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Emile Zola
La Conquete De Plassans

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11 - l'Argent

XI


Mme Caroline, épouvantée, envoya le soir même une dépêche à son frère, qui était à Rome pour une
semaine encore ; et, trois jours après, Hamelin débarquait à Paris, accourant au danger.

L'explication fut rude, entre Saccard et l'ingénieur, rue Saint- Lazare, dans cette salle des épures, où
l'affaire, autrefois, avait été discutée et résolue avec tant d'enthousiasme. Pendant les trois jours, la
débâcle à la Bourse venait de s'aggraver terriblement, les actions de l'Universelle étaient tombées, coup
sur coup, au-dessous du pair, à 430 francs ; et la baisse continuait, l'édifice craquait et s'écroulait, d'heure
en heure.

Silencieuse, Mme Caroline écouta, évitant d'intervenir. Elle était pleine de remords, car elle s'accusait de
complicité, puisque c'était elle qui, après s'être promis de veiller, avait laissé tout faire. Au lieu de se
contenter de vendre ses titres, simplement, afin d'entraver la hausse, n'aurait-elle pas dû trouver autre
chose, prévenir les gens, agir enfin ? Dans son adoration pour son frère, son coeur saignait, à le voir ainsi
compromis, au milieu de ses grands travaux ébranlés, de toute l'oeuvre de sa vie remise en question ; et
elle souffrait d'autant plus, qu'elle ne se sentait pas libre de juger Saccard : ne l'avait-elle pas aimé,
n'était-elle pas à lui, de ce lien secret, dont elle sentait davantage la honte ? C'était, placée ainsi entre ces
deux hommes, tout un combat qui la déchirait. Le soir de la catastrophe, elle avait accablé Saccard, dans
un bel emportement de franchise, vidant un coeur de ce qu'elle y amassait depuis longtemps de reproches
et de craintes. Puis, en le voyant sourire, tenace, invaincu quand même, en songeant à la force dont il
avait besoin pour rester debout, elle s'était dit qu'elle n'avait pas le droit, après s'était montrée faible avec
lui, de l'achever, de le frapper ainsi à terre. Et, réfugiée dans le silence, apportant seulement le blâme de

son attitude, elle ne voulait être qu'un témoin.

Mais Hamelin, cette fois, s'emportait, lui si conciliant d'ordinaire, désintéressé de tout ce qui n'était pas
ses travaux. Il attaqua le jeu avec une violence extrême, l'Universelle succombait à la folie du jeu, une
crise d'absolue démence. Sans doute, il n'était pas de ceux qui prétendaient qu'une banque peut laisser
fléchir ses titres, comme une compagnie de chemins de fer par exemple la compagnie de chemins de fer a
son immense matériel, qui fait ses recettes ; tandis que le vrai matériel d'une banque est son crédit, elle
agonise dès que son crédit chancelle. Seulement, il y avait là une question de mesure. S'il était nécessaire
et même sage de maintenir le cours de 2 000 francs, il devenait insensé et complètement criminel de le
pousser, de vouloir l'imposer à 3000 et davantage. Dès son arrivée, il avait exigé la vérité, toute la vérité.
On ne pouvait plus lui mentir maintenant, lui dire, comme il avait toléré qu'on le déclarât en sa présence,
devant la dernière assemblée, que la société ne possédait pas une de ses actions. Les livres étaient là, il en
pénétrait aisément les mensonges. Ainsi, le compte Sabatani, il savait que ce prête-nom cachait les
opérations faites par la société ; et il pouvait y suivre, mois par mois, depuis deux ans, la fièvre croissante
de Saccard, d'abord timide, n'achetant qu'avec prudence, poussé ensuite à des achats de plus en plus
considérables, pour arriver à l'énorme chiffre de vingt-sept mille actions ayant coûté près de
quarante-huit millions. N'était-ce pas fou, d'une impudente folie qui avait l'air de se moquer des gens, un
pareil chiffre d'affaires mis sous le nom d'un Sabatani ! Et ce Sabatani n'était pas le seul, il y avait
d'autres hommes de paille, des employés de la banque, des administrateurs même, dont les achats, portés
au compte des reports, dépassaient vingt mille actions, représentant elles aussi près de quarante-huit
millions de francs. Enfin, tout cela n'était encore que les achats fermes, auxquels il fallait ajouter les
achats à terme, opérés dans le courant de la dernière liquidation de janvier ; plus de vingt mille actions
pour une somme de soixante-sept millions et demi, dont l'Universelle avait à prendre livraison ; sans
compter, à la Bourse de Lyon, dix mille autres titres, vingt-quatre millions encore. Ce qui, en
additionnant tout, démontrait que la société avait en main près du quart des actions émises par elle, et
qu'elle avait payé ces actions de l'effroyable somme de deux cents millions. Là était le gouffre, où elle
s'engloutissait.

Des larmes de douleur et de colère étaient montées aux yeux d'Hamelin. Lui qui venait de jeter si
heureusement, à Rome, les bases de sa grande banque catholique, le Trésor du Saint-Sépulcre, pour
permettre, aux jours prochains de la persécution, d'installer royalement le pape à Jérusalem, dans la gloire
légendaire des lieux saints : une banque destinée à mettre le nouveau royaume de Palestine à l'abri des
perturbations politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du pays, sur toute une série
d'émissions dont les chrétiens du monde entier allaient se disputer les titres ! Et tout cela croulait d'un
coup, dans cette imbécile démence du jeu ! Il était parti laissant un bilan admirable, des millions à la
pelle, une société dans une prospérité si prompte et si haute, qu'elle faisait l'étonnement du monde ; et,
moins d'un mois après, lorsqu'il revenait, les millions étaient fondus ; la société était par terre, en poudre,
il n'y avait plus rien qu'un trou noir, où le feu semblait avoir passé. Sa stupeur croissait, il exigeait
violemment des explications, voulait comprendre quelle puissance mystérieuse venait de pousser Saccard
à s'acharner ainsi contre l'édifice colossal qu'il avait élevé, à le détruire pierre par pierre d'un côté, tandis
qu'il prétendait l'achever de l'autre.

Saccard, très nettement, sans se fâcher, répondit. Après les premières heures d'émotion et
d'anéantissement, il s'était retrouvé, debout, solide, avec son indomptable espoir. Des trahisons avaient
rendu la catastrophe terrible, mais rien n'était perdu, il allait tout relever. Et, d'ailleurs, si l'Universelle
avait eu une prospérité si rapide et si grande, ne la devait-elle pas aux moyens qu'on lui reprochait ? la
création du syndicat, les augmentations successives du capital, le bilan hâtif du dernier exercice, les

actions gardées par la société et plus tard les actions achetées en masse, follement. Tout cela faisait corps.
Si l'on acceptait le succès, il fallait bien accepter les risques. Quand on chauffe trop une machine, il
arrive qu'elle éclate. Du reste, il n'avouait aucune faute, il avait fait, simplement avec plus de carrure
intelligente, ce que tout directeur de banque fait ; et il ne lâchait pas son idée géniale, son idée géante de
racheter la totalité des titres, d'abattre Gundermann. L'argent lui avait manqué, voilà tout. Maintenant,
c'était à recommencer. Une assemblée générale extraordinaire venait d'être convoquée pour le lundi
suivant, il se disait absolument certain de ses actionnaires, il obtiendrait d'eux les sacrifices
indispensables, convaincu que, sur un mot de lui, tous apporteraient leur fortune. En attendant, on vivrait,
grâce aux petites sommes que les autres maisons de crédit, les grandes banques, avançaient chaque matin
pour les besoins pressants de la journée, dans la crainte d'un trop brusque effondrement, qui les aurait
ébranlées elles-mêmes. La crise passée, tout allait reprendre et resplendir de nouveau.

Mais, objecta Hamelin, que calmait déjà cette tranquillité souriante, ne voyez-vous pas, dans ces secours
fournis par nos rivaux, une tactique, une idée de se garer d'abord et de rendre ensuite notre chute plus
profonde, en la retardant ?... Ce qui m'inquiète, c'est de voir Gundermann là-dedans. "

En effet, Gundermann, un des premiers, s'était offert, pour éviter l'immédiate déclaration de faillite, avec
l'extraordinaire sens pratique d'un monsieur, qui, forcé de mettre le feu chez un voisin, se hâterait ensuite
d'apporter des seaux d'eau, afin que le quartier entier ne fût pas détruit. Il était au-dessus de la rancune, il
n'avait d'autre gloire que d'être le premier marchand d'argent du monde, le plus riche et le plus avisé,
ayant réussi à sacrifier toutes ses passions à l'accroissement continu de sa fortune.

Saccard eut un geste d'impatience, exaspéré par cette preuve que le vainqueur donnait de sa sagesse et de
son intelligence.

