
du ciel envahi de nuées livides,
une telle giboulée creva, mêlée de grêle,
qu'il se réfugia sous une porte cochère.
Depuis une minute, Saccard était là,
à regarder tomber l'averse, lorsque, dominant le roulement de
l'eau,
une claire sonnerie de pièces d'or lui fit dresser l'oreille.
Cela semblait sortir des entrailles de la terre,
continu, léger et musical, comme dans un conte des Mille et une
Nuits . Il tourna la tête, se reconnut, vit
qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolb, un banquier qui s'occupait
surtout d'arbitrages sur l'or,
achetant le numéraire dans les Etats où il était
à bas cours, puis le fondant, pour vendre les lingots
ailleurs, dans les pays où l'or était en hausse ; et,
du matin au soir, les jours de fonte, montait du sous-sol
ce bruit cristallin des pièces d'or, remuées à
la pelle, prises dans des caisses, jetées dans le creuset. Les
passants du trottoir en ont les oreilles qui tintent, d'un bout de l'année
à l'autre. Maintenant, Saccard
souriait complaisamment à cette musique, qui était comme
la voix souterraine de ce quartier de la
Bourse, il y vit un heureux présage.
La pluie ne tombait plus, il traversa la place,
se trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exception, le
jeune agent de change avait son domicile personnel, au premier étage,
dans la maison même où les
bureaux de sa charge étaient installés, occupant tout
le second. Il avait simplement repris l'appartement
de son oncle, lorsque, à la mort de celui-ci, il s'était
entendu avec ses cohéritiers pour racheter la charge.
Dix heures sonnaient, et Saccard monta directement
aux bureaux, à la porte desquels il se rencontra avec
Gustave Sédille.
" Est-ce que M. Mazaud est là
?
- Je ne sais pas, monsieur, j'arrive. "
Le jeune homme souriait, toujours en retard,
prenant à l'aise son emploi de simple amateur, qu'on ne
payait pas, résigné à passer là un an ou
deux pour faire plaisir à son père, le fabricant de soie
de la rue
des Jeûneurs. Saccard traversa la caisse, salué par le
caissier d'argent et par le caissier des titres ; puis, il
entra dans le cabinet des deux fondés de pouvoirs, où
il ne trouva que Berthier, celui des deux qui était
chargé des relations avec les clients et qui accompagnait le
patron à la Bourse.
" Est-ce que M. Mazaud est là ?
- Mais je le pense, je sors de son cabinet...
Tiens non, il n'y est plus... C'est qu'il est dans le bureau du
comptant. "
Il avait poussé une porte voisine,
il faisait du regard le tour d'une assez vaste pièce, où
cinq employés
travaillaient, sous les ordres du premier commis.
" Non, c'est particulier !... Voyez donc
vous-même à la liquidation, là, à côté.
"
Saccard entra dans le bureau de la liquidation.
C'était là que le liquidateur, le pivot de la charge,
aidé de
sept employés, dépouillait le carnet que lui remettait
l'agent chaque jour, après la Bourse, puis appliquait
aux clients les affaires faites selon les ordres reçus, en s'aidant
de fiches, conservées pour savoir les noms
; car le carnet ne porte pas les noms, ne contient que l'indication
brève de l'achat ou de la vente telle
valeur, telle quantité, tel cours, de tel agent.
" Est-ce que vous avez vu M. Mazaud ?
" demanda Saccard.
Mais on ne lui répondit même
pas. Le liquidateur étant sorti, trois employés lisaient
leur journal, deux
autres regardaient en l'air ; tandis que l'entrée de Gustave
Sédille venait d'intéresser vivement le petit
Flory, qui, le matin, faisait des écritures, échangeait
des engagements, et qui, l'après-midi, à la Bourse,
était chargé des télégrammes. Né
à Saintes, d'un père employé à l'enregistrement,
d'abord commis à
Bordeaux chez un banquier, tombé ensuite à Paris chez
Mazaud, vers la fin du dernier automne, il n'y
avait d'autre avenir que d'y doubler peut-être ses appointements,
en dix années. Jusque-là, il s'y était bien
conduit, régulier, consciencieux. Seulement depuis un mois que
Gustave était entré à la charge, il se
dérangeait, entraîné par son nouveau camarade, très
élégant, très lancé, pourvu d'argent, et
qui lui avait
fait connaître des femmes. Flory, le visage mangé de barbe,
avait là-dessous un nez à passions, une
bouche aimable, des yeux tendres ; et il en était aux petites
parties fines, pas chères, avec Mlle Chuchu,
une figurante des Variétés, une maigre sauterelle du pavé
parisien, la fille ensauvée d'une concierge de
Montmartre, amusante avec sa figure de papier mâché, où
luisaient de grands yeux bruns admirables.
Gustave, avant même d'ôter son
chapeau, lui contait sa soirée.
" Oui, mon cher, j'ai bien cru que Germaine
me flanquerait dehors, parce que Jacoby est venu. Mais c'est
lui qu'elle a trouvé le moyen de mettre à la porte, ah
! je ne sais comment, par exemple ! Et je suis resté. "
Tous deux s'étouffèrent de rire.
Il s'agissait de Germaine Coeur, une superbe fille de vingt-cinq ans,
un
peu indolente et molle, dans l'opulence de sa gorge, qu'un collègue
de Mazaud, le juif Jacoby, entretenait
au mois. Elle avait toujours été avec des boursiers, et
toujours au mois, ce qui est commode pour des
hommes très occupés, la tête embarrassée
de chiffres, payant l'amour comme le reste, sans trouver le
temps d'une vraie passion. Elle était agitée d'un souci
unique, dans son petit appartement de la rue de la
Michodière, celui d'éviter les rencontres entre les messieurs
qui pouvaient se connaître.
" Dites donc, questionna Flory, je croyais
que vous vous réserviez pour la jolie papetière ? "
Mais cette allusion à Mme Conin rendit
Gustave sérieux. Celle-ci, on la respectait c'était une
femme
honnête ; et, quand elle voulait bien, il n'y avait pas d'exemple
qu'un homme se fût montré bavard,
tellement on restait bons amis. Aussi, ne voulant pas répondre,
Gustave posa-t-il à son tour une question.
" Et Chuchu, vous l'avez menée
à Mabille ?
- Ma foi, non ! c'est trop cher. Nous sommes
rentrés, nous avons fait du thé. "
Derrière les jeunes gens, Saccard avait
entendu ces noms de femme, qu'ils chuchotaient d'une voix
rapide.
Il eut un sourire. Il s'adressa à Flory.
" Est-ce que vous n'avez pas vu M. Mazaud
?
- Si, monsieur, il est venu me donner un ordre,
et il est redescendu à son appartement... Je crois que son
petit garçon est malade, on l'a averti que le docteur était
là... Vous devriez sonner chez lui, car il peut très
bien sortir, sans remonter. "
Saccard remercia, se hâta de descendre
un étage. Mazaud était un des plus jeunes agents de change,
comblé par le sort, ayant eu cette chance de la mort de son oncle,
qui l'avait rendu titulaire d'une des plus
fortes charges de Paris, à un âge où l'on apprend
encore les affaires. Dans sa petite taille, il était de figure
agréable, avec de minces moustaches brunes, des yeux noirs perçants
; et il montrait une grande activité,
l'intelligence très alerte, elle aussi. On le citait déjà,
à la corbeille, pour cette vivacité d'esprit et de corps,
si nécessaire dans le métier, et qui, jointe à
beaucoup de flair, à une intuition remarquable, allait le mettre
au premier rang ; sans compter qu'il avait une voix aiguë, des
renseignements de Bourses étrangères de
première main, des relations chez tous les grands banquiers,
enfin un arrière- cousin, disait-on, à l'agence
Havas. Sa femme, épousée par amour, lui avait apporté
douze cent mille francs de dot, une jeune femme
charmante dont il avait déjà deux enfants, une fillette
de trois ans et un petit garçon de dix-huit mois.
Justement, Mazaud reconduisait jusqu'au palier
le docteur, qui le rassurait, en riant.
" Entrez donc, dit-il à Saccard.
