1 - l'Argent
I
Onze heures venaient de sonner à la Bourse, lorsque Saccard entra
chez Champeaux, dans la salle blanc
et or, dont les deux hautes fenêtres donnent sur la place. D'un
coup d'oeil, il parcourut les rangs de petites
tables, où les convives affamés se serraient coude à
coude ; et il parut surpris de ne pas voir le visage
qu'il cherchait.
Comme, dans la bousculade du service, un garçon
passait, chargé de plats :
" Dites donc, M. Huret n'est pas venu
?
- Non, monsieur, pas encore. "
Alors, Saccard se décida, s'assit à
une table que quittait un client, dans l'embrasure d'une des fenêtres.
Il
se croyait en retard ; et, tandis qu'on changeait la serviette, ses
regards se portèrent au-dehors, épiant les
passants du trottoir. Même, lorsque le couvert fut rétabli,
il ne commanda pas tout de suite, il demeura un
moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journée
des premiers jours de mai. A cette heure
où le monde déjeunait, elle était presque vide
: sous les marronniers, d'une verdure tendre et neuve, les
bancs restaient inoccupés ; le long de la grille, à la
station des voitures, la file des fiacres s'allongeait,
d'un bout à l'autre ; et l'omnibus de la Bastille s'arrêtait
au bureau, à l'angle du jardin, sans laisser ni
prendre de voyageurs. Le soleil tombait d'aplomb, le monument en était
baigné, avec sa colonnade, ses
deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n'y avait encore que
l'armée des chaises, en bon ordre.
Mais Saccard, s'étant tourné,
reconnut Mazaud, l'agent de change, à la table voisine de la
sienne : Il tendit
la main.
" Tiens ! c'est vous. Bonjour !
- Bonjour ! " répondit Mazaud,
en donnant une poignée de main distraite.
Petit, brun, très vif, joli homme,
il venait d'hériter de la charge d'un de ses oncles, à
trente-deux ans. Et il
semblait tout au convive qu'il avait en face de lui, un gros monsieur
à figure rouge et rasée, le célèbre
Amadieu, que la Bourse vénérait, depuis son fameux coup
sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres
étaient tombés à quinze francs, et que l'on considérait
tout acheteur comme un fou, il avait mis dans
l'affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans calcul
ni flair, par un entêtement de brute
chanceuse. Aujourd'hui que la découverte de filons réels
et considérables avait fait dépasser aux titres le
cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions ; et son
opération imbécile qui aurait dû le
faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes
cerveaux financiers. Il était salué,
consulté surtout. D'ailleurs, il ne donnait plus d'ordres, comme
satisfait, trônant désormais dans son coup
de génie unique et légendaire. Mazaud devait rêver
sa clientèle.
Saccard, n'ayant pu obtenir d'Amadieu même
un sourire, salua la table d'en face, où se trouvaient réunis
trois spéculateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon.
" Bonjour ! ça va bien ?
- Oui, pas mal... Bonjour ! "
Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur,
l'hostilité presque. Pillerault pourtant, très grand,
très maigre,
avec des gestes saccadés et un nez en lame de sabre, dans un
visage osseux de chevalier errant, avait
d'habitude la familiarité d'un joueur qui érigeait en
principe le casse-cou, déclarant qu'il culbutait dans
des catastrophes, chaque fois qu'il s'appliquait à réfléchir.
Il était d'une nature exubérante de haussier,
toujours tourné à la victoire, tandis que Moser, au contraire,
de taille courte, le teint jaune, ravagé par une
maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie à de continuelles
craintes de cataclysme. Quant à
Salmon, un très bel homme luttant contre la cinquantaine, étalant
une barbe superbe, d'un noir d'encre, il
passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlait,
il ne répondait que par des sourires,
on ne savait dans quel sens il jouait, ni même s'il jouait ; et
sa façon d'écouter impressionnait tellement
Moser, que souvent celui-ci, après lui avoir fait une confidence,
courait changer un ordre, démonté per
son silence.
Dans cette indifférence qu'on lui témoignait,
Saccard était resté les regards fiévreux et provocants,
achevant le tour de la salle. Et il n'échangea plus un signe
de tête qu'avec un grand jeune homme, assis a
trois tables de distance, le beau Sabatani, un Levantin, à la
face longue et brune, qu'éclairaient des yeux
noirs magnifiques, mais qu'une bouche mauvaise, inquiétante,
gâtait. L'amabilité de ce garçon acheva de
l'irriter : quelque exécuté d'une Bourse étrangère,
un de ces gaillards mystérieux aimé des femmes, tombé
depuis le dernier automne sur le marché, qu'il avait déjà
vu à l'oeuvre comme prête-nom dans un désastre
de banque, et qui peu à peu conquérait la confiance de
la corbeille et de la coulisse, par beaucoup de
correction et une bonne grâce infatigable, même pour les
plus tarés.
Un garçon était debout devant
Saccard.
" Qu'est-ce que monsieur prend ?
- Ah ! oui... Ce que vous voudrez, une côtelette,
des asperges. "
Puis, il rappela le garçon.
" Vous êtes sûr que M. Huret
n'est pas venu avant moi et n'est pas reparti ?
- Oh ! absolument sûr !
Ainsi, il en était là, après
la débâcle qui, en octobre, l'avait forcé une fois
de plus à liquider sa situation, à
vendre son hôtel du parc Monceau, pour louer un appartement les
Sabatanis seuls le saluaient, son entrée
dans un restaurant, où il avait régné, ne faisait
plus tourner toutes les têtes, tendre toutes les mains. Il était
beau joueur, il restait sans rancune, à la suite de cette dernière
affaire de terrains, scandaleuse et
désastreuse, dont il n'avait guère sauvé que sa peau.
Mais une fièvre de revanche s'allumait dans son être
; et l'absence d'Huret qui avait formellement promis d'être là,
dès onze heures, pour lui rendre compte de
la démarche dont il s'était chargé près de
son frère Rougon, le ministre alors triomphant, l'exaspérait
surtout contre ce dernier. Huret, député docile, créature
du grand homme, n'était qu'un commissionnaire.
Seulement, Rougon, lui qui pouvait tout, était-ce possible qu'il
l'abandonnât ainsi ? Jamais il ne s'était
montré bon frère. Qu'il se fût fâché
après la catastrophe, qu'il eût rompu ouvertement pour n'être
point
compromis lui-même, cela s'expliquait ; mais, depuis six mois, n'aurait-il
pas dû lui venir secrètement en
aide et, maintenant, allait-il avoir le coeur de refuser le suprême
coup d'épaule qu'il lui faisait demander
par un tiers, n'osant le voir en personne, craignant quelque crise de
colère qui l'emporterait ? Il n'avait
qu'un mot à dire, il le remettrait debout, avec tout ce lâche
et grand Paris sous les talons.
" Quel vin désire monsieur ? demanda
le sommelier.
- Votre bordeaux ordinaire. "
Saccard, qui laissait refroidir sa côtelette,
absorbé, sans faim, leva les yeux, en voyant une ombre passer
sur la nappe. C'était Massias, un gros garçon rougeaud,
un remisier qu'il avait connu besogneux, et qui se
glissait entre les tables, sa cote à la main. Il fut ulcéré
de le voir filer devant lui, sans s'arrêter, pour aller
tendre la cote à Pillerault et à Moser. Distraits, engagés
dans une discussion, ceux-ci y jetèrent à peine un
coup d'oeil non, ils n'avaient pas d'ordre à donner, ce serait
pour une autre fois, Massias, n'osant
s'attaquer au célèbre Amadieu, penché au-dessus
d'une salade de homard, en train de causer à voix basse
avec Mazaud, revint vers Salmon, qui prit la cote, l'étudia longuement,
puis la rendit, sans un mot. La
salle s'animait. D'autres remisiers, à chaque minute, en faisaient
battre les portes. Des paroles hautes
s'échangeaient de loin, toute une passion d'affaires montait,
à mesure que s'avançait l'heure. Et Saccard,
dont les regards retournaient sans cesse au-dehors, voyait aussi la
place se remplir peu à peu, les voitures
et les piétons affluer ; tandis que, sur les marches de la Bourse,
éclatantes de soleil, des taches noires, des
hommes se montraient déjà, un à un.
" Je vous répète, dit Moser
de sa voix désolée, que ces élections complémentaires
du 20 mars sont un
symptôme des plus inquiétants... Enfin, c'est aujourd'hui
Paris tout entier acquis à l'opposition. "
Mais Pillerault haussait les épaules.
Carnot et Garnier-Pagés de plus sur les bancs de la gauche, qu'est-ce
que ça pouvait faire ?
" C'est comme la question des duchés,
reprit Moser, eh bien, elle est grosse de complications...
Certainement ! vous avez beau rire. Je ne dis pas que nous devions faire
la guerre à la Prusse, pour
l'empêcher de s'engraisser aux dépens du Danemarck ; seulement,
il y avait des moyens d'action... Oui,
oui, lorsque les gros se mettent à manger les petits, on ne sait
jamais où ça s'arrête... Et, quant au
Mexique...
Pillerault, qui était dans un de ses
jours de satisfaction universelle, l'interrompit d'un éclat de
rire :
" Ah ! non, mon cher, ne vous ennuyez
plus, avec vos terreurs sur le Mexique... Le Mexique, ce sera la
page glorieuse du règne... Où diable prenez-vous que l'empire
soit malade ? Est-ce qu'en janvier
l'emprunt de trois cents millions n'a pas été couvert
plus de quinze fois ? Un succès écrasant !... Tenez !
je vous donne rendez-vous en 67, oui, dans trois
ans d'ici, lorsqu'on ouvrira l'Exposition universelle que
l'empereur vient de décider.
- Je vous dis que tout va mal ! affirma désespérément
Moser.
- Eh ! fichez-nous la paix, tout va bien !
"
Salmon les regardait l'un après l'autre,
en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait écoutés,
ramenait aux difficultés de sa situation personnelle cette crise
où l'empire semblait entrer. Lui, une fois
encore, était par terre est-ce que cet empire, qui l'avait fait,
allait comme lui culbuter, croulant tout d'un
coup de la destinée la plus haute à la plus misérable
? Ah ! depuis douze ans, qu'il l'avait aimé et défendu,
ce régime où il s'était senti vivre, pousser, se
gorger de sève, ainsi que l'arbre dont les racines plongent
dans le terreau qui lui convient. Mais, si son frère voulait
l'en arracher, si on le retranchait de ceux qui
épuisaient le sol gras des jouissances, que tout fût donc
emporté, dans la grande débâcle finale des nuits
de fête !
Maintenant, il attendait ses asperges, absent
de la salle où l'agitation croissait sans cesse, envahi par des
souvenirs. Dans une large glace, en face, il venait d'apercevoir son
image ; et elle l'avait surpris. L'âge ne
mordait pas sur sa petite personne, ses cinquante ans n'en paraissaient
guère que trente-huit, il gardait une
maigreur, une vivacité de jeune homme. Même, avec les années,
son visage noir et creusé de
marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s'était
comme arrangé, avait pris le charme de cette
jeunesse persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore,
sans un fil blanc. Et, invinciblement,
il se rappelait son arrivée à Paris, au lendemain du coup
d'Etat, le soir d'hiver où il était tombé sur le
pavé, les poches vides, affamé, ayant toute une rage d'appétits
à satisfaire. Ah ! cette première course à
travers les rues, lorsque, avant même de défaire sa malle,
il avait eu le besoin de se lancer par la ville,
avec ses bottes éculées, son paletot graisseux, pour la
conquérir ! Depuis cette soirée, il était souvent
monté très haut, un fleuve de millions avait coulé
entre ses mains, sans que jamais il eût possédé
la
fortune en esclave, ainsi qu'une chose à soi, dont on dispose,
qu'on tient sous clef, vivante, matérielle.
