7 - La
Conquete De Plassans
VII
Le soir même, Mouret, qui ne dormait pas, pressa Marthe de questions,
voulant connaître les événements
de la soirée. Elle répondit que tout s'était
passé comme à l'habitude, qu'elle n'avait rien remarqué
d'extraordinaire. Elle ajouta simplement que l'abbé Faujas
l'avait accompagnée, en causant avec elle de
choses insignifiantes. Mouret fut très-contrarié de
ce qu'il appelait «l'indolence» de sa femme.
- On pourrait bien s'assassiner
chez ta mère, dit-il en s'enfonçant la tête dans
l'oreiller d'un air furieux; ce
n'est certainement pas toi qui m'en apporterais la nouvelle.
Le lendemain, lorsqu'il rentra
pour le dîner, il cria à Marthe, du plus loin qu'il l'aperçut:
- Je le savais bien, tu as des yeux pour ne pas voir, ma bonne ...
Ah! que je te reconnais là! Rester la
soirée entière dans un salon, sans seulement te douter
de ce qu'on a dit et fait autour de toi!... Mais toute
la ville en cause, entends-tu! Je n'ai pu faire un pas sans rencontrer
quelqu'un qui m'en parlât.
- De quoi donc, mon ami? demanda
Marthe étonnée.
- Du beau succès de
l'abbé Faujas, pardieu! On l'a mis à la porte du salon
vert.
- Mais non, je t'assure; je
n'ai rien vu de semblable.
- Eh! je te l'ai dit, tu ne
vois rien!... Sais-tu ce qu'il a fait à Besançon, l'abbé?
Il a étranglé un curé ou il a
commis des faux. On ne peut pas affirmer au juste ... N'importe, il
paraît qu'on l'a joliment arrangé. Il
était vert. C'est un homme fini.
Marthe avait baissé
la tête, laissant son mari triompher de l'échec du prêtre.
Mouret était enchanté.
- Je garde ma première
idée, continua-t-il; ta mère doit manigancer quelque
chose avec lui. On m'a
raconté qu'elle s'était montrée très-aimable.
C'est elle, n'est-ce pas, qui a prié l'abbé de t'accompagner?
Pourquoi ne m'as-tu pas dit cela?
Elle haussa doucement les épaules,
sans répondre.
- Tu es étonnante, vraiment!
s'écria-t-il. Tous ces détails-là ont beaucoup
d'importance .... Ainsi, madame
Paloque, que je viens de rencontrer, m'a dit qu'elle était
restée avec plusieurs dames, pour voir comment
l'abbé sortirait. Ta mère s'est servie de toi pour protéger
la retraite du calottin, tu ne comprends donc
pas!... Voyons, tâche de te souvenir; que t'a-t-il dit, en te
ramenant ici?
Il s'était assis devant
sa femme, il la tenait sous l'interrogation aiguë de ses petits
yeux.
- Mon Dieu, répondit-elle
patiemment, il m'a dit des choses sans importance, des choses comme
tout le
monde peut en dire ... Il a parlé du froid, qui était
très-vif; de la tranquillité de la ville pendant la
nuit;
puis, je crois, de l'agréable soirée qu'il venait de
passer.
- Ah! le tartufe!... Et il
ne t'a pas questionnée sur ta mère, sur les gens qu'elle
reçoit?
- Non. D'ailleurs, le chemin
n'est pas long, de la rue de la Banne ici; nous n'avons pas mis trois
minutes.
Il marchait à côté de moi, sans me donner le bras;
il faisait de si grandes enjambées, que j'étais presque
forcée de courir ... Je ne sais ce qu'on a, à s'acharner
ainsi après lui. Il n'a pas l'air heureux. Il grelottait, le
pauvre homme, dans sa vieille soutane.
Mouret n'était pas méchant.
- Ça, c