C'est vrai, avec ces petits êtres, on s'inquiète tout de
suite, on les croit
perdus pour le moindre bobo. "
Et il l'introduisit ainsi dans le salon, où
sa femme se trouvait encore, tenant le bébé sur ses genoux,
tandis
que la petite fille, heureuse de voir sa mère gaie, se haussait
pour l'embrasser. Tous les trois étaient
blonds, d'une fraîcheur de lait, la jeune mère d'air aussi
délicat et ingénu que les enfants. Il lui mit un
baiser sur les cheveux.
" Tu vois bien que nous étions
fous.
- Ah ! ça ne fait rien, mon ami, je
suis si contente qu'il nous ait rassurés ! "
Devant ce grand bonheur, Saccard s'était
arrêté, en saluant. La pièce, luxueusement meublée,
sentait bon
la vie heureuse de ce ménage, que rien encore n'avait désuni
; à peine, depuis quatre ans qu'il était marié,
donnait-on à Mazaud une courte curiosité pour une chanteuse
de l'opéra-Comique. Il restait un mari
fidèle, de même qu'il avait la réputation de ne
pas encore trop jouer pour son compte, malgré la fougue
de sa jeunesse. Et cette bonne odeur de chance, de félicité
sans nuage, se respirait réellement dans la paix
discrète des tapis et des tentures, dans le parfum dont un gros
bouquet de roses, débordant d'un vase de
Chine, avait imprégné toute la pièce.
Mme Mazaud, qui connaissait un peu Saccard,
lui dit gaiement :
" N'est-ce pas, monsieur, qu'il suffit
de le vouloir pour être toujours heureux ?
- J'en suis convaincu, madame, répondit-il.
Et puis, il y a des personnes si belles et si bonnes, que le
malheur n'ose jamais les toucher. "
Elle s'était levée, rayonnante.
Elle embrassa à son tour son mari, elle s'en alla, emportant
le petit garçon,
suivie de la fillette, qui s'était pendue au cou de son père.
Celui-ci, voulant cacher son émotion, se
retourna vers le visiteur, avec un mot de blague parisienne.
" Vous voyez, on ne s'embête pas,
ici. "
Puis, vivement :
" Vous avez quelque chose à me
dire ?... Montons, voulez-vous ? nous serons mieux. "
En haut, devant la caisse, Saccard reconnut
Sabatani, qui venait toucher des différences ; et il fut surpris
de la poignée de main cordiale que l'agent échangea avec
son client. D'ailleurs, dès qu'il fut assis dans le
cabinet, il expliqua sa visite, en le questionnant sur, les formalités,
pour faire admettre une valeur à la
cote officielle. Négligemment, il dit l'affaire qu'il allait
lancer, la Banque universelle, au capital de
vingt-cinq millions. Oui, une maison de crédit créée
surtout dans le but de patronner de grandes
entreprises, qu'il indiqua d'un mot. Mazaud l'écoutait, ne bronchait
pas ; et, avec une obligeance parfaite,
il expliqua les formalités à remplir. Mais il n'était
pas dupe, il se doutait que Saccard ne se serait pas
dérangé pour si peu. Aussi, lorsque ce dernier prononça
enfin le nom de. Daigremont, eut-il un sourire
involontaire. Certes, Daigremont avait l'appui d'une fortune colossale
; on disait bien qu'il n'était pas
d'une fidélité très sûre ; seulement, qui
était fidèle, en affaires et en amour ? personne ! Du
reste, lui,
Mazaud, se serait fait un scrupule de dire la vérité sur
Daigremont, après leur rupture, qui avait occupé
toute la Bourse. Celui-ci, maintenant, donnait la plupart de ses ordres
à Jacoby, un juif de Bordeaux, un
grand gaillard de soixante ans, à large figure gaie, dont la
voix mugissante était célèbre, mais qui
devenait lourd, le ventre empâté ; et c'était comme
une rivalité qui se posait entre les deux agents, le
jeune favorisé par la chance, le vieux arrivé à
l'ancienneté, ancien fondé de pouvoirs à qui des
commanditaires avaient enfin permis d'acheter la charge de son patron,
d'une pratique et d'une ruse
extraordinaires, perdu malheureusement par une passion du jeu, toujours
à la veille d'une catastrophe,
malgré des gains considérables. Tout se fondait dans les
liquidations. Germaine Coeur ne lui coûtait que
quelques billets de mille francs, et on ne voyait jamais sa femme.
" Enfin, dans cette affaire de Caracas,
conclut Mazaud, cédant à la rancune malgré sa grande
correction,
il est certain que Daigremont a trahi et qu'il a raflé les bénéfices...
Il est très dangereux. "
Puis, après un silence :
" Mais pourquoi ne vous adressez-vous
pas à Gundermann ?
- Jamais ! " cria Saccard, que la passion
emportait. A ce moment, Berthier, le fondé de pouvoirs, entra
et
chuchota quelques mots à l'oreille de l'agent. C'était
la baronne Sandorff qui venait payer des différences
et qui soulevait toutes sortes de chicanes, pour réduire son
compte. D'habitude, Mazaud s'empressait,
recevait lui-même la baronne ; mais, quand elle avait perdu, il
l'évitait comme la peste, certain d'un trop
rude assaut à sa galanterie. Il n'y a pires clientes que les
femmes, d'une mauvaise foi plus absolue, dès
qu'il s'agit de payer.
" Non, non, dites que je n'y suis pas,
répondit-il avec humeur. Et ne faites pas grâce d'un centime,
entendez-vous ! "
Et, lorsque Berthier fut parti, voyant au
sourire de Saccard qu'il avait entendu.
" C'est vrai, mon cher, elle est très
gentille, celle-là, mais vous n'avez pas idée de cette rapacité...
Ah ! les
clients, comme ils nous aimeraient, s'ils gagnaient toujours ! Et plus
ils sont riches, plus ils sont du beau
monde, Dieu me pardonne ! plus je me méfie, plus je tremble de
n'être pas payé... Oui, il y a des jours où,
en dehors des grandes maisons, j'aimerais mieux n'avoir qu'une clientèle
de province. "
La porte s'était rouverte, un employé
lui remit un dossier qu'il avait demandé le matin, et sortit.
" Tenez ! ça tombe bien. Voici
un receveur de rentes, installé à Vendôme, un sieur
Fayeux... Eh bien,
vous n'avez pas idée de la quantité d'ordres que je reçois
de ce correspondant. Sans doute, ces ordres sont
de peu d'importance, venant de petits bourgeois, de petits commerçants,
de fermiers. Mais il y a le
nombre... En vérité, le meilleur de nos maisons, le fond
même est fait des joueurs modestes, de la grande
foule anonyme qui joue. "
Une association d'idées se fit, Saccard
se rappela Sabatani au guichet de la caisse.
" Vous avez donc Sabatani, maintenant
? demanda-t-il.
- Depuis un an, je crois, répondit
l'agent d'un air d'aimable indifférence. C'est un gentil garçon,
n'est-ce
pas ? il a commencé petitement, il est très sage et il
fera quelque chose. "
Ce qu'il ne disait point, ce dont il ne se
souvenait même plus, c'était que Sabatani avait seulement
déposé
chez lui une couverture de deux mille francs. De là le jeu si
modéré du début. Sans doute, comme tant
d'autres, le Levantin attendait que la médiocrité de cette
garantie fût oubliée ; et il donnait des preuves de
sagesse, il n'augmentait que graduellement l'importance de ses ordres,
en attendant le jour où, culbutant
dans une grosse liquidation, il disparaîtrait. Comment montrer
de la défiance vis-à-vis d'un charmant
garçon dont on est devenu l'ami ? comment douter de sa solvabilité,
lorsqu'on le voit gai, d'apparence
riche, avec cette tenue élégante qui est indispensable,
comme l'uniforme même du vol à la Bourse ?
" Très gentil, très intelligent
" répéta Saccard, qui prit soudain la résolution
de songer à Sabatani, le jour
où il aurait besoin d'un gaillard discret et sans scrupules.