Toujours le mensonge, la fiction avait habité ses caisses, que
des trous inconnus semblaient vider de leur
or. Puis, voilà qu'il se retrouvait sur le pavé, comme
à l'époque lointaine du départ, aussi jeune, aussi
affamé, inassouvi toujours, torturé du même besoin
de jouissances et de conquêtes. Il avait goûté à
tout,
et il ne s'était pas rassasié, n'ayant pas eu l'occasion
ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondément
dans les personnes et dans les choses. A cette heure, il se sentait
cette misère d'être, sur le pavé, moins
qu'un débutant, qu'auraient soutenu l'illusion et l'espoir. Et
une fièvre le prenait de tout recommencer
pour tout reconquérir, de monter plus haut qu'il n'était
jamais monté, de poser enfin le pied sur la cité
conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l'édifice
solide de la fortune, la vraie royauté
de l'or trônant sur des sacs pleins !
La voix de Moser qui s'élevait de nouveau,
aigre et très aiguë, tira un instant Saccard de ses réflexions.
" L'expédition du Mexique coûte
quatorze millions par mois, c'est Thiers qui l'a prouvé... Et
il faut
vraiment être aveugle pour ne pas voir que, dans la Chambre, la
majorité est ébranlée. Ils sont trente et
quelques maintenant, à gauche. L'empereur lui-même comprend
bien que le pouvoir absolu devient
impossible, puisqu'il se fait le promoteur de la liberté. "
Pillerault ne répondait plus, se contentait
de ricaner d'un air de mépris.
" Oui, je sais, le marché vous
paraît solide, les affaires marchent. Mais attendez la fin...
On a trop démoli
et trop reconstruit, à Paris, voyez-vous ! Les grands travaux
ont épuisé l'épargne. Quant aux puissantes
maisons de crédit qui vous semblent si
prospères, attendez qu'une d'elles fasse le saut, et vous les verrez
toutes culbuter à la file... Sans compter que le peuple se remue.
Cette Association internationale des
travailleurs, qu'on vient de fonder pour améliorer la condition
des ouvriers, m'effraie beaucoup, moi. Il y
a, en France, une protestation, un mouvement révolutionnaire qui
s'accentue chaque jour... Je vous dis
que le ver est dans le fruit. Tout crèvera. "
Alors ce fut une protestation bruyante. Ce
sacré Moser avait sa crise de foie, décidément.
Mais lui-même,
en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, où Mazaud
et Amadieu continuaient, dans le bruit, à
causer très bas. Peu à peu, la salle entière s'inquiétait
de ces longues confidences. Qu'avaient-ils à se dire,
pour chuchoter ainsi ? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, préparait
un coup. Depuis trois jours, de
mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux,
baissa également la voix.
" Vous savez, les Anglais veulent empêcher
qu'on travaille là-bas. On pourrait bien avoir la guerre. "
Cette fois, Pillerault fut ébranlé,
par l'énormité même de la nouvelle. C'était
incroyable, et tout de suite le
mot vola de table en table, acquérant la force d'une certitude
l'Angleterre avait envoyé un ultimatum,
demandant la cessation immédiate des travaux. Amadieu, évidemment,
ne causait que de ça avec
Mazaud, à qui il donnait l'ordre de vendre tous ses Suez. Un
bourdonnement de panique s'éleva dans l'air
chargé d'odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles
remuées. Et, à ce moment, ce qui
porta l'émotion à son comble, ce fut l'entrée brusque
d'un commis de l'agent de change, le petit Flory, un
garçon à figure tendre, mangée d'une épaisse
barbe châtaine. Il se précipita, un paquet de fiches à
la
main, et les remit au patron, en lui parlant à l'oreille.
" Bon ! " répondit simplement
Mazaud, qui classa les fiches dans son carnet.
Puis, tirant sa montre :
" Bientôt midi ! Dites à
Berthier de m'attendre. Et soyez là vous- même, montez
chercher les dépêches. "
Lorsque Flory s'en fut allé, il reprit
sa conversation avec Amadieu, tira d'autres fiches de sa poche, qu'il
posa sur la nappe, à côté de son assiette ; et,
à chaque minute, un client qui partait se penchait au passage,
lui disait un mot, qu'il inscrivait rapidement sur un des bouts de papier,
entre deux bouchées. La fausse
nouvelle, venue on ne savait d'où, née de rien, grossissait
comme une nuée d'orage.
" Vous vendez, n'est-ce pas ? "
demanda Moser à Salmon..
Mais le muet sourire de ce dernier fut si
aiguisé de finesse, qu'il en resta anxieux, doutant maintenant
de
cet ultimatum de l'Angleterre, qu'il ne savait même pas avoir
inventé.
" Moi, j'achète tant qu'on voudra
" , conclut Pillerault, avec sa témérité vaniteuse
de joueur sans méthode.
Les tempes chauffées par la griserie
du jeu, que fouettait cette fin bruyante de déjeuner, dans l'étroite
salle, Saccard s'était décidé à manger ses
asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne
comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt à se résoudre,
il hésitait, combattu d'incertitudes. Il
sentait bien l'impérieuse nécessité de faire peau
neuve, et il avait rêvé d'abord une vie toute nouvelle,
dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps
législatif ne l'aurait-il pas mené au
conseil des ministres, comme son frère ? Ce qu'il reprochait
à la spéculation, c'était la continuelle
instabilité, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnées
: jamais il n'avait dormi sur le million réel,
ne devant rien à personne. Et, à cette heure où
il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il était
peut-être trop passionné pour cette bataille de l'argent,
qui demandait tant de sang-froid. Cela devait
expliquer comment, après une vie si extraordinaire
de luxe et de gêne, il sortait vidé, brûlé,
de ces dix
années de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris,
dans lesquels tant d'autres, plus lourds,
avaient ramassé de colossales fortunes. Oui, peut-être s'était-il
trompé sur ses véritables aptitudes,
peut-être triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique,
avec son activité, sa foi ardente. Tout allait
dépendre de la réponse de son frère. Si celui-ci
le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien ! ce
serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand
coup dont il ne parlait encore à
personne, l'affaire énorme qu'il rêvait depuis des semaines
et qui l'effrayait lui-même, tellement elle était
vaste, faite, si elle réussissait ou si elle croulait, pour remuer
le monde.
Pillerault élevait la voix.
" Mazaud, est-ce fini, l'exécution
de Schlosser ?
- Oui, répondit l'agent de change,
l'affiche sera mise aujourd'hui... Que voulez-vous ? c'est toujours
ennuyeux, mais j'avais reçu les renseignements les plus inquiétants
et je l'ai escompté le premier. Il faut
bien, de temps à autre, donner un coup de balai.
- On m'a affirmé, dit Moser, que vos
collègues, Jacoby et Delarocque, y étaient pour des sommes
rondes.
"
L'agent eut un geste vague.
" Bah ! c'est la part du feu... Ce Schlosser
devait être d'une bande, et il en sera quitte pour aller écumer
la
Bourse de Berlin ou de Vienne. "
Les yeux de Saccard s'étaient portés
sur Sabatani, dont un hasard lui avait révélé l'association
secrète
avec Schlosser : tous deux jouaient le jeu connu, l'un à la hausse,
l'autre à la baisse sur une même valeur,
celui qui perdait en étant quitte pour partager le bénéfice
de l'autre, et disparaître. Mais le jeune homme
payait tranquillement l'addition du déjeuner fin qu'il venait
de faire. Puis, avec sa grâce caressante
d'Oriental mâtiné d'Italien, il vint serrer la main de
Mazaud, dont il était le client. Il se pencha, donna un
ordre, que celui-ci écrivit sur une fiche.
" Il vend ses Suez " , murmura Moser.
Et, tout haut, cédant à un besoin,
malade de doute :
" Hein ? que pensez-vous du Suez ? "
Un silence se fit dans le brouhaha des voix,
toutes les têtes des tables voisines se tournèrent. La
question
résumait l'anxiété croissante. Mais le dos d'Arnadieu
qui avait simplement invité Mazaud pour lui
recommander un de ses neveux, restait impénétrable, n'ayant
rien à dire ; tandis que l'agent, que les
ordres de vente qu'il recevait commençaient à étonner,
se contentait de hocher la tête, par une habitude
professionnelle de discrétion.
" Le Suez, c'est très bon ! "
déclara de sa voix chantante Sabatani, qui, avant de sortir,
se dérangea de son
chemin, pour serrer galamment la main de Saccard.
Et Saccard garda un moment la sensation de
cette poignée de main, si souple, si fondante, presque
féminine.. Dans son incertitude de la route à prendre,
de sa vie à refaire, il les traitait tous de filous, ceux
qui étaient là. Ah ! si on l'y forçait, comme il
les traquerait, comme il les tondrait, les Moser trembleurs,
les Pillerault vantards, et ces Salmon plus creux
que des courges, et ces Amadieu dont le succès a fait le
génie ! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les
voix s'enrouaient, les portes battaient plus fort,
dans la hâte qui les dévorait tous d'être là-bas,
au jeu, si une débâcle devait se produire sur le Suez. Et,
par la fenêtre, au milieu de la place sillonnée de fiacres,
encombrée de piétons, il voyait les marches
ensoleillées de la Bourse comme mouchetées maintenant d'une
montée continue d'insectes humains, des
hommes correctement vêtus de noir, qui peu à peu garnissaient
la colonnade ; pendant que, derrière les
grilles, apparaissaient quelques femmes, vagues, rôdant sous les
marronniers.
Brusquement, au moment où il entamait
le fromage qu'il venait de commander, une grosse voix lui fit
lever la tête.
" Je vous demande pardon, mon cher. Il
m'a été impossible de venir plus tôt. "
Enfin, c'était Huret, un normand du
Calvados, une figure épaisse et large de paysan rusé,
qui jouait
l'homme simple. Tout de suite, il se fit servir n'importe quoi, le plat
du jour, avec un légume.
" Eh bien " demanda sèchement
Saccard, qui se contenait.
Mais l'autre ne se pressait pas, le regardait
en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant à manger,
avançant la face et baissant la voix :
" Et bien, j'ai vu le grand homme...
Oui, chez lui, ce matin... Oh ! il a été très gentil,
très gentil pour
vous. "
Il s'arrêta, but un grand verre de vin,
se mit une pomme de terre dans la bouche.
" Alors ?
- Alors, mon cher, voici... Il veut bien faire
pour vous tout ce qu'il pourra, il vous trouvera une très jolie
situation, mais pas en France... Ainsi, par exemple, gouverneur dans
une de nos colonies, une des bonnes.
Vous y seriez le maître, un vrai petit prince. "
Saccard était devenu blême.
" Dites donc, c'est pour rire, vous vous
fichez du monde !... Pourquoi pas tout de suite la déportation
!...
