12 - l'Argent
XII
L'instruction du procès marcha avec une telle lenteur, que sept
mois déjà s'étaient écoulés, depuis
l'arrestation de Saccard et d'Hamelin, sans que l'affaire pût
être mise au rôle. On était au milieu de
septembre, et, ce lundi-là, Mme Caroline qui allait voir son
frère deux fois par semaine, devait se rendre
vers trois heures à la Conciergerie. Elle ne prononçait
jamais le nom de Saccard, elle avait dix fois
répondu par un refus formel, aux demandes pressantes qu'il lui
faisait transmettre de le venir visiter. Pour
elle, raidie dans sa volonté de justice, il n'était plus.
Et elle espérait toujours sauver son frère, elle était
toute gaie, les jours de visite, heureuse de l'entretenir de ses dernières
démarches et de lui apporter un
gros bouquet des fleurs qu'il aimait.
Le matin, ce lundi-là, elle préparait
donc une boite d'oeillets rouges, lorsque la vieille Sophie, la bonne
de
la princesse d'Orviedo, descendit lui dire que madame désirait
lui parler tout de suite. Etonnée,
vaguement inquiète, elle se hâta de monter. Depuis plusieurs
mois, elle n'avait pas vu la princesse, ayant
donné sa démission de secrétaire, à l'Oeuvre
du Travail, dès la catastrophe de l'Universelle. Elle ne se
rendait plus, de loin en loin, boulevard Bineau, que pour voir Victor,
que la sévère discipline semblait
dompter maintenant, l'oeil en dessous, avec sa joue gauche plus forte
que la droite, tirant la bouche dans
une moue de férocité goguenarde. Tout de suite, elle eut
le pressentiment qu'on la faisait appeler à cause
de Victor.
La princesse d'Orviedo, enfin, était
ruinée. Dix ans à peine lui avaient suffi peur rendre
aux pauvres les
trois cents millions de l'héritage du prince, volés dans
les poches des actionnaires crédules. S'il lui avait
fallu cinq années d'abord pour dépenser en bonnes oeuvres
folles les cent premiers millions, elle était
arrivée, en quatre et demi, à engloutir les deux cents
autres, dans des fondations d'un luxe plus
extraordinaire encore. A l'Oeuvre du Travail, à la Crèche
Sainte- Marie, à l'Orphelinat Saint-Joseph, à
l'Asile de Châtillon et à l'Hôpital Saint-Marceau,
s'ajoutaient aujourd'hui une ferme modèle, près
d'Evreux, deux maisons de convalescence peur les enfants, sur les bords
de la Manche, une autre maison
de retraite peur les vieillards, à Nice, des hospices, des cités
ouvrières, des bibliothèques et des écoles,
aux quatre coins de la France ; sans compter des donations considérables
à des oeuvres de charité déjà
existantes. C'était, d'ailleurs, toujours la même volonté
de royale restitution, non pas le morceau de pain
jeté par la pitié ou la peur aux misérables, mais
la jouissance de vivre, le superflu, tout ce qui est bon et
beau donné aux humbles qui n'ont rien, aux faibles que les forts
ont volés de leur part de joie, enfin les
palais des riches grands ouverts aux mendiants des routes, pour qu'ils
dorment, eux aussi, dans la soie et
mangent dans la vaisselle d'or. Pendant dix années, la pluie
des millions n'avait pas cessé, les réfectoires
de marbre, les dortoirs égayés de peintures claires, les
façades monumentales comme des Louvres, les
jardins fleuris de plantes rares, dix années de travaux superbes,
dans un gâchis incroyable d'entrepreneurs
et d'architectes ; et elle était bien heureuse, soulevée
par le grand bonheur d'avoir désormais les mains
nettes, sans un centime. Même elle venait d'atteindre l'étonnant
résultat de s'endetter, on la poursuivait
pour un reliquat de mémoires montant à plusieurs centaines
de mille francs, sans que son avoué et son
notaire pussent réussir à parfaire la somme, dans l'émiettement
final de la colossale fortune, jetée ainsi
aux quatre vents de l'aumône. Et un écriteau, cloué
au-dessus de la porte cochère, annonçait la mise en
vente de l'hôtel, le coup de balai suprême qui emportait
jusqu'aux vestiges de l'argent maudit, ramassé
dans la boue et dans le sang du brigandage financier.
En haut, la vieille Sophie attendait Mme Caroline
pour l'introduire. Elle, furieuse, grondait toute la
journée. Ah ! elle l'avait bien dit que madame finirait par mourir
sur la paille ! Est-ce que madame
n'aurait pas dû se remarier et avoir des enfants avec un autre monsieur,
puisqu'elle n'aimait que ça au
fond ? Ce n'était pas qu'elle eût à se plaindre et
à s'inquiéter, elle, car elle avait reçu depuis longtemps
une rente de deux mille francs, qu'elle allait manger dans son pays, du
côté d'Angoulême. Mais une
colère l'emportait, lorsqu'elle songeait que madame ne s'était
pas même réservé les quelques sous
nécessaires, chaque matin, au pain et au lait dont elle vivait
maintenant. Des querelles sans cesse
éclataient entre elles. La princesse souriait de son divin sourire
d'espérance, en répondant qu'elle n'aurait
plus besoin, à la fin du mois, que d'un suaire, lorsqu'elle serait
entrée dans le couvent où elle avait depuis
longtemps marqué sa place, un couvent de carmélites muré
au monde entier. Le repos, l'éternel repos !
Telle qu'elle la voyait depuis quatre années,
Mme Caroline retrouva la princesse, vêtue de son éternelle
robe noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, jolie
encore à trente-neuf ans, avec son visage
rond aux dents de perle, mais le teint jaune, la chair morte, comme
après dix ans de cloître. Et l'étroite
pièce, pareille à un bureau d'huissier de province, s'était
emplie d'un encombrement de paperasses plus
inextricables encore, des plans, des mémoires, des dossiers,
tout le papier gâché d'un gaspillage de trois
cents millions.
" Madame, dit la princesse de sa voix
douce et lente, qu'aucune émotion ne faisait plus trembler, j'ai
voulu vous apprendre une nouvelle qui m'a été apportée
ce matin... Il s'agit de Victor, ce garçon que vous
avez placé à l'Oeuvre du Travail... "
Le coeur de Mme Caroline se mit à battre
douloureusement. Ah ! le misérable enfant, que son père
n'était
pas même allé voir, malgré ses formelles promesses,
pendant les quelques mois qu'il avait connu son
existence, avant d'être emprisonné à la Conciergerie.
Que deviendrait-il désormais ? Et elle qui se
défendait de penser à Saccard, était continuellement
ramenée à lui, bouleversée dans sa maternité
d'adoption.
" Il s'est passé hier des choses
terribles, continua la princesse, tout un crime que rien ne saurait
réparer. "
Et elle conta, de son air glacé, une
épouvantable aventure. Depuis trois jours, Victor s'était
fait mettre à
l'infirmerie, en alléguant des douleurs de tête insupportables.
Le médecin avait bien flairé une simulation
de paresseux ; mais l'enfant était réellement ravagé
par des névralgies fréquentes. Or, cet après-midi,
Alice de Beauvilliers se trouvait à l'Oeuvre sans sa mère,
venue pour aider la soeur de service à
l'inventaire trimestriel de l'armoire aux remèdes. Cette armoire
était dans la pièce qui séparait les deux
dortoirs, celui des filles de celui des garçons, où il
n'y avait en ce moment que Victor couché, occupant
un des lits ; et la soeur, s'étant absentée quelques minutes,
avait eu la surprise de ne pas retrouver Alice,
si bien qu'après avoir attendu un instant, elle s'était
mise à la chercher. Son étonnement avait grandi en
constatant que la porte du dortoir des garçons venait d'être
fermée en dedans. Que se passait-il donc ? Il
lui avait fallu faire le tour par le couloir, et elle restait béante,
terrifiée, par le spectacle qui s'offrait à elle
: la jeune fille à demi étranglée, une serviette
nouée sur son visage pour étouffer ses cris, ses jupes
en
désordre relevées, étalant sa nudité pauvre
de vierge chlorotique, violentée, souillée avec une brutalité
immonde. Par terre, gisait un porte-monnaie vide. Victor avait disparu.
Et la scène se reconstruisait:
Alice, appelée peut-être, entrant pour donner un bol de
lait à ce garçon de quinze ans, velu comme un
homme, puis la brusque faim du monstre pour cette chair frêle,
ce cou trop long, le saut du mâle en
chemise, la fille étouffée, jetée sur le lit ainsi
qu'une loque, violée, volée, et les vêtements passés
à la
hâte, et la fuite. Mais que de points obscurs, que de questions
stupéfiantes et insolubles ! Comment
n'avait-on rien entendu, pas un bruit de lutte,
pas une plainte ? Comment de si effroyables choses
s'étaient-elles passées si vite, dix minutes à peine
? Surtout, comment Victor avait-il pu se sauver,
s'évaporer pour ainsi dire, sans laisser de trace ? car, après
les plus minutieuses recherches, on avait
acquis la certitude qu'il n'était plus dans l'établissement.
Il devait s'être enfui par la salle de bains,
donnant sur le corridor, et dont une fenêtre ouvrait au-dessus d'une
série de toits étagés, allant jusqu'au
boulevard ; et encore un tel chemin offrait de si grands périls,
que beaucoup se refusaient à croire qu'un
être humain avait pu le suivre. Ramenée chez sa mère,
Alice gardait le lit, meurtrie, éperdue, sanglotante,
secouée d'une intense fièvre.
Mme Caroline écouta ce récit
dans un saisissement tel, qu'il lui semblait que tout le sang de son
coeur se
glaçait. Un souvenir s'était éveillé, l'épouvantait
d'un affreux rapprochement Saccard, autrefois, prenant
la misérable Rosalie sur une marche, lui démettant l'épaule,
au moment de la conception de cet enfant qui
en avait gardé comme une joue écrasée ; et, aujourd'hui,
Victor violentant à son tour la première fille que
le sort lui livrait. Quelle inutile cruauté ! cette jeune fille
si douce, la fin désolée d'une race, qui était
sur
le point de se donner à Dieu, ne pouvant avoir un mari, comme
toutes les autres ! Avait-elle donc un
sens, cette rencontre imbécile et abominable ? Pourquoi avoir
brisé ceci contre cela ?
" Je ne veux vous adresser aucun reproche,
madame, conclut la princesse, car il serait injuste de faire
remonter jusqu'à vous la moindre responsabilité. Seulement,
vous aviez vraiment là un protégé bien
terrible. "
Et, comme si une liaison d'idées avait
lieu en elle, inexprimée, elle ajouta :
" On ne vit pas impunément dans
certains milieux... Moi-même, j'ai eu les plus grands troubles
de
conscience, je me suis sentie complice lorsque, dernièrement,
cette banque a croulé, en amoncelant tant
de ruines et tant d'iniquités. Oui, je n'aurais pas dû
consentir à ce que ma maison devint le berceau d'une
abomination pareille... Enfin, le mal est fait, la maison sera purifiée,
et moi, oh ! moi, je ne suis plus,
Dieu me pardonnera. "
Son pâle sourire d'espoir enfin réalisé
avait reparu, elle disait d'un geste sa sortie du monde, sa disparition
à jamais de bonne déesse invisible.
Mme Caroline lui avait saisi les mains, les
serrait, les baisait, tellement bouleversée de remords et de
pitié, qu'elle bégayait des paroles sans suite.
" Vous avez tort de m'excuser, je suis
coupable... Cette malheureuse enfant, je veux la voir, je cours tout
de suite la voir... "
Et elle s'en alla, laissant la princesse et
sa vieille bonne Sophie commencer leurs paquets, pour le grand
départ qui devait les séparer après quarante ans
de vie commune.