Puis, se levant et prenant congé :
" Allons, adieu !... Lorsque nos titres
seront prêts, je vous reverrai, avant de tâcher de les faire
admettre à
la cote. "
Et comme Mazaud, sur le seuil du cabinet,
lui serrait la main, en disant :
" Vous avez tort, voyez donc Gundermann
pour votre syndicat.
- Jamais ! " cria-t-il de nouveau, l'air
furieux.
Enfin, il sortait, lorsqu'il reconnut devant
le guichet de la caisse Moser et Pillerault : le premier
empochait d'un air navré son gain de la quinzaine, sept ou huit
billets de mille francs ; tandis que l'autre,
qui avait perdu, payait une dizaine de mille francs, avec des éclats
de voix, l'air agressif et superbe,
comme après une victoire. L'heure du déjeuner et de la
Bourse approchait, la charge allait se vider en
partie ; et, la porte du bureau de la liquidation s'étant entrouverte,
des rires s'en échappèrent, le récit que
Gustave faisait à Flory d'une partie de canot, dans laquelle
la barreuse, tombée à la Seine, avait perdu
jusqu'à ses bas.
Dans la rue, Saccard regarda sa montre. Onze
heures, que de temps perdu ! Non, il n'irait pas chez
Daigremont ; et, bien qu'il se fût emporté au seul nom
de Gundermann, il se décida brusquement à
monter le voir. D'ailleurs, ne l'avait-il pas
prévenu de sa visite, chez Champeaux, en lui annonçant sa
grande affaire, pour lui clouer aux lèvres son mauvais rire ? Il
se donna même comme excuse qu'il n'en
voulait rien tirer, qu'il désirait seulement le braver, triompher
de lui, qui affectait de le traiter en petit
garçon. Et, une nouvelle giboulée s'étant mise à
battre le pavé d'un ruissellement de fleuve, il sauta dans
un fiacre, il cria l'adresse au cocher, rue de Provence.
Gundermann occupait là un immense hôtel,
tout juste assez grand pour son innombrable famille. Il avait
cinq filles et quatre garçons, dont trois filles et trois garçons
mariés, qui lui avaient déjà donné quatorze
petits-enfants. Lorsque, au repas du soir, cette descendance se trouvait
réunie, ils étaient, en les comptant,
sa femme et lui, trente et un à table. Et, à part deux
de ses gendres qui n'habitaient pas l'hôtel, tous les
autres avaient là leurs appartements, dans les ailes de gauche
et de droite, ouvertes sur le jardin ; tandis
que le bâtiment central était pris entièrement par
l'installation des vastes bureaux de la banque. En moins
d'un siècle, la monstrueuse fortune d'un milliard était
née, avait poussé, débordé dans cette famille,
par
l'épargne, par l'heureux concours aussi des événements.
Il y avait là comme une prédestination, aidée
d'une intelligence vive, d'un travail acharné, d'un effort prudent
et invincible, continuellement tendu vers
le même but. Maintenant, tous les fleuves de l'or allaient à
cette mer, les millions se perdaient dans ces
millions, c'était un engouffrement de la richesse publique au
fond de cette richesse d'un seul, toujours
grandissante ; et Gundermann était le vrai maître, le roi
tout-puissant, redouté et obéi de Paris et du
monde.
Pendant que Saccard montait le large escalier
de pierre, aux marches usées par le continuel va-et-vient de
la foule, plus usées déjà que le seuil des vieilles
églises, il se sentait contre cet homme un soulèvement
d'une inextinguible haine. Ah ! le juif ! il avait contre le juif l'antique
rancune de race, qu'on trouve
surtout dans le midi de la France ; et c'était comme une révolte
de sa chair même, une répulsion de peau
qui, à l'idée du moindre contact, l'emplissait de dégoût
et de violence, en dehors de tout raisonnement,
sans qu'il pût se vaincre. Mais le singulier était que
lui, Saccard, ce terrible brasseur d'affaires, ce
bourreau d'argent aux mains louches, perdait la conscience de lui-même,
dès qu'il s'agissait d'un juif, en
parlait avec une âpreté, avec des indignations vengeresses
d'honnête homme, vivant du travail de ses
bras, pur de tout négoce usuraire. Il dressait le réquisitoire
contre la race, cette race maudite qui n'a plus
de patrie, plus de prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant
de reconnaître les lois, mais en
réalité n'obéissant qu'à son Dieu de vol,
de sang et de colère ; et il la montrait remplissant partout
la
mission de féroce conquête que ce Dieu lui a donnée,
s'établissant chez chaque peuple, comme l'araignée
au centre de sa toile, pour guetter sa proie, sucer le sang de tous,
s'engraisser de la vie des autres. Est-ce
qu'on a jamais vu un juif faisant oeuvre de ses dix doigts ? est-ce
qu'il y a des juifs paysans, des juifs
ouvriers ? Non, le travail déshonore, leur religion le défend
presque, n'exalte que l'exploitation du travail
d'autrui. Ah ! les gueux ! Saccard semblait pris d'une rage d'autant
plus grande, qu'il les admirait, qu'il
leur enviait leurs prodigieuses facultés financières,
cette science innée des chiffres, cette aisance naturelle
dans les opérations les plus compliquées, ce flair et
cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils
entreprennent. A ce jeu de voleurs, disait-il, les chrétiens
ne sont pas de force, ils finissent toujours par se
noyer ; tandis que prenez un juif qui ne sache même pas la tenue
des livres, jetez-le dans l'eau trouble de
quelque affaire véreuse, et il se sauvera, et il emportera tout
le gain sur son dos. C'est le don de la race, sa
raison d'être à travers les nationalités qui se
font et se défont. Et il prophétisait avec emportement
la
conquête finale de tous les peuples par les juifs, quand ils auront
accaparé la fortune totale du globe, ce
qui ne tarderait pas, puisqu'on leur laissait chaque jour étendre
librement leur royauté, et qu'on pouvait
déjà voir, dans Paris, un Gundermann régner sur
un trône plus solide et plus respecté que celui de
l'empereur.
En haut, au moment d'entrer dans la vaste antichambre,
Saccard eut un mouvement de recul, en la voyant
pleine de remisiers, de solliciteurs, d'hommes, de femmes, de tout un
grouillement tumultueux de foule.
Les remisiers surtout luttaient à qui arriverait le premier, dans
l'espoir improbable d'emporter un ordre ;
car le grand banquier avait ses agents à lui ; mais c'était
déjà un honneur, une recommandation que d'être
reçu, et chacun d'eux voulait pouvoir s'en vanter. Aussi l'attente
n'était-elle jamais longue, les deux
garçons de bureau ne servaient guère qu'à organiser
le défilé, un défilé incessant, un véritable
galop, par
les portes battantes. Et, malgré la foule, Saccard presque tout
de suite fut introduit dans le flot.
Le cabinet de Gundermann était une
immense pièce, dont il n'occupait qu'un petit coin, au fond,
près de
la dernière fenêtre. Assis devant un simple bureau d'acajou,
il se plaçait de façon à tourner, le dos à
la
lumière, il avait le visage complètement dans l'ombre.
Levé dès cinq heures, il était au travail, lorsque
Paris dormait encore ; et quand, vers neuf heures, la bousculade des
appétits se ruait, galopant devant lui,
sa journée déjà était faite. Au milieu du
cabinet, à des bureaux plus vastes, deux de ses fils et un de
ses
gendres l'aidaient, rarement assis, s'agitant au milieu des allées
et venues d'un monde d'employés. Mais
c'était là le fonctionnement intérieur de la maison.
La rue traversait toute la pièce, n'allait qu'à lui, au
maître, dans son coin modeste ; tandis que, durant des heures,
jusqu'au déjeuner, l'air impassible et
morne, il recevait, souvent d'un signe, parfois d'un mot, s'il voulait
se montrer très aimable.
Dès que Gundermann aperçut Saccard,
sa figure s'éclaira d'un faible sourire goguenard.