Ah ! Il veut se débarrasser de moi. Qu'il prenne garde que je
finisse par le gêner pour de bon ! "
Huret restait la bouche pleine, conciliant.
" Voyons, voyons, on ne veut que votre
bien, laissez-nous faire.
- Que je me laisse supprimer, n'est-ce pas
?... Tenez ! tout à l'heure, on disait que l'empire n'aurait
bientôt plus une faute à commettre. Oui, la guerre d'Italie,
le Mexique, l'attitude vis-à-vis de la Prusse.
Ma parole, c'est la vérité !... Vous ferez tant de bêtises
et de folies, que la France entière se lèvera pour
vous flanquer dehors "
Du coup, le député, la fidèle
créature du ministre, s'inquiéta, palissant, regardant
autour de lui.
" Ah ! permettez, permettez, je ne peux
pas vous suivre... Rougon est un honnête homme, il n'y a pas de
danger, tant qu'il sera là... Non, n'ajoutez rien, vous le méconnaissez,
je tiens à le dire. "
Violemment, étouffant sa voix entre
ses dents serrées, Saccard l'interrompit.
" Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble...
Oui ou non, veut- il me patronner ici, à Paris ?
- A Paris, jamais ! "
Sans ajouter un mot, il se leva, appela le
garçon, pour payer, tandis que, très calme, Huret, qui
connaissait ses colères, continuait à avaler de grosses
bouchées de pain et le laissait aller, de peur d'un
esclandre. Mais, à ce moment, dans la salle, il y eut une forte
émotion.
Gundermann venait d'entrer, le banquier roi,
le maître de la Bourse et du monde, un homme de soixante
ans, dont l'énorme tête chauve, au nez épais, aux
yeux ronds, à fleur de tête, exprimait un entêtement
et
une fatigue immenses. Jamais il n'allait à la Bourse, affectant
même de n'y pas envoyer de représentant
officiel ; jamais non plus il ne déjeunait dans un lieu public.
Seulement, de loin en loin, il lui arrivait,
comme ce jour-là, de se montrer au restaurant Champeaux, où
il s'asseyait à une des tables pour se faire
simplement servir un verre d'eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant
depuis vingt ans d'une maladie
d'estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait.
Tout de suite, le personnel fut en l'air pour
apporter le verre d'eau, et tous les convives présents
s'aplatirent. Moser, l'air anéanti, contemplait cet homme qui
savait les secrets, qui faisait à son gré la
hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même
le saluait, n'ayant foi qu'en la force
irrésistible du milliard. Il était midi et demi, et Mazaud,
qui lâchait vivement Amadieu, revint, se courba
devant le banquier, dont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre.
Beaucoup de boursiers étaient
ainsi en train de partir, qui restèrent debout, entourant le
dieu, lui faisant une cour d'échines
respectueuses, au milieu de la débandade des nappes salies ;
et ils le regardaient avec vénération prendre
le verre d'eau, d'une main tremblante, et le porter à ses lèvres
décolorées.
Autrefois, dans les spéculations sur
les terrains de la plaine Monceau ; Saccard avait eu des discussions,
toute une brouille même avec Gundermann. Ils ne pouvaient s'entendre,
l'un passionné et jouisseur,
l'autre sobre et d'une froide logique. Aussi le premier, dans sa colère,
exaspéré encore par cette entrée
triomphale, s'en allait-il, lorsque l'autre l'appela.
" Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai
? vous les affaires... Ma foi, vous faites bien, ça vaut mieux.
"
Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en
plein visage. Il redressa sa petite taille, il répliqua d'une
voie
aiguë comme une épée :
" Je fonde une maison de crédit
au capital de vingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientôt.
"
Et il sortit, laissant derrière lui
le brouhaha ardent de la salle, où tout le monde se bousculait,
pour ne pas
manquer l'ouverture de la Bourse. Ah ! réussir enfin, remettre
le talon sur ces gens qui lui tournaient lui
tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de l'or, et l'abattre
peut-être un jour ! Il n'était pas
décidé à lancer sa grande affaire, il demeurait
surpris de la phrase que le besoin de répondre lui avait
tirée. Mais pourrait-il tenter la fortune ailleurs, maintenant
que son frère l'abandonnait et que les hommes
et les choses le blessaient pour le rejeter à la lutte, comme
le taureau saignant est ramené dans l'arène ?
Un instant, il resta frémissant, au
bord du trottoir. C'était l'heure active où la vie de
Paris semble affluer
sur cette place centrale, entre la rue Montmartre et la rue Richelieu,
les deux artères engorgées qui
charrient la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles
de la place, des flots ininterrompus de
voitures coulaient, sillonnant le pavé, au milieu des remous
d'une cohue de piétons. Sans arrêt, les deux
files de fiacres de la station, le long des grilles, se rompaient et
se reformaient ; tandis que, sur la rue
Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient
en un rang pressé, que dominaient les cochers, guides
en main, prêts à fouetter au premier ordre. Envahis, les
marches et le péristyle étaient noirs d'un
fourmillement de redingotes ; et, de la coulisse, installée déjà
sous l'horloge et fonctionnant, montait la
clameur de l'offre et de la demande, ce bruit de marée de l'agio,
victorieux du grondement de la ville. Des
passants tournaient la tête, dans le désir et la crainte
de ce qui se faisait là, ce mystère des opérations
financières où peu de cervelles françaises pénètrent,
ces ruines, ces fortunes brusques, qu'on ne
s'expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et lui,
au bord du ruisseau, assourdi par les
voix lointaines, coudoyé par la bousculade des gens pressés,
il rêvait une fois de plus la royauté de l'or,
dans ce quartier de toutes les fièvres, où la Bourse, d'une
heure à trois, bat comme un coeur énorme, au
milieu.
Mais, depuis sa déconfiture, il n'avait
point osé rentrer à la Bourse ; et, ce jour-là
encore, un sentiment de
vanité souffrante, la certitude d'y être accueilli, en
vaincu, l'empêchait de monter les marches. Comme les
amants chassés de l'alcôve d'une maîtresse, qu'ils
désirent davantage, même en croyant l'exécrer, il
revenait fatalement là, il faisait le tour de la colonnade sous
des prétextes, traversant le jardin, marchant
d'un pas de promeneur, à l'ombre des marronniers. Dans cette
sorte de square poussiéreux, sans gazon ni
fleurs, où grouillait sur les bancs, parmi les urinoirs et les
kiosques à journaux, un mélangé de
spéculateurs louches et de femmes du quartier, en cheveux, allaitant
des poupons, il affectait une flânerie
désintéressée, levait les yeux, guettait, avec
la furieuse pensée qu'il faisait le siège du monument,
qu'il
l'enserrait d'un cercle étroit, pour y rentrer un jour en triomphateur.
Il pénétra dans l'angle de droite,
sous les arbres qui font face à la rue de la Banque, et tout
de suite il
tomba sur la petite bourse des valeurs déclassées : les
" Pieds humides " , comme on appelle avec un
ironique mépris ces joueurs de la brocante, qui cotent en plein
vent, dans la boue des jours pluvieux, les
titres des compagnies mortes. Il y avait là, en un groupe tumultueux,
toute une juiverie malpropre, de
grasses faces luisantes, des profils desséchés d'oiseaux
voraces, une extraordinaire réunion de nez
typiques, rapprochés les uns des autres, ainsi que sur une proie,
s'acharnant au milieu de cris gutturaux, et
comme près de se dévorer entre eux. Il passait, lorsqu'il
aperçut un peu à l'écart un gros homme, en train
de regarder au soleil un rubis, qu'il levait en l'air, délicatement,
entre ses doigts énormes et sales.
" Tiens, Busch !... Vous me faites songer
que je voulais monter chez vous. "
Busch, qui tenait un cabinet d'affaires, rue
Feydeau, au coin de la rue Vivienne, lui avait, à plusieurs
reprises, été d'une utilité grande, en des circonstances
difficiles. Il restait extasié, à examiner l'eau de la
pierre précieuse, sa large face plate renversée, ses gros
yeux gris comme éteints par la lumière vive ; et
l'on voyait, roulée en corde, la cravate blanche qu'il portait
toujours ; tandis que sa redingote d'occasion,
anciennement superbe, mais extraordinairement râpée et,
maculée de taches, remontait jusque dans ses
cheveux pâles, qui tombaient en mèches rares et rebelles
de son crâne nu. Son chapeau, roussi par le
soleil, lavé par les averses, n'avait plus d'âge.
Enfin, il se décida à redescendre
sur terre.
" Ah ! monsieur Saccard, vous faites
un petit tour par ici..
- Oui... C'est une lettre en langue russe,
une lettre d'un banquier russe, établi à Constantinople.
Alors, j'ai
pensé à votre frère, pour me la traduire. "
Busch, qui, d'un mouvement inconscient et
tendre, roulait toujours le rubis dans sa main droite, tendit la
gauche, en disant que, le soir même, la traduction serait envoyée.
Mais Saccard expliqua qu'il s'agissait
seulement de dix lignes.
" Je vais monter, votre frère
me lira ça tout de suite... "
Et il fut interrompu par l'arrivée
d'une femme énorme, Mme Méchain, bien connue des habitués
de la
Bourse, une de ces enragées et misérables joueuses, dont
les mains grasses tripotent dans toutes sortes de
louches besognes. Son visage de pleine lune, bouffi et rouge, aux minces
yeux bleus, au petit nez perdu,
à la petite bouche d'où sortait une voix flûtée
d'enfant, semblait déborder du vieux chapeau mauve, noué
de travers par des brides grenat ; et la gorge géante, et le
ventre hydropique, crevaient la robe de popeline
verte, mangée de boue, tournée au jaune. Elle tenait au
bras un antique sac de cuir noir, immense, aussi
profond qu'une valise, qu'elle ne quittait jamais. Ce jour-là,
le sac gonflé, plein à crever, la tirait à droite,
penchée comme un arbre.
" Vous voilà, dit Busch qui devait
l'attendre.
- Oui, et j'ai reçu les papiers de
Vendôme, je les apporte.
- Bon ! filons chez moi... Rien à faire
aujourd'hui, ici "
Saccard avait eu un regard vacillant sur le
vaste sac de cuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber là
les titres délassés, les actions des sociétés
mises en faillite, sur lesquelles les Pieds humides agiotent
encore, des actions de cinq cents francs qu'ils se disputent à
vingt sous, à dix sous, dans le vague espoir
d'un relèvement improbable, ou plus pratiquement comme une marchandise
scélérate, qu'ils cèdent avec
bénéfice aux banquiers désireux de gonfler leur
passif. Dans les batailles meurtrières de la finance, la
Méchain était le corbeau qui suivait les armées
en marche ; pas une compagnie, pas une grande maison
de crédit ne se fondait, sans qu'elle apparût, avec son
sac, sans qu'elle flairât l'air, attendant les cadavres,
même aux heures prospères des émissions triomphantes
; car elle savait bien que la déroute était fatale,
que le jour du massacre viendrait, où il y aurait des morts à
manger, des titres à ramasser pour rien dans
la boue et dans le sang. Et lui, qui roulait son grand projet d'une
banque, eut un léger frisson, fut traversé
d'un pressentiment, à voir ce sac, ce charnier des valeurs dépréciées,
dans lequel passait tout le sale
papier balayé de la Bourse.
Comme Busch emmenait la vieille femme, Saccard
le retint.