L'avant-veille, le samedi, la comtesse de
Beauvilliers s'était résignée à abandonner
son hôtel à ses
créanciers. Depuis six mois qu'elle ne payait plus les intérêts
des hypothèques, la situation était devenue
intolérable, au milieu des frais de toutes sortes, dans la continuelle
menace d'une vente judiciaire ; et son
avoué lui avait donné le conseil de lâcher tout,
de se retirer au fond d'un petit logement, où elle vivrait
sans dépense, tandis qu'il tâcherait de liquider les dettes.
Elle n'aurait pas cédé, elle se serait obstinée
peut-être à garder son rang, son mensonge de fortune intacte,
jusqu'à l'anéantissement de sa race, sous
l'écroulement des plafonds, sans un nouveau malheur qui l'avait
terrassée. Son fils Ferdinand, le dernier
des Beauvilliers, l'inutile jeune homme, écarté de tout
emploi, devenu zouave pontifical pour échapper à
sa nullité et à son oisiveté,
était mort à Rome, sans gloire, si pauvre de sang, si éprouvé
par le soleil trop
lourd, qu'il n'avait pu se battre à Mentana, déjà
fiévreux, la poitrine prise. Alors, en elle, il y avait eu un
brusque vide, un effondrement de toutes ses idées, de toutes ses
volontés, de l'échafaudage laborieux qui,
depuis tant d'années, soutenait si fièrement l'honneur du
nom. Vingt-quatre heures suffirent, la maison
s'était lézardée, la misère apparut, navrante,
parmi les décombres. On vendit le vieux cheval, la cuisinière
seule resta, fit son marché en tablier sale, deux sous de beurre
et un litre de haricots secs, la comtesse fut
aperçue sur le trottoir en robe crottée, avant aux pieds
des bottines qui prenaient l'eau.
C'était l'indigence du soir au lendemain,
le désastre emportait jusqu'à l'orgueil de cette croyante
des jours
d'autrefois, en lutte contre son siècle. Et elle s'était
réfugiée sa fille, rue de la Tour- des-Dames, chez une
ancienne marchande à la toilette, devenue dévote, qui
sous-louait des chambres meublées à des prêtres.
Là, elles habitaient toutes deux dans une grande chambre nue,
d'une misère digne et triste, dont une
alcôve fermée occupait le fond. Deux petits lits emplissaient
l'alcôve, et lorsque les châssis, tendus du
même papier que les murs, étaient clos, la chambre se transformait
en salon. Cette disposition heureuse
les avait un peu consolées.
Mais il n'y avait pas deux heures que la comtesse
de Beauvilliers était installée, le samedi, lorsqu'une
visite inattendue, extraordinaire, l'avait rejetée dans une nouvelle
angoisse. Alice, heureusement, venait
de descendre, pour une course. C'était Busch, avec sa face plate
et sale, sa redingote graisseuse, sa
cravate blanche roulée en corde, qui, averti sans doute par son
flair de la minute favorable, se décidait
enfin à réaliser sa vieille affaire de la recon- naissance
de dix mille francs, signée par le comte à la fille
Léonie Cron. D'un coup d'oeil sur le logis, il avait jugé
la situation de la veuve : aurait-il tardé trop
longtemps ? Et, en homme capable, à l'occasion, d'urbanité
et de patience, il avait longuement expliqué le
cas à la comtesse effarée. C'était bien, n'est-ce
pas ? l'écriture de son mari, ce qui établissait nettement
l'histoire : une passion du comte pour la jeune personne, une façon
de l'avoir d'abord, puis de se
débarrasser d'elle. Même il ne lui avait pas caché
que, légalement, et après quinze années bientôt,
il ne la
croyait pas forcée de payer. Seu- lement, il n'était,
lui, que le représentant de sa cliente, il la savait
résolue à saisir les tribunaux, à soulever le plus
effroyable des scandales, si l'on ne transigeait pas.
La comtesse, toute blanche, frappée
au coeur par ce passé affreux qui ressuscitait, s'étant
étonnée qu'on
eût attendu si longtemps, avant de s'adresser à elle, il
avait inventé une histoire, la reconnaissance perdue,
retrouvée au fond d'une malle ; et, comme elle refusait définitivement
d'examiner l'affaire, il s'en était
allé, toujours très poli, en disant qu'il reviendrait
avec sa cliente, pas le lendemain, parce que celle-ci ne
pouvait guère quitter le dimanche la maison où elle travaillait,
mais certainement le lundi ou le mardi.
Le lundi, au milieu de l'épouvantable
aventure arrivée à sa fille, depuis qu'on la lui avait
ramenée
délirante, et qu'elle la veillait, les yeux aveuglés de
larmes, la comtesse de Beauvilliers ne songeait plus à
cet homme mal mis et à sa cruelle histoire. Enfin, Alice venait
de s'endormir, la mère s'était assise,
épuisée, écrasée par cet acharnement du
sort, quand Busch de nouveau se présenta, accompagné cette
fois de Léonide.
" Madame, voici ma cliente, et il va
falloir en finir. "
Devant l'apparition de la fille, la comtesse
avait frémi. Elle la regardait, habillée de couleurs crues,
avec
ses durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, sa face large et molle,
la bassesse immonde de toute sa
personne, usée par dix années de prostitution. Et elle
était torturée, elle saignait dans son orgueil de
femme, après tant d'années de pardon et d'oubli. C'était,
mon Dieu ! pour des créatures destinées à de
telles chutes, que le comte la trahissait !
" Il faut en finir, insista Busch, parce
que ma cliente est très tenue, rue Feydeau.
- Rue Feydeau, répéta la comtesse
sans comprendre.
- Oui, elle est là... Enfin, elle est
là en maison. "
Eperdue, les mains tremblantes, la comtesse
alla fermé complètement l'alcôve, dont un seul des
vantaux
était poussé. Alice, dans sa fièvre, venait de
s'agiter sous la couverture. Pourvu qu'elle se rendormît,
qu'elle ne vît pas, qu'elle n'entendît pas !
Busch, déjà, reprenait :
" Voilà ! madame, comprenez bien...
Mademoiselle m'a chargé de son affaire, et je la représente,
simplement. C'est pourquoi j'ai voulu qu'elle vînt en personne
expliquer sa réclamation... Allons.
Léonide, expliquez-vous. "
Inquiète, mal à l'aise dans
ce rôle qu'il lui faisait jouer, celle-ci levait sur lui ses gros
yeux troubles de
chien battu. Mais l'espoir des mille francs qu'il lui avait promis,
la décida. Et, de sa voix rauque, éraillée
par l'alcool, tandis que lui, de nouveau, dépliait, étalait
la reconnaissance du comte :
" C'est bien ça, c'est le papier
que M. Charles m'a signe.. J'étais la fille du charretier, à
Cron le cocu,
comme on disait, vous savez bien, madame !... Et alors, M. Charles était
toujours pendu à mes jupes, à
me demander des saletés. Moi, ça m'ennuyait. Quand on
est jeune, n'est-ce pas ? on ne sait rien, on n'est
pas gentille pour les vieux... Et alors, M. Charles m'a signé
le papier, un soir qu'il m'avait emmenée dans
l'écurie... "
Debout, crucifiée, la comtesse la laissait
dire, lorsqu'il lui sembla entendre une plainte dans l'alcôve.
Elle
eut un geste d'angoisse.
" Taisez-vous ! "
Mais Léonide était lancée,
voulait finir.
" Ce n'est guère honnête
tout de même, lorsqu'on ne veut pas payer, d'aller débaucher
une petite fille
sage... Oui, madame, votre monsieur Charles était un voleur.
C'est ce qu'en pensent toutes les femmes à
qui je raconte ça... Et je vous réponds que ça
valait bien l'argent.
- Taisez-vous ! taisez-vous ! " cria
furieusement la comtesse, les deux bras en l'air, comme pour l'écraser,
si elle continuait.
Léonide eut peur, leva le coude, afin
de se protéger la figure, dans le mouvement instinctif des filles
habituées aux gifles. Et un effrayant silence régna, durant
lequel il sembla qu'une nouvelle plainte, un
petit bruit étouffé de larmes venait de l'alcôve.
" Enfin, que voulez-vous ? " reprit
la comtesse, tremblante, baissant la voix.
Ici, Busch intervint.
" Mais, madame, cette fille veut qu'on
la paie. Et elle a raison, la malheureuse, de dire que M. le comte de
Beauvilliers a fort mal agi avec elle. C'est de l'escroquerie, simplement.
- Jamais je ne paierai une pareille dette.
- Alors, nous allons prendre une voiture,
en sortant d'ici, et nous rendre au Palais, où je déposerai
la
plainte que j'ai rédigée d'avance, et que voici... Tous
les faits que mademoiselle vient de vous dire y sont
relatés.
- Monsieur, c'est un abominable chantage,
vous ne ferez pas cela.
- Je vous demande pardon, madame, je vais
le faire à l'instant. Les affaires sont les affaires. "
Une fatigue immense, un suprême découragement
envahit la comtesse. Le dernier orgueil qui la tenait
debout, venait de se briser ; et toute sa violence, toute sa force tomba.
Elle joignit les mains, elle
bégayait.
" Mais vous voyez où nous en sommes.
Regardez donc cette chambre... Nous n'avons plus rien, demain
peut-être il ne nous restera pas de quoi manger... Où voulez-vous
que je prenne de l'argent, dix mille
francs, mon Dieu ! "
Busch eut un sourire d'homme accoutumé
à pécher dans ces ruines.
" Oh ! les dames comme vous ont toujours
des ressources. En cherchant bien, on trouve. "
Depuis un moment, il guettait sur la cheminée
un vieux coffret à bijoux, que la comtesse avait laissé
là, le
matin, en achevant de vider une malle ; et il flairait des pierreries,
avec la certitude de l'instinct. Son
regard brilla d'une telle flamme, qu'elle en suivit la direction et
comprit.
" Non, non ! cria-t-elle, les bijoux,
jamais ! "
Et elle saisit le coffret, comme pour le défendre.
Ces derniers bijoux depuis si longtemps dans la famille,
ces quelques bijoux qu'elle avait gardés au travers des plus
grandes gênes, comme l'unique dot de sa fille,
et qui restaient à cette heure sa suprême ressource !
" Jamais, j'aimerais mieux donner de
ma chair ! "
Mais, à cette minute, il y eut une
diversion, Mme Caroline frappa et entra. Elle arrivait bouleversée,
elle
demeura saisie de la scène au milieu de laquelle elle tombait.
D'un mot, elle avait prié la comtesse de ne
point se déranger ; et elle serait partie, sans un geste suppliant
de celle-ci, qu'elle crut comprendre.
Immobile au fond de la pièce, elle s'effaça.
Busch venait de remettre son chapeau, tandis
que, de plus en plus mal à l'aise, Léonide gagnait la
porte.
" Alors, madame, il ne nous reste donc
qu'à nous retirer... "
Pourtant, il ne se retirait pas. Il reprit
toute l'histoire, en termes plus honteux, comme s'il avait voulu
humilier encore la comtesse devant la nouvelle venue, cette dame qu'il
affectait de ne pas reconnaître,
selon son habitude, quand il était en affaire.
" Adieu, madame, nous allons de ce pas
au parquet. Le récit détaillé sera dans les journaux,
avant trois
jours. C'est vous qui l'aurez voulu. "
Dans les journaux ! Cet horrible scandale
sur les rai mêmes de sa maison ! Ce n'était donc pas assez
de
voir tomber en poudre l'antique fortune, il fallait que tout croulât
dans la boue ! Ah ! que l'honneur du
nom au moins fût sauvé ! Et, d'un
mouvement machinal, elle ouvrit le coffret. Les boucles d'oreilles, le
bracelet, trois bagues apparurent, des brillants et des rubis, avec leurs
montures anciennes.