" Ah ! c'est vous, mon bon ami... Asseyez-vous
donc un instant, si vous avez quelque chose à me dire. Je
suis à vous tout à l'heure. "
Ensuite, il affecta de l'oublier. Saccard,
du reste, ne s'impatientait pas, intéressé par le défilé
des
remisiers, qui, les uns sur les talons des autres, entraient avec le
même salut profond, tiraient de leur
redingote correcte le même petit carton, leur cote portant les
cours de la Bourse, qu'ils présentaient au
banquier du même geste suppliant et respectueux. Il en passait
dix, il en passait vingt. Le banquier,
chaque fois, prenait la cote, y jetait un coup d'oeil, puis la rendait
; et rien n'égalait sa patience, si ce
n'était son indifférence complète, sous cette grêle
d'offres.
Mais Massias se montra, avec son air gai et
inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfois, qu'il
en aurait pleuré. Ce jour- là, sans doute il était
à bout d'humilité, car il se permit une insistance
inattendue.
" Voyez donc, monsieur, le Mobilier est
très bas... Combien faut-il que je vous en achète ? "
Gundermann, sans prendre la cote, leva ses
yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Et, rudement :
" Dites donc, mon ami, croyez-vous que
ça m'amuse de vous recevoir ?
- Mon Dieu ! monsieur, reprit Massias devenu
pâle, ça m'amuse encore moins de venir chaque matin
pour rien, depuis trois mois.
- Eh bien, ne revenez pas. "
Le remisier salua et se retira, après
avoir échangé, avec Saccard, le coup d'oeil furieux et
navré d'un
garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais
fortune.
Saccard se demandait, en effet, quel intérêt
Gundermann pouvait avoir à recevoir tout ce monde.
Evidemment, il avait une faculté d'isolement spéciale,
il s'absorbait, il continuait de penser ; sans compter
qu'il devait y avoir là une discipline,
une façon de procéder chaque matin à une revue du
marché, dans
laquelle il trouvait toujours un gain à faire, si minime fut-il.
Très âprement, il rabattit quatre-vingts francs
à un coulissier, qu'il avait chargé d'un ordre la veille,
et qui le volait d'ailleurs. Puis, un marchand de
curiosités arriva, avec une boite en or émaillé du
dernier siècle, un objet refait en partie, dont le banquier
flaira immédiatement le truquage. Ensuite, ce furent deux dames,
une vieille à nez d'oiseau de nuit, une
jeune, brune, très belle, qui avaient à lui montrer, chez
elles, une commode Louis XV, qu'il refusa
nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubis, deux
inventeurs, des Anglais, des
Allemands, des Italiens, toutes les langues, tous les sexes. Et le défilé
des remisiers se poursuivait quand
même, coupant les autres visites, s'éternisant, avec la reproduction
du même geste, la présentation
mécanique de la cote ; pendant que le flot des employés,
à mesure que l'heure de la Bourse approchait,
traversait la pièce plus nombreux, apportant des dépêches,
venant demander des signatures.
Mais ce fut le comble au tapage un petit garçon
de cinq ou six ans, à cheval sur un bâton, fit irruption
dans le cabinet en jouant de la trompette ; et, coup sur coup, il vint
encore deux enfants, deux fillettes,
l'une de trois ans, l'autre de huit, qui assiégèrent le
fauteuil du grand-père, lui tirèrent les bras, se
pendirent à son cou ; ce qu'il laissa faire placidement, les
baisant lui-même avec cette passion juive de la
famille, de la lignée nombreuse qui fait la force et qu'on défend.
Tout d'un coup, il parut se souvenir de Saccard.
" Ah ! mon bon ami, vous m'excuserez,
vous voyez que je n'ai pas une minute à moi... Vous allez
m'expliquer votre affaire. "
Et il commençait à l'écouter,
lorsqu'un employé qui avait introduit un grand monsieur blond,
vint lui dire
un nom à l'oreille, il se leva aussitôt, sans hâte
pourtant, alla conférer avec le monsieur devant une autre
des fenêtres, tandis qu'un de ses fils continuait à recevoir
les remisiers et les coulissiers à sa place.
Malgré sa sourde irritation, Saccard
commençait à être envahi d'un respect. Il avait
reconnu le monsieur
blond, le représentant d'une des grandes puissances, plein de
morgue aux Tuileries, ici la tête légèrement
inclinée, souriant en solliciteur. D'autres fois, c'étaient
de hauts administrateurs, des ministres de
l'empereur eux-mêmes, qui étaient reçus ainsi debout
dans cette pièce, publique comme une place,
emplie d'un vacarme d'enfants. Et là s'affirmait la royauté
universelle de cet homme qui avait des
ambassadeurs à lui dans toutes les cours du monde, des consuls
dans toutes les provinces, des agences
dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'était
point un spéculateur, un capitaine
d'aventures, manoeuvrant les millions des autres, rêvant, à
l'exemple de Saccard, des combats héroïques
où il vaincrait, où il gagnerait pour lui un colossal
butin, grâce à l'aide de l'or mercenaire, engagé
sous ses
ordres ; il était, comme il le disait avec bonhomie, un simple
marchand d'argent, le plus habile, le plus
zélé qui pût être. Seulement, pour asseoir
sa puissance, il lui fallait bien dominer la Bourse ; et c'était
ainsi, à chaque liquidation, une nouvelle bataille, où
la victoire lui restait infailliblement, par la vertu
décisive des gros bataillons. Un instant, Saccard, qui le regardait,
resta accablé sous cette pensée que tout
cet argent qu'il faisait mouvoir était à lui, qu'il avait
à lui, dans ses caves, sa marchandise inépuisable,
dont il trafiquait en commerçant rusé et prudent, en maître
absolu, obéi sur un coup d'oeil, voulant tout
entendre, tout voir, tout faire par lui-même. Un milliard à
soi, ainsi manoeuvré, est une force
inexpugnable.
" Nous n'aurons pas une minute, mon bon
ami, revint dire Gundermann. Tenez ! je vais déjeuner, passez
donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-être.
"
C'était la petite salle à manger
de l'hôtel celle du matin, où la famille ne se trouvait jamais
au complet. Ce
jour-là, ils n'étaient que dix-neuf à table, dont
huit enfants. Le banquier occupait le milieu, et il n'avait
devant lui qu'un bol de lait.
Il resta un instant les yeux fermés,
épuisé de fatigue, la face très pâle et contractée,
car il souffrait du foie
et des reins ; puis, lorsqu'il eut, de ses mains tremblantes porté
le bol à ses lèvres et bu une gorgée, il
soupira :
" Ah ! je suis éreinté,
aujourd'hui !
- Pourquoi ne vous reposez-vous pas ? "
demanda Saccard.
Gundermann tourna vers lui des yeux stupéfaits
; et, naïvement :
" Mais je ne peux pas ! "
En effet, on ne le laissait pas même
boire son lait tranquille, car la réception des remisiers avait
repris, le
galop maintenant traversait la salle à manger, tandis que les
personnes de la famille, les hommes, les
femmes, habitués à cette bousculade, riaient, mangeaient
fortement des viandes froides et des pâtisseries,
et que les enfants excités par deux doigts de vin pur, menaient
un vacarme assourdissant.
Et Saccard, qui le regardait toujours, s'émerveillait
de le voir avaler son lait à lentes gorgées, d'un tel
effort, qu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On
l'avait mis au régime du lait, il ne
pouvait même plus toucher à une viande, ni à un
gâteau. Alors, à quoi bon un milliard ? Jamais non plus
les femmes ne l'avaient tenté : durant quarante ans, il était
resté d'une fidélité stricte à la sienne,
et,
aujourd'hui, sa sagesse était forcée, irrévocablement
définitive. Pourquoi donc se lever dès cinq heures,
faire ce métier abominable, s'écraser de cette fatigue
immense, mener une vie de galérien que pas un
loqueteux n'aurait acceptée, la mémoire bourrée
de chiffres, le crâne éclatant de tout un monde de
préoccupations ? Pourquoi cet or inutile ajouté à
tant d'or, lorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue
une livre de cerises, emmener à une guinguette au bord de l'eau
la fille qui passe, jouir de tout ce qui se
vend, de la paresse et de la liberté ? Et Saccard, qui, dans
ses terribles appétits, faisait cependant la part
de l'amour désintéressé de l'argent, pour la puissance
qu'il donne, se sentait pris d'une sorte de terreur
sacrée, à voir se dresser cette figure, non plus de l'avarice
classique qui thésaurise, mais de l'ouvrier
impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse
souffreteuse, qui continuait à
édifier obstinément sa tour de millions, avec l'unique
rêve de la léguer aux siens pour qu'ils la grandissent
encore, jusqu'à ce qu'elle dominât la terre.
Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer
à demi-voix la création projetée de la Banque universelle.
D'ailleurs, Saccard fut sobre de détails, ne fit qu'une allusion
aux projets du portefeuille d'Hamelin, ayant
senti, dès les premiers mots, que le banquier cherchait à
le confesser, résolu d'avance à l'éconduire
ensuite.
" Encore une banque, mon bon ami, encore
une banque ! répéta-t-il de son air narquois. Mais une
affaire
où je mettrais plutôt de l'argent, ce serait dans une machine,
oui, une guillotine à couper le cou à toutes
ces banques qui se fondent... Hein ? un râteau à nettoyer
la Bourse. Votre ingénieur n'a pas ça, dans ses
papiers ? "
Puis, affectant de se faire paternel, avec
une cruauté tranquille :
" Voyons, soyez raisonnable, vous savez
ce que je vous ai dit... Vous avez tort de rentrer dans les
affaires, c'est un vrai service que je vous rends,
en refusant de lancer votre syndicat... Infailliblement,
vous ferez la culbute, c'est mathématique, ça ; car vous
êtes beaucoup trop passionné, vous avez trop
d'imagination ; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique
avec l'argent des autres... Pourquoi votre
frère ne vous trouve-t-il pas une bonne place, hein ? une préfecture,
ou bien une recette ; non, pas une
recette, c'est trop dangereux... Méfiez-vous, méfiez-vous,
mon bon ami. "
Saccard s'était levé, frémissant.
" C'est bien décidé, vous
ne prendrez pas d'actions, vous ne voulez pas être avec nous ?
- Avec vous, jamais de la vie !... Vous serez
mangé avant trois ans. "
Il y eut un silence, gros de batailles, un
échange aigu de regards qui se défiaient.
" Alors, bonsoir... Je n'ai pas encore
déjeuné et j'ai très faim. Faudra voir qui est-ce
qui sera mangé. "
Et il le laissa, au milieu de sa tribu qui
finissait de se bourrer bruyamment de pâtisseries, recevant les
derniers courtiers attardés, fermant par instants les yeux de
lassitude, pendant qu'il achevait son bol à
petits coups, les lèvres toutes blanches de lait.
Saccard se jeta dans son fiacre, en donnant
l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnait, c'était
une
journée perdue, il rentrait déjeuner, hors de lui. Ah
! le sale juif ! en voilà un, décidément, qu'il
aurait eu
du plaisir à casser d'un coup de dents, comme un chien casse
un os ! Certes, le manger, c'était un
morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait ? les plus grands
empires s'étaient bien écroulés, il
y a toujours une heure où les puissants succombent. Non, pas
le manger, l'entamer d'abord, lui arracher
des lambeaux de son milliard ; ensuite, le manger, oui ! pourquoi pas
? les détruire, dans leur roi
incontesté, ces juifs qui se croyaient les maîtres du festin
! Et ces réflexions, cette colère qu'il emportait
de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zèle, d'un
besoin de négoce, de succès immédiat
il aurait voulu bâtir d'un geste sa maison de banque, la faire
fonctionner, triompher, écraser les maisons
rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint ; et, sans
discuter, d'un mouvement
irrésistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue
La Rochefoucauld. S'il voulait voir
Daigremont, il devait se hâter, quitte à déjeuner
plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure.
Sans doute, ce chrétien-là valait deux juifs, et il passait
pour un ogre dévorateur des jeunes affaires qu'on
mettait en garde chez lui. Mais, à cette minute, Saccard aurait
traité avec Cartouche, pour la conquête,
même à la condition de partager. Plus tard, on verrait
bien, il serait le plus fort.
Cependant, le fiacre, qui montait avec peine
la rude côte de la rue, s'arrêta devant la haute porte
monumentale d'un des derniers grands hôtels de ce quartier, qui
en a compté de fort beaux. Le corps de
bâtiments, au fond d'une vaste cour pavée, avait un air
de royale grandeur ; et le jardin qui le suivait,
planté encore d'arbres centenaires, restait un véritable
parc, isolé des rues populeuses. Tout Paris
connaissait cet hôtel pour ses fêtes splendides, surtout
pour l'admirable collection de tableaux, que pas un
grand-duc en voyage ne manquait de visiter. Marié à une
femme célèbre par sa beauté, comme ses
tableaux, et qui remportait dans le monde de vifs succès de cantatrice,
le maître du logis menait un train
princier, était aussi glorieux de son écurie de course
que de sa galerie, appartenait à un des grands clubs,
affichait les femmes les plus coûteuses, avait loge à l'Opéra,
chaise à l'hôtel Drouot et petit banc dans les
lieux louches à la mode. Et toute cette large vie, ce luxe flambant
dans une apothéose de caprice et d'art,
était uniquement payé par la spéculation, une fortune
sans cesse mouvante, qui semblait infinie comme la
mer, mais qui en avait le flux et le reflux, des différences
de deux et trois cent mille francs, à chaque
liquidation de quinzaine.
Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perron,
un valet l'annonça, lui fit traverser trois salons
encombrés de merveilles, jusqu'à un petit fumoir, où
Daigremont achevait un cigare, avant de sortir. Agé
déjà de quarante-cinq ans, celui-ci luttait contre l'embonpoint,
de haute taille, très élégant avec sa coiffure
soignée, ne portant que les moustaches et la barbiche, en fanatique
des Tuileries. Il affectait une grande
amabilité, d'une confiance absolue en soi, certain de vaincre.
Tout de suite, il se précipita.
" Ah ! mon cher ami, que devenez-vous
? Je pensais encore à vous, l'autre jour... Mais n'êtes-vous
pas
mon voisin "
Pourtant, il se calma, renonça à
cette effusion qu'il gardait pour le troupeau, lorsque Saccard, jugeant
les
finesses de transition inutiles, aborda immédiatement le but
de sa visite. Il dit sa grande affaire, expliqua
qu'avant de créer la Banque universelle, au capital de vingt-
cinq millions, il cherchait à former un
syndicat d'amis, de banquiers, d'industriels, qui assurerait à
l'avance le succès de l'émission, en
s'engageant à prendre les quatre cinquièmes de cette émission,
soit quarante mille actions au moins.
Daigremont était devenu très sérieux, l'écoutait,
le regardait, comme s'il l'eût fouillé jusqu'au fond de
la
cervelle, pour voir quel effort, quel travail utile à lui-même,
il pourrait encore tirer de cet homme, qu'il
avait connu si actif, si plein de merveilleuses qualités, dans
sa fièvre brouillonne. D'abord, il hésita.
" Non, non, je suis accablé, je
ne veux rien entreprendre de nouveau. "
Puis, tenté pourtant, il posa des questions,
voulut connaître les projets que patronnerait la nouvelle
maison de crédit, projets dont son interlocuteur avait la prudence
de ne parler qu'avec la plus extrême
réserve. Et, lorsqu'il connut la première affaire qu'on
lancerait, cette idée de syndiquer toutes les
compagnies de transports de la Méditerranée, sous la raison
sociale de Compagnie générale des
Paquebots réunis, il parut très frappé, il céda
tout d'un coup.
- Eh bien, je consens à en être.
Seulement, c'est à une condition... Comment êtes-vous avec
votre frère le
ministre ? "
Saccard, surpris, eut la franchise de montrer
son amertume.
" Avec mon frère... Oh ! il fait
ses affaires, et je fais les miennes. Il n'a pas la corde très
fraternelle, mon
frère. "
- Alors, tant pis ! déclara nettement
Daigremont. Je ne veux être avec vous que si votre frère
y est aussi...
Vous entendez bien, je ne veux pas que vous soyez fâchés.