" Alors, je puis monter, je suis certain
de trouver votre frère ? "
Les yeux du juif s'adoucirent, exprimèrent
une surprise inquiète.
" Mon frère, mais certainement
! Où voulez-vous qu'il soit ?
- Très bien, à tout à
l'heure ! "
Et, Saccard, les laissant s'éloigner,
poursuivit sa marche lente, le long des arbres, vers la rue Notre-Dame
des Victoires. Ce côté de la place est un des plus fréquentés,
occupé par des fonds de commerce, des
industries en chambre, dont les enseignes d'or flambaient sous le soleil.
Des stores battaient aux balcons,
toute une famille de province restait béante, à la fenêtre
d'un hôtel meublé. Machinalement, il avait levé
la tête, regardé ces gens dont l'ahurissement le faisait
sourire, en le réconfortant par cette pensée qu'il y
aurait toujours, dans les départements, des actionnaires. Derrière
son dos, la clameur de la Bourse, le
bruit de la marée lointaine continuait, l'obsédait, ainsi
qu'une menace d'engloutissement qui allait le
rejoindre.
Mais une nouvelle rencontre l'arrêta.
" Comment, Jordan, vous à la Bourse
? " s'écria-t-il, en serrant la main d'un grand jeune homme
brun,
aux petites moustaches, à l'air décidé et volontaire.
Jordan, dont le père, un banquier de
Marseille, s'était autrefois suicidé, à la suite
de spéculations
désastreuses, battait depuis dix ans le pavé de Paris,
enragé de littérature, dans une lutte brave contre la
misère noire. Un de ses cousins, installé à Plassans,
où il connaissait la famille de Saccard, l'avait
autrefois recommandé à ce dernier, lorsque celui-ci recevait
tout Paris, dans son hôtel du parc Monceau.
" Oh ! à la Bourse, jamais ! "
répondît le jeune homme, avec un geste violent, comme s'il
chassait le
souvenir tragique de son père.
Puis, se remettant à sourire :
" Vous savez que je me suis marié...
Oui, avec une petite amie d'enfance. On nous avait fiancés aux
jours
où j'étais riche, et elle s'est entêtée à
vouloir quand même du pauvre diable que je suis devenu.
- Parfaitement, j'ai reçu la lettre
de faire part, dit Saccard. Et imaginez-vous que j'ai été
en rapport,
autrefois, avec votre beau-père, M. Maugendre, lorsqu'il avait
sa manufacture de bâches, à la Villette. Il a
dû y gagner une jolie fortune. "
Cette conversation avait lieu prés
d'un banc, et Jordan l'interrompit, pour présenter un monsieur
gros et
court, à l'aspect militaire, qui se trouvait assis, et avec lequel
il causait, lors de la rencontre.
" Monsieur le capitaine Chave, un oncle
de ma femme... Mme Maugendre, ma belle-mère, est une Chave,
de Marseille "
Le capitaine s'était levé, et
Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue cette figure apoplectique,
au cou
raidi par l'usage du col de crin, un de ces types d'infimes joueurs
au comptant, qu'on était certain de
rencontrer tous les jours là, d'une heure à trois. C'est
un jeu de gagne-petit, un gain presque assuré de
quinze à vingt francs, qu'il faut réaliser dans la même
Bourse.
Jordan avait ajouté avec son bon rire
expliquant sa présence :
" Un boursier féroce, mon oncle,
dont je ne fais, parfois, que serrer la main en passant.
- Dame ! dit simplement le capitaine, il faut
bien jouer, puisque le gouvernement, avec sa pension, me
laisse crever de faim. "
Ensuite, Saccard, que le jeune homme intéressait
par sa bravoure à vivre, lui demanda si les choses de la
littérature marchaient. Et Jordan, s'égayant encore, raconta
l'installation de son pauvre ménage à un
cinquième de l'avenue de Clichy ; car les Maugendre, qui se défiaient
d'un poète, croyant avoir beaucoup
fait en consentant au mariage, n'avaient rien donné, sous le
prétexte que leur fille, après eux, aurait leur
fortune intacte, engraissée d'économies. Non, la littérature
ne nourrit pas son homme, il avait en projet un
roman qu'il ne trouvait pas le temps d'écrire, et il était
entré forcément dans le journalisme, où il bâclait
tout ce qui concernait son état, depuis des chroniques, jusqu'à
des comptes rendus de tribunaux et même
des faits divers.
" Eh bien, dit Saccard, si je monte ma
grande affaire, j'aurai peut- être besoin de vous. Venez donc
me
voir.
Après avoir salué, il tourna derrière
la Bourse. Là, enfin, la clameur lointaine, les abois du jeu cessèrent,
ne furent qu'une rumeur vague, perdue dans le grondement de la place.
De ce côté, les marches étaient
également envahies de monde ; mais le cabinet des agents de change,
dont on voyait les tentures rouges
par les hautes fenêtres, isolait du vacarme de la grande salle la
colonnade, où des spéculateurs, les
délicats, les riches, s'étaient assis commodément
à l'ombre, quelques-uns seuls, d'autres par petits
groupes, transformant en une sorte de club ce vaste péristyle ouvert
au plein ciel. C'était un peu, ce
derrière du monument, comme l'envers d'un théâtre,
l'entrée des artistes, avec la rue louche et
relativement tranquille, cette rue Notre-Dame-des-Victoires, occupée
toute par des marchands de vin, des
cafés, des brasseries, des tavernes, grouillant d'une clientèle
spéciale, étrangement mêlée. Les enseignes
indiquaient aussi la végétation mauvaise, poussée
au bord d'un grand cloaque voisin des compagnies
d'assurances mal famées, des journaux financiers de brigandage,
des sociétés, des banques, des agences,
des comptoirs, la série entière des modestes coupe-gorge,
installés dans des boutiques ou à des entresols,
larges comme la main. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée
partout, des hommes rôdaient,
attendaient, ainsi qu'à la corne d'un bois.
Saccard s'était arrêté
à l'intérieur des grilles. Levant les yeux sur la porte
qui conduit au cabinet des
agents de d'ange, avec le regard aigu d'un chef d'armée examinant
sous toutes ses faces la place dont il
veut tenter l'assaut, lorsqu'un grand gaillard, qui sortait d'une taverne,
traversa la rue et vint s'incliner très
bas.
" Ah ! monsieur Saccard, n'avez-vous
rien pour moi ? J'ai quitté définitivement le Crédit
mobilier, je
cherche une situation. "
Jantrou était un ancien professeur,
venu de Bordeaux à Paris, à la suite d'une histoire restée
louche.
Obligé de quitter l'Université, déclassé,
mais beau garçon avec sa barbe noire en éventail et sa
calvitie
précoce, d'ailleurs lettré, intelligent et aimable, il
était débarqué à la Bourse vers vingt-huit
ans, s'y était
traîné et sali pendant dix années comme remisier,
en n'y gagnant guère que l'argent nécessaire a ses vices.
Et, aujourd'hui, tout à fait chauve, se désolant ainsi
qu'une fille dont les rides menacent le gagne-pain, il
attendait toujours l'occasion qui devait le lancer au succès,
à la fortune.
Saccard, à le voir si humble, se rappela
avec amertume, le salut de Sabatani, chez Champeaux :
décidément, les tarés et les ratés seuls
lui restaient. Mais il n'était pas sans estime pour l'intelligence
vive
de celui-ci, et il savait bien qu'on fait les troupes les plus braves
avec les désespérés, ceux qui osent tout,
ayant tout à gagner. Il se montra bonhomme.
" Une situation, répéta-t-il.
Eh ! ça peut se trouver. Venez me voir.
- Rue Saint-Lazare, maintenant, n'est-ce pas
?
- Oui, rue Saint-Lazare. Le matin. "
Ils causèrent. Jantrou était
très animé contre la Bourse, répétant qu'il
fallait être un coquin pour y réussir,
avec la rancune d'un homme qui n'avait pas eu la coquinerie chanceuse.
C'était fini, il voulait tenter autre
chose, il lui semblait que, grâce à sa culture universitaire,
à sa connaissance du monde, il pouvait se faire
une belle place dans l'administration. Saccard l'approuvait d'un hochement
de tête. Et, comme ils étaient
sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu'à la rue Brongniart,
tous deux s'intéressèrent à un coupé
sombre, d'un attelage très correct, qui était arrêté
dans cette rue, le cheval tourné vers la rue Montmartre.
Tandis que le dos du cocher, haut perché, demeurait d'une immobilité
de pierre, ils avaient remarqué
qu'une tête de femme, à deux reprises, paraissait a la
portière et disparaissait, vivement. Tout d'un coup,
la tête se pencha, s'oublia, avec un long
regard d'impatience en arrière, du côté de la Bourse.
" La baronne Sandorff " , murmura
Saccard.
C'était une tête brune très
étrange, des yeux noirs brûlants sous des paupières
meurtries, un visage de
passion à la bouche saignante, et que gâtait seulement
un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d'une
maturité précoce, pour ses vingt-cinq ans, avec son air
de bacchante habillée par les grands couturiers du
règne.
" Oui, la baronne, répéta
Jantrou. Je l'ai connue, quand elle était jeune fille, chez son
père, le comte de
Ladricourt. Oh ! un enragé joueur, et d'une brutalité
révoltante. J'allais prendre ses ordres chaque matin,
il a failli me battre un jour. Je ne l'ai pas pleuré, celui-là,
quand il est mort d'un coup de sang, ruiné, à la
suite d'une série de liquidations lamentables... La petite alors
à dû se résoudre à épouser le baron
Sandorff, conseiller à l'ambassade d'Autriche, qui avait trente-cinq
ans de plus qu'elle, et qu'elle avait
positivement rendu fou, avec ses regards de feu.
- Je sais " , dit simplement Saccard.
De nouveau, la tête de la baronne avait
replongé dans le coupé. Mais, presque aussitôt,
elle reparut, plus
ardente, le cou tordu pour voir au loin, sur la place.
" Elle joue, n'est-ce pas ?
- Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de
crise, on peut la voir la, dans sa voiture, guettant les cours,
prenant fiévreusement des notes sur son carnet, donnant des ordres...
Et, tenez ! c'était Massias qu'elle
attendait le voici qui la rejoint. "
En effet, Massias courait de toute la vitesse
de ses jambes courtes, sa cote a la main, et ils le virent qui
s'accoudait a la portière du coupé, y plongeant la tête
a son tour, en grande conférence avec la baronne.
Puis, comme ils s'écartaient un peu, pour ne pas être surpris
dans leur espionnage, et comme le remisier
revenait, toujours courant, ils l'appelèrent. Lui, d'abord, jeta
un regard de côté, s'assurant que le coin de la
rue le cachait ; ensuite, il s'arrêta net, essoufflé, son
visage fleuri congestionné, gai quand même, avec ses
gros yeux bleus d'une limpidité enfantine.
" Mais qu'est-ce qu'ils ont ? cria-t-il.
Voilà le Suez qui dégringole. On parle d'une guerre avec
l'Angleterre. Une nouvelle qui les révolutionne, et qui vient
on ne sait d'où... Je vous le demande un peu,
la guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir inventé ça
? A moins que ça ne se soit inventé tout seul... Enfin,
un vrai coup de chien. "
Jantrou cligna des yeux.
" La dame mord toujours ?
- Oh ! enragée ! Je porte ses ordres
a Nathansohn. "
Saccard, qui écoutait, fit tout haut
une réflexion.