Busch, vivement, s'était approché.
Ses yeux s'attendrissaient, d'une douceur de caresse.
" Oh ! il n'y en a pas pour dix mille
francs... Permettez que je voie. "
Déjà, un à un, il prenait
les bijoux, les retournait, les élevait en l'air, de ses gros
doigts tremblants
d'amoureux, avec sa passion sensuelle des pierreries. La pureté
des rubis surtout semblait le jeter dans
une extase. Et ces brillants anciens, si la taille en est parfois maladroite,
quelle eau merveilleuse !
" Six mille francs ! dit-il d'une voix
de commissaire priseur, cachant son émotion sous ce chiffre
d'estimation totale. Je ne compte que les pierres, les montures sont
bonnes à fondre. Enfin, nous nous
contenterons de six mille francs. "
Mais le sacrifice était trop rude pour
la comtesse. Elle eut un réveil de violence, elle lui reprit
les bijoux,
les serra dans ses mains convulsées. Non, non ! c'était
trop, d'exiger d'elle qu'elle jetât encore au gouffre
ces quelques pierres que sa mère avait portées, que sa
fille devait porter le jour de son mariage. Et des
larmes brûlantes jaillirent de ses yeux, ruisselèrent sur
ses joues, dans une telle douleur tragique, que
Léonide, le coeur touché, éperdue d'apitoiement,
se mit à tirer Busch par sa redingote pour le forcer de
partir. Elle voulait s'en aller, ça la bousculait à la
fin, de faire tant de peine à cette pauvre vieille dame,
qui avait l'air si bon. Busch, très froid, suivait la scène,
certain maintenant de tout emporter, sachant par
sa longue expérience que les crises de larmes, chez les femmes,
annoncent la débâcle de la volonté ; et il
attendait.
Peut-être l'affreuse scène se
serait-elle prolongée, si, à ce moment, une voix lointaine,
étouffée, n'avait
éclaté en sanglots. C'était Alice qui criait du
fond de l'alcôve :
" Oh ! maman, ils me tuent !... Donne-leur
tout, qu'ils emportent tout !... Oh ! maman, qu'ils s'en aillent !
ils me tuent, ils me tuent ! "
Alors, la comtesse eut un geste d'abandon
désespéré, un geste dans lequel elle aurait donné
sa vie. Sa fille
avait entendu. Sa fille se mourait de honte. Et elle jeta les bijoux
à Busch, et elle lui laissa à peine le
temps de poser sur la table, en échange, la reconnaissance du
comte, le poussant dehors, derrière Léonide
déjà disparue. Puis, elle rouvrit l'alcôve, elle
alla s'abattre sur l'oreiller d'Alice, toutes les deux achevées,
anéanties, mêlant leurs larmes.
Mme Caroline, révoltée, avait
été un moment sur le point d'intervenir. Laisserait-elle
donc le misérable
dépouiller ainsi ces deux pauvres femmes ? Mais elle venait d'entendre
l'ignoble histoire, et que faire
pour éviter le scandale ? car elle le savait homme à aller
jusqu'au bout ses menaces. Elle-même restait
honteuse devant lui, dans la complicité des secrets qu'il y avait
entre eux. Ah ! que de souffrances, que
d'ordures ! Une gêne l'envahissait, qu'était-elle accourue
faire là, puisqu'elle ne trouvait ni une parole à
dire ni un secours à donner ?
Toutes les phrases qui lui montaient aux lèvres,
les questions, les simples allusions, au sujet du drame de
la veille, lui semblaient blessantes, salissantes, impossibles à
risquer devant la victime, égarée encore,
agonisant de sa souillure. Et quel secours aurait-elle laissé,
qui n'aurait paru une aumône dérisoire, elle
ruinée également, embarrassée déjà
pour attendre l'issue du procès ? Enfin, elle s'avança,
les yeux pleins
de larmes, les bras ouverts, dans une infinie pitié, un attendrissement
éperdu dont elle tremblait toute.
Au fond de la banale alcôve d'hôtel
meublé, ces deux misérables créatures effondrées,
finies, c'était tout
ce qui restait de l'antique race des Beauvilliers, autrefois si puissante,
souveraine. Elle avait eu des terres
aussi grandes qu'un royaume, vingt lieues de la Loire lui avaient appartenu,
des châteaux, des prairies,
des labours, des forets. Puis cette immense fortune domaniale peu à
peu s'en était allée avec les siècles en
marche, et la comtesse venait d'engloutir la dernière épave
dans une de ces tempêtes de la spéculation
moderne, où elle n'entendait rien : d'abord ses vingt mille francs
d'économies, épargnées sou par sou pour
sa fille, puis les soixante mille francs empruntés sur les Aublets,
puis cette ferme tout entière. L'hôtel de
la rue Saint-Lazare ne paierait pas les créanciers. Son fils était
mort, loin d'elle et sans gloire. On lui avait
ramené sa fille blessée, salie par un bandit, comme on remonte,
saignant et couvert de boue, un enfant
qu'une voiture vient d'écraser. Et la comtesse, si noble naguère,
mince, haute, toute blanche, avec son
grand air suranné, n'était plus qu'une pauvre vieille femme
détruite, cassée par cette dévastation ; tandis
que, sans beauté, sans jeunesse, montrant la disgrâce de
son cou trop long, dans le désordre de sa
chemise, Alice avait des yeux de folle, où se lisait la mortelle
douleur de son dernier orgueil, sa virginité
violentée. Et toutes deux, elles sanglotaient toujours, elles sanglotaient
sans fin.
Alors, Mme Caroline ne prononça pas
un mot, les prit simplement toutes deux, les serra étroitement
sur
son coeur. Elle ne trouvait rien autre chose, elle pleurait avec elles.
Et les deux malheureuses comprirent,
leurs larmes redoublèrent, plus douces. S'il n'y avait pas de
consolation possible, ne faudrait-il pas vivre
encore, vivre quand même ?
Lorsque Mme Caroline fut de nouveau dans la
rue, elle aperçut Busch en grande conférence avec la
Méchain. Il avait arrêté une voiture, il y poussa
Léonide, et disparut. Mais, comme Mme Caroline se
hâtait, la Méchain marcha droit à elle. Sans doute,
elle la guettait, car tout de suite elle lui parla de
Victor, en personne renseignée déjà sur ce qui
s'était passé la veille, à l'Oeuvre du Travail.
Depuis que
Saccard avait refusé de payer les quatre mille francs, elle ne
décolorait pas, elle s'ingéniait à chercher de
quelle façon elle pourrait encore exploiter l'affaire ; et elle
venait ainsi d'apprendre l'histoire, au
boulevard Bineau, où elle se rendait fréquemment, dans
l'espoir de quelque inci- dent profitable. Son plan
devait être fait, elle déclara à Mme Caroline qu'elle
allait immédiatement se mettre en quête de Victor.
Ce malheureux enfant, c'était trop terrible de l'abandonner de
la sorte à ses mauvais instincts, il fallait le
reprendre, si l'on ne voulait pas le voir un beau matin en cour d'assises.
Et, tandis qu'elle parlait, ses petits
yeux, perdus dans la graisse de son visage, fouillaient la bonne dame,
heureuse de la sentir bouleversée,
se disant que le jour où elle aurait retrouvé le gamin,
elle continuerait à tirer d'elle des pièces de cent
sous.
" Alors, madame, c'est entendu, je vais
m'en occuper... Dans le cas où vous désireriez avoir des
nouvelles, ne prenez pas la peine de courir là-bas, rue Marcadet,
montez simplement chez M. Busch, rue
Feydeau, où vous êtes certaine de me rencontrer tous les
jours, vers quatre heures. "
Mme Caroline rentra rue Saint-Lazare, tourmentée
d'une anxiété nouvelle. C'était vrai, ce monstre,
lâché
par le monde, errant et traqué, quelle hérédité
du mal allait-il assouvir au travers des foules, comme un
loup dévorateur ? Elle déjeuna rapidement, elle prit une
voiture, ayant le temps de passer boulevard
Bineau, avant d'aller à la Conciergerie, brûlée
du désir d'avoir des renseignements tout de suite. Puis, en
chemin, dans le trouble de sa fièvre, une idée s'empara
d'elle, la domina : se rendre d'abord chez Maxime,
l'emmener à l'Oeuvre, le forcer à s'occuper de Victor,
dont il était le frère après tout. Lui seul restait
riche, lui seul pouvait intervenir, s'occuper de l'affaire d'une façon
très efficace.
Mais, avenue de l'Impératrice, dès
le vestibule du petit hôtel luxueux, Mme Caroline se sentit glacée.
Des
tapissiers enlevaient les tentures et les tapis,
des domestiques mettaient des housses aux sièges et aux
lustres, tandis que, de toutes les jolies choses remuées, sur les
meubles, sur les étagères, s'exhalait un
parfum mourant, ainsi que d'un bouquet jeté au lendemain d'un bal.
Et, au fond de la chambre à coucher,
elle trouva Maxime, entre deux énormes malles que le valet de chambre
achevait d'emplir de tout un
trousseau merveilleux, riche et délicat comme pour une mariée.
En l'apercevant, ce fut lui qui parla le premier,
très froid, la voix sèche.
" Ah ! c'est vous ! vous tombez bien,
ça m'évitera de vous écrire... J'en ai assez et
je pars.
- Comment, vous partez ?
- Oui, je pars ce soir, je vais m'installer
à Naples, où je passerai l'hiver. "
Puis, lorsqu'il eut, d'un geste, renvoyé
le valet de chambre :
" Si vous croyez que ça m'amuse
d'avoir, depuis six mois, un père à la Conciergerie !
Je ne vais
certainement pas rester pour le voir en correctionnelle. Moi qui déteste
les voyages ! Enfin, il fait beau
là- bas, j'emporte à peu près l'indispensable,
je ne m'ennuierai peut-être pas trop. "
Elle le regardait, si correct, si joli ; elle
regardait les malles débordantes, où pas un chiffon d'épouse
ni de
maîtresse ne traînait, où il n'y avait que le culte
de lui-même ; et elle osa pourtant se risquer.
" Moi qui venais encore vous demander
un service... "
Puis, elle conta l'histoire, Victor bandit,
violant et volant, Victor en fuite, capable de tous les crimes.
" Nous ne pouvons l'abandonner. Accompagnez-moi,
unissons nos efforts...
Il ne la laissa pas finir, livide, pris d'un
petit tremblent de peur, comme s'il avait senti quelque main
meurtrière et sale se poser sur son épaule.
" Ah ! bien, il ne manquait plus que
ça !... Un père voleur, un frère assassin... J'ai
trop tardé, je voulais
partir la semaine dernière. Mais c'est abominable, abominable,
de mettre un homme tel que moi dans une
situation pareille ! "
Alors, comme elle insistait, il devint insolent.
" Laissez-moi tranquille, vous ! Puisque
ça vous amuse, cette vie de chagrins, restez-y. Je vous avais
prévenue, c'est bien fait, si vous pleurez... Mais moi voyez-vous,
plutôt que de donner un de mes
cheveux, je balaierais au ruisseau tout ce vilain monde. "
Elle s'était levée.
" Adieu donc !
- Adieu ! "
Et, en se retirant, elle le vit qui rappelait
le valet de chambre et qui assistait au soigneux emballage de son
nécessaire de toilette, un nécessaire dont toutes les
pièces en vermeil étaient du plus galant travail, la
cuvette surtout, gravée d'une ronde d'Amours. Pendant que celui-ci
s'en allait vivre d'oubli et de paresse,
sous le clair soleil de Naples, elle eut brusquement la vision de l'autre,
rôdant un soir de noir dégel,
affamé, un couteau au poing, dans quelque
ruelle écartée de la Villette ou de Charonne. N'était-ce
pas la
réponse à cette question de savoir si l'argent n'est point
l'éducation, la santé, l'intelligence ? Puisque la
même boue humaine reste dessous, toute la civilisation se réduit-elle
à cette supériorité de sentir bon et
de bien vivre ?