"
D'un geste colère d'impatience, Saccard
protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon ? est-ce que ce
n'était pas aller chercher des chaînes, pour se lier pieds
et mains ? Mais, en même temps, une voix de
sagesse, plus forte que son irritation, lui disait qu'il fallait au
moins s'assurer de la neutralité du grand
homme. Cependant, il refusait brutalement.
" Non, non, il a toujours été
trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas.
- Ecoutez, reprit Daigremont j'attends Huret
à cinq heures, pour une commission dont il s'est chargé...
Vous allez courir au Corps législatif, vous prendrez Huret dans
un coin, vous lui conterez votre affaire, il
en parlera tout de suite à Rougon, il saura ce que ce dernier
en pense, et nous aurons la réponse ici, à cinq
heures... Hein ! rendez-vous à cinq heures ? "
La tête basse, Saccard réfléchissait.
" Mon Dieu ! si vous y tenez !
- Oh ! absolument ! sans Rougon, rien ; avec
Rougon, tout ce que vous voudrez.
- C'est bon, j'y vais. "
Il partait, après une vigoureuse poignée
de main, lorsque que l'autre le rappela.
" Ah ! dites donc, si vous sentez que
les choses s'emmanchent, passez donc, en revenant, chez le marquis
de Bohain et chez Sédille, faites- leur savoir que j'en suis
et demandez-leur d'en être... Je veux qu'ils en
soient ! "
A la porte, Saccard retrouva son fiacre, qu'il
avait gardé, bien qu'il n'eût qu'à descendre le
bout de la rue,
pour être chez lui. Il le renvoya, comptant qu'il pourrait faire
atteler, l'après-midi ; et il rentra vivement
déjeuner. On ne l'attendait plus, ce fut la cuisinière
qui lui servit elle-même un morceau de viande froide,
qu'il dévora, tout en se querellant avec le cocher ; car, celui-ci,
qu'il avait fait monter, lui ayant rendu
compte de la visite du vétérinaire, il en résultait
qu'il fallait laisser le cheval se reposer trois ou quatre
jours. Et, la bouche pleine, il accusait le cocher de mauvais soins,
il le menaçait de Mme Caroline, qui
mettrait ordre à tout ça. Enfin, il lui cria d'aller au
moins chercher un fiacre. De nouveau, une ondée
diluvienne balayait la rue, il dut attendre plus d'un quart d'heure
la voiture, dans laquelle il monta, sous
des torrents d'eau, en jetant l'adresse :
" Au Corps législatif ! "
Son plan était d'arriver avant la séance,
de façon à prendre Huret au passage et à l'entretenir
tranquillement. Par malheur, on redoutait ce jour-là un débat
passionné, car un membre de la gauche
devait soulever l'éternelle question du Mexique ; et Rougon,
sans doute, serait forcé de répondre.
Comme Saccard entrait dans la salle des Pas-Perdus,
il eut la chance de tomber sur le député. Il l'entraîna
au fond d'un des petits salons voisins, ils s'y trouvèrent seuls,
grâce à la grosse émotion qui régnait dans
les couloirs. L'opposition devenait de plus en plus redoutable, le vent
de catastrophe commençait à
souffler, qui devait grandir et tout abattre. Aussi, Huret, préoccupé,
ne comprit-il pas d'abord, et se fit- il
expliquer à deux reprises la mission dont on le chargeait. Son
effarement s'en augmenta.
" Oh ! mon cher ami, y pensez-vous !
parler à Rougon en ce moment ! il m'enverra coucher, c'est sûr.
"
Puis, l'inquiétude de son intérêt
personnel se fit jour. Il n'existait, lui, que par le grand homme, à
qui il
devait sa candidature officielle, son élection, sa situation
de domestique bon à tout faire, vivant des
miettes de la faveur du maître. A ce métier, depuis deux
ans, grâce aux pots-de-vin, aux gains prudents
ramassés sous la table, il arrondissait ses vastes terres du
Calvados, avec la pensée de s'y retirer et d'y
trôner après la débâcle. Sa grosse face de
paysan malin s'était assombrie, exprimait l'embarras où
le jetait
cette demande d'intervention, sans qu'on lui donnât le temps de
se rendre compte s'il y aurait là, pour lui,
bénéfice ou dommage.
" Non, non ! je ne peux pas... Je vous
ai transmis la volonté de votre frère, je ne peux pas
aller le relancer
encore. Que diable ! songez un peu à moi. Il n'est guère
tendre, quand on l'embête ; et, dame ! je n'ai pas
envie de payer pour vous, en y laissant mon crédit. "
Alors, Saccard, comprenant, ne s'attacha plus
qu'à le convaincre des millions qu'il y aurait à gagner,
dans
le lancement de la Banque universelle. A larges traits, avec sa parole
ardente qui transformait une affaire
d'argent en un conte de poète, il expliqua les entreprises superbes,
le succès certain et colossal.
Daigremont, enthousiasmé, se mettait à la tête du
syndicat. Bohain et Sédille avaient déjà demandé
d'en
être. Il était impossible que lui, Huret, n'en fût
pas : ces messieurs le voulaient absolument avec eux, à
cause de sa haute situation politique. Même on espérait bien
qu'il consentirait à faire partie du conseil
d'administration, parce que son nom signifiait ordre et probité.
A cette promesse d'être nommé
membre du conseil, le député le regarda bien en face.
" Enfin, qu'est-ce que vous désirez
de moi, quelle réponse voulez- vous que je tire de Rougon ?
- Mon Dieu ! reprit Saccard, moi, je me serais
passé volontiers de mon frère. Mais c'est Daigremont qui
exige que je me réconcilie. Peut- être a-t-il raison...
Alors, je crois que vous devez simplement parler de
notre affaire au terrible homme, et obtenir, sinon qu'il nous aide,
du moins qu'il ne soit pas contre nous. "
Huret, les yeux à demi fermés,
ne se décidait toujours pas.
" Voilà ! si vous apportez un
mot gentil, rien qu'un mot gentil, entendez-vous ! Daigremont s'en
contentera, et nous bâclons ce soir la chose à nous trois.
- Eh bien, je vais essayer, déclara
brusquement le député, en affectant une rondeur paysanne
; mais il faut
que ce soit pour vous, car il n'est pas commode, oh ! non, surtout quand
la gauche le taquine... A cinq
heures.
- A cinq heures ! "
Saccard resta près d'une heure encore,
très inquiet des bruits de lutte qui couraient. Il entendit un
des
grands orateurs de l'opposition annoncer qu'il prendrait la parole.
A cette nouvelle, il eut un instant
l'envie de retrouver Huret, pour lui demander s'il ne serait pas sage
de remettre au lendemain l'entretien
avec Rougon. Puis, fataliste, croyant à la chance, il trembla
de tout compromettre, s'il changeait ce qui
était arrêté. Peut-être, dans la bousculade,
son frère lâcherait-il plus facilement le mot attendu.
Et, pour
laisser aller les choses, il partit, il remonta dans son fiacre, qui
reprenait déjà le pont de la Concorde,
lorsqu'il se souvint du désir exprimé par Daigremont.
" Cocher, rue de Babylone. "
C'était rue de Babylone que demeurait
le marquis de Bohain. Il occupait les anciennes dépendances d'un
grand hôtel, un pavillon qui avait abrité le personnel
des écuries, et dont on avait fait une très confortable
maison moderne. L'installation était luxueuse, avec un bel air
d'aristocratie coquette. On ne voyait, du
reste, jamais sa femme, souffrante, disait-il, retenue dans son appartement
par des infirmités. Cependant,
la maison, les meubles étaient à elle, il logeait en garni
chez elle, n'ayant à lui que ses effets, une malle
qu'il aurait pu emporter sur un fiacre, séparé de biens
depuis qu'il vivait du jeu. Dans deux catastrophes
déjà, il avait refusé nettement de payer ses différences,
et le syndic, après s'être rendu compte de la
situation, ne s'était pas même donné la peine de
lui envoyer du papier timbré. On passait l'éponge,
simplement. Il empochait, tant qu'il gagnait. Puis, dès qu'il
perdait, il ne payait pas : on le savait et on s'y
résignait. Il avait un nom illustre, il était extrêmement
décoratif dans les conseils d'administration ; aussi
les jeunes compagnies, en quête d'enseignes dorées, se
le disputaient-elles jamais il ne chômait. A la
Bourse, il avait sa chaise, du côté de la rue Notre-Dame-des-Victoires,
le côté de la spéculation riche, qui
affectait de se désintéresser des
petits bruits du jour. On le respectait, on le consultait beaucoup. Souvent
il avait influencé le marché. Enfin, tout un personnage.