" Oh ! Gundermann, il fait la grande âme, il croit qu'il me poignarde, avec sa générosité. "

Un silence régna, et ce fut Mme Caroline, restée jusque-là muette, qui reprit enfin :

- Mon ami, j'ai laissé mon frère vous parler comme il devait le faire, dans la légitime douleur qu'il a
éprouvée, en apprenant toutes ces déplorables choses... Mais notre situation, à nous autres, me semble
claire, et, n'est-ce pas ? il me paraît impossible qu'il se trouve compromis, si l'affaire tournait décidément
mal. Vous savez à quel cours j'ai vendu, on ne pourra pas dire qu'il a poussé à la hausse, pour tirer un
plus gros profit de ses titres. Et, d'ailleurs, si la catastrophe arrive, nous savons ce que nous avons à
faire... Je n'ai point, je l'avoue, votre espoir entêté. Seulement, vous avez raison, il faut lutter jusqu'à la
dernière minute, et ce n'est pas mon frère qui vous découragera, soyez-en sûr. "

Elle était émue, reprise par sa tolérance pour cet homme si obstinément vivace, ne voulant pas cependant
montrer cette faiblesse, car elle ne pouvait plus s'aveugler sur l'exécrable besogne qu'il avait faite, qu'il
aurait sûrement faite encore, avec sa passion voleuse de corsaire sans scrupules.

" Certainement, déclara à son tour Hamelin, las et à bout de résistance, je ne vais pas vous paralyser,
lorsque vous vous battez pour nous sauver tous. Comptez sur moi, si je puis vous être utile. "

Et, une fois de plus, à cette heure dernière, sous les plus effroyables menaces, Saccard les rassura, les
reconquit, en les quittant sur ces paroles, pleines de promesses et de mystère :

" Dormez tranquilles... Je ne puis encore parler, mais j'ai l'absolue certitude de tout remettre à flot avant
la fin de l'autre semaine. "

Cette phrase, qu'il n'expliquait pas, il la répéta à tous les amis de la maison, à tous les clients qui vinrent,
effarés, terrifiés, lui demander conseil. Depuis trois jours, le galop ne cessait pas, rue de Londres, au
travers de son cabinet. Les Beauvilliers, les Maugendre, Sédille, Dejoie, accoururent à la file. Il les
recevait, très calme d'un air militaire, avec des mots vibrants qui leur remettaient du courage au coeur ;
et, quand ils parlaient de vendre, de réaliser à perte, il se fâchait, leur criait de ne faire une pareille bêtise,
s'engageant sur l'honneur les cours de 2 000 et même de 3 000 francs.

Malgré les fautes commises, tous gardaient en lui une foi aveugle qu'on le leur laissât, qu'il fût libre de
les voler encore, et il débrouillerait tout, il finirait par tous les enrichir, ainsi qu'il l'avait juré. Si aucun
accident ne se produisait avant le lundi, si on lui donnait le temps de réunir l'assemblée générale
extraordinaire, personne ne doutait qu'il ne tirât l'Universelle saine et sauve des décombres.

Saccard avait songé à son frère Rougon, et c'était là ce secours tout-puissant dont il parlait, sans vouloir
s'expliquer davantage. S'étant trouvé face à face avec Daigremont, le traître, et lui ayant fait d'amers
reproches, il n'avait obtenu que cette réponse : " Mais, mon cher, n'est pas moi qui vous ai lâché, c'est
votre frère ! " Evidemment, cet homme était dans son droit : il n'avait fait l'affaire qu'à condition que
Rougon en serait, on lui avait promis Rougon formellement, rien d'étonnant à ce qu'il se fût retiré, du
moment où le ministre, loin d'en être, vivait en guerre avec l'Universelle et son directeur. C'était au moins
une excuse sans réplique. Très frappé, Saccard venait de sentir sa faute immense, cette brouille ce frère
qui seul pouvait le défendre, le rendre à ce point sacré, que personne n'oserait achever sa ruine, lorsqu'on
saurait le grand homme derrière lui. Et ce fut, pour son orgueil, une des heures les plus dures, celle où il
se décida à prier le député Huret d'intervenir en sa faveur. Du reste, il gardait une attitude de menace,
refusait toujours de disparaître, exigeait comme une chose due l'aide de Rougon, qui avait plus d'intérêt
que lui à éviter le scandale. Le lendemain, comme il attendait la visite promise d'Huret, il reçut
simplement un billet, dans lequel, en termes vagues, on lui faisait dire de ne pas s'impatienter et de
compter sur une bonne issue, si les circonstances ne s'y opposaient pas, plus tard. Il se contenta de ces
quelques lignes, qu'il regarda comme une promesse de neutralité.

Mais la vérité était que Rougon venait de prendre l'énergique parti d'en finir, avec ce membre gangrené
de sa famille, qui, depuis des années, le gênait, dans d'éternelles terreurs d'accidents malpropres, et qu'il
préférait enfin trancher violemment. Si la catastrophe arrivait, il était résolu à laisser aller les choses.
Puisqu'il n'obtiendrait jamais de Saccard son exil, le plus simple n'était-il pas de le forcer à s'expatrier
lui-même, en lui facilitant la fuite, après quelque bonne condamnation ? Un brusque scandale, un coup de
balai, ce serait fini. D'ailleurs, la situation du ministre devenait difficile, depuis qu'il avait déclaré au
Corps législatif, dans un mouvement d'éloquence mémorable, que jamais la France ne laisserait l'Italie
s'emparer de Rome. Très applaudi par les catholiques, très attaqué par le tiers état de plus en plus
puissant, il voyait arriver l'heure où ce dernier, aidé des bonapartistes libéraux, allait le faire sauter du
pouvoir, à moins qu'il ne leur donnât aussi un gage. Et le gage, si les circonstances le voulaient, allait être
l'abandon de cette Universelle, patronnée par Rome, devenue une force inquiétante. Enfin, ce qui avait
achevé de le décider, c'était une communication secrète de son collègue des Finances, qui, sur le point de
lancer un emprunt, avait trouvé Gundermann et tous les banquiers juifs très réservés, donnant à entendre
qu'ils refuseraient leurs capitaux, tant que le marché resterait incertain pour eux, livré aux aventures.
Gundermann triomphait. Plutôt les juifs, avec leur royauté acceptée de l'or, que les catholiques
ultramontains maîtres du monde, s'ils devenaient les rois de la Bourse !

On raconta plus tard que le garde des sceaux Delcambre, acharné dans sa rancune contre Saccard, ayant
fait pressentir Rougon sur la conduite à suivre vis-à-vis de son frère, au cas où la justice aurait à

intervenir, en avait simplement reçu ce cri du coeur : " Ah ! qu'il m'en débarrasse donc, je lui devrai un
fameux cierge ! " Dès lors, du moment où Rougon l'abandonnait, Saccard était perdu. Delcambre, qui le
guettait depuis son arrivée au pouvoir, le tenait enfin sur la marge du Code, au bord même du vaste filet
judiciaire, n'ayant plus qu'à trouver le prétexte pour lancer ses gendarmes et ses juges.

Un matin, Busch, furieux de n'avoir pas agi encore, se rendit au palais de justice. S'il ne se hâtait pas,
jamais maintenant il ne tirerait de Saccard les quatre mille francs qui restaient dus à la Méchain, sur le
fameux compte de frais, pour le petit Victor. Son plan était simplement de soulever un abominable
scandale, en l'accusant de séquestration d'enfant, ce qui permettrait d'étaler les détails immondes du viol
de la mère et de l'abandon du gamin. Un pareil procès fait au directeur de l'Universelle, dans l'émotion
soulevée par la crise que traversait cette banque, cela remuerait tout Paris ; et Busch espérait encore que
Saccard, à la première menace, paierait. Mais le substitut qui se trouva chargé de le recevoir, un propre
neveu de Delcambre, écouta son histoire d'un air d'impatience et d'ennui : non ! non ! rien à faire de
sérieux avec de pareils commérages, ça ne tombait sous le coup d'aucun article du Code. Déconcerté,
Busch s'emportait, parlait de sa longue patience, lorsque le magistrat l'interrompit brusquement, en lui
entendant dire qu'il avait poussé la bonhomie, vis-à-vis de Saccard, jusqu'à placer des fonds en report, à
l'Universelle. Comment ! il avait des fonds compromis dans la déconfiture certaine de cette maison, et il
n'agissait pas ! Rien n'était plus simple, il n'avait qu'à déposer une plainte en escroquerie, car la justice,
dès maintenant, se trouvait avertie de manoeuvres frauduleuses, qui allaient entraîner la banqueroute.
C'était là le coup terrible à porter, et non l'autre histoire, le mélodrame d'une fille morte d'ivrognerie et
d'un enfant grandi dans le ruisseau. Busch écoutait, la face attentive et grave, lancé sur cette nouvelle
voie, entraîné à un acte qu'il n'était pas venu faire, dont il devinait les décisives conséquences : Saccard
arrêté, l'Universelle frappée à mort. La seule peur de perdre son argent l'aurait décidé tout de suite, il ne
demandait d'ailleurs que désastres, pour pêcher en eau trouble. Cependant, il hésita, il disait qu'il
réfléchirait, qu'il reviendrait, et il fallut que le substitut lui mît la plume aux doigts, lui fît écrire, dans son
cabinet même, sur son bureau, la plainte en escroquerie, qu'immédiatement, l'homme congédié, il porta,
tout bouillant de zèle, à son oncle le garde des sceaux. L'affaire était bâclée.