Lorsqu'elle arriva à l'Oeuvre du Travail,
Mme Caroline éprouva une singulière sensation de révolte
contre le luxe énorme de l'établissement. A quoi bon ces
deux ailes majestueuses, le logis des garçons et
le logis des filles, reliés par le pavillon monumental de l'administration
? à quoi bon les préaux grands
comme des parcs, les faïences des cuisines, les marbres des réfectoires,
les escaliers, les couloirs, vastes à
desservir un palais ? à quoi bon toute cette charité grandiose,
si l'on ne pouvait, dans ce milieu large et
salubre, redresser un être mal venu, faire d'un enfant perverti
un homme bien portant, ayant la droite
raison de la santé ? Tout de suite, elle se rendit chez le directeur,
le pressa de questions, voulut connaître
les moindres détails. Mais le drame restait obscur, il ne put
que lui répéter ce qu'elle savait déjà par
la
princesse. Depuis la veille, les recherches avaient continué,
dans la maison et aux alentours, sans amener
le moindre résultat. Victor, déjà, était
loin, galopait là-bas, par la ville, au fond de l'effrayant inconnu.
Il
ne devait pas avoir d'argent, car le porte-monnaie d'Alice, qu'il avait
vidé, ne contenait que trois francs
quatre sous. Le directeur avait d'ailleurs évité de mettre
la police dans l'affaire, pour épargner à ces
pauvres dames de Beauvilliers le scandale public ; et Mme Caroline l'en
remercia, promit qu'elle-même
ne ferait aucune démarche à la préfecture, malgré
son ardent désir de savoir. Puis, désespérée
de s'en aller
aussi ignorante qu'elle était venue, elle eut l'idée de
monter à l'infirmerie, pour interroger les soeurs. Mais
elle n'en tira non plus aucun renseignement précis, et elle ne
goûta en haut, dans la petite pièce calme qui
séparait le dortoir des filles de celui des garçons, que
quelques minutes de profond apaisement. Un
joyeux vacarme montait, c'était l'heure de la récréation,
elle se sentit injuste pour les guérisons heureuses,
obtenues par le grand air, le bien-être et le travail. Il y avait
certainement là des hommes sains et forts qui
poussaient. Un bandit sur quatre ou cinq honnêtetés moyennes,
que cela serait beau encore, dans les
hasards qui aggravent ou qui amoindrissent les tares héréditaires
!
Et Mme Caroline, laissée seule un instant
par la soeur de service, s'approchait de la fenêtre, pour voir
les
enfants jouer, en bas, lorsque des voix cristallines de petites filles,
dans l'infirmerie voisine, l'attirèrent.
La porte se trouvait à demi ouverte, elle put assister à
la scène sans être remarquée. C'était une
pièce très
gaie, cette infirmerie blanche, aux murs blancs, avec les quatre lits
drapés de rideaux blancs. Une large
nappe de soleil dorait cette blancheur, toute une floraison de lis au
milieu de l'air tiède. Dans le premier
lit, à gauche, elle reconnut très bien Madeleine, la fillette
qui était déjà là, convalescente, mangeant
des
tartines de confiture, le jour où elle avait amené Victor.
Toujours elle retombait malade, dévastée par
l'alcoolisme de sa race, si pauvre de sang, qu'avec ses grands yeux
de femme faite, elle était mince et
blanche comme une sainte de vitrail. Elle avait treize ans, seule au
monde désormais, sa mère étant
morte, un soir de soûlerie, d'un coup de pied dans le ventre,
qu'un homme lui avait allongé pour ne pas
lui donner les six sous dont ils étaient convenus. Et c'était
elle, dans sa longue chemise blanche,
agenouillée au milieu de son lit, avec ses cheveux blonds dénoués
sur les épaules, qui enseignait une
prière à trois petites filles occupant les trois autres
lits.
" Joignez vos mains comme ça,
ouvrez votre coeur tout grand... "
Les trois petites filles étaient, elles
aussi, agenouillées au milieu de leurs draps. Deux avaient de
huit à
dix ans, la troisième n'en avait pas cinq. Dans les longues chemises
blanches, avec leurs frêles mains
jointes, leurs visages sérieux et extasiés, on aurait
dit de petits anges.
" Et vous allez répéter après
moi ce que je vais dire. Ecoutez bien... Mon Dieu ! faites que M. Saccard
soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours
et qu'il soit heureux. "
Alors, avec des voix de chérubin, un
zézaiement d'une maladresse adorable d'enfance, les quatre fillettes
répétèrent ensemble, dans un élan de foi
où tout leur petit être pur se donnait :
" Mon Dieu ! faites que M. Saccard soit
récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours
et qu'il soit
heureux. "
D'un mouvement emporté, Mme Caroline
allait entrer dans la pièce faire taire ces enfants, leur défendre
ce qu'elle regardait comme un jeu blasphématoire et cruel. Non,
non ! Saccard n'avait pas le droit d'être
aimé, c'était salir l'enfance que de la laisser prier
pour son bonheur ! Puis, un grand frisson l'arrêta, des
larmes lui montaient aux yeux. Pourquoi donc aurait-elle fait épouser
sa querelle, la colère de son
expérience, à ces êtres innocents, ne sachant rien
encore de la vie ? Est-ce que Saccard n'avait pas été
bon
pour eux, lui qui était un peu le créateur de cette maison,
qui leur envoyait tous les mois des jouets ? Un
trouble profond l'avait saisie, elle retrouvait cette preuve qu'il n'y
a point d'homme condamnable, qui, au
milieu de tout le mal qu'il a pu faire, n'ait encore fait beaucoup de
bien. Et elle partit, pendant que les
fillettes reprenaient leur prière, elle emporta dans son oreille
ces voix angéliques appelant les
bénédictions du Ciel sur l'homme d'inconscience et de
catastrophe, dont les mains folles venaient de
ruiner un monde.
Comme elle quittait enfin son fiacre, boulevard
du Palais, devant la Conciergerie, elle s'aperçut que, dans
son émotion, elle avait oublié, chez elle, la botte d'oeillets
qu'elle avait préparée le matin pour son frère.
Une marchande était là, vendant des petits bouquets de
roses de deux sous, et elle en prit un, et elle fit
sourire Hamelin, qui adorait les fleurs, lorsqu'elle lui conta son étourderie.
Ce jour-là pourtant, elle le
trouva triste. D'abord, pendant les premières semaines de son
emprisonnement, il n'avait pu croire à des
charges sérieuses contre lui. Sa défense lui semblait
si simple : on ne l'avait nommé président que contre
son gré, il était resté en dehors de toutes les
opérations financières, presque toujours absent de Paris,
ne
pouvant exercer aucun contrôle. Mais les conversations avec son
avocat, les démarches que faisait Mme
Caroline et dont elle lui disait l'inutile fatigue, lui avaient ensuite
fait entrevoir les effrayantes
responsabilités qui l'accablaient. Il allait être solidaire
des moindres illégalités commises, jamais on
n'admettrait qu'il en ignorât une seule, Saccard l'entraînait
dans une déshonorante complicité. Et ce fut
alors qu'il dut à sa foi un peu simple de catholique pratiquant
une résignation, une tranquillité d'âme, qui
étonnaient sa soeur. Quand elle arrivait du dehors, de ses courses
anxieuses, de cette humanité en liberté
si trouble et si dure, elle restait saisie de le voir paisible, souriant,
dans sa cellule nue, où il avait, en
grand enfant pieux, doué quatre images de sainteté, coloriées
violemment, autour d'un petit crucifix de
bois noir. Dès qu'on se met dans la main de Dieu, il n'y a plus
de révolte, toute souffrance imméritée est
un gage de salut. Son unique tristesse, parfois, venait de l'arrêt
désastreux de ses grands travaux. Qui
reprendrait son oeuvre ? qui continuerait la résurrection de
l'Orient, si heureusement commencée par la
Compagnie générale des Paquebots réunis et par
la Société des mines d'argent du Carmel ? qui
construirait le réseau de lignes ferrées, de Brousse à
Beyrouth et à Damas, de Smyrne à Trébizonde, toute
cette circulation de sang jeune dans les veines du vieux monde ? Là
d'ailleurs encore, il croyait, il disait
que l'oeuvre entreprise ne pouvait mourir, il n'éprouvait que
la douleur de n'être plus celui que le Ciel
avait élu pour l'exécuter. Surtout, sa voix se brisait,
lorsqu'il cherchait en punition de quelle faute Dieu ne
lui avait pas permis de réaliser la grande banque catho- lique
destinée à transformer la société moderne,
ce Trésor du Saint- Sépulcre qui rendrait un royaume au
pape et qui finirait par faire une seule nation de
tous les peuples, en enlevant aux juifs la puissance souveraine de l'argent.
Il la prédisait aussi, cette
banque, inévitable, invincible ; il annonçait
le Juste aux mains pures qui la fonderait un jour. Et si, cet
après-midi-là, il semblait soucieux, ce devait être
simplement que, dans sa sérénité de prévenu
dont on
allait faire un coupable, il avait songé que, jamais, au sortir
de prison, il n'aurait les mains assez nettes
pour reprendre la grande besogne.
D'une oreille distraite, il écouta
sa soeur lui expliquer que, dans les journaux, l'opinion paraissait
lui
redevenir un peu plus favorable. Puis, sans transition, la regardant
de ses yeux de dormeur éveillé :
" Pourquoi refuses-tu de le voir ? "
Elle frémit, elle comprit bien qu'il
lui parlait de Saccard. D'un signe de tête, elle dit non, encore
non.
Alors, il se décida, confus, à voix très basse.
" Après ce qu'il a été
pour toi, tu ne peux refuser, va le voir ! "
Mon Dieu ! il savait, elle fut envahie d'une
ardente rougeur, elle se jeta dans ses bras pour cacher son
visage ; et elle bégayait, demandait qui avait pu lui dire, comment
il savait cette chose qu'elle croyait
ignorée, ignorée de lui surtout.
" Ma pauvre Caroline, il y a longtemps...
Des lettres anonymes, de vilaines gens qui nous jalousaient...
Jamais je ne t'en ai parlé, tu es libre, nous ne pensons plus
de même... Je sais que tu es la meilleure
femme de la terre. Va le voir. "
Et, gaiement, retrouvant son sourire, il reprit
le petit bouquet de roses qu'il avait déjà glissé
derrière le
crucifix, il le lui remit dans la main, en ajoutant :
" Tiens ! porte-lui ça et dis-lui
que je ne lui en veux pas non plus. "
Mme Caroline, bouleversée de cette
tendresse si pitoyable de son frère, dans la honte affreuse et
le
délicieux soulagement qu'elle éprouvait à la fois,
ne résista pas davantage. Du reste, depuis le matin, la
sourde nécessité de voir Saccard s'imposait à elle.
Pouvait- elle ne pas l'avertir de la fuite de Victor, de
l'atroce aventure dont elle était encore toute tremblante ? Dès
le premier jour, il l'avait fait inscrire parmi
les personnes qu'il désirait recevoir ; et elle n'eut qu'à
dire son nom, un gardien la conduisit tout de suite à
la cellule du prisonnier.
Lorsqu'elle entra, Saccard tournait le dos
à la porte, assis devant une petite table, couvrant de chiffres
une
feuille de papier.
Il se leva vivement, il eut un cri de joie.