" Tiens ! c'est vrai, on m'a dit que
Nathansohn était entré à la coulisse.
- Un garçon très gentil, Nathansohn,
déclara Jantrou, et qui mérite de réussir. Nous
avons été ensemble
au Crédit mobilier... Mais il arrivera, lui, car il est juif.
Son père, un Autrichien, est établi à Besançon,
horloger, je crois... Vous savez que ça
l'a pris un jour, là- bas, au Crédit, en voyant comment
ça se
manigançait. Il s'est dit que ce n'était pas si malin, qu'il
n'y avait qu'à avoir une chambre et à ouvrir un
guichet ; et il a ouvert un guichet... Vous êtes content, vous,
Massias ?
- Oh ! content ! Vous y avez passé,
vous avez raison de dire qu'il faut être juif ; sans ça,
inutile de
chercher à comprendre, on n'y a pas la main, c'est la déveine
noire... Quel sale métier ! Mais on y est, on
y reste. Et puis, j'ai encore de bonnes jambes, j'espère tout
de même. "
Et il repartit, courant et riant. On le disait
fils d'un magistrat de Lyon, frappé d'indignité, tombé
lui-même
à la Bourse, après la disparition de son père,
n'ayant pas voulu continuer ses études de droit.
Saccard et Jantrou, à petits pas, revinrent
vers la rue Brongniart ; et ils y retrouvèrent le coupé
de la
baronne ; mais les glaces étaient levées, la voiture mystérieuse
paraissait vide, tandis que l'immobilité du
cocher semblait avoir grandi, dans cette attente qui se prolongeait
souvent jusqu'au dernier cours.
" Elle est diablement excitante, reprit
brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron. "
Jantrou eut un sourire singulier.
" Oh ! le baron, il y a longtemps qu'il
en a assez, je crois. Il est très ladre, dit-on... Alors, vous
savez avec
qui elle s'est mise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais
?
- Non.
- Avec Delcambre.
- Delcambre, le procureur général
! ce grand homme sec, si jaune, si rigide !... Ah ! je voudrais bien
les
voir ensemble ! "
Et tous deux, très égayés,
très allumés, se séparèrent avec une vigoureuse
poignée de main, après que
l'un ait rappelé à l'autre qu'il se permettrait d'aller
le voir prochainement.
Dès qu'il se retrouva seul, Saccard
fut repris par la voix haute de la Bourse, qui déferlait avec
l'entêtement du flux à son retour. Il avait tourné
le coin, il descendait vers la rue Vivienne, par ce côté
de
la place que l'absence de cafés rend sévère. Il
longea commerce, le bureau de poste, les grandes agences
d'annonces, de plus en plus assourdi et enfiévré, à
mesure qu'il revenait devant la façade principale ; et,
quand il put enfiler le péristyle d'un regard oblique, il fit
une nouvelle pause comme s'il ne voulait pas
encore achever le tour de la colonnade, cette sorte d'investissement
passionné dont il l'enserrait. Là, sur
cet élargissement du pavé, la vie s'étalait, éclatait
un flot de consommateurs envahissait les cafés, la
boutique du pâtissier ne désemplissait pas, les étalages
attroupaient la foule, celui d'un orfèvre surtout,
flambant de grosses pièces d'argenterie. Et, par les quatre angles,
les quatre carrefours, il semblait que le
fleuve des fiacres et des piétons augmentât, dans un enchevêtrement
inextricable ; tandis que le bureau
des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiers,
en ligne, barraient le trottoir
presque d'un bout à l'autre de la grille. Mais ses yeux s'étaient
fixés sur les marches hautes, où des
redingotes s'égrenaient au plein soleil. Puis, ils remontèrent
vers les colonnes dans la masse compacte,
un grouillement noir, à peine éclairé par les taches
pâles des visages. Tous étaient debout, on ne voyait
pas les chaises, le rond que faisait la coulisse, assise sous l'horloge,
ne se devinait qu'à une sorte de
bouillonnement, une furie de gestes et de paroles dont l'air frémissait.
Vers la gauche, le groupe des
banquiers occupés à des arbitrages, à des opérations
sur le change et sur les chèques anglais, restait plus
calme, sans cesse traversé par la queue de monde qui entrait,
allant au télégraphe. Jusque sous les
galeries latérales, les spéculateurs
débordaient, s'écrasaient ; et, entre les colonnes, appuyés
aux rampes
de fer, il y en avait qui présentaient le ventre ou le dos, comme
chez eux, contre le velours d'une loge. La
trépidation, le grondement de machine sous vapeur, grandissait,
agitait la Bourse entière, dans un
vacillement de flamme. Brusquement, il reconnut le remisier Massias qui
descendait les marches à toutes
jambes, puis qui sauta dans sa voiture, dont le cocher lança le
cheval au galop.
Alors, Saccard sentit ses poings se serrer.
Violemment, il s'arracha, il tourna dans la rue Vivienne,
traversant la chaussée pour gagner le coin de la rue Feydeau,
où se trouvait la maison de Busch. Il venait
de se rappeler la lettre russe qu'il avait à se faire traduire.
Mais, comme il entrait, un jeune homme, planté
devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chaussée,
le salua ; et il reconnut Gustave Sédille, le
fils d'un fabricant de soie de la rue des Jeûneurs, que son père
avait placé chez Mazaud, pour étudier le
mécanisme des affaires financières. Il sourit paternellement
à ce grand garçon élégant, se doutant bien
de
ce qu'il faisait là, en faction. La papeterie Conin fournissait
de carnets toute la Bourse, depuis que la
petite Mme Conin y aidait son mari, le gros Conin, qui, lui, ne sortait
jamais de son arrière-boutique,
s'occupait de la fabrication, tandis qu'elle, toujours, allait et venait,
servant au comptoir, faisant les
courses dehors. Elle était grasse, blonde, rose, un vrai petit
mouton frisé, avec des cheveux de soie pâle,
très gracieuse, très câline, et d'une continuelle
gaieté. Elle aimait bien son mari, disait-on, ce qui ne
l'empêchait pas, quand un boursier de la clientèle lui
plaisait, d'être tendre ; mais pas pour de l'argent,
uniquement pour le plaisir, et une seule fois, dans une maison amie
du voisinage, à ce que racontait la
légende. En tout cas, les heureux qu'elle faisait devaient se
montrer discrets et reconnaissants, car elle
restait adorée, fêtée, sans un vilain bruit autour
d'elle. Et la papeterie continuait de prospérer, c'était
un
coin de vrai bonheur. En passant, Saccard aperçut Mme Conin qui
souriait à Gustave à travers les vitres.
Quel joli petit mouton ! Il en eut une sensation délicieuse de
caresse. Enfin ; il monta.
Depuis vingt ans, Busch occupait tout en haut,
au cinquième étage, un étroit logement composé
de deux
chambres et d'une cuisine. Né à Nancy, de parents allemands,
il était débarqué là de sa ville natale,
il y
avait peu à peu étendu son cercle d'affaires, d'une extraordinaire
complication, sans éprouver le besoin
d'un cabinet plus grand, abandonnant à son frère Sigismond
la pièce sur la rue, se contentant de la petite
pièce sur la cour, où les paperasses ; les dossiers, les
paquets de toutes sortes s'empilaient tellement, que
la place d'une unique chaise, contre le bureau, se trouvait réservée.
Une de ses grosses affaires était bien
le trafic sur les valeurs dépréciées ; il les centralisait,
il servait d'intermédiaire entre la petite Bourse et
les " Pieds humides " et les banqueroutiers, qui ont des trous
à combler dans leur bilan ; aussi suivait-il
les cours, achetant directement parfois, alimenté surtout par
les stocks qu'on lui apportait. Mais, outre
l'usure et tout un commerce caché sur les bijoux et les pierres
précieuses, il s'occupait particulièrement de
l'achat des créances. C'était là ce qui emplissait
son cabinet à en faire craquer les murs, ce qui le lançait
dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences
dans tous les mondes. Dès qu'il
apprenait une faillite, il accourait, rôdait autour du syndic,
finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait
rien tirer de bon immédiatement. Il surveillait les études
de notaire, attendait les ouvertures de
successions difficiles, assistait aux adjudications des créances
désespérées. Lui-même publiait des
annonces, attirait les créanciers impatients qui aimaient mieux
toucher quelques sous tout de suite que de
courir le risque de poursuivre leurs débiteurs. Et, de ces sources
multiples, du papier arrivait, de
véritables hottes, le tas sans cesse accru d'un chiffonnier de
la dette : billets impayés, traités inexécutés,
reconnaissances restées vaines, engagements non tenus. Puis,
là-dedans, commençait le triage, le coup de
fourchette dans cet arlequin gâté, ce qui demandait un
flair spécial, très délicat. Dans cette mer de
créanciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix,
pour ne pas trop éparpiller son effort. En
principe, il professait que toute créance, même la plus
compromise, peut redevenir bonne, et il avait une
série de dossiers admirablement classés,
auxquels correspondait un répertoire des noms, qu'il relisait de
temps à autre, pour s'entretenir la mémoire. Mais, parmi
les insolvables, il suivait naturellement de plus
près ceux qu'il sentait avoir des chances de fortune prochaine
: son enquête dénudait les gens, pénétrait
les secrets de famille, prenait note des parentés riches, des moyens
d'existence, des nouveaux emplois
surtout, qui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des années
souvent, il laissait ainsi mûrir un
homme, pour l'étrangler au premier succès. Quant aux débiteurs
disparus, ils le passionnaient plus
encore, le jetaient dans une fièvre de recherches continuelles,
l'oeil sur les enseignes et sur les noms que
les journaux imprimaient, quêtant les adresses comme un chien quête
le gibier. Et, dès qu'il les tenait, les
disparus et les insolvables, il devenait féroce, les mangeait de
frais, les vidait jusqu'au sang, tirant cent
francs de ce qu'il avait payé dix sous, en expliquant brutalement
ses risques de joueur, forcé de gagner
avec ceux qu'il empoignait ce qu'il prétendait perdre sur ceux
qui lui filaient entre les doigts, ainsi qu'une
fumée.
Dans cette chasse aux débiteurs, la
Méchain était une des aides que Busch aimait le mieux
à employer ;
car, s'il devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs à
ses ordres, il vivait dans la défiance de ce
personnel, mal famé et affamé ; tandis que la Méchain
avait pignon sur rue, possédait derrière la butte
Montmartre toute une cité, la Cité de Naples, un vaste
terrain planté de huttes branlantes qu'elle louait au
mois un coin d'épouvantable misère, des meurt-de-faim
en tas dans l'ordure, des trous à pourceau qu'on
se disputait et dont elle balayait sans pitié les locataires
avec leur fumier, dès qu'ils ne payaient plus. Ce
qui la dévorait, ce qui lui mangeait les bénéfices
de sa cité, c'était sa passion malheureuse du jeu. Et
elle
avait aussi le goût des plaies d'argent, des ruines, des incendies,
au milieu desquels on peut voler des
bijoux fondus. Lorsque Busch la chargeait d'un renseignement à
prendre, d'un débiteur à déloger, elle y
mettait parfois du sien, se dépensait pour le plaisir. Elle se
disait veuve, mais personne n'avait connu son
mari. Elle venait on ne savait d'où, et elle paraissait avoir
eu toujours cinquante ans, débordante, avec sa
mince voix de petite fille.