Le lendemain, rue de Londres, au siège de la société, Saccard eut une longue entrevue avec les
commissaires-censeurs et avec l'administrateur judiciaire, pour arrêter le bilan qu'il désirait présenter à
l'assemblée générale. Malgré les sommes prêtées par les autres établissements financiers, on avait dû
fermer les guichets, suspendre les paiements, devant les demandes croissantes. Cette banque, qui, un
mois plus tôt, possédait près de deux cents millions dans ses caisses, n'avait pu rembourser, à sa clientèle
affolée, que les quelques premières centaines de mille francs. Un jugement du tribunal de commerce
avait déclaré d'office la faillite, à la suite d'un rapport sommaire, remis la veille par un expert, chargé
d'examiner les livres. Malgré tout, Saccard, inconscient, promettait encore de sauver la situation, avec un
aveuglement d'espoir, un entêtement de bravoure extraordinaires. Et précisément, ce jour-là, il attendait
la réponse du parquet des agents de change, pour la fixation d'un cours de compensation, lorsque
l'huissier entra lui dire que trois messieurs le demandaient, dans un salon voisin. C'était le salut peut-être,
il se précipita, très gai, et il trouva un commissaire de police, aidé de deux agents, qui procéda à son
arrestation immédiate. Le mandat d'amener venait d'être lancé, sur la lecture du rapport de l'expert,
dénonçant des irrégularités d'écritures, et particulièrement sur la plainte en abus de confiance de Busch,
qui prétendait que des fonds, confiés par lui pour être placés en report, avaient reçu une destination autre.
A la même heure, on arrêtait également Hamelin, à son domicile, rue Saint-Lazare. Cette fois, c'était bien
la fin, comme si toutes les haines, toutes les malchances aussi se fussent acharnées. L'assemblée générale
extraordinaire ne pouvait plus se réunir, la Banque universelle avait vécu.

Mme Caroline n'était pas chez elle, au moment de l'arrestation de son frère, qui ne put que lui laisser
quelques lignes écrites à la hâte. Lorsqu'elle rentra ce fut une stupeur. Jamais elle n'avait cru qu'on
songeât même une minute à le poursuivre, tellement il lui apparaissait pur de tout trafic louche, innocenté
par ses longues absences. Dès le lendemain de la faillite, le frère et la soeur s'étaient dépouillés de tout ce
qu'ils possédaient, en faveur de l'actif, voulant rester nuis, au sortir de cette aventure, comme ils y étaient
rentrés nus ; et la somme était forte, près de huit millions, dans lesquels se trouvaient engloutis les trois
cent mille francs qu'ils avaient hérités d'une tante. Tout de suite, elle se lança en démarche, en
sollicitations, elle ne vécut plus que pour améliorer le sort, préparer la défense de son pauvre Georges,
reprise de crises de larmes, malgré sa vaillance, chaque fois qu'elle se l'imaginait innocent et sous les
verrous, éclaboussé de cet affreux scandale, la vie dévastée, salie à jamais. Lui si doux, si faible, d'une
dévotion d'enfant, d'une ignorance de " grosse bête " comme elle disait, en dehors de ses travaux
techniques ! Et, d'abord, elle s'était emportée contre Saccard, l'unique cause du désastre, l'ouvrier de leur
malheur, dont elle reconstruisait et jugeait nettement l'oeuvre exécrable, depuis les jours du début,
lorsqu'il la plaisantait si gaiement de lire le Code, jusqu'à ces jours de la fin, où, dans les sévérités de
l'insuccès, devaient se payer toutes les irrégularités, qu'elle avait prévues et laissé commettre. Puis,
torturée par ce remords de complicité qui la hantait, elle s'était tue, elle évitait de s'occuper ouvertement
de lui, avec la volonté d'agir comme sil n'était pas. Quand elle devait prononcer son nom, elle semblait
parler d'un étranger, d'une partie adverse dont les intérêts étaient différents des siens. Elle, qui visitait
presque quotidiennement son frère à la Conciergerie, n'avait pas même demandé une autorisation, pour
aller voir Saccard. Et elle était très brave, elle campait toujours dans leur appartement de la rue
Saint-Lazare, recevant tous ceux qui se présentaient, même ceux qui venaient l'injure à la bouche,
transformée ainsi en une femme d'affaires résolue à sauver ce qu'elle pourrait de leur honnêteté et de leur
bonheur.

Durant les longues journées qu'elle passait de la sorte, en haut, dans ce cabinet des épures, où elle avait
vécu de si belles heures de travail et d'espoir, un spectacle surtout la navrait. Lorsqu'elle s'approchait
d'une fenêtre et qu'elle jetait un regard sur l'hôtel voisin, elle ne pouvait y voir sans un serrement de
coeur, derrière les vitres de l'étroite pièce où les deux pauvres femmes se tenaient, les profils pâles de la
comtesse de Beauvilliers et de sa fille Alice. Ces journées de février étaient très douces, elle les
apercevait souvent aussi marchant à pas ralentis, la tête basse, le long des allées du jardin moussu, ravagé
par l'hiver. L'écroulement venait d'être effroyable dans ces deux existences. Les malheureuses qui, quinze
jours plus tôt, possédaient dix-huit cent mille francs avec leurs six cents actions, n'en auraient tiré que
dix-huit mille, aujourd'hui que le titre était tombé de trois mille francs à trente francs. Et leur fortune
entière se trouvait fondue, emportée du coup les vingt mille francs de la dot, mis si péniblement de côté
par la comtesse, les soixante-dix mille francs empruntés d'abord sur la ferme des Aublets, les Aublets
eux-mêmes vendus ensuite deux cent quarante mille francs, lorsqu'ils en valaient quatre cent mille. Que
devenir, quand les hypothèques dont l'hôtel était écrasé, mangeaient déjà huit mille francs par an, et
qu'elles n'avaient jamais pu réduire le train de la maison à moins de sept mille, malgré leur ladrerie, les
miracles d'économie sordide qu'elles accomplissaient, pour sauver les apparences et garder leur rang ?
Même en vendant leurs actions, comment vivre désormais, comment faire face à tous les besoins, avec
ces dix-huit mille francs, l'épave dernière du naufrage ? Une nécessité s'imposait, que la comtesse n'avait
pas voulu encore envisager résolument quitter l'hôtel, l'abandonner aux créanciers hypothécaires,
puisqu'il devenait impossible de payer les intérêts, ne pas attendre que ceux-ci le fissent mettre en vente,
se retirer tout de suite au fond de quelque petit logement pour y vivre une vie étroite et effacée, jusqu'au
dernier morceau de pain. Mais, si la comtesse résistait, c'était qu'il y avait là un arrachement de toute sa
personne, la mort même de ce qu'elle avait cru être, l'effondrement de l'édifice de sa race que, depuis des

années, elle soutenait de ses mains tremblantes, avec une obstination héroïque. Les Beauvilliers en
location, n'ayant plus le toit des ancêtres, vivant chez les autres, dans la misère avouée des vaincus :
est-ce que, vraiment, ce ne serait pas à mourir de honte ? Et elle luttait toujours.

Un matin, Mme Caroline vit ces dames, sous le petit hangar du jardin, qui lavaient leur linge. La vieille
cuisinière, presque impotente, ne leur était plus d'un grand secours ; pendant les derniers froids, elles
avaient dû la soigner ; et il en était de même du mari, à la fois concierge, cocher et valet de chambre, qui
avait grand-peine à balayer la maison et à tenir debout l'antique cheval, trébuchant et ravagé comme lui.
Aussi ces dames s'étaient-elles mises résolument au ménage, la fille lâchant parfois ses aquarelles pour
faire les maigres soupes dont vivaient chichement les quatre personnes, la mère époussetant les meubles,
raccommodant les vêtements et les chaussures, avec cette idée d'économie infime qu'on usait moins les
plumeaux, les aiguilles et le fil, depuis que c'était elle qui s'en servait. Seulement, dès que survenait une
visite, il fallait les voir toutes deux fuir, jeter le tablier, se débarbouiller violemment, reparaître en
maîtresses de maison, aux mains blanches et paresseuses. Sur la rue, le train n'avait pas changé, l'honneur
était sauf le coupé sortait toujours correctement attelé, menant la comtesse et sa fille à leurs courses, les
dîners de quinzaine réunissaient toujours les convives de chaque hiver, sans qu'il y eût un plat de moins
sur la table, ni une bougie dans les candélabres. Et il fallait, comme Mme Caroline, dominer le jardin,
pour savoir de quels terribles lendemains de jeûne était payé tout ce décor, cette façade mensongère d'une
fortune disparue. Lorsqu'elle les voyait, au fond de ce puits humide, étranglé entre les maisons voisines,
promenant leur mortelle mélancolie, sous les squelettes verdâtres des arbres centenaires, elle était prise
d'une pitié immense, elle s'écartait de la fenêtre, le coeur déchiré de dans cette misère, comme si elle
s'était sentie la complice de Saccard.