" Vous !... Oh ! que vous êtes
bonne, et que je suis heureux ! "
Il lui avait pris une main entre les deux
siennes, elle souriait d'un air embarrassé, très émue,
ne trouvant
pas la parole qu'il aurait fallu dire. Puis, de sa main restée
libre, elle posa son petit bouquet de deux sous
parmi les feuilles, sabrées de chiffres, qui encombraient la
table.
" Vous êtes un ange ! " murmura-t-il,
ravi, en lui baisant les doigts.
Enfin, elle parla.
" C'est vrai, c'était fini, je
vous avais condamné dans mon coeur. Mais mon frère veut
que je vienne...
- Non, non, ne dites pas cela ! Dites que vous
êtes trop intelligente, que vous êtes trop bonne, et que vous
avez compris, et que vous me pardonnez... "
D'un geste, elle l'interrompit.
" Je vous en conjure, ne me demandez
pas tant. Je ne sais pas moi- même... Cela ne vous suffit-il pas
que
je sois venue ?... Et puis, j'ai une chose bien triste à vous
apprendre. "
Alors, d'un trait, à demi-voix, elle
lui conta le sauvage réveil de Victor, son attentat sur Mlle
de
Beauvilliers, sa fuite extraordinaire, inexplicable, l'inutilité
jusque-là de toutes les recherches, le peu
d'espoir qu'on avait de le rejoindre. Il l'écoutait, saisi, sans
une question, sans un geste ; et, quand elle se
tut, deux grosses larmes gonflèrent ses yeux, ruisselèrent
sur ses joues, pendant qu'il bégayait :
" Le malheureux... le malheureux... "
Jamais elle ne l'avait vu pleurer. Elle en
resta profondément émue et stupéfaite, tellement
ces larmes de
Saccard étaient singulières, grises et lourdes, venues
de loin, d'un coeur durci, encrassé par des années de
brigandage. Tout de suite, d'ailleurs, il se désespéra
bruyamment.
" Mais c'est épouvantable, je
ne l'ai seulement pas embrassé, moi, ce gamin... Car vous savez
que je ne
l'ai pas vu. Mon Dieu ! oui, je m'étais bien juré d'aller
le voir, et je n'ai pas eu le temps, pas une heure
libre, avec ces sacrées affaires qui me mangent... Ah ! c'est
bien toujours comme ça lorsqu'on ne fait pas
une chose tout de suite, on est certain de ne jamais la faire... Et,
alors, maintenant, vous êtes sûre que je
ne puis pas le voir ? On me l'amènerait ici. "
Elle hocha la tête.
" Qui sait où il est, à
cette heure, dans l'inconnu de ce terrible Paris ! "
Un instant encore, il se promena violemment,
en lâchant des lambeaux de phrase.
" On me retrouve cet enfant, et, voilà
! je le perds... Jamais je ne le verrai... Tenez ! c'est que je n'ai
pas
de chance, non ! pas de chance du tout !... Oh ! mon Dieu ! l'histoire
est la même que pour l'Universelle.
"
Il venait de se rasseoir devant la table,
et Mme Caroline prit une chaise, en face de lui. Déjà,
les mains
errantes parmi les papiers, tout le dossier volumineux qu'il préparait
depuis des mois, il entamait l'histoire
du procès et l'exposé de ses moyens de défense,
comme s'il eut éprouvé le besoin de s'innocenter auprès
d'elle. L'accusation lui reprochait : Le capital sans cesse augmenté
pour enfiévrer les cours et pour faire
croire que la société possédait l'intégralité
de ses fonds ; la simulation de souscriptions et de versements
non effectués, grâce aux comptes ouverts à Sabatani
et aux autres hommes de paille, lesquels payaient
seulement par des jeux d'écriture ; la distribution de dividendes
fictifs, sous forme de libération des
anciens titres ; enfin, l'achat par la société de ses
propres actions, toute une spéculation effrénée
qui avait
produit la hausse extraordinaire et factice, dont l'Universelle était
morte, épuisée d'or. A cela, il répondait
par de explications abondantes, passionnées il avait fait ce
que fait tout directeur de banque, seulement il
l'avait fait en grand, avec une carrure d'homme fort. Pas un des chefs
des plus solides maisons de Paris
qui n'aurait dû partager sa cellule, si l'on s'était piqué
d'un peu de logique. On le prenait pour le bouc
émissaire des illégalités de tous. D'autre part,
quelle étrange façon d'apprécier les responsabilités
!
Pourquoi ne poursuivait-on pas aussi les administrateurs, les Daigremont,
les Huret, les Bohain, qui,
outre leurs cinquante mille francs de jetons de présence, touchaient
le dix pour cent sur les béné- fices, et
qui avaient trempé dans tous les tripotages
? Pourquoi encore l'impunité complète dont jouissaient les
commissaires-censeurs, Lavignière entre autres, qui en étaient
quittes pour alléguer leur incapacité et leur
bonne foi ? Evidemment, ce procès allait être la plus monstrueuse
des iniquités, car on avait dû écarter la
plainte en escro- querie de Busch, comme alléguant des faits non
prouvés, et le rapport remis par l'expert,
après un premier examen des livres, venait d'être reconnu
plein d'erreurs. Alors, pourquoi la faillite,
déclarée d'office à la suite de ces deux pièces,
lorsque pas un sou des dépôts n'avait été détourné
et que
tous les clients devaient rentrer dans leurs fonds ? Etait-ce donc qu'on
voulait uniquement ruiner les
actionnaires ? Dans ce cas, on avait réussi, le désastre
s'aggravait, s'élargissait sans limite. Et ce n'était
pas lui qu'il en accusait, c'était la magistrature, le gouvernement,
tous ceux qui avaient comploté de le
supprimer, pour tuer l'Universelle.
" Ah ! les gredins, s'ils m'avaient laissé
libre, vous auriez vu, vous auriez vu ! "
Mme Caroline le regardait, saisie de son inconscience,
qui en arrivait à une véritable grandeur. Elle se
rappelait ses théories d'autrefois, la nécessité
du jeu dans les grandes entreprises, où toute rémunération
juste est impossible, la spéculation regardée comme l'excès
humain, l'engrais nécessaire, le fumier sur
lequel pousse le progrès. N'était-ce donc pas lui qui,
de ses mains sans scrupules, avait chauffé l'énorme
machine follement, jusqu'à la faire sauter en morceaux et à
blesser tous ceux qu'elle emportait avec elle ?
Ce cours de trois mille francs, d'une exagération insensée,
imbécile, n'était-ce pas lui qui l'avait voulu ?
Une société au capital de cent cinquante millions, et
dont les trois cent mille titres, cotés trois mille
francs, représentent neuf cents millions cela pouvait-il se justifier
; n'y avait-il pas un danger effroyable
dans la distribution du colossal dividende qu'une pareille somme engagée
exigeait, au simple taux de cinq
pour cent ?
Mais il s'était levé, il allait
et venait, dans l'étroite pièce, d'un pas saccadé
de grand conquérant mis en
cage.
" Ah ! les gredins, ils ont bien su ce
qu'ils faisaient en, m'enchaînant ici... J'allais triompher, les
écraser
tous...
- Comment, triompher ? mais vous n'aviez plus
un sou, vous étiez vaincu !
Evidemment, reprit-il avec amertume, j'étais
vaincu, je suis une canaille... L'honnêteté, la gloire,
ce n'est
que le succès. Il ne faut pas se laisser battre, autrement l'on
n'est plus le lendemain qu'un imbécile et un
filou... Oh ! je devine bien ce qu'on peut dire, vous n'avez pas besoin
de me le répéter. N'est-ce pas ? on
me traite couramment de voleur, on m'accuse d'avoir mis tous ces millions
dans mes poches, on
m'égorgerait ; si l'on me tenait ; et, ce qui est pis on hausse
les épaules de pitié, un simple fou, une pauvre
intelligence... Mais, si j'avais réussi, imaginez-vous cela ?
Oui, si j'avais abattu Gundermann, conquis le
marché, si j'étais à cette heure le roi indiscuté
de l'or, hein ? quel triomphe ! Je serais un héros, j'aurais
Paris à mes pieds. "
Nettement, elle lui tint tête.
" Vous n'aviez avec vous ni la justice
ni la logique, vous ne pouviez pas réussir. "
Il s'était arrêté devant
elle d'un mouvement brusque, il s'emportait.
" Pas réussir, allons donc ! L'argent
m'a manqué, voilà tout. Si Napoléon, le jour de
Waterloo, avait eu
cent mille hommes encore à faire tuer, il l'emportait, la face
du monde était changée. Moi, si j'avais eu à
jeter au gouffre les quelques centaines de millions
nécessaires, je serais le maître du monde.
- Mais c'est affreux ! cria-t-elle, révoltée.
Quoi ? vous trouvez qu'il n'y a pas eu assez de ruines, pas assez
de larmes, pas assez de sang ! Il vous faudrait d'autres désastres
encore, d'autres familles dépouillées,
d'autres malheureux réduits à mendier dans les rues !
"
Il reprit sa promenade violente, il eut un
geste d'indifférence supérieure, en jetant ce cri :
" Est-ce que la vie s'inquiète
de ça ! Chaque pas que l'on fait écrase des milliers d'existences.
"
Et un silence régna, elle le suivit
dans sa marche, le coeur envahi de froid. Etait-ce un coquin, était-ce
un
héros ? Elle frémissait, en se demandant quelles pensées
de grand capitaine vaincu, réduit à
l'impuissance, il pouvait rouler depuis six mois qu'il était
enfermé dans cette cellule ; et elle jeta
seulement alors un regard autour d'elle : les quatre murs nus, le petit
lit de fer, la table de bois blanc, les
deux chaises de paille. Lui qui avait vécu, au milieu d'un luxe
prodigué, éclatant !
Mais, tout d'un coup, il revint s'asseoir,
les jambes comme brisées de lassitude. Et, longuement, il parla
à
demi-voix dans une sorte de confession involontaire.
" Gundermann avait raison, décidément
: ça ne vaut rien, la fièvre, à la Bourse... Ah
! le gredin, est-il
heureux, lui, de n'avoir plus ni sang ni nerfs, de ne plus pouvoir coucher
avec une femme, ni boire une
bouteille de bourgogne ! Je crois d'ailleurs qu'il a toujours été
comme ça, ses veines charrient de la
glace... Moi, je suis trop passionné, c'est évident. La
raison de ma défaite n'est pas ailleurs, voilà
pourquoi je me suis si souvent cassé les reins. Et il faut ajouter
que, si ma passion me tue, c'est aussi ma
passion qui me fait vivre. Oui, elle m'emporte, elle me grandit, me
pousse très haut, et puis elle m'abat,
elle détruit d'un coup toute son oeuvre. Jouir n'est peut-être
que se dévorer... Certainement, quand je
songe à ces quatre ans de lutte, je vois bien tout ce qui m'a
trahi, c'est tout ce que j'ai désiré, tout ce que
j'ai possédé... Ça doit être incurable, ça.
Je suis fichu. "
Alors, une colère le souleva contre
son vainqueur.
" Ah ! ce Gundermann, ce sale juif, qui
triomphe parce qu'il est sans désirs !... C'est bien la juiverie
entière, cet obstiné et froid conquérant, en marche
pour la souveraine royauté du monde, au milieu des
peuples achetés un à un par la toute-puissance de l'or.
Voilà des siècles que la race nous envahit et
triomphe, malgré les coups de pied au derrière et les
crachats. Lui a déjà un milliard, il en aura deux, il
en
aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maître de la terre.
Je m'entête depuis des années à crier cela sur
les toits, personne n'a l'air de m'écouter, on croit que c'est
un simple dépit d'homme de Bourse, lorsque
c'est le cri même de mon sang. Oui, la haine du juif, je l'ai
dans la peau, oh ! de très loin, aux racines
mêmes de mon être !