Saccard, qui le connaissait bien, fut quand
même impressionné par la réception hautement polie
de ce
beau vieillard de soixante ans, à la tête très petite
posée sur un corps de colosse, la face blême, encadrée
d'une perruque brune, du plus grand air.
" Monsieur le marquis, je viens en véritable
solliciteur... "
Il dit le motif de la visite, sans entrer
d'abord dans les détails. D'ailleurs, dès les premiers
mots, le
marquis l'arrêta.
" Non, non, tout mon temps est pris,
j'ai en ce moment dix propositions que je dois refuser. "
Puis, comme Saccard, souriant, ajoutait :
" C'est Daigremont qui m'envoie, il a
songé à vous. "
Il s'écria aussitôt :
" Ah ! vous avez Daigremont là-dedans...
Bon ! bon ! si Daigremont en est, j'en suis. Comptez sur moi. "
Et le visiteur ayant alors voulu lui fournir
au moins quelques renseignements, pour lui apprendre dans
quelle sorte d'affaire il allait entrer, il lui ferma la bouche, avec
la désinvolture aimable d'un grand
seigneur qui ne descend pas à ces détails et qui a une
confiance naturelle dans la probité des gens.
" Je vous en prie, n'ajoutez pas un mot...
Je ne veux pas savoir. Vous avez besoin de mon nom, je vous le
prête, et j'en suis très heureux, voilà tout...
Dites seulement à Daigremont qu'il arrange ça comme il
lui
plaira. "
En remontant dans son fiacre, Saccard, égayé,
riait d'un rire intérieur.
" Il nous coûtera cher, pensait-il,
mais il est vraiment très bien. "
Puis, à voix haute :
" Cocher, rue des Jeûneurs. "
La maison Sédille avait là ses
magasins et ses bureaux, tenant, au fond d'une cour, tout un vaste
rez-de-chaussée. Après trente ans de travail, Sédille,
qui était de Lyon et qui avait gardé là-bas des
ateliers, venait enfin de faire de son commerce de soie un des mieux
connus et des plus solides de Paris,
lorsque la passion du jeu, à la suite d'un incident de hasard,
s'était déclarée et propagée en lui avec
la
violence destructive d'un incendie. Deux gains considérables,
coup sur coup, l'avaient affolé. A quoi bon
donner trente ans de sa vie, pour gagner un pauvre million, lorsque,
en une heure, par une simple
opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? Dès
lors, il s'était désintéressé peu à
peu de sa
maison qui marchait par la force acquise ; il ne vivait plus que dans
l'espoir d'un coup d'agio triomphant ;
et, comme la déveine était venue, persistante, il engloutissait
là tous les bénéfices de son commerce. A
cette fièvre, le pis est qu'on se dégoûte du gain
légitime, qu'on finit même par perdre la notion exacte
de
l'argent. Et la ruine était fatalement au bout, si les ateliers
de Lyon rapportaient deux cent mille francs,
lorsque le jeu en emportait trois cent mille.
Saccard trouva Sédille agité,
inquiet, car celui-ci était un joueur sans flegme, sans philosophie.
Il vivait
dans le remords, toujours espérant, toujours
abattu, malade d'incertitude, et cela parce qu'il restait
honnête au fond. La liquidation de la fin d'avril venait de lui
être désastreuse. Pourtant, sa face grasse,
aux gros favoris blonds, se colora, dès les premières paroles.
" Ah ! mon cher, si c'est la chance que
vous m'apportez, soyez le bienvenu ! "
Ensuite, il fut pris d'une terreur.
" Non, non ! ne me tentez pas. Je ferais
mieux de m'enfermer avec mes pièces de soie et de ne plus
bouger de mon comptoir. "
Voulant le laisser se calmer, Saccard lui
parla de son fils Gustave, qu'il dit avoir vu le matin, chez
Mazaud. Mais c'était, pour le négociant, un autre sujet
de chagrin, car il avait rêvé de se décharger de
sa
maison sur ce fils, et celui-ci méprisait le commerce, âme
de joie et de fête, apportant les dents blanches
des fils de parvenu, bonnes seulement à croquer les fortunes
faites. Son père l'avait mis chez Mazaud
pour voir s'il mordrait aux questions de finance.
" Depuis la mort de sa pauvre mère,
murmura-t-il, il m'a donné bien peu de satisfaction. Enfin, peut-être
apprendra-t-il là-bas, à la charge, des choses qui me
seront utiles.
- Eh bien, reprit brusquement Saccard, êtes-vous
avec nous ? Daigremont m'a dit de venir vous dire qu'il
en était. "
Sédille leva au ciel des bras tremblants.
Et, la voix altérée de désir et de crainte :
" Mais oui ! j'en suis ! vous savez bien
que je ne peux pas faire autrement que d'en être ! si je refusais
et
que votre affaire marchât, j'en serais malade de regret... Dites
à Daigremont que j'en suis. "
Lorsque Saccard se retrouva dans la rue, il
tira sa montre et vit qu'il était à peine quatre heures.
Le temps
qu'il avait devant lui, l'envie qu'il éprouvait de marcher un
peu, lui firent lâcher son fiacre. Il s'en repentit
presque tout de suite, car il n'était pas au boulevard, qu'une
nouvelle averse, un déluge mêlé de grêle,
le
força de nouveau à se réfugier sous une porte.
Quel chien de temps, lorsqu'on avait Paris à battre ! Après
avoir regardé l'eau tomber pendant un quart d'heure, l'impatience
le prit, il héla une voiture vide qui
passait. C'était une victoria, il eut beau ramener sur ses jambes
le tablier de cuir, il arriva trempé rue La
Rochefoucauld, et en avance d'une grande demi- heure.
Dans le fumoir où le valet le laissa,
en disant que monsieur n'était pas rentré encore, Saccard
marcha à
petits pas, regardant les tableaux. Mais une voix de femme superbe,
un contralto d'une puissance
mélancolique et profonde, s'étant élevée
dans le silence de l'hôtel, il s'approcha de la fenêtre
restée
ouverte, pour écouter c'était madame qui répétait,
au piano, un morceau qu'elle devait sans doute chanter
le soir, dans quelque salon. Puis, bercé par cette musique, il
en vint à songer aux histoires extraordinaires
que l'on contait de Daigremont : l'histoire de l'Hadamantine surtout,
cet emprunt de cinquante millions
dont il avait gardé en main le stock entier, le faisant vendre
et revendre cinq fois par des courtiers à lui,
jusqu'à ce qu'il eût créé un marché,
établi un prix ; puis, la vente sérieuse, la dégringolade
fatale de trois
cents francs à quinze francs, les bénéfices énormes
sur tout un petit monde de naïfs, ruinés du coup. Ah !
il était fort, un terrible monsieur ! La voix de dame continuait,
exhalant une plainte de tendresse, éperdue,
d'une ampleur tragique ; tandis que Saccard, revenu au milieu de la
pièce, s'était arrêté devant un
Meissonier, qu'il estimait cent mille francs.
Mais quelqu'un entra, et il fut surpris de
reconnaître Huret.
" Comment, c'est déjà vous
? il n'est pas cinq heures... La séance est donc finie ?
- Ah ! oui, finie... Ils se chamaillent. "
Et il expliqua que, le député
de l'opposition parlant toujours, Rougon, certainement, ne pourrait
répondre
que le lendemain. Alors, quand il avait vu ça, il s'était
risqué à relancer le ministre, pendant une courte
suspension de séance, entre deux portes.
" Eh bien, demanda Saccard, nerveusement,
qu'a-t-il dit, mon illustre frère ? "
Huret ne répondit pas tout de suite.