Puis, un autre matin, Mme Caroline eut une tristesse plus directe, plus douloureuse encore. On lui
annonça la visite de Dejoie, et elle tint bravement à le recevoir.

" Et bien, mon pauvre Dejoie... "

Mais elle s'arrêta, effrayée, en remarquant la pâleur de l'ancien garçon de bureau. Les yeux semblaient
morts, dans sa face décomposée ; et lui, très grand, avait rapetissé comme plié en deux.

" Voyons, il ne faut pas vous laisser abattre, à l'idée que tout cet argent est perdu. "

Alors, il parla d'une voix lente.

" Oh ! madame, ce n'est pas ça... Sans doute, dans le premier moment, j'ai reçu un rude coup, parce que je
m'étais habitué à croire que nous étions riches. Ça vous monte à la tête, on est comme si l'on avait bu,
quand on gagne... Mon Dieu ! j'étais déjà résigné à me remettre au travail, j'aurais tant travaillé, que je
serais parvenu à refaire la somme... Seulement, vous ne savez pas... "

De grosses larmes roulèrent sur ses joues.

" Vous ne savez pas... Elle est partie.

- Partie, qui donc ? demanda Mme Caroline, surprise.

- Nathalie, ma fille. Son mariage était manqué, elle a été furieuse, quand le père de Théodore est venu
nous dire que son fils avait trop attendu et qu'il allait épouser la demoiselle d'une mercière, qui apportait
près de huit mille francs. Ça, je comprends qu'elle se soit mise en colère à l'idée de ne plus avoir le sou et
de rester fille. Mais moi qui l'aimais tant ! L'hiver dernier encore, je me relevais la nuit, pour border ses

couvertures. Et je me passais de tabac afin qu'elle eût de plus jolis chapeaux, et j'étais sa vraie mère, je
l'avais élevée, je ne vivais que du plaisir de la voir, dans notre petit logement. "

Ses larmes l'étranglèrent, il sanglota.

" Aussi, c'est la faute de mon ambition... Si j'avais vendu, dès que mes huit actions me donnaient les six
mille francs de la dot, elle serait mariée à cette heure. Seulement, n'est-ce pas ? ça montait toujours, et j'ai
songé à moi, j'ai voulu d'abord six cents, puis huit cents, puis mille francs de rente ; d'autant plus que la
petite aurait hérité de cet argent-là, plus tard... Dire qu'un moment, au cours de trois mille, j'ai eu dans la
main vingt-quatre mille francs, de quoi lui constituer sa dot de six mille francs et de me retirer moi-même
avec neuf cents francs de rente. Non ! j'en voulais mille, est-ce assez bête ! Et, maintenant, ça ne
représente seulement pas deux cents francs... Ah ! c'est ma faute, j'aurais mieux fait de me flanquer à
l'eau ! "

Mme Caroline, très émue de sa douleur, le laissait se soulager. Elle aurait pourtant voulu savoir.

" Partie, mon pauvre Dejoie, comment partie ? "

Alors, il eut un embarras, tandis qu'une faible rougeur montait à sa face blême.

" Oui, partie, disparue, depuis trois jours. Elle avait fait la connaissance d'un monsieur, en face de chez
nous, oh ! un monsieur très bien, un homme de quarante ans... Enfin, elle s'est sauvée. "

Et, tandis qu'il donnait des détails, cherchant les mots, la langue embarrassée, Mme Caroline revoyait
Nathalie, mince et blonde, avec sa grâce frêle de jolie fille du pavé parisien. Elle revoyait surtout les
larges yeux, au regard si tranquille et si froid, d'une extraordinaire limpidité d'égoïsme. L'enfant s'était
laissé adorer par son père, en idole heureuse, sage aussi longtemps qu'elle avait eu intérêt à l'être,
incapable d'une chute sotte, tant qu'elle espérait une dot, un mariage, un comptoir dans une petite
boutique où elle aurait trôné. Mais continuer une vie de sans-le-sou, vivre en torchon avec son
bonhomme de père, obligé de se remettre au travail, ah ! non, elle en avait assez de cette existence pas
drôle, désormais sans espoir ! Et elle avait filé, elle avait mis froidement ses bottines et son chapeau,
pour aller ailleurs.

" Mon Dieu ! continuait à bégayer Dejoie, elle ne s'amusait guère chez nous, c'est bien vrai ; et, quand on
est gentille, c'est agaçant de perdre sa jeunesse à s'ennuyer... Mais, tout de même, elle a été bien dure.
Songez donc ! sans me dire seulement adieu, pas un mot de lettre, pas la plus petite promesse de venir me
revoir de temps à autre... Elle a fermé la porte, et ça été fini. Vous voyez, mes mains tremblent, j'en suis
resté comme une bête. C'est plus fort que moi, je la cherche toujours, chez nous. Après tant d'années,
mon Dieu ! est-ce possible que je ne l'aie plus, que je ne l'aurai plus jamais, ma pauvre petite enfant ! "

Il avait cessé de pleurer, et sa douleur ahurie était si navrante, que Mme Caroline lui saisit les deux
mains, ne trouvant d'autre consolation que de lui répéter :

" Mon pauvre Dejoie, mon pauvre Dejoie... "

Puis, pour le distraire, elle revint à la déconfiture de l'Universelle. Elle s'excusait de lui avoir laissé
prendre des actions, elle jugeait sévèrement Saccard, sans le nommer. Mais, tout de suite, l'ancien garçon
de bureau se ranima. Mordu par le jeu, il se passionnait encore.

" M. Saccard, eh ! il a eu bien raison de m'empêcher de vendre. L'affaire était superbe, nous les aurions

mangés tous, sans les traîtres qui nous ont lâchés... Ah ! madame, si M. Saccard était là, ça marcherait
autrement. Ç'a été notre mort, qu'on le mette en prison. Et il n'y a encore que lui qui pourrait nous
sauver... Je l'ai dit au juge : " Monsieur, rendez-le-nous, et je lui confie de nouveau ma fortune, et je lui
confie ma vie, parce que cet homme-là, c'est le bon Dieu, voyez- vous ! Il fait tout ce qu'il veut. "

Stupéfaite, Mme Caroline le regardait. Comment ! pas une parole de colère, pas un reproche ? C'était la
foi ardente d'un croyant. Quelle puissante action Saccard avait-il donc eue sur le troupeau, pour le
discipliner sous un tel joug de crédulité ?

" Enfin, madame, j'étais venu seulement vous dire ça, et il faut m'excuser, si je vous ai parlé de mon
chagrin, à moi, parce que je n'ai plus la tête très solide... Quand vous verrez M. Saccard, répétez-lui bien
que nous sommes toujours avec lui. "

Il s'en alla de son pas vacillant, et, restée seule, elle eut un instant horreur de l'existence. Ce malheureux
lui avait fendu le coeur. Elle avait contre l'autre, contre celui qu'elle ne nommait pas, un redoublement de
colère, dont elle renfonçait l'éclat en elle. D'ailleurs, des visites lui arrivaient, elle était débordée, ce
matin- là.

Dans le flot, les Jordan surtout l'émurent encore. Ils venaient, Paul et Marcelle, en bon ménage qui
risquait toujours à deux les démarches graves, lui demander si leurs parents, les Maugendre, n'avaient
réellement plus rien à tirer de leurs actions de l'Universelle. De ce côté, c'était aussi un désastre
irréparable. Avant les grandes batailles des deux dernières liquidations, l'ancien fabricant de bâches
possédait déjà soixante-quinze titres, qui lui avaient coûté environ quatre-vingt mille francs : affaire
superbe, puisque, à un moment, au cours de trois mille francs, ces titres en représentaient deux cent
vingt-cinq mille. Mais le terrible était que, dans la passion de la lutte, il avait joué à découvert, croyant au
génie de Saccard, achetant toujours ; de sorte que d'effroyables différences a payer, plus de deux cent
mille francs, venaient d'emporter le reste de sa fortune, ces quinze mille francs de rente gagnés si
rudement par trente années de travail, il n'avait plus rien, c'était à peine s'il en sortirait complètement
acquitté, lorsqu'il aurait vendu son petit hôtel de la rue Legendre, dont il se montrait si fier. Et, dans ce
désastre, Mme Maugendre était certainement plus coupable que lui.