Ce jour-là, dès que la Méchain
se trouva assise sur l'unique chaise, le cabinet fut plein, comme bouché
par ce dernier paquet de chair, tombé à cette place. Devant
son bureau, Busch, prisonnier, semblait
enfoui, ne laissant émerger que sa tête carrée,
au-dessus de la mer des dossiers.
" Voici, dit-elle en vidant son vieux
sac de l'énorme tas de papiers qui le gonflait, voici ce que
Fayeux
m'envoie de Vendôme... Il a tout acheté pour vous, dans
cette faillite Charpier que vous m'aviez dit de lui
signaler... Cent dix francs.
Fayeux, qu'elle appelait son cousin, venait
d'installer là-bas un bureau de receveur de rentes. Il avait
pour
négoce avoué de toucher les coupons des petits rentiers
du pays ; et, dépositaire de ces coupons et de
l'argent, il jouait frénétiquement.
" Ça ne vaut pas grand-chose,
la province, murmura Busch, mais on y fait des trouvailles tout de même.
"
Il flairait les papiers, les triait déjà
d'une main experte, les classait en gros d'après une première
estimation, à l'odeur. Sa face plate se rembrunissait, il eut
une moue désappointée.
" Hum ! il n'y a pas gras, rien à
mordre. Heureusement que ça n'a pas coûté cher...
Voici des billets...
Encore des billets... Si ce sont des jeunes gens, et s'ils sont venus
à Paris, nous les rattraperons peut-
être... "
Mais il eut une légère exclamation
de surprise.
" Tiens ! qu'est-ce que c'est que ça
? "
Il venait de lire, au bas d'une feuille de
papier timbre, la signature du comte de Beauvilliers, et la feuille
ne portait que trois lignes, d'une grosse écriture sénile.
" Je m'engage à payer la somme
de dix mille francs mademoiselle Léonie Cron, le jour de sa majorité.
"
" Le comte de Beauvilliers, reprit-il
lentement, réfléchissant tout haut, oui, il a eu des fermes,
tout un
domaine, du côté de Vendôme... Il est mort d'un accident
de chasse, il a laissé une femme et deux enfants
dans la gêne. J'ai eu des billets autrefois, qu'ils ont payés
difficilement... Un farceur, un
pas-grand-chose... "
Tout d'un coup, il éclata d'un gros
rire, reconstruisant l'histoire.
" Ah ! le vieux filou, c'est lui qui
a fichu dedans la petite !... Elle ne voulait pas, et il l'aura décidée
avec
ce chiffon de papier, qui était légalement sans valeur.
Puis, il est mort... Voyons, c'est daté de 1854, il y a
dix ans. La fille doit être majeure, que diable ! Comment cette
reconnaissance pouvait-elle se trouver
entre les mains de Charpier ?... Un marchand de grains, ce Charpier,
qui prêtait à la petite semaine. Sans
doute la fille lui a laissé ça en dépôt pour
quelques écus ; ou bien peut-être s'était-il chargé
du
recouvrement...
- Mais, interrompit la Méchain, c'est
très bon, ça, un vrai coup !
Busch haussa dédaigneusement les épaules.
" Eh ! non, je vous dis qu'en droit ça
ne vaut rien... Que je présente ça aux héritiers,
et ils peuvent
m'envoyer promener, car il faudrait faire la preuve que l'argent est
réellement dû... Seulement, si nous
retrouvons la fille, j'espère les amener à être
gentils et à s'entendre avec nous, pour éviter un tapage
désagréable... Comprenez- vous ? cherchez cette Léonie
Cron, écrivez à Fayeux pour qu'il nous déniche
là-bas. Ensuite, nous verrons à rire. "
Il avait fait des papiers deux tas qu'il se
promettait d'examiner à fond, quand il serait seul, et il restait
immobile, les mains ouvertes, une sur chaque tas.
Après un silence, la Méchain
reprit :
" Je me suis occupée des billets
Jordan... J'ai bien cru que j'avais retrouvé notre homme. Il
a été employé
quelque part, il écrit maintenant dans les journaux. Mais on
vous reçoit si mal, dans les journaux ; on
refuse de vous donner les adresses. Et puis, je crois qu'il ne signe
pas ses articles de son vrai nom. "
Sans une parole, Busch avait allongé
le bras pour prendre, à sa place alphabétique, le dossier
Jordan.
C'étaient six billets de cinquante francs, datés de cinq
années déjà et échelonnés de mois
en mois, une
somme totale de trois cents francs, que le jeune homme avait souscrite
à un tailleur, aux jours de misère.
Impayés à leur présentation, les billets s'étaient
grossis de frais énormes, et le dossier débordait d'une
formidable procédure. A cette heure, la dette atteignait sept
cent trente francs quinze centimes.
" Si c'est un garçon d'avenir,
murmura Busch, nous le pincerons toujours. "
Puis, une liaison d'idées se faisant
sans doute en lui, il s'écria :
" Et dites donc, l'affaire Sicardot,
nous l'abandonnons ? "
La Méchain leva au ciel ses gros bras
éplorés. Toute sa monstrueuse personne en eut un remous
de
désespoir.
" Ah ! Seigneur Dieu ! gémit-elle
de sa voix de flûte, j'y laisserai ma peau ! "
L'affaire Sicardot était toute une
histoire romanesque qu'elle aimait conter. Une petite-cousine à
elle,
Rosalie Chavaille, la fille tardive d'une soeur de son père avait
été prise à seize ans, un soir, sur les
marches de l'escalier, dans une maison de la rue de la Harpe, où
elle et sa mère occupaient un petit
logement au sixième. Le pis était que le monsieur, un
homme marié, débarqué depuis huit jours à
peine,
avec sa femme, dans une chambre que sous-louait une dame du second,
s'était montré si amoureux, que
la pauvre Rosalie, renversée d'une main trop prompte contre l'angle
d'une marche, avait eu l'épaule
démise. De là, juste colère de la mère,
qui avait failli faire un esclandre affreux, malgré les larmes
de la
petite, avouant qu'elle avait bien voulu, que c'était un accident
et qu'elle aurait trop de peine, si l'on
envoyait le monsieur en prison. Alors, la mère, se taisant, s'était
contentée d'exiger de celui-ci une
somme de six cents francs, répartie en douze billets, cinquante
francs par mois, pendant une année ; et il
n'avait pas eu de marché vilain, c'était même modeste,
car sa fille, qui finissait son apprentissage de
couturière, ne gagnait plus rien, malade, au lit, coûtant
gros, si mal soignée d'ailleurs, que, les muscles de
son bras s'étant rétractés, elle devenait infirme.
Avant la fin du premier mois, le monsieur
avait disparu, sans laisser son adresse. Et les malheurs
continuaient, tapaient dru comme grêle : " Rosalie accouchait
d'un garçon, perdait sa mère, tombait à une
sale vie, à une misère noire. Echouée à
la Cité de Naples, chez sa petite-cousine, elle avait traîné
les rues
jusqu'à vingt-six ans, ne pouvant se servir de son bras, vendant
parfois des citrons aux Halles,
disparaissant pendant des semaines avec des hommes, qui la renvoyaient
ivre et bleue de coups. Enfin,
l'année d'auparavant, elle avait eu la chance de crever, des
suites d'une bordée plus aventureuse que les
autres. Et la Méchain avait dû garder l'enfant, Victor
; et il ne restait de toute cette aventure que les douze
billets unpayés, signés Sicardot. On n'avait jamais pu
en savoir davantage : le monsieur s'appelait
Sicardot.
D'un nouveau geste, Busch prit le dossier
Sicardot, une mince chemise de papier gris. Aucun frais n'avait
été fait, il n'y avait là que les douze billets.
" Encore si Victor était gentil
! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un
enfant épouvantable... Ah ! c'est dur de faire des héritages
pareils, un gamin qui finira sur l'échafaud, et
ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien ! "
Busch tenait ses gros yeux pâles obstinément
fixés sur les billets. Que de fois il les avait étudiés
ainsi,
espérant, dans un détail inaperçu, dans la forme
des lettres, jusque dans le grain du papier timbré,
découvrir un indice. Il prétendait que cette écriture
pointue et fine ne devait pas lui être inconnue.
" C'est curieux, répétait-il
une fois encore, j'ai certainement vu déjà des a et des
o pareils, si allongés,
qu'ils ressemblent à des i . "
Juste à ce moment, on frappa ; et il
pria la Méchain d'allonger la main pour ouvrir ; car la pièce
donnait
directement sur l'escalier. Il fallait la traverser si l'on voulais
gagner l'autre, celle qui avait vue sur la rue.
Quant à la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de l'autre
côté du palier.
" Entrez, monsieur. "
Et ce fut Saccard qui entra. Il souriait, égayé
intérieurement par la plaque de cuivre, vissée sur la porte
et
portant en grosses lettres noires le mot Contentieux.
" Ah ! oui, monsieur Saccard, vous venez
pour cette traduction... Mon frère est là, dans l'autre
pièce...
Entrez, entrez donc. "
Mais la Méchain bouchait absolument
le passage, et elle dévisageait le nouveau venu, l'air de plus
en
plus surpris. Il fallut tout une manoeuvre lui recula dans l'escalier,
elle-même sortit, s'effaçant sur le
palier, de façon qu'il pût entrer et gagner enfin la chambre
voisine, où il disparut. Pendant ces
mouvements compliqués, elle ne l'avait pas quitté des
yeux.
" Oh ! souffla-t-elle, oppressée,
ce M. Saccard, je ne l'avais jamais tant vu... Victor est tout son portrait.
"
Busch sans comprendre d'abord, la regardait.
Puis, une brusque illumination se fit, il eut un juron étouffé.
" Tonnerre de Dieu ! c'est ça,
je savais bien que j'avais vu ça quelque part ! "
Et, cette fois, il se leva, bouleversa les
dossiers, finit par trouver une lettre que Saccard lui avait écrite,
l'année précédente, pour lui demander du temps
en faveur d'une dame insolvable. Vivement, il compara
l'écriture des billets à celle de cette lettre c'étaient
bien les mêmes a et les mêmes o , devenus avec le
temps plus aigus encore et il y avait aussi une identité de majuscules
évidente.
" C'est lui, c'est lui, répétait-il.
Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard ? "
Mais, dans sa mémoire, une histoire
confuse s'éveillait, le passé de Saccard, qu'un agent
d'affaires
Larsonneau, millionnaire aujourd'hui, lui avait conté. Saccard
tombant à Paris au lendemain du coup
d'Etat, venant exploiter la puissance naissante de son frère
Rougon, et d'abord sa misère dans les rues
noires de l'ancien Quartier latin, et ensuite sa fortune rapide, à
la faveur d'un louche mariage quand il
avait eu la chance d'enterrer sa femme. C'était lors de ces débuts
difficiles qu'il avait changé son nom de
Rougon contre celui de Saccard, en transformant simplement le nom de
cette première femme, qui se
nommait Sicardot.
" Oui, oui, Sicardot, je me souviens
parfaitement, murmura Busch. Il a eu le front de signer le nom du
nom de sa femme. Sans doute le ménage avait donné ce nom,
en descendant rue de la Harpe. Et puis, le
bougre prenait toutes sortes de précautions, devait déménager
à la moindre alerte... Ah ! il ne guettait pas
que les écus, il culbutait aussi les gamines dans les escaliers
! C'est bête, ça finira par lui jouer un vilain
tour.