" Oh ! il était d'une humeur de
dogue... Je vous avoue que je comptais sur l'exaspération où
je le voyais,
espérant bien qu'il allait simplement m'envoyer promener... Donc,
je lui ai lâché votre affaire, je lui ai dit
que vous ne vouliez rien entreprendre sans son approbation.
- Et alors ?
- Alors, il m'a saisi par les deux bras, il
m'a secoué, en me criant dans la figure : " Qu'il aille
se faire
pendre ! " Et il m'a planté là. "
Saccard, devenu blême, eut un rire forcé.
" C'est gentil.
- Dame ! oui, c'est gentil, reprit le député,
d'un ton convaincu. Je n'en demandais pas tant... Avec ça, nous
pouvons marcher. "
Et, comme il entendit, dans le salon voisin,
le pas de Daigremont qui rentrait, il ajouta tout bas :
" Laissez-moi faire. "
Evidemment, Huret avait la plus grande envie
de voir se fonder la Banque universelle, et d'en être. Sans
doute, il s'était déjà rendu compte du rôle
qu'il y pourrait jouer. Aussi, dès qu'il eut serré la
main de
Daigremont, prit-il un visage rayonnant, en agitant un bras en l'air.
" Victoire ! cria-t-il, victoire !
- Ah ! vraiment. Contez-moi donc ça.
- Mon Dieu ! le grand homme a été
ce qu'il devait être. Il m'a répondu " Que mon frère
réussisse ! "
Du coup. Daigremont se pâma, trouva
le mot charmant. " Qu'il réussisse ! " ça contenait
tout : qu'il ne
fasse pas la bêtise de ne pas réussir, ou je le lâche
; mais qu'il réussisse, je l'aiderai. Exquis, en vérité
!
" Et, mon cher Saccard, nous réussirons,
soyez tranquille... Nous allons faire tout ce qu'il faudra pour ça
"
Puis, comme les trois hommes s'étaient
assis, afin d'arrêter les points principaux, Daigremont se releva
et
alla fermer la fenêtre ; car la voix de madame, peu à peu
enflée, jetait un sanglot d'une désespérance
infinie, qui les empêchait de s'entendre. Et, même la fenêtre
close, cette lamentation étouffée les
accompagna, pendant qu'ils décidaient la création d'une
maison de crédit, la Banque universelle, au
capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions
de cinq cents francs. Il était en outre
entendu que Daigremont, Huret, Sédille, le marquis de Bohain
et quelques-uns de leurs amis, formaient
un syndicat, qui, d'avance, prenait et se partageait
les quatre cinquièmes des actions, soit quarante mille ;
de sorte que le succès de l'émission était assuré,
et que, plus tard, détenant les titres, les rendant rares sur
le marché, ils pourraient les faire monter à leur gré.
Seulement, tout faillit être rompu, lorsque
Daigremont exigea une prime de quatre cent mille francs, à répartir
sur les quarante mille actions, soit
dix francs par action. Saccard se récria, déclara qu'il
n'était pas raisonnable de faire crier la vache avant
même que de la traire. Les commencements seraient difficiles, pourquoi
embarrasser la situation
davantage ? Pourtant, il dut céder, devant l'attitude d'Huret qui,
tranquillement, trouvait la chose toute
naturelle, disant que ça se faisait toujours.
Ils se séparaient, en prenant un rendez-vous
pour le lendemain, rendez-vous auquel l'ingénieur Hamelin
devait assister, lorsque Daigremont se frappa brusquement le front,
d'un air de désespoir.
" Et Kolb que j'oubliais ! Oh ! il ne
me le pardonnerait pas il faut qu'il en soit... Mon petit Saccard, si
vous étiez gentil, vous iriez chez lui tout de suite. Il n'est
pas six heures, vous le trouveriez encore... Oui,
vous-même, et pas demain, ce soir, parce que ça le touchera
et qu'il peut nous être utile. "
Docilement, Saccard se remit en marche, sachant
que les journées de chance ne se recommencent pas.
Mais il avait de nouveau renvoyé son fiacre, espérant
rentrer chez lui, à deux pas ; et, la pluie ayant l'air
enfin de cesser, il descendit à pied, heureux de sentir sous
ses talons ce pavé de Paris, qu'il reconquérait.
Rue Montmartre, quelques gouttes d'eau lui firent prendre par les passages.
Il enfila le passage Verdeau,
le passage Jouffroy ; puis, dans le passage des Panoramas, comme il
suivait une galerie latérale pour
raccourcir et tomber rue Vivienne, il fut surpris de voir sortir d'une
allée obscure Gustave Sédille, qui
disparut, sans s'être retourné. Lui, s'était arrêté,
regardant la maison, un discret hôtel meublé, lorsque,
dans une petite femme blonde, voilée, qui sortait à son
tour, il reconnut positivement Mme Conin, la jolie
papetière. C'était donc là, quand elle avait un
coup de tendresse, qu'elle amenait ses amants d'un jour,
tandis que son bon gros garçon de mari la croyait en course pour
des factures ! Ce coin de mystère, au
beau milieu du quartier, était fort gentiment choisi, et un hasard
seul venait de livrer le secret. Saccard
souriait, très égayé, enviant Gustave : Germaine
Coeur le matin, Mme Conin l'après-midi, il mettait les
morceaux doubles, le jeune homme ! Et, à deux reprises, il regarda
encore la porte, afin de la bien
reconnaître, tenté d'en être, lui aussi.
Rue Vivienne, au moment où il entrait
chez Kolb, Saccard tressaillit et s'arrêta de nouveau. Une musique
légère, cristalline, qui sortait du sol, pareille à
la voix des fées légendaires, l'enveloppait ; et il reconnut
la
musique de l'or, la continuelle sonnerie de ce quartier du négoce
et de la spéculation, entendue déjà le
matin. La fin de la journée en rejoignait le commencement. Il
s'épanouit, à la caresse de cette voix,
comme si elle lui confirmait le bon présage.
Justement, Kolb se trouvait en bas, à
l'atelier de fonte ; et, en ami de la maison, Saccard descendit l'y
rejoindre. Dans le sous-sol nu, que de larges flammes de gaz éclairaient
éternellement, les deux fondeurs
vidaient à la pelle les caisses doublées de zinc, pleines,
ce jour-là, de pièces espagnoles, qu'ils jetaient au
creuset, sur le grand fourneau carré. La chaleur était
forte, il fallait parler haut pour s'entendre, au milieu
de cette sonnerie d'harmonica, vibrante sous la voûte basse. Des
lingots fondus, des pavés d'or, d'un éclat
vif de métal neuf, s'alignaient le long de la table du chimiste-essayeur,
qui en arrêtait les titres. Et, depuis
le matin, plus de six millions avaient passé là, assurant
au banquier un bénéfice de trois ou quatre cents
francs à peine ; car l'arbitrage sur l'or, cette différence
réalisée entre deux cours, étant des plus minimes,
s'appréciant par millièmes, ne peut donner un gain que
sur des quantités considérables de métal fondu.
De là, ce tintement d'or, ce ruissellement d'or, du matin au
soir, d'un bout de l'année à l'autre, au fond de
cette cave, où l'or venait en pièces
monnayées, d'où il partait en lingots, pour revenir en pièces
et repartir
en lingots, indéfiniment, dans l'unique but de laisser aux mains
du trafiquant quelques parcelles d'or.
Dès que Kolb, un homme petit, très
brun, dont le nez en bec d'aigle, sortant d'une grande barbe, décelait
l'origine juive, eut compris l'offre de Saccard, que l'or courrait d'un
bruit de grêle, il accepta.
" Parfait ! cria-t-il. Très heureux
d'en être, si Daigremont en est ! Et merci de ce que vous vous
êtes
dérangé ! "
Mais ils s'entendaient à peine, ils
se turent, restèrent là un instant encore, étourdis,
béats dans cette
sonnerie si claire et exaspérée, dont leur chair frémissait
toute, comme d'une note trop haute tenue sans
fin sur les violons, jusqu'au spasme.
Dehors, malgré le beau temps revenu,
une limpide soirée de mai, Saccard, brisé de fatigue,
reprit un
fiacre pour rentrer. Une rude journée, mais bien remplie !
|