" Ah ! madame, expliqua Marcelle avec son aimable figure, qui, même au milieu des catastrophes, restait
fraîche et riante, vous ne vous imaginez pas ce qu'était devenue maman ! Elle, si prudente, si économe, la
terreur de ses bonnes, toujours sur leurs talons, à éplucher leurs comptes, elle ne parlait plus que par
centaines de mille francs, elle poussait papa, oh ! lui, beaucoup moins brave, au fond, tout prêt à écouter
l'oncle Chave, si elle ne l'avait pas rendu fou, avec son rêve de décroche le gros lot, le million... D'abord,
ça les avait pris en lisant les journaux financiers ; et papa s'était passionné le premier, si bien qu'il se
cachait, dans les commencements ; puis, lorsque maman s'y est mise, après avoir longtemps professé
contre le jeu une haine de bonne ménagère, tout a flambé, ça n'a pas été long. Est-il possible que la rage
du gain change à ce point de braves gens ! "

Jordan intervint, égayé lui aussi par la figure de l'oncle Chave, qu'un mot de sa femme venait d'évoquer.

" Et si vous aviez vu le calme de l'oncle, au milieu de ces catastrophes ! il l'avait bien prédit, il
triomphait, serré dans son col de crin... Pas un jour il n'a manqué la Bourse, pas un jour il n'a cessé de
jouer son jeu infime, sur le comptant, satisfait d'emporter sa pièce de quinze à vingt francs, chaque soir,
ainsi qu'un bon employé qui a bravement rempli sa journée. Autour de lui, les millions croulaient de
toutes parts, des fortunes géantes se faisaient et se défaisaient en deux heures, l'or pleuvait à pleins seaux

parmi les coups de foudre, et il continuait, sans fièvre, à gagner sa petite vie, son petit gain pour ses petits
vices... Il est le malin des malins, les jolies filles de la rue Nollet ont eu leurs gâteaux et leurs bonbons. "

Cette allusion, faite de belle humeur, aux farces du capitaine, acheva d'amuser les deux femmes. Mais,
tout de suite, la tristesse de la situation les reprit.

" Hélas ! non, déclara Mme Caroline, je ne crois pas que vos parents aient rien à tirer de leurs actions.
Tout me paraît bien fini. Elles sont à trente francs, elles vont tomber à vingt francs, à cent sous... Mon
Dieu ! Les pauvres gens, à leur âge, avec leurs habitudes d'aisance, que vont-ils devenir ?

- Dame ! répondit simplement Jordan, il va falloir s'occuper d'eux... Nous ne sommes pas bien riches
encore, mais enfin ça commence à marcher, et nous ne les lasserons pas dans la rue. "

Il venait d'avoir une chance. Après tant d'années de travail ingrat, son premier roman, publié d'abord dans
un journal, lancé ensuite par un éditeur, avait pris brusquement l'allure d'un gros succès ; et il se trouvait
riche de quelques milliers de francs, toutes les portes ouvertes devant lui désormais, brûlant de se
remettre au travail, certain de la fortune et de la gloire.

" Si nous ne pouvons les prendre, nous leur louerons un petit logement. On s'arrangera toujours, parbleu !
"

Marcelle, qui le regardait avec une tendresse éperdue, fut agitée d'un léger tremblement :

" Oh ! Paul, Paul, que tu es bon ! "

Et elle se mit à sangloter.

" Mon enfant, calmez-vous, je vous en prie, répéta à plusieurs reprises Mme Caroline, qui s'empressait,
étonnée. Il ne faut pas vous faire de la peine. "

- Non, laissez-moi, ce n'est pas de la peine... Mais, en vérité, c'est tellement bête, tout ça ! Je vous
demande un peu, lorsque j'ai épousé Paul, si maman et papa n'auraient pas dû me donner la dot dont ils
avaient toujours parlé ! Sous prétexte que Paul ne possédait plus un sou et que je faisais une sottise en
tenant quand même ma promesse, ils n'ont pas lâché un centime... Ah ! les voilà bien avancés,
aujourd'hui ! ils la retrouveraient, ma dot, ce serait toujours ça que la Bourse n'aurait pas mangé ! "

Mme Caroline et Jordan ne purent s'empêcher de rire. Mais cela ne consolait pas Marcelle, elle pleurait
plus fort.

" Et puis, ce n'est pas encore ça... Moi, quand Paul a été pauvre, j'ai fait un rêve. Oui ! comme dans les
contes de fées, j'ai rêvé que j'étais une princesse et qu'un jour j'apporterais à mon prince ruiné beaucoup,
beaucoup d'argent, pour l'aider à être un grand poète... Et voilà qu'il n'a pas besoin de moi, voilà que je ne
suis plus rien qu'un embarras, avec ma famille ! C'est lui qui aura toute la peine, c'est lui qui fera tous les
cadeaux... Ah ! ce que mon coeur étouffe ! "

Vivement, il l'avait prise dans ses bras.

" Qu'est-ce que tu nous racontes, grosse bête. Est-ce que la femme a besoin d'apporter quelque chose !
Mais c'est toi que tu apportes, ta jeunesse, ta tendresse, ta belle humeur, et il n'y a pas une princesse au
monde qui puisse donner davantage ! "

Tout de suite, elle s'apaisa, heureuse d'être aimée ainsi, trouvant en effet qu'elle était bien sotte de
pleurer. Lui, continuait :

" Si ton père et ta mère veulent, nous les installerons à Clichy, où j'ai vu des rez-de-chaussée avec des
jardins pour pas cher... Chez nous, dans notre trou empli de nos quatre meubles, c'est très gentil, mais
c'est trop étroit ; d'autant plus qu'il va nous falloir de la place... "

Et, souriant de nouveau, se tournant vers Mme Caroline, qui assistait, très touchée, à cette scène de
ménage :

" Eh ! oui, nous allons être trois, on peut bien l'avouer, maintenant que je suis un monsieur qui gagne sa
vie !... N'est-ce pas ? madame, encore un cadeau qu'elle va me faire, elle qui pleure de ne m'avoir rien
apporté ! "

Mme Caroline, dans l'incurable désespoir de sa stérilité, regarda Marcelle un peu rougissante et dont elle
n'avait pas remarqué la taille déjà épaissie. A son tour, elle eut des larmes pleins les yeux.

" Ah ! mes chers enfants, aimez-vous bien, vous êtes les seuls raisonnables et les seuls heureux ! "

Puis, avant de prendre congé, Jordan donna des détails sur le journal L'Espérance . Gaiement, avec son
horreur instinctive des affaires, il en parlait comme de la plus extraordinaire caverne, toute retentissante
des marteaux de la spéculation. Le personnel entier, depuis le directeur jusqu'au garçon de bureau,
spéculait, et lui seul, disait-il en riant, n'y avait pas joué, très mal vu, accablé sous le mépris de tous.
D'ailleurs, l'écroulement de l'Universelle, surtout l'arrestation de Saccard, venaient de tuer net le journal.
Il y avait eu une débandade des rédacteurs, tandis que Jantrou s'entêtait, aux abois, se cramponnant à
cette épave, pour vivre encore des débris du naufrage. C'était fini, ces trois années de prospérité l'avaient
dévasté, dans un monstrueux abus de tout ce qui s'achète, pareil à ces meurt-de-faim qui crèvent
d'indigestion, le jour où ils s'attablent. Et la chose curieuse, logique du reste, c'était la déchéance finale de
la baronne Sandorff, tombée à cet homme, au milieu du désarroi de la catastrophe, enragée et voulant
rattraper son argent.

Au nom de la baronne, Mme Caroline avait légèrement pâli, pendant que Jordan, qui ignorait la rivalité
des deux femmes, complétait son récit.

" Je ne sais pourquoi elle s'est donnée. Peut-être a-t-elle cru qu'il la renseignerait, grâce à ses relations
d'agent de publicité. Peut-être n'a-t-elle roulé jusqu'à lui que par les lois mêmes de la chute, toujours de
plus en plus bas. Il y a, dans la passion du jeu, un ferment désorganisateur que j'ai observé souvent, qui
ronge et pourrit tout, qui fait de la créature de race la mieux élevée et la plus fière une loque humaine, le
déchet balayé au ruisseau... En tout cas, si cette fripouille de Jantrou avait gardé sur le coeur les coups de
pied au derrière que lui allongeait, dit-on, le père de la baronne, quand il allait jadis quémander ses
ordres, il est bien vengé aujourd'hui ; car, moi qui vous parle, comme j'étais retourné au journal pour
tacher d'être payé, je suis tombé sur une explication en poussant trop vivement une porte, j'ai vu, de mes
yeux vu, Jantrou giflant la Sandorff, à la volée... Oh ! cet homme ivre, perdu d'alcool et de vices, tapant
avec une brutalité de cocher sur cette dame du monde ! "

D'un geste de souffrance, Mme Caroline le fit taire. Il lui semblait que cet excès d'abaissement
l'éclaboussait elle-même.