- Chut ! chut, reprit la Méchain. Nous
le tenons, et on peut bien dire qu'il y a un bon Dieu. Enfin, je vas
donc être récompensée de tout ce que j'ai fait pour
ce pauvre petit Victor, que j'aime bien tout de même,
allez, quoiqu'il soit indécrottable. "
Elle rayonnait, ses yeux minces pétillaient
dans la graisse fondante de son visage.
Mais Busch, après le coup de fièvre
de cette solution longtemps cherchée, que le hasard lui apportait,
se
refroidissait à la réflexion, hochait la tête. Sans
doute Saccard, bien que ruiné pour le moment, était
encore bon à tondre. On pouvait tomber sur un père moins
avantageux. Seulement, il ne se laisserait pas
ennuyer, il avait la dent terrible. Et puis, quoi ? il ne savait certainement
pas lui-même qu'il avait un fils,
il pourrait nier, malgré cette ressemblance extraordinaire qui
stupéfiait la Méchain. Du reste, il était une
seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son passé à
personne, de sorte que, même s'il acceptait le
petit, aucune peur, aucune menace n'était
à exploiter contre lui. Quant à ne tirer de sa paternité
que les six
cents francs des billets, c'était en vérité trop
misérable, ça ne valait pas la peine d'avoir été
si
miraculeusement aidé par le hasard. Non, non ! il fallait réfléchir,
nourrir ça, trouver le moyen de couper
la moisson en pleine maturité.
" Ne nous pressons pas, conclut Busch.
D'ailleurs, il est par terre, laissons-lui le temps de se relever. "
Et, avant de congédier la Méchain,
il acheva d'examiner avec elle les menues affaires dont elle était
chargée, une jeune femme qui avait engagé ses bijoux pour
un amant, un gendre dont la dette serait payée
par sa belle-mère, sa maîtresse, si l'on savait s'y prendre,
enfin les variétés les plus délicates du
recouvrement si complexe et si difficile des créances.
Saccard, en entrant dans la chambre voisine,
était resté quelques secondes ébloui par la clarté
blanche de
la fenêtre, aux vitres ensoleillées, sans rideaux. Cette
pièce, tapissée d'un papier pâle à fleurettes
bleues,
était nue simplement un petit lit de fer dans un coin, une table
de sapin au milieu, et deux chaises de
paille. Le long de la cloison de gauche, des planches à peine
rabotées servaient de bibliothèque, chargées
de livres, de brochures, de journaux, de papiers de toutes sortes. Mais
la grande lumière du ciel, à ces
hauteurs, mettait dans cette nudité comme une gaieté de
jeunesse, un rire de fraîcheur ingénue. Et le frère
de Busch, Sigismond, un garçon de trente- cinq ans, imberbe,
aux cheveux châtains, longs et rares, se
trouvait là, assis devant la table, son vaste front bossu dans
sa maigre main, si absorbé par la lecture d'un
manuscrit, qu'il ne tourna point la tête, n'ayant pas entendu
la porte s'ouvrir.
C'était une intelligence, ce Sigismond,
élevé dans les universités allemandes, qui, outre
le français, sa
langue maternelle, parlait l'allemand, l'anglais et le russe. En 1849,
à Cologne, il avait connu Karl Marx,
était devenu le rédacteur le plus aimé de sa Nouvelle
Gazette rhénane ; et, dès ce moment, sa religion
s'était fixée, il professait le socialisme avec une foi
ardente, ayant fait le don de sa personne entière à
l'idée d'une prochaine rénovation sociale, qui devait
assurer le bonheur des pauvres et des humbles.
Depuis que son maître, banni d'Allemagne, forcé de s'exiler
de Paris à la suite des journées de Juin, vivait
à Londres, écrivait, s'efforçait d'organiser le
parti, lui végétait de son côté, dans ses
rêves, tellement
insoucieux de sa vie matérielle, qu'il serait sûrement
mort de faim, si son frère ne l'avait recueilli, rue
Feydeau, près de la Bourse, en lui donnant la pensée d'utiliser
sa connaissance des langues pour s'établir
traducteur. Ce frère aîné adorait son cadet, d'une
passion maternelle, loup féroce aux débiteurs, très
capable de voler dix sous dans le sang d'un homme, mais tout de suite
attendri aux larmes, d'une
tendresse passionnée et minutieuse de femme, dès qu'il
s'agissait de ce grand garçon distrait, resté enfant.
Il lui avait donné la belle chambre sur la rue, il le servait
comme une bonne, menait leur étrange ménage,
balayant, faisant les lits, s'occupant de la nourriture qu'un petit
restaurant du voisinage montait deux fois
par jour. Lui, si actif, la tête bourrée de mille affaires,
le tolérait oisif, car les traductions ne marchaient
pas, entravées de travaux personnels ; et il lui défendait
même de travailler, inquiet d'une petite toux
mauvaise ; et malgré son dur amour de l'argent, sa cupidité
assassine qui mettait dans la conquête de
l'argent l'unique raison de vivre, il souriait indulgemment des théories
du révolutionnaire, il lui
abandonnait le capital comme un joujou à un gamin, quitte à
le lui voir briser.
Sigismond, de son côté, ne savait
même pas ce que son frère faisait dans la pièce
voisine. Il ignorait tout
de cet effroyable négoce sur les valeurs déclassées
et sur l'achat des créances, il vivait plus haut, dans un
songe souverain de justice. L'idée de charité le blessait,
le jetait hors de lui : la charité, c'était l'aumône,
l'inégalité consacrée par la bonté ; et
il n'admettait que la justice ; les droits de chacun reconquis, posés
en immuables principes de la nouvelle organisation sociale. Aussi, à
la suite de Karl Marx, avec lequel il
était en continuelle correspondance, épuisait-il
ses jours à étudier cette organisation, modifiant,
améliorant sans cesse sur le papier la société de
demain, couvrant de chiffres d'immenses pages, basant
sur la science l'échafaudage compliqué de l'universel bonheur.
Il retirait le capital aux uns pour le répartir
entre tous les autres, il remuait les milliards, déplaçait
d'un trait de plume la fortune du monde ; et cela,
dans cette chambre nue, sans une autre passion que son rêve, sans
un besoin de jouissance à satisfaire,
d'une frugalité telle, que son frère devait se fâcher
pour qu'il bût du vin et mangeât de la viande. Il voulait
que le travail de tout homme, mesuré selon ses forces, assurât
le contentement de ses appétits lui, se tuait
à la besogne et vivait de rien. Un vrai sage, exalté dans
l'étude, dégagé de la vie matérielle, très
doux et
très pur. Depuis le dernier automne, il toussait de plus en plus,
la phtisie l'envahissant qu'il daignât même
s'en apercevoir et se soigner.
Mais Saccard ayant fait un mouvement, Sigismond
enfin leva ses grands yeux vagues, et s'étonna, bien
qu'il connût le visiteur.
" C'est pour une lettre à traduire.
"
La surprise du jeune homme augmentait, car
il avait découragé les clients, les banquiers, les spéculateurs,
les agents de change, tout ce monde de la Bourse, qui reçoit
particulièrement d'Angleterre et
d'Allemagne, une correspondance nombreuse, des circulaires, des statuts
de société.
" Oui, une lettre en langue russe. Oh
! dix lignes seulement. "
Alors, il tendit la main, le russe étant
resté sa spécialité, lui seul le traduisant couramment,
au milieu des
autres traducteurs du quartier, qui vivaient de l'allemand et de l'anglais.
La rareté des documents russes,
sur le marché de Paris, expliquait ses longs chômages.
Tout haut, il lut la lettre, en français.
C'était, en trois phrases, une réponse favorable d'un
banquier de
Constantinople, un simple oui, dans une affaire.
" Ah ! merci " , s'écria
Saccard, qui parut enchanté.
Et il pria Sigismond d'écrire les quelques
lignes de la traduction au revers de la lettre. Mais celui-ci fut
pris d'un terrible accès de toux, qu'il étouffa dans son
mouchoir, pour ne pas déranger son frère, qui
accourait, dès qu'il l'entendait tousser ainsi. Puis, la crise
passée, il se leva, alla ouvrir la fenêtre toute
grande, étouffant, voulant respirer l'air. Saccard, qui l'avait
suivi, jeta un coup d'oeil dehors, eut une
légère exclamation.
" Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh !
qu'elle est drôle, d'ici "
Jamais, en effet, il ne l'avait vue sous un
si singulier aspect, à vol d'oiseau, avec les quatre vastes pentes
de zinc de sa toiture, extraordinairement développées,
hérissées d'une forêt de tuyaux. Les pointes des
paratonnerres se dressaient, pareilles à des lances gigantesques
menaçant le ciel. Et le monument
lui-même n'était plus qu'un cube de pierre, strié
régulièrement par les colonnes, un cube d'un gris sale,
nu
et laid, planté d'un drapeau en loques. Mais, surtout, les marches
et le péristyle l'étonnaient, piquetés de
fourmis noires, toute une fourmilière en révolution, s'agitant,
se donnant un mouvement énorme, qu'on ne
s'expliquait plus, de si haut, et qu'on prenait en pitié.
" Comme ça rapetisse ! reprit-il.
On dirait qu'on va tous les prendre dans la main, d'une poignée.
"
Puis, connaissant les idées de son
interlocuteur, il ajouta en riant :
" Quand balayez-vous tout ça, d'un
coup de pied ? "
Sigismond haussa les épaules.
" A quoi bon ? vous vous démolissez
bien vous-mêmes. "
Et, peu à peu, il s'anima, il déborda
du sujet dont il était plein. Un besoin de prosélytisme
le lançait, au
moindre mot, dans l'exposition de son système.
" Oui, oui, vous travaillez pour nous,
sans vous en douter... Vous êtes là quelques usurpateurs,
qui
expropriez la masse du peuple ; et quand vous serez gorgés, nous
n'aurons qu'à vous exproprier à notre
tour... Tout accaparement, toute centralisation conduit au collectivisme.
Vous nous donnez une leçon
pratique, de même que les grandes propriétés absorbant
les lopins de terre, les grands producteurs
dévorant les ouvriers en chambre, les grandes maisons de crédit
et les grands magasins tuant toute
concurrence, s'engraissant de la ruine des petites banques et des petites
boutiques, sont un acheminement
lent, mais certain, vers le nouvel état social... Nous attendons
que tout craque, que le mode de production
actuelle ait abouti au malaise intolérable des ses dernières
conséquences. Alors, les bourgeois et les
paysans eux-mêmes nous aideront. "
Saccard, intéressé, le regardait
avec une vague inquiétude, bien qu'il le prît pour un fou.
" Mais enfin, expliquez-moi, qu'est-ce
que c'est que votre collectivisme ?
Le collectivisme, c'est la transformation
des capitaux privés, vivant des luttes de la concurrence, en
un
capital social unitaire, exploité par le travail de tous....