- Quelle singulière chose ! murmura
tranquillement Mme Caroline, avec son vaste savoir, sa tolérance
universelle. Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres.
S'ils sont à part, c'est qu'on les y a
mis. "
Saccard, qui n'avait pas même entendu,
continuait avec plus de violence :
" Et ce qui m'exaspère, c'est
que je vois les gouvernements complices, aux pieds de ces gueux. Ainsi
l'empereur est-il assez vendu à Gundermann ! comme s'il était
impossible de régner sans l'argent de
Gundermann ! Certes, Rougon, mon grand homme de frère, s'est
conduit d'une façon bien dégoûtante à
mon égard ; car, je ne vous l'ai pas dit, j'ai été
assez lâche pour chercher à me réconcilier, avant
la
catastrophe, et si je suis ici, c'est qu'il l'a
bien voulu. N'importe, puisque je le gêne, qu'il se débarrasse
donc de moi ! je ne lui en voudrai quand même que de son alliance
avec ces sales juifs... Avez-vous
songé à cela ? l'Universelle étranglée pour
que Gundermann continue son commerce ! toute banque
catholique trop puissante écrasée, comme un danger social,
pour assurer le définitif triomphe de la
juiverie, qui nous mangera, et bientôt !... Ah ! que Rougon prenne
garde ! il sera mangé, lui d'abord,
balayé de ce pouvoir auquel il se cramponne, pour lequel il renie
tout. C'est très malin, son jeu de
bascule, les gages donnés un jour aux libéraux, l'autre
jour aux autoritaires ; mais, à ce jeu-là, on finit
fatalement par se rompre le cou... Et, puisque tout craque, que le désir
de Gundermann s'accomplisse
donc, lui qui a prédit que la France serait battue, si nous avions
la guerre avec l'Allemagne ! Nous
sommes prêts, les Prussiens n'ont plus qu'à entrer et à
prendre nos provinces. "
D'un geste terrifié et suppliant, elle
le fit taire, comme s'il allait attirer la foudre.
" Non, non ! ne dites pas ces choses.
Vous n'avez pas le droit de les dire... Du reste, votre frère
n'est pour
rien dans votre arrestation. Je sais de source certaine que c'est le
garde des Sceaux Delcambre qui a tout
fait. "
La colère de Saccard tomba brusquement,
il eut un sourire.
" Oh ! celui-là se venge. "
Elle le regardait d'un air d'interrogation,
et il ajouta :
" Oui, une vieille histoire entre nous...
Je sais d'avance que je serai condamné. "
Sans doute, elle se méfia de l'histoire,
car elle n'insista pas. Un court silence régna, pendant lequel
il
reprit les papiers sur la table, tout entier de nouveau à son
idée fixe.
" Vous êtes bien charmante, chère
amie, d'être venue, et il faut me promettre de revenir, parce
que vous
êtes de bon conseil et que je veux vous soumettre des projets.
Ah ! si j'avais de l'argent ! "
Vivement, elle l'interrompit, saisissant l'occasion
pour s'éclairer sur un point qui la hantait et la
tourmentait depuis des mois. Qu'avait- il fait des millions qu'il devait
posséder pour sa part ? les avait-il
envoyés à l'étranger, enterrés au pied de
quelque arbre connu de lui seul ?
" Mais vous en avez, de l'argent ! Les
deux millions de Sadowa, les neuf millions de vos trois mille
actions, si les avez vendues au cours de trois mille !
" Moi, ma chère, cria-t-il, je
n'ai pas un sou ! "
Et cela était parti d'une voix si nette
et si désespéré, il la regardait d'un tel air de
surprise, qu'elle fut
convaincue.
" Jamais je n'ai eu un sou dans les affaires
qui ont mal tourné... Comprenez donc que je me ruine avec les
autres... Certes, oui, j'ai vendu ; mais j'ai racheté aussi ;
de deux autres millions encore, je serais fort
embarrassé et où ils s'en sont allés, mes neuf
millions, augmentés pour vous l'expliquer clairement... Je
crois bien que mon compte se soldait chez ce pauvre Mazaud par une dette
de trente à quarante mille
francs... Plus un sou, le grand coup de balai, comme toujours ! "
Elle en fut si soulagée, si égayée,
qu'elle plaisanta sur leur propre ruine, à elle et à son
frère.
" Nous aussi, quand tout va être terminé,
je ne sais pas si nous aurons de quoi manger un mors... Ah ! cet
argent, ces neuf millions que vous nous aviez promis, vous vous rappelez
comme ils me faisaient peur !
Jamais je n'ai vécu dans un tel malaise, et quel soulagement, le
soir du jour où j'ai tout rendu en faveur de
l'actif !... Même, les trois cent mille francs de l'héritage
de notre tante y ont passé. Ça, ce n'est pas très
juste. Mais, je vous l'avais dit, de l'argent trouvé, de l'argent
qu'on n'a pas gagné, on n'y tient guère... Et
vous voyez bien que je suis gaie et que je ris maintenant ! "
Il l'arrêta d'un geste fiévreux,
il avait pris les papiers, sur la table, et les brandissait.
" Laissez donc ! nous serons très
riches...
- Comment ?
- Est-ce que vous croyez que je lâche
mes idées ?... Depuis six mois, je travaille ici, je veille les
nuits
entières, pour tout reconstruire. Les imbéciles qui me
font surtout un crime de ce bilan anticipé, en
prétendant que des trois grandes affaires, les Paquebots réunis,
le Carmel et la Banque nationale turque,
la première seulement a donné les bénéfices
prévus ! Parbleu ! si les deux autres ont périclité,
c'est que je
n'étais plus là. Mais, quand ils m'auront lâché,
oui ! quand je redeviendrai le mettre, vous verrez, vous
verrez... "
Suppliante, elle voulut l'empêcher de
poursuivre. Il s'était mis debout, il se grandissait sur ses
petites
jambes, criant de sa voix aiguë :
" Les calculs sont faits, les chiffres
sont là, regardez !... Des amusettes simplement, le Carmel et
la
Banque nationale turque ! Il nous faut le vaste réseau des chemins
de fer d'Orient, il nous faut le reste,
Jérusalem, Bagdad, l'Asie Mineure entière conquise, ce
que Napoléon n'a pu faire avec son sabre, et ce
que nous ferons nous autres, avec nos pioches et notre or... Comment
avez-vous pu croire que
j'abandonnais la partie ? Napoléon est bien revenu de l'île
d'Elbe. Moi aussi, je n'aurai qu'à me montrer,
tout l'argent de Paris se lèvera pour me suivre ; et il n'y aura
pas, cette fois, de Waterloo, je vous en
réponds, parce que mon plan est d'une rigueur mathématique,
prévu jusqu'aux derniers centimes... Enfin,
nous allons donc l'abattre, ce Gundermann de malheur ! Je ne demande
que quatre cents millions, cinq
cents millions peut- être, et le monde est à moi ! "
Elle avait réussi à lui prendre
les mains, elle se serrait contre lui.
" Non, non ! Taisez-vous, vous me faites
peur ! "
Et, malgré elle, de son effroi, une
admiration montait. Brusquement, dans cette cellule misérable
et nue,
verrouillée, séparée des vivants, elle venait d'avoir
la sensation d'une force débordante, d'un
resplendissement de l'éternelle illusion de l'espoir, l'entêtement
de l'homme qui ne veut pas mourir. Elle
cherchait en elle la colère, l'exécration des fautes commises,
et elle ne les trouvait déjà plus. Ne
l'avait-elle pas condamné, après les irréparables
malheurs dont il était la cause ? N'avait-elle pas appelé
le
châtiment, la mort solitaire, dans le mépris ? Elle n'en
gardait que sa haine du mal et sa pitié pour la
douleur. Lui, cette force inconsciente et agissante, elle le subissait
de nouveau, comme une des violences
de la nature, sans doute nécessaires. Et puis, si c'était
là qu'une faiblesse de femme, elle s'y abandonnait
délicieusement, toute à la maternité souffrante,
toute à l'infini besoin de tendresse, qui le lui avait fait
aimer sans estime, dans sa haute raison dévastée par l'expérience.
" C'est fini, répéta-t-elle
à plusieurs reprises, sans cesser de lui serrer les mains dans
les siennes. Ne
pouvez-vous donc vous calmer et vous reposer
enfin ! "
Puis, comme il se haussait, pour effleurer
des lèvres ses cheveux blancs, dont les boucles foisonnaient
sur
ses tempes, avec une abondance vivace de jeunesse, elle le maintint,
elle ajouta d'un air d'absolue
résolution et de tristesse profonde, en donnant aux mots toute
leur signification.
" Non, non ! c'est fini à jamais...
Je suis contente de vous avoir vu une dernière fois, pour qu'il
ne reste
pas de la colère entre nous... Adieu ! "
Quand elle partit, elle le vit debout, près
de la table, véritablement ému de la séparation,
mais reclassant
déjà d'une main instinctive les papiers, qu'il avait mêlés
dans sa fièvre ; et, le petit bouquet de deux sous
s'étant effeuillé parmi les pages, il secouait celles-ci
une à une, il balayait des doigts les pétales de rose.
Ce ne fut que trois mois plus tard, vers le
milieu de décembre, que l'affaire de la Banque universelle vint
enfin devant le tribunal. Elle tint cinq grandes audiences de la police
correctionnelle, au milieu d'une
curiosité très vive. La presse avait fait un bruit énorme
autour de la catastrophe, des histoires
extraordinaires circulaient sur les lenteurs de l'instruction. On remarqua
beaucoup l'exposé des faits que
le parquet avait dressé, un chef-d'oeuvre de féroce logique,
où les plus petits détails étaient groupés,
utilisés, interprétés avec une clarté impitoyable.
D'ailleurs, on disait partout que le jugement était rendu à
l'avance. Et, en effet, l'évidente bonne foi d'Hamelin, l'héroïque
attitude de Saccard qui tint tête à
l'accusation pendant les cinq jours, les plaidoiries magnifiques et
retentissantes de la défense,
n'empêchèrent pas les juges de condamner les deux prévenus
à cinq années d'emprisonnement et à trois
mille francs d'amende. Seulement, remis en liberté provisoire
sous caution, un mois avant, et s'étant ainsi
présentés devant le tribunal en prévenus libres,
ils purent faire appel et quitter dans les vingt-quatre
heures. C'était Rougon qui avait exigé ce dénouement,
ne voulant pas garder sur les bras l'ennui d'un
frère en prison. La police veilla elle même au départ
de Saccard, qui fila en Belgique, par un train de nuit
le même jour, Hamelin était parti pour Rome.
Et trois nouveaux mois s'écoulèrent,
on était dans les premiers jours d'avril, Mme Caroline se trouvait
encore à Paris, où l'avait retenue le règlement
d'affaires inextricables. Elle occupait toujours le petit
appartement de l'hôtel d'Orviedo, dont les affiches annonçaient
la vente. Du reste, elle venait enfin
d'arranger les dernières difficultés, elle pouvait partir,
certes, sans un sou en poche, mais sans laisser
aucune dette derrière elle ; et elle devait quitter Paris le
lendemain, pour aller à Rome rejoindre son frère,
qui avait eu la chance d'y obtenir une petite situation d'ingénieur.
Il lui avait écrit que des leçons l'y
attendaient. C'était toute leur existence à recommencer.
En se levant, le matin de cette dernière
jours, qu'elle passerait à Paris, un désir lui vint de
ne pas
s'éloigner tenter d'avoir des nouvelles de Victor. Jusque-là,
toutes les recherches étaient restées vaines.
Mais elle se rappelait les promesses de la Méchain, elle se disait
que peut-être cette femme savait
quelque chose ; et il était facile de la questionner, en se rendant
chez Busch, vers quatre heures. D'abord,
elle repoussa cette idée : : quoi bon tout cela n'était-il
pas mort ? Puis, elle en souffrit réellement, le coeur
douloureux, comme d'un enfant qu'elle aurait perdu, et sur la tombe
duquel elle n'aurait pas porté des
fleurs, en s'en allant. A quatre heures, elle descendit rue Feydeau.
Les deux portes du palier étaient ouvertes,
de l'eau bouillait violemment dans la cuisine noire, tandis que,
de l'autre côté, dans l'étroit cabinet, la Méchain,
qui occupait le fauteuil de Busch, semblait submergée au
milieu d'un tas de papiers qu'elle tirait par liasses énormes
de son vieux sac de cuir.
" Ah ! c'est vous, ma bonne madame !
Vous tombez dans un bien vilain moment. M. Sigismond est à
l'agonie. Et le pauvre M. Busch en perd la tête,
positivement, tant il aime son frère. Il ne fait que courir
comme un fou, il est encore sorti pour ramener un médecin... Vous
voyez, je suis obligée de m'occuper
de ses affaires, car voilà huit jours qu'il n'a seulement pas acheté
un titre ni mis le nez dans une créance.
Heureusement, j'ai fait tout à l'heure un coup, oh ! un vrai coup,
qui le consolera un peu de son chagrin,
le cher homme, quand il reviendra à la raison. "
Mme Caroline, saisie, oubliait qu'elle était
là pour Victor, car elle avait reconnu des titres déclassés
de
l'Universelle, dans les papiers que la Méchain tirait à
poignées de son sac. Le vieux cuir en craquait, et
elle en sortait toujours, devenue bavarde, au milieu de sa joie.
" Tenez ! j'ai eu tout ça pour
deux cent cinquante francs, il y en a bien cinq mille, ce qui les met
à un
sou... Hein ? un sou, des actions qui ont été cotées
trois mille francs ! Les voilà presque retombées au
prix du papier, oui ! du papier à la livre... Mais elles valent
mieux tout de même, nous les revendrons au
moins dix sous, parce qu'elles sont recherchées par les gens
en faillite. Vous comprenez, elles ont eu une
si bonne réputation, qu'elles meublent encore. Elles font très
bien dans un passif, c'est très distingué
d'avoir été victime de la catastrophe... Enfin j'ai eu
une chance extraordinaire, j'avais flairé la fosse où,
depuis la bataille, toute cette marchandise dormait, un vieux fond d'abattoir
qu'un imbécile, mal
renseigné, m'a lâché pour rien. Et vous pensez si
je suis tombée dessus ! Ah ! ça n'a pas traîné,
je vous ai
nettoyé ça vivement ! "
Et elle s'égayait en oiseau carnassier
des champs de massacre de la finance, son énorme personne suait
les immondes nourritures dont elle s'était engraissée,
tandis que de ses mains courtes et crochues, elle
remuait les morts, ces actions dépréciées, déjà
jaunies et exhalant une odeur rance.
Mais une voix ardente et base s'éleva,
venant de la chambre voisine, dont la porte était grande ouverte,
comme les deux portes du palier.
" Bon, voilà M. Sigismond qui
se remet à causer. Il ne fait que ça depuis ce matin...
Mon Dieu ! et l'eau
qui bout ! l'eau que j'oublie ! C'est pour un tas de tisanes... Ma bonne
madame, puisque vous êtes là,
voyez donc s'il ne demande pas quelque chose. "
La Méchain fila dans la cuisine, et
Mme Caroline, que la souffrance attirait, entra dans la chambre. La
nudité en était tout égayée par un clair
soleil d'avril, dont un rayon tombait droit sur la petite table de bois
blanc, encombrée de notes écrites, de dossiers volumineux,
d'où débordait un travail de dix ans ; et il n'y
avait toujours rien autre que les deux chaises de paille et les quelques
volumes entassés sur des planches.
Dans l'étroit lit de fer, Sigismond, assis contre trois oreillers,
vêtu jusqu'à mi-corps d'une courte blouse de
flanelle rouge, parlait, parlait sans relâche, sous la singulière
excitation cérébrale, qui précède parfois
la
mort des phtisique il délirait, avec des moments d'extraordinaire
lucidité ; et, au milieu de sa face
amaigrie, encadrée de ses longs cheveux bouclés, ses yeux,
élargis démesurément, interrogeaient le vide.
Tout de suite, quand Mme Caroline parut, il
sembla la reconnaître, bien que jamais ils ne se fussent
rencontrés.
" Ah ! c'est vous, madame... Je vous
avais vue, je vous appelais de toutes mes forces... Venez, venez plus
près, que je vous dise à voix basse... "
Malgré le petit frisson de peur qui
l'avait prise, elle s'approcha, elle dut s'asseoir sur une chaise, contre
le
lit même.
Je ne savais pas, mais je sais maintenant. Mon
frère vend des papiers, et il y a des gens que j'ai entendus
pleurer là, dans son cabinet... Mon frère, ah ! j'en ai
eu le coeur comme traversé d'un fer rouge. Oui, c'est
ça qui m'est resté dans la poitrine, ça me brûle
toujours, parce que c'est abominable, l'argent, le pauvre
monde qui souffre... Alors, tout à l'heure, quand je serai mort,
mon frère vendra mes papiers, et je ne
veux pas, je ne veux pas ! "
Sa voix s'élevait peu à peu,
suppliante.
" Tenez ! madame, ils sont là,
sur la table. Donnez-les-moi, que nous en fassions un paquet, et vous
les
emporterez, vous emporterez tout... Oh ! je vous appelais, je vous attendais
! Mes papiers perdus ! toute
ma vie de recherches, et d'efforts anéantie ! "
Et, comme elle hésitait à lui
donner ce qu'il demandait, il joignit les mains.
" De grâce, que je m'assure qu'ils
y sont bien tous, avant de mourir... Mon frère n'est pas là,
mon frère ne
dira pas que je me tue... Je vous en supplie... "
Alors, elle céda, bouleversée
par l'ardeur de sa prière.
" Vous voyez que j'ai tort, puisque votre
frère dit que cela vous fait du mal.
- Du mal, oh ! non. Et puis, qu'importe !...
Enfin ; cette société de l'avenir, je suis parvenu à
la mettre
debout, après tant de nuits passées ! Tout y est prévu,
résolu, c'est toute la justice et tout le bonheur
possibles... Quel regret de n'avoir pas eu le temps de rédiger
l'oeuvre, avec les développements
nécessaires ! Mais voici mes notes complètes, classées.
Et, n'est-ce pas ? vous allez les sauver, pour qu'un
autre, un jour, leur donne la forme du livre définitif, lancé
par le monde... "
De ses longues mains frêles, il avait
pris les papiers, il les feuilletait amoureusement, tandis que, dans
ses
grands yeux déjà troubles, se rallumait une flamme. Il
parlait très vite, d'un ton cassé et monotone, avec
le tic-tac d'une chaîne d'horloge que le poids emporte ; et c'était
le bruit même de la mécanique cérébrale
fonctionnant sans arrêt, dans le déroulement de l'agonie.
" Ah ! comme je la vois, comme elle se
dresse là, nettement, la cité de justice et de bonheur
!... Tous y
travaillent, d'un travail personnel, obligatoire et libre. La nation
n'est qu'une société de coopération
immense, les outils deviennent la propriété de tous, les
produits sont centralisés dans de vastes entrepôts
généraux. On a effectué tant de labeur utile, on
a droit à tant de consommation sociale. C'est l'heure
d'ouvrage qui est la commune mesure, un objet ne vaut que ce qu'il a
coûté d'heures, il n'y a plus qu'un
échange, entre tous les producteurs, à l'aide des bons
de travail, et cela sous la direction de la
communauté, sans qu'aucun autre prélèvement soit
fait que l'impôt unique pour élever les enfants et
nourrir les vieillards, renouveler l'outillage, défrayer les
services publics gratuits... Plus d'argent, et dès
lors plus de spéculation, plus de vol, plus de trafics abominables,
plus de ces crimes que la cupidité
exaspère, les filles épousées pour leur dot, les
vieux parents étranglés pour leur héritage, les
passants
assassinés pour leur bourse !... Plus de classes hostiles, de
patrons et d'ouvriers, de prolétaires et de
bourgeois et, dès lors, plus de lois restrictives ni de tribunaux,
de force armée gardant l'ini- que
accaparement des uns contre la faim enragée des autres !... Plus
d'oisifs d'aucune sorte, et dès lors plus de
propriétaires nourris par le loyer, de rentiers entretenus comme
des filles par la chance, plus de luxe enfin
ni de misère !... Ah ! n'est-ce pas l'idéale équité,
la souveraine sagesse, pas de privilégiés, pas de
misérables, chacun fai- sant son bonheur par son effort, la moyenne
du bonheur humain !
Il s'exaltait, et sa voix devenait douce, lointaine,
comme si elle s'éloignait et se perdait très haut, dans
l'avenir dont il annonçait la venue.
" Et si j'entrais dans les détails...
Vous voyez, cette feuille séparée, avec toutes ces notes
marginales :
c'est l'organisation de la famille, le contrat libre, l'éducation
et l'entretien des enfants mis à la charge de la
communauté... Pourtant, ce n'est point l'anarchie. Regardez cette
autre note : je veux un comité directeur
pour chaque branche de la production, chargé de proportionner
celle-ci à la consommation, en établissant
les besoins réels... Et ici, encore un détail d'organisation
dans les villes, dans les champs, des armées
industrielles, des armées agricoles manoeuvreront sous la conduite
des chefs élus par elles, obéissant à
des règlements qu'elles auront votés... Tenez ! j'ai aussi
indiqué là, par des calculs approximatifs, à
combien d'heures la journée de travail pourra être réduite
dans vingt ans. Grâce au grand nombre des bras
nouveaux, grâce surtout aux machines, on ne travaillera que quatre
heures, trois peut-être ; et que de
temps on aura pour jouir de la vie ! car ce n'est pas une caserne, c'est
une cité de liberté et de gaieté, où
chacun reste libre de son plaisir, avec tout le temps de satisfaire
ses légitimes appétits, la joie d'aimer,
d'être fort, d'être beau, d'être intelligent, de prendre
sa part de l'inépuisable nature. "
Et son geste, autour de la misérable
chambre, possédait monde. Dans cette nudité où
il avait vécu, cette
pauvreté sans besoins où il se mourait, il faisait d'une
main fraternelle le partage des biens de la terre.
C'était l'universelle félicité, tout ce qui est
bon et dont il n'avait pas joui, qu'il distribuait de la sorte, en
sachant qu'il n'en jouirait jamais. Il avait hâté sa mort
pour ce suprême cadeau à l'humanité souffrante.
Mais ses mains s'égaraient, tâtonnantes, parmi les notes
éparses, tandis que ses yeux ne voyaient déjà
plus, emplis de l'éblouissement de mort, semblaient apercevoir
l'infinie perfection, au- delà de la vie,
dans un ravissement d'extase dont toute sa face s'éclairait.
" Ah ! que d'activités nouvelles,
l'humanité entière au travail au terres incultes, les
mains de tous les
vivants améliorant le monde !... Il n'y a plus de landes, plus
de marais, plus de terres incultes. Les bras de
mer sont comblés, les montagnes gênantes disparaissent,
les déserts se changent en vallées fertiles, sous
les eaux qui jaillissent de toutes parts. Aucun prodige n'est irréalisable,
les anciens grands travaux font
sourire, tant ils semblent timides et enfantins. La terre enfin est
habitable... Et c'est tout l'homme
développé, grandi, jouissant de ses pleins appétits,
devenu le vrai maître. Les écoles et les ateliers sont
ouverts, l'enfant choisit librement son métier, que les aptitudes
déterminent. Des années déjà se sont
écoulées, et la sélection s'est faite, grâce
à des examens sévères, il ne suffit plus de pouvoir
payer
l'instruction, il faut en profiter. Chacun se trouve ainsi arrêté,
utilisé, au juste degré de son intelligence, ce
qui répartit équitablement les fonctions publiques, d'après
les indications mêmes de la nature. Chacun
pour tous, selon sa force... Ah ! cité active et joyeuse, cité
idéale de saine exploitation humaine, où
n'existe plus le vieux préjugé contre le travail manuel,
où l'on voit un grand poète menuisier, un serrurier
grand savant ! Ah ! cité bienheureuse, cité triomphale
vers qui les hommes marchent depuis tant de
siècles, cité dont les murs blancs resplendissent, là-bas...