Très caressante, Marcelle lui avait pris la main, sur le point de partir.

" Ne croyez pas au moins, chère madame, que nous soyons venus pour vous ennuyer. Paul, au contraire,
défend beaucoup M. Saccard.

- Mais certainement ! s'écria le jeune homme. Il a toujours été gentil avec moi. Je n'oublierai jamais la
façon dont il nous a débarrassés du terrible Busch. Et puis, c'est tout de même un monsieur très fort...
Quand vous le verrez, madame, dites-lui bien que le petit ménage lui garde une vive reconnaissance. "

Lorsque les Jordan furent partis Mme Caroline eut un geste de muette colère. De la reconnaissance,
pourquoi ? pour la ruine des Maugendre ! Ces Jordan étaient comme Dejoie, s'en allaient avec les mêmes
paroles d'excuse et de bons souhaits. Et pourtant ils savaient, ceux-là ! ce n'était pas un ignorant, cet
écrivain qui avait traversé le monde de la finance, plein d'un si beau mépris de l'argent. En elle, la révolte
continuait, grandissait. Non ! il n'y avait point de pardon possible, la boue était trop profonde. Cela ne la
vengeait pas, la gifle de Jantrou à la baronne. C'était Saccard qui avait tout pourri.

Ce jour-là, Mme Caroline devait aller chez Mazaud, au sujet de certaines pièces qu'elle voulait joindre au
dossier de son frère. Elle désirait également savoir quelle serait son attitude, dans le cas où la défense le
citerait comme témoin. Le rendez-vous pris n'était que pour quatre heures, après la Bourse ; et, seule
enfin, elle passa plus d'une heure et demie à classer les renseignements qu'elle avait obtenus déjà. Elle
commençait à voir clair, dans le monceau des ruines. De même, au lendemain d'un incendie, quand la
fumée s'est dissipée et que le brasier s'est éteint, on déblaie les matériaux, avec le vivace espoir de
trouver l'or des bijoux fondus.

D'abord, elle s'était demandé où avait pu passer l'argent. Dans cet engloutissement de deux cents
millions, il fallait bien, si des poches s'étaient vidées, que d'autres se fussent emplies. Cependant, il
paraissait certain que le râteau des baissiers n'avait pas ramassé toute la somme, un effroyable coulage en
avait emporté un bon tiers. A la Bourse, les jours de catastrophe, on dirait que le sol boit l'argent, il s'en
égare, il en reste, un peu à tous les doigts. Gundermann devait, à lui seul, avoir empoché une
cinquantaine de millions. Puis, venait Daigremont, avec douze ou quinze. On citait encore le marquis de
Bohain, dont le coup classique avait réussi une fois de plus : à la hausse chez Mazaud, il refusait de
payer, tandis qu'il avait touché près de deux millions chez Jacoby, où il était à la baisse ; seulement, cette
fois, tout en sachant que le marquis avait mis ses meubles au nom de sa femme, en simple filou, Mazaud,
affolé par ses pertes, parlait de lui envoyer du papier timbré. Presque tous les administrateurs de
l'Universelle s'étaient, d'ailleurs, taillé royalement leur part, les uns, comme Huret et Kolb, en réalisant au
plus haut cours, avant l'effondrement, les autres, comme le marquis et Daigremont, en passant aux
baissiers, par une tactique de traîtres ; sans compter que, dans une de ses dernières réunions, lorsque la
société était déjà aux abois le conseil d'administration avait fait créditer chacun de ses membres de cent
et quelques mille francs. Enfin, à la corbeille, Delarocque et Jacoby surtout passaient pour avoir gagné
personnellement de grosses sommes, déjà englouties du reste dans les deux gouffres toujours béants,
impossibles à combler, que creusaient chez le premier l'appétit de la femme et chez l'autre la passion du
jeu. De même, le bruit courait que Nathansohn devenait un des rois de la coulisse, grâce à un gain de
trois millions, qu'il avait réalisé en jouant pour son compte à la baisse, tandis qu'il jouait à la hausse pour
Saccard ; et la chance extraordinaire était qu'il aurait sauté certainement, engagé pour des achats
considérables au nom de l'Universelle qui ne payait plus, si l'on n'avait pas été forcé de passer l'éponge,
de faire cadeau de ce qu'elle devait, plus de cent millions, à la coulisse tout entière, reconnue insolvable.
Un homme décidément heureux et adroit, ce petit Nathansohn ! et quelle jolie aventure, dont on souriait,
garder ce qu'on a gagné, ne pas payer ce qu'on a perdu !

Mais les chiffres restaient vagues, Mme Caroline ne pouvait arriver à une appréciation exacte des gains,
car les opérations de Bourse se font en plein mystère, et le secret professionnel est strictement gardé par
les agents de change. Même on n'aurait rien su en dépouillant les carnets, où les noms ne sont pas
inscrits. Ainsi elle tenta en vain de connaître la somme qu'avait dû emporter Sabatani, disparu à la suite
de la dernière liquidation. Encore une ruine, de ce côté, qui atteignait durement, Mazaud. C'était la
commune histoire : le client louche accueilli d'abord avec défiance, déposant une petite couverture de
deux ou trois mille francs, jouant sagement pendant les premiers mois, jusqu'au jour où, la médiocrité de
la garantie oubliée, devenu l'ami de l'agent de change, il prenait la fuite, au lendemain de quelque tour de
brigand. Mazaud parlait d'exécuter Sabatani, ainsi qu'il avait jadis exécuté Schlosser, un filou de la même
bande, de l'éternelle bande qui exploite !e marché, comme les voleurs d'autrefois exploitaient une forêt.
Et le Levantin, cet Italien mâtiné d'Oriental, aux yeux de velours,, qu'une légende douait d'un phénomène
dont chuchotaient les femmes curieuses, était aller écumer la Bourse de quelque capitale étrangère,
Berlin, disait-on, en attendant qu'on l'oubliât à Paris, et qu'il y revînt, de nouveau salué, prêt à
recommencer son coup, au milieu de la tolérance générale.

Puis, Mme Caroline avait dressé une liste des désastres. La catastrophe de l'Universelle venait d'être une
de ces terribles secousses qui ébranlent toute une ville. Rien n'était resté d'aplomb et solide, les crevasses
gagnaient les maisons voisines, il y avait chaque jour de nouveaux écroulements. Les unes sur les autres,
les banques s'effondraient, avec le fracas brusque des pans de murs demeurés debout après un incendie.
Dans une muette consternation, on écoutait ces bruits de chute, on se demandait où s'arrêteraient les
ruines. Elle, ce qui la frappait au coeur, c'était moins les banquiers, les sociétés, les hommes et les choses
de la finance détruits, emportés dans la tourmente, que tous les pauvres gens, actionnaires, spéculateurs
même, qu'elle avait connus et aimés, et qui étaient parmi les victimes. Après la défaite, elle comptait ses
morts. Et il n'y avait pas seulement son pauvre Dejoie, les Maugendre imbéciles et lamentables, les tristes
dames de Beauvilliers, si touchantes. Un autre drame l'avait bouleversée, la faillite du fabricant de soie
Sédille, déclarée la veille. Celui-là, l'ayant vu à l'oeuvre comme administrateur, le seul du conseil, disait-
elle, à qui elle aurait confié dix sous, elle le déclarait le plus honnête homme du monde. L'effrayante
chose, que cette passion du jeu ! Un homme qui avait mis trente ans à fonder par son travail et sa probité
une des plus solides maisons de Paris, et qui, en moins de trois années, venait de l'entamer, de la ronger,
au point que, d'un coup, elle était tombée en poudre !