Imaginez une société où les instruments de la
production sont la propriété de tous, où tout le
monde travaille selon son intelligence et sa vigueur, et où
les produits de cette coopération sociale sont distribués
à chacun, au prorata de son effort. Rien n'est plus
simple, n'est-ce pas ? une production commune dans les usines, les chantiers
et les ateliers de la nation ;
puis, un échange, un paiement en nature. Si il y a surcroît
de production, on le met dans des entrepôts
publics, d'où il est repris pour combler les déficits
qui peuvent se produire. C'est une balance à faire... Et
cela, comme d'un coup de hache, abat l'arbre pourri. Plus de concurrence,
plus de capital privé, donc
plus d'affaires d'aucune sorte, ni commerce, ni marchés, ni Bourses.
L'idée de gain n'a plus aucun sens.
Les sources de la spéculation, les rentes gagnées sans
travail, sont taries.
Oh ! oh ! interrompit Saccard, ça changerait
diablement les habitudes de bien du monde ! Mais ceux qui
ont des rentes aujourd'hui, qu'en faite vous ? Ainsi, Gundermann, vous
lui prenez son milliard ?
- Nullement, nous ne sommes pas des voleurs.
Nous le rachèterions son milliard, toutes ses valeurs, ses
titres de rente, par de bons de jouissance, divisés en annuités.
Et vous imaginez-vous ce capital immense
remplacé ainsi par une richesse suffocante de moyens de consommation
en moins de cent années, les
descendants de votre Gundermann seraient réduits, comme les autres
citoyens, au travail personnel ; car
les annuités finiraient bien par s'épuiser, et ils n'auraient
pu capitaliser leurs économies forcées, le
trop-plein de cet écrasement de provisions, en admettant même
qu'on conserve intact le droit d'héritage...
Je vous dis que cela balaie d'un coup, non seulement les affaires individuelles,
les sociétés d'actionnaires,
les associations de capitaux privés, mais encore toutes les sources
indirectes de rentes, tous les systèmes
de crédit, prêts, loyers, fermages... Il n'y a plus, comme
mesure de la valeur, que le travail. Le salaire se
trouve naturellement supprimé, n'étant pas, dans l'état
capitaliste actuel, équivalent au produit exact du
travail, puisqu'il ne représente jamais que ce qui est strictement
nécessaire au travailleur pour son
entretien quotidien. Et il faut reconnaître que l'état
actuel est seul coupable, que le patron le plus honnête
est bien forcé de suivre la dure loi de
la concurrence, d'exploiter ses ouvriers, s'il veut vivre. C'est notre
système social entier à détruire... Ah ! Gundermann
étouffant sous l'accablement de ses bons de
jouissance ! les héritiers de Gundermann n'arrivant pas à
tout manger, obligés de donner aux autres et de
reprendre la pioche ou l'outil, comme les camarades ! "
Et Sigismond éclata d'un bon rire d'enfant
en récréation, toujours debout près de la fenêtre,
les regards
sur la Bourse, où grouillait la noire fourmilière du jeu.
Des rougeurs ardentes montaient à ses pommettes,
il n'avait d'autre amusement que de s'imaginer ainsi les plaisantes
ironies de la justice de demain.
Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce
rêveur éveillé disait vrai, pourtant ? s'il avait
deviné l'avenir ? Il
expliquait des choses qui semblaient très claires et sensées.
" Bah ! murmura-t-il pour se rassurer,
tout ça n'arrivera pas l'année prochaine.
- Certes ! reprit le jeune homme, redevenu
grave et las. Nous sommes dans la période transitoire, la
période d'agitation. Peut-être y aura-t- il des violences
révolutionnaires, elles sont souvent inévitables.
Mais les exagérations, les emportements sont passagers... Oh
! je ne me dissimule pas les grandes
difficultés immédiates. Tout cet avenir rêvé
semble impossible, on n'arrive pas à donner aux gens une
idée raisonnable de cette société future, cette
société de juste travail, dont les moeurs seront si différentes
des nôtres. C'est comme un autre monde dans une autre planète...
Et puis, il faut bien le confesser, la
réorganisation n'est pas prête, nous cherchons encore.
Moi, qui ne dors plus guère, j'y épuise mes nuits.
Par exemple, il est certain qu'on peut nous dire : " Si les choses
sont ce qu'elles sont, c'est que la logique
des faits humains les a faites ainsi. " Dès lors, quel labeur
pour ramener le fleuve à sa source et le diriger
dans une autre vallée !... Certainement, l'état social
actuel a dû sa prospérité séculaire au principe
individualiste, que l'émulation, l'intérêt personnel
rend d'une fécondité de production sans cesse
renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette
fécondité, et par quel moyen activer la fonction
productive du travailleur, quand l'idée de gain sera détruite
? Là est, pour moi, le doute, l'angoisse, le
terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons
que la victoire du socialisme s'y décide un
jour... Mais nous vaincrons, parce que nous sommes la justice. Tenez
! vous voyez ce monument devant
vous... Vous le voyez ? "
- La Bourse ? dit Saccard. Parbleu ! oui,
je la vois !
- Eh bien, ce serait bête de la faire
sauter, qu'on la rebâtirait ailleurs... Seulement, je vous prédis
qu'elle
sautera d'elle-même, quand l'Etat l'aura expropriée, devenu
logiquement l'unique et universelle banque de
la nation ; et, qui sait ? elle servira alors d'entrepôt public
à nos richesses trop grandes, un des greniers
d'abondance où nos petits-fils trouveront le luxe de leurs jours
de fête ! "
D'un geste large, Sigismond ouvrait cet avenir
de bonheur général et moyen. Et il s'était tellement
exalté,
qu'un nouvel accès de toux le secoua, revenu à sa table,
les coudes parmi ses papiers, la tête entre les
mains, pour étouffer le râle déchiré de sa
gorge. Mais, cette fois, il ne se calmait pas. Brusquement, la
porte s'ouvrit, Busch accourut, ayant congédié la Méchain,
l'air bouleversé, souffrant lui-même de cette
toux abominable. Tout de suite, il s'était penché, avait
pris son frère dans ses grands bras, comme un
enfant dont on berce la douleur.
" Voyons, mon petit, qu'est-ce que tu
as encore, à t'étrangler ? Tu sais, je veux que tu fasses
venir un
médecin. Ce n'est pas raisonnable... Tu auras trop causé,
c'est sûr. "
Et il regardait d'un oeil oblique Saccard,
resté au milieu de la pièce, décidément
bousculé par ce qu'il
venait d'entendre, dans la bouche de ce grand
diable, si passionné et si malade, qui, de sa fenêtre, là-haut,
devait jeter un sort sur la Bourse, avec ses histoires de tout balayer
pour tout reconstruire.
" Merci, je vous laisse, dit le visiteur,
ayant hâte d'être dehors. Envoyez-moi ma lettre, avec les
dix lignes
de traduction... J'en attends d'autres, nous réglerons le tout
ensemble. "
Mais, la crise étant finie, Busch le
retint un instant encore.
" A propos, la dame qui était
là tout à l'heure vous a connu autrefois, oh, il y a longtemps.
- Ah ! Où donc ?
- Rue de la harpe, en 52 "
Si maître qu'il fût de lui, Saccard
devint pâle. Un tic nerveux tira sa bouche. Ce n'était
point qu'il se
rappelât à cette minute, la gamine culbutée dans
l'escalier : il ne l'avait même pas sue enceinte, il ignorait
l'existence de l'enfant. Mais le rappel des misérables années
de ses débuts lui était toujours désagréable.
" Rue de la Harpe, oh ! je n'y ai habité
que huit jours lors de mon arrivée à Paris, le temps de
rechercher
un logement... Au revoir ! !
- Au revoir ! " accentua Busch, qui se
trompa, voyant un aveu dans cet embarras, et qui déjà
cherchait de
quelle façon large il exploiterait l'aventure.
De nouveau dans la rue, Saccard retourna machinalement
vers la place de la Bourse. Il était tout
frissonnant, il ne regarda même pas la petite Mme Conin, dont
la jolie figure blonde souriait, à la porte de
la papeterie. Sur la place, l'agitation avait grandi, la clameur du
jeu venait battre les trottoirs grouillant de
monde, avec la violence débridée d'une marée haute.
C'était le coup de gueule de trois heures moins un
quart, la bataille des derniers cours, l'enragement à savoir
qui s'en irait les mains pleines. Et, debout à
l'angle de la rue de la Bourse en face du péristyle, il croyait
reconnaître, dans la bousculade confuse, sous
les colonnes, le baissier Moser et le haussier Pillerault, tous les
deux aux prises ; tandis qu'il s'imaginait
entendre, sortie du fond de la grande salle, la voix aiguë de l'agent
de change Mazaud, que couvraient par
moments les éclats de Nathansohn, assis sous l'horloge, à
la coulisse. Mais une voiture, qui rasait le
ruisseau, faillit l'éclabousser. Massias sauta, avant même
que le cocher eût arrêté, monta les marches d'un
bond, apportant, hors d'haleine, le dernier ordre d'un client.
Et lui, toujours immobile et debout, les yeux
sur la mêlée, là-haut, remâchait sa vie, hanté
par le souvenir
de ses débuts, que la question de Busch venait de réveiller.
Il se rappelait la rue de la Harpe, puis la
rue Saint-Jacques, où il avait traîné ses bottes
éculées
d'aventurier conquérant, débarqué à Paris
pour le soumettre ; et une fureur le reprenait, à l'idée
qu'il ne
l'avait pas soumis encore, qu'il était de nouveau sur le pavé,
guettant la fortune, inassouvi, torturé d'une
faim de jouissance telle, que jamais il n'en avait souffert davantage.
Ce fou de Sigismond le disait avec
raison : le travail ne peut faire vivre, les misérables et les
imbéciles travaillent seuls, pour engraisser les
autres. Il n'y avait que le jeu, le jeu qui, du soir au lendemain, donne
d'un coup le bien- être, le luxe, la
vie large, la vie tout entière. Si ce vieux monde social devait
crouler un jour, est-ce qu'un homme comme
lui n'allait pas encore trouver le temps et la place de combler ses
désirs, avant l'effondrement ?
Mais un passant le coudoya, qui ne se retourna
même pas pour s'excuser. Il reconnut Gundermann faisant
sa petite promenade de santé, il le regarda entrer chez un confiseur,
d'où ce roi de l'or rapportait parfois
une boîte de bonbons d'un franc à
ses petites-filles. Et ce coup de coude, à cette minute, dans la
fièvre
dont l'accès montait en lui, depuis qu'il tournait ainsi autour
de la Bourse, coude, à cette minute, dans la
fièvre dont l'accès montait fut comme le cinglement, la
poussée dernière qui le décida. Il avait achevé
d'enserrer la place, il donnerait l'assaut. C'était le serment
d'une lutte sans merci : il ne quitterait pas la
France, il braverait son frère, il jouerait la partie suprême,
une bataille de terrible audace, qui lui mettrait
Paris sous les talons, ou qui le jetterait au ruisseau, les reins cassés.
Jusqu'à la fermeture, Saccard s'entêta,
debout à son poste d'observation et de menace. Il regarda le
péristyle se vider, les marches se couvrir de la lente débandade
de tout ce monde échauffé et las. Autour
de lui, l'encombrement du pavé et des trottoirs continuait, un
flot ininterrompu de gens, l'éternelle foule à
exploiter, les actionnaires de demain, qui ne pouvaient passer devant
cette grande loterie de la
spéculation, sans tourner la tête, dans le désir
et la crainte de ce qui se faisait là, ce mystère des
opérations financières, d'autant plus attirant pour les
cervelles françaises, que très peu d'entre elles le
pénètrent.
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