Là-bas, dans le bonheur, dans l'aveuglant
soleil...
Ses yeux pâlirent, les derniers mots
s'exhalèrent, indistincts, en un petit souffle ; et sa tête
retomba,
gardant le sourire extasié de ses lèvres. Il était
mort.
Bouleversée de pitié et de tendresse,
Mme Caroline le regardait, lorsqu'elle eut, derrière elle, la
sensation
d'une tempête qui entrait. C'était Busch, revenant sans
médecin, haletant, ravagé d'angoisse ; tandis que la
Méchain, sur ses talons, lui expliquait pourquoi elle n'avait
pu encore faire la tisane, l'eau s'étant
renversée. Mais il avait aperçu son frère, son
petit enfant, comme il le nommait, couché sur le dos,
immobile, avec la bouche ouverte, les yeux fixes
; et il comprit, et il poussa un hurlement de bête
égorgée. D'un bond, il s'était jeté sur le
corps, il l'avait soulevé dans ses deux grands bras, comme pour
lui souffler de la vie. Ce terrible mangeur d'or, qui aurait tué
un homme pour dix sous, qui avait si
longtemps écumé le Paris immonde, hurlait d'une abominable
souffrance. Son petit enfant, mon Dieu !
Lui qui le couchait, qui le dorlotait ainsi qu'une mère ! Il ne
l'aurait jamais plus, son petit enfant ! Et,
dans une crise d'enragé désespoir, il ramassa les papiers
épars sur le lit, il les déchira, les broya, comme
s'il avait voulu anéantir tout ce travail imbécile et jalousé,
qui lui avait tué son frère.
Mme Caroline, alors, sentit son coeur se fondre.
Le malheureux ! il ne l'emplissait plus que d'une divine
pitié. Mais où donc avait-elle entendu hurler ainsi ?
Une seule fois déjà, le cri de la douleur humaine
l'avait pénétré d'un tel frisson. Et elle se souvint,
c'était chez Mazaud, le hurlement de la mère et des
petits, devant le cadavre du père. Comme incapable de se soustraire
à cette souffrance, elle resta encore
un instant, rendit des services. Puis, au moment de partir, se retrouvant
seule avec la Méchain, dans
l'étroit cabinet d'affaires, elle se rappela qu'elle était
venue pour la questionner sur Victor. Et elle
l'interrogea. Ah ! bien, Victor, il était loin, s'il courait
toujours ! Elle avait battu Paris pendant trois mois,
sans seulement découvrir une piste. Elle y renonçait,
il serait toujours temps de retrouver un jour ce
bandit sûr l'échafaud. Et Mme Caroline l'écoutait,
glacée et muette. Oui, c'était fini, le monstre était
lâché
par le monde, à l'avenir, à l'inconnu, ainsi qu'une bête
écumant du virus héréditaire, qui devait élargir
le
mal à chacun de ses coups de dent.
Dehors, sur le trottoir de la rue Vivienne,
Mme Caroline fut surprise de la douceur de l'air. Il était cinq
heures, le soleil se couchait dans un ciel d'une pureté tendre,
dorant au loin les enseignes hautes du
boulevard. Cet avril, si charmant d'une nouvelle jeunesse, était
comme une caresse à tout son être
physique, jusqu'au coeur. Elle respira fortement, soulagée, plus
heureuse déjà, avec la sensation de
l'invincible espoir qui revenait et grandissait. C'était sans
doute la mort si belle de ce rêveur, donnant son
dernier souffle à sa chimère de justice et d'amour, qui
l'attendrissait ainsi, dans le songe qu'elle avait
également fait d'une humanité purgée du mal exécrable
de l'argent ; et c'était encore le hurlement de
l'autre, la tendresse exaspérée et saignante du terrible
loup-cervier, qu'elle croyait sans coeur, incapable
de larmes. Non pourtant ! elle ne s'en était pas allée
sous l'impression consolante de tant de bonté
humaine, au milieu de tant de douleur ; elle avait au contraire emporté
la désespérance finale du petit
monstre échappé, galopant, semant par les routes le ferment
de pourriture dont jamais la terre n'arriverait
à se guérir. Alors, pourquoi donc cette gaieté
renaissante qui l'envahissait toute ?
Lorsqu'elle fut au boulevard, Mme Caroline
tourna à gauche, ralentit le pas, au milieu de l'animation de
la foule. Un instant, elle s'arrêta devant une petite voiture
pleine de bottes de lilas et de giroflées, dont le
fort parfum l'enveloppa d'une bouffée de printemps. Et, main-
tenant, en elle, tandis qu'elle reprenait sa
marche, le flot de la joie montait, comme d'une source bouillonnante,
qu'elle aurait tenté vainement
d'arrêter, de boucher avec ses deux mains. Elle avait compris,
elle ne voulait pas. Non, non ! les affreuses
catastrophes étaient trop récentes, elle ne pouvait être
gaie, s'abandonner à ce jaillissement d'éternelle vie
qui la soulevait. Et elle s'efforçait de garder son deuil, elle
se rappelait au désespoir par tant de souvenirs
cruels. Quoi ? elle aurait ri encore, après l'écroulement
de tout, une si effrayante somme de misères !
Oubliait-elle qu'elle était complice ? et elle se citait les
faits, celui-ci, celui-là, cet autre, qu'elle aurait dû
mettre tout son reste d'existence à pleurer. Mais, entre ses
doigts serrés sur son coeur, le bouillonnement
de sève devenait plus impétueux, la source de vie débordait,
écartait les obstacles pour couler librement,
en rejetant les épaves aux deux bords, claire et triomphante
sous le soleil.
Dès ce moment, vaincue, Mme Caroline
dut s'abandonner à la force irrésistible du continuel
rajeunissement. Comme elle le disait en riant
parfois, elle ne pouvait être triste. L'épreuve était
faite, elle
venait de toucher le fond du désespoir, et voici que l'espoir ressuscitait
de nouveau, brisé, ensanglanté,
mais vivace quand même, plus large de minute en minute. Certes,
aucune illusion ne lui restait, la vie
était décidément injuste et ignoble, comme la nature.
Pourquoi donc : cette déraison de l'aimer, de la
vouloir, de compter, ainsi que l'enfant à qui l'on promet un plaisir
toujours différé, sur le but lointain et
inconnu vers lequel, sans fin, elle nous conduit ? Puis, lorsqu'elle tourna
dans la rue de la
Chaussée-d'Antin, elle ne raisonna même plus ; la philosophe,
en elle, la savante et la lettrée, abdiquait,
fatiguée de l'inutile recherche des causes ; elle n'était
plus qu'une créature heureuse du beau ciel et de l'air
doux, goûtant l'unique jouissance de se bien porter, d'entendre
ses petits pieds fermes battre le trottoir.
Ah ! la joie d'être, est-ce qu'au fond il en existe une autre ?
La vie telle qu'elle est, dans sa force, si
abominable qu'elle soit, avec son éternel espoir !
Rentrée dans son appartement de la
rue Saint-Lazare, qu'elle quittait le lendemain, Mme Caroline acheva
ses malles ; et, comme elle faisait le tour de la salle des épures,
vide déjà, elle aperçut, sur les murs, les
plans et les aquarelles, qu'elle s'était promis de ficeler en
un rouleau unique, au dernier moment. Mais
une songerie l'arrêta, à chaque feuille de papier, avant
d'arracher les quatre pointes, aux quatre angles.
Elle revivait ses journées lointaines d'Orient, de ce pays tant
aimé, dont elle semblait avoir gardé en elle
l'éclatante lumière ; elle revivait les cinq années
qu'elle venait de passer à Paris, cette crise de chaque
jour, cette activité folle, le monstrueux ouragan de millions
qui avait traversé sa vie, en la saccageant ; et,
de ces ruines chaudes encore, elle sentait déjà germer,
s'épanouir au soleil toute une floraison. Si la
Banque nationale turque s'était effondrée à la
suite de l'Universelle, la Compagnie générale des
Paquebots réunis restait debout et prospère. Elle revoyait
la côte enchantée de Beyrouth, où s'élevaient,
au milieu d'immenses magasins, les bâtiments de l'administration,
dont elle était en train d'épousseter le
plan : Marseille mise aux portes de l'Asie Mineure, la Méditerranée
conquise, les nations rapprochées,
pacifiées peut-être. Et cette gorge du Carmel, cette aquarelle
qu'elle déclouait, ne savait-elle pas, par une
lettre récente, que tout un peuple y avait poussé ? Le
village de cinq cents habitants, né d'abord autour de
la mine en exploitation, était à présent une ville,
plusieurs milliers d'âmes, toute une civilisation, des
routes, des usines, des écoles, fécondant ce coin mort
et sauvage. Puis, c'étaient les tracés, les
nivellements et les profils, pour la ligne ferrée de Brousse
à Beyrouth par Angora et Alep, une série de
grandes feuilles, qu'une à une elle roulait : sans doute, il
s'écoulerait des années, avant que les cols du
Taurus fussent traversés à toute vapeur ; mais déjà
la vie affluait de partout, le sol de l'antique berceau
venait d'être ensemencé d'une nouvelle moisson d'hommes,
le progrès de demain y grandirait, avec une
vigueur de végétation extraordinaire, dans ce merveilleux
climat, sous les grands soleils. N'y avait-il pas
là le réveil d'un monde, l'humanité élargie
et plus heureuse ?
Maintenant, Mme Caroline, à l'aide
d'une forte ficelle nouait le paquet des plans. Son frère, qui
l'attendait
à Rome, où tous deux allaient recommencer une existence,
lui avait bien recommandé de les emballer
avec soin ; et, comme elle serrait les noeuds, l'idée lui vint
de Saccard, qu'elle savait en Hollande, lancé
de nouveau dans une affaire colossale, le dessèchement d'immenses
marais, un petit royaume conquis sur
la mer, grâce à un système compliqué de canaux.
Il avait raison : l'argent, jusqu'à ce jour, était le
fumier
dans lequel poussait l'humanité de demain ; l'argent, empoisonneur
et destructeur, devenait le ferment de
toute végétation sociale, le terreau nécessaire
aux grands travaux qui facilitaient l'existence. Cette fois,
voyait-elle clair enfin, son invincible espoir lui venait-il donc de
sa croyance à l'utilité de l'effort ? Mon
Dieu ! au-dessus de tant de boue remuée, au- dessus de tant de
victimes écrasées, de toute cette
abominable souffrance que coûte à l'humanité chaque
pas en avant, n'y a-t-il pas un but obscur et
lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif,
auquel nous allons sans le savoir et qui
nous gonfle le coeur de l'obstiné besoin
de vivre et d'espérer ?
Et Mme Caroline était gaie malgré
tout avec son visage toujours jeune, sous sa couronne de cheveux
blancs, comme si elle se fût rajeunie à chaque avril, dans
la vieillesse de la terre. Et, au souvenir de honte
que lui causait sa liaison avec Saccard, elle songeait à l'effroyable
ordure dont on a également sali
l'amour. Pourquoi donc faire porter à l'argent la peine des saletés
et des crimes dont il est la cause ?
L'amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie ?
FIN
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