Quels regrets amers des jours laborieux d'autrefois, lorsqu'il croyait encore à la fortune gagnée d'un lent
effort, avant qu'un premier gain de hasard la lui eût fait prendre mépris, dévoré par le rêve de conquérir à
la Bourse, en une heure, le million qui demande toute la vie d'un commerçant honnête ! Et la Bourse
avait tout emporté, le malheureux restait foudroyé, déchu, incapable et indigne de reprendre les affaires,
avec un fils dont la misère allait peut-être faire un escroc, ce Gustave, cette âme de joie et de fête, vivant
sur un pied de quarante à cinquante mille francs de dette, déjà compromis dans une vilaine histoire de
billets signés à Germaine Coeur. Puis, c'était encore un autre pauvre diable qui navrait Mme Caroline, le
remisier Massias, et Dieu savait si elle se montrait tendre d'ordinaire à l'égard de ces entremetteurs du
mensonge et du vol ! Seulement, elle l'avait connu aussi, celui-là, avec ses gros yeux rieurs, son air de
bon chien battu, quand il courait Paris, pour arracher quelques maigres ordres. Si, un instant, il s'était cru,
à son tour enfin, un des maîtres du marché, ayant violé la chance, sur les talons de Saccard, quelle chute
affreuse l'avait éveillé de son rêve, par terre, les reins cassés ! il devait soixante-dix mille francs, et il
avait payé, lorsqu'il pouvait alléguer l'exception de jeu, comme tant d'autres ; il avait fait, en empruntant
à des amis, en engageant sa vie entière, cette bêtise sublime et inutile de payer, car personne ne lui en
savait gré, on haussait même un peu les épaules derrière lui. Sa rancune ne s'exhalait que contre la

Bourse, retombé dans son dégoût du sale métier qu'il y faisait, criant qu'il fallait être juif pour y réussir,
se résignant pourtant à y rester, puisqu'il y était, avec l'espoir entêté d'y gagner le gros lot quand même,
tant qu'il aurait l'oeil vif et de bonnes jambes. Mais les morts inconnus, les victimes sans nom, sans
histoire, emplissaient surtout d'une pitié infinie le coeur de Mme Caroline. Ceux-là étaient légion,
jonchaient les buissons écartés, les fossés pleins d'herbe, et il y avait ainsi des cadavres perdus, des
blessés râlant d'angoisse, derrière chaque tronc d'arbre. Que d'effroyables drames muets, la cohue des
petits rentiers pauvres, des petits actionnaires ayant mis toutes leurs économies dans une même valeur,
les concierges retirés, les pâles demoiselles vivant avec un chat, les retraités de province à l'existence
réglée de maniaques, les prêtres de campagne dénudés par l'aumône, tous ces êtres infimes dont le budget
est de quelques sous, tant pour le lait, tant pour le pain, un budget si exact et si réduit, que deux sous de
moins amènent des cataclysmes ! Et, brusquement, plus rien, la vie coupée, emportée, de vieilles mains
tremblantes, éperdues, tâtonnantes dans les ténèbres, incapables de travail, toutes ces existences humbles
et tranquilles jetées d'un coup à l'épouvante du besoin ! Cent lettres désespérées étaient arrivées de
Vendôme, où le sieur Fayeux, receveur de rentes, avait aggravé le désastre en levant le pied. Dépositaire
de l'argent et des titres des clients pour qui il opérait à la Bourse, il s'était mis à jouer lui-même un jeu
terrible ; et, ayant perdu, ne voulant pas payer, il avait filé avec les quelques centaines de mille francs qui
se trouvaient entre ses mains. Autour de Vendôme, dans les fermes les plus reculées, il laissait la misère
et les larmes. Partout, l'ébranlement avait ainsi gagné les chaumières. Comme après les grandes
épidémies, les pitoyables victimes n'étaient-elles pas cette population moyenne, la petite épargne, que les
fils seuls allaient pouvoir recon- struire après des années de dur labeur ?

Enfin, Mme Caroline sortit pour se rendre chez Mazaud ; et, tandis qu'elle descendait à pied vers la rue
de la Banque, elle pensait aux coups répétés qui atteignaient l'agent de change, depuis une quinzaine de
jours. C'était Fayeux qui lui volait trois cent mille francs, Sabatani qui lui laissait un compte impayé de
près du double, le marquis de Bohain et la baronne Sandorff qui refusaient d'acquitter à eux deux plus
d'un million de différences, Sédille dont la faillite lui emportait environ la même somme, sans compter
les huit millions que lui devait l'Universelle, ces huit millions pour lesquels il avait reporté Saccard, la
perte effroyable, le gouffre où, d'heure en heure, la Bourse anxieuse s'attendait à le voir sombrer. A deux
reprises déjà, le bruit avait couru de la catastrophe. Et, dans cet acharnement du sort, un dernier malheur
venait de se produire, qui allait être la goutte d'eau faisant déborder le vase : on avait arrêté l'avant-veille
l'employé Flory, convaincu d'avoir détourné cent quatre-vingt mille francs. Peu à peu, les exigences de
Mlle Chuchu, l'ancienne petite figurante, la maigre sauterelle du trottoir parisien, s'étaient accrues :
d'abord de joyeuses parties pas chères, puis l'appartement de la rue Condorcet, puis des bijoux, des
dentelles ; et ce qui avait perdu le malheureux et tendre garçon, c'était son premier gain de dix mille
francs, après Sadowa, et argent de plaisir si vite gagné, si vite dépensé, qui en avait nécessité d'autre,
d'autre encore, toute une fièvre de passion pour la femme si chèrement achetée. Mais l'histoire devenait
extraordinaire, dans ce fait que Flory avait volé son patron, simplement pour payer sa dette de jeu, chez
un autre agent singulière honnêteté, effarement devant la peur de l'exécution immédiate, espoir sans
doute de cacher le vol, de combler le trou par quelque opération miraculeuse. En prison, il avait
beaucoup pleuré, dans un affreux réveil de honte et de désespoir ; et l'on racon- tait que sa mère, arrivée
le matin même de Saintes pour le voir, avait dû s'aliter chez les amis où elle était descendue.

Quelle étrange chose que la chance ! songeait Mme Caroline en traversant la place de la Bourse.
L'extraordinaire succès de l'Universelle, cette montée rapide dans le triomphe, dans la conquête et la
domination, en moins de quatre années, puis cet écroulement brusque, ce colossal édifice qu'un mois
avait suffi pour réduire en poudre, la stupéfiaient toujours. Et n'était-ce pas là aussi l'histoire de Mazaud.

Certes, jamais homme n'avait vu la destinée lui sourire à ce point. Agent de change à trente-deux ans, très
riche déjà par la mort de son oncle, heureux mari d'une femme charmante qui l'adorait, qui lui avait
donné deux beaux enfants, il était en outre joli homme, il prenait chaque jour à la corbeille une place plus
considérable, par ses relations, son activité, son flair vraiment surprenant, sa voix aiguë même, cette voix
de fifre qui devenait aussi célèbre que le tonnerre de Jacoby. Et, soudainement, voilà que la situation
craquait, il se trouvait au bord de l'abîme, où il suffisait d'un souffle maintenant pour le jeter. Lui, n'avait
pas joué, pourtant, protégé encore par sa flamme au travail, sa jeunesse inquiète. Il était frappé en pleine
lutte loyale, par inexpérience et passion, pour avoir trop cru aux autres. D'ailleurs, les sympathies
restaient vives, on prétendait qu'il pourrait s'en tirer, avec beaucoup d'aplomb.

Lorsque Mme Caroline fut montée à la charge, elle sentit bien l'odeur de ruine, le frisson d'angoisse
secrète, dans les bureaux devenus mornes. En traversant la caisse, elle aperçut une vingtaine de
personnes, toute une foule qui attendait, pendant que le caissier d'argent et le caissier des titres faisaient
encore honneur aux engagements de la maison, mais d'une main ralentie, en hommes qui vident les
derniers tiroirs. Par une porte entrouverte, le bureau de la liquidation lui apparut endormi, avec ses sept
employés lisant leur journal, n'ayant plus à appliquer que de rares affaires, depuis que la Bourse chômait.
Seul, le bureau du comptant gardait quelque vie. Et ce fut Berthier, le fondé de pouvoir, qui la reçut, très
agité lui-même, le visage pâle, dans le malheur de la maison.

" Je ne sais pas, madame, si M. Mazaud pourra vous recevoir... Il est un peu souffrant, il a eu froid en
s'obstinant à travailler sans feu toute la nuit dernière, et il vient de descendre chez lui, au premier étage,
pour prendre quelque repos. "

Alors, Mme Caroline insista.

" Je vous en prie, monsieur, faites que je lui dise quelques mots... Il y va peut-être du salut de mon frère.
M. Mazaud sait bien que jamais mon frère ne s'est occupé des opérations de Bourse, et son témoignage
serait d'une grande importance... D'autre part, j'ai des chiffres à lui demander, lui seul peut me renseigner
sur certains documents. "

Berthier, plein d'hésitation, finit par la prier d'entrer dans le cabinet de l'agent de change.

" Attendez là un instant, madame, je vais voir. "

Et, dans cette pièce, en effet, Mme Caroline eut une grande sensation de froid. Le feu devait être mort
depuis la veille, personne n'avait songé à le rallumer. Mais ce qui la frappait plus encore, c'était l'ordre
parfait, comme si toute la nuit et toute la matinée entière venaient d'être employées à vider les meubles, à
détruire les papiers inutiles, à classer ceux qu'il fallait conserver. Rien ne traînait, pas un dossier, pas
même une lettre. Sur le bureau, il n'y avait, méthodiquement rangés, que l'encrier, le plumier, un grand
buvard, au milieu duquel était seulement resté un paquet de fiches de la maison, des fiches vertes,
couleur de l'espérance. Dans cette nudité, une tris- tesse infinie tombait avec le lourd silence.

Au bout de quelques minutes, Berthier reparut.

" Ma foi ! madame, j'ai sonné deux fois, et je n'ose insister... En descendant, voyez si vous devez sonner
vous-même. Mais je vous conseille de revenir. "

Mme Caroline dut se résigner. Cependant, sur le palier du premier étage, elle hésita encore, elle avança
même la main vers le bouton de la sonnette. Et elle finissait par s'en aller, lorsque des cris, des sanglots,

toute une rumeur sourde, au fond de l'appartement, l'arrêta. Brusquement, la porte fut ouverte, et un
domestique s'en élança, effaré, disparut dans l'escalier, en bégayant :

" Mon Dieu ! mon Dieu ! monsieur... "

Elle était demeurée immobile, devant cette porte béante, dont sortait, distincte maintenant, une plainte
d'affreuse douleur. Et elle devenait toute froide, devinant, envahie par la vision nette de ce qui se passait
là. D'abord elle voulut fuir, puis elle ne le put, éperdue de pitié, attirée, ayant le besoin de voir et
d'apporter ses larmes, elle aussi. Elle entra, trouva toutes les portes grandes ouvertes, arriva jusqu'au
salon.

Deux servantes, la cuisinière et la femme de chambre sans doute, y allongeaient le cou, avec des faces de
terreur, balbutiantes.

" Oh ! monsieur, oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! "

Le jour mourant de la grise journée d'hiver entrait faiblement, par l'écartement des épais rideaux de soie.
Mais il faisait très chaud, de grosses bûches achevaient de se consumer en braise dans la cheminée,
éclairant les murs d'un grand reflet rouge. Sur une table, une gerbe de roses, un royal bouquet pour la
saison, que, la veille encore, l'agent de change avait apporté à sa femme, s'épanouissait dans cette tiédeur
de serre, embaumait toute la pièce. C'était comme le parfum même du luxe raffiné de l'ameublement, la
bonne odeur de chance, de richesse, de félicité d'amour, qui, pendant quatre années, avaient fleuri là. Et,
sous le reflet rouge du feu, Mazaud était renversé au bord du canapé, la tête fracassée d'une balle, la main
crispée sur la crosse du revolver ; tandis que, debout devant lui, sa jeune femme, accourue, poussait cette
plainte, ce cri continu et sauvage qui s'entendait de l'escalier. Au moment de la détonation, elle avait au
bras son petit garçon de quatre ans et demi, dont les petites mains s'étaient cramponnées à son cou, dans
l'épouvante ; et sa fillette, âgée de six ans déjà, l'avait suivie, pendue à sa jupe, se serrant contre elle ; et
les deux enfants criaient aussi, d'entendre crier leur mère éperdument.

Tout de suite, Mme Caroline voulut les emmener.

" Madame, je vous en supplie... Madame, ne restez pas là... "

Elle-même tremblait, se sentait défaillir. De la tête trouée de Mazaud, elle voyait le sang couler encore,
tomber goutte à goutte sur le velours du canapé, d'où il ruisselait sur le tapis. Il y avait par terre une large
tache qui s'élargissait. Et il lui semblait que ce sang la gagnait, lui éclaboussait les pieds et les mains.

" Madame, je vous en supplie, suivez-moi... "

Mais, avec son fils pendu à son cou, avec sa fille serrée à sa taille, la malheureuse n'entendait pas, ne
bougeait pas, raidie, plantée là, à ce point qu'aucune puissance au monde ne l'en aurait déracinée. Tous
les trois étaient blonds, d'une fraîcheur de lait, la mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Et,
dans la stupeur de leur félicité morte, dans ce brusque anéantissement du bonheur qui devait durer
toujours, ils continuaient de jeter leur grand cri, le hurlement où passait toute l'effroyable souffrance de
l'espèce.

Alors, Mme Caroline tomba sur les deux genoux. Elle sanglotait, elle balbutiait.

" Oh ! madame, vous me déchirez le coeur... De grâce, madame, arrachez-vous à ce spectacle, venez avec
moi dans la pièce voisine, laissez-moi tâcher de vous épargner un peu du mal qu'on vous a fait... "

Et toujours le groupe farouche et lamentable, la mère avec les deux petits, comme entrés en elle,
immobiles dans leurs longs cheveux pâles dénoués. Et toujours ce hurlement affreux, cette lamentation
du sang, qui monte de la forêt, quand les chasseurs ont tué le père.

Mme Caroline s'était relevée, la tête perdue, il y eut des pas, des voix, sans doute l'arrivée d'un médecin,
la constatation de la mort. Et elle ne put rester, davantage elle se sauva, poursuivie par la plainte
abominable et sans fin, que, même sur le trottoir, dans le roulement des fiacres, elle croyait entendre
toujours.

Le ciel pâlissait, il faisait froid, et elle marcha, lentement, de peur qu'on ne l'arrêtât, en la prenant pour
une meurtrière, à son air égaré. Tout remontait en elle, toute l'histoire du monstrueux écroulement de
deux cent millions, qui amoncelait tant de ruines et écrasait tant de victimes. Quelle force mystérieuse,
après avoir édifié si rapidement cette tour d'or, venait donc ainsi de la détruire ? Les mêmes mains qui
l'avaient construite, semblaient s'être acharnées, prises de folie, à ne pas en laisser une pierre debout.
Partout, des cris de douleur s'élevaient, des fortunes s'effondraient avec le bruit des tombereaux de
démolitions, qu'on vide à la décharge publique. C'étaient les derniers biens domaniaux des Beauvilliers,
les sous grattés un à un des économies de Dejoie, les gains réalisés dans la grande industrie par Sédille,
les rentes des Maugendre retirés du commerce, pêle-mêle, étaient jetés avec fracas au fond du cloaque,
que rien ne comblait. C'étaient encore Jantrou, noyé dans l'alcool, la Sandorff noyée dans la boue,
Massias retombé à sa misérable condition de chien rabatteur, cloué pour la vie à la Bourse par la dette ; et
c'était Flory voleur, en prison, expiant ses faiblesses d'homme tendre, Sabatani et Fayeux en fuite,
galopant avec la peur des gendarmes ; et c'étaient, plus navrantes et pitoyables, les victimes inconnues, le
grand troupeau anonyme de tous pauvres que la catastrophe avait faits, grelottant d'abandon, criant de
faim. Puis, c'était la mort, des coups de pistolet partaient aux quatre coins de Paris, c'était la tête fracassée
de Mazaud, le sang de Mazaud qui, goutte à goutte, dans le luxe et dans le parfum des roses, éclaboussait
sa femme et ses petits, hurlant de douleur.

Et, alors, tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait entendu, depuis quelques semaines, s'exhala du
coeur meurtri de Mme Caroline en un cri d'exécration contre Saccard. Elle ne pouvait plus se taire, le
mettre à part comme s'il n'existait pas pour s'éviter de le juger et de le condamner. Lui seul était
coupable, cela sortait de chacun de ses désastres accumulés, dont l'effrayant amas la terrifiait. Elle le
maudissait, sa colère et son indignation, contenues depuis si longtemps, débordaient en une haine
vengeresse, la haine même du mal. N'aimait-elle donc plus son frère, qu'elle avait attendu jusque-là, pour
haïr l'homme effrayant, qui était l'unique cause de leur malheur ? Son pauvre frère, ce grand innocent, ce
grand travailleur, si juste et si droit, sali maintenant de la tare ineffaçable de la prison, la victime qu'elle
oubliait, chère et plus douloureuse que toutes les autres ! Ah ! que Saccard ne trouvât pas de pardon, que
personne n'osât plaider encore sa cause, même ceux qui continuaient à croire en lui, qui ne connaissaient
de lui que sa bonté, et qu'il mourût seul, un jour, dans le mépris !

Mme Caroline leva les yeux. Elle était arrivée sur la place, et elle vit, devant elle, la Bourse. Le
crépuscule tombait, le ciel d'hiver, chargé de brume, mettait derrière le monument comme une fumée
d'incendie, une nuée d'un rouge sombre, qu'on aurait crue faite des flammes et des poussières d'une ville
prise d'assaut. Et la Bourse, grise et morne, se détachait, dans la mélancolie de la catastrophe, qui, depuis
un mois, la laissait déserte, ouverte aux quatre vents du ciel, pareille à une halle qu'une disette a vidée.
C'était l'épidémie fatale, périodique, dont les ravages balaient le marché tous les dix à quinze ans, les
vendredis noirs, ainsi qu'on les nomme, semant le sol de décombres. Il faut des années pour que la
confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu'au jour où, la passion

du jeu ravivée peu à peu, flambant et recommençant l'aventure, amène une nouvelle crise, effondre tout,
dans un nouveau désastre. Mais, cette fois, derrière cette fumée rousse de l'horizon, dans les lointains
troubles de la ville, il y avait comme un grand craquement sourd, la fin prochaine d'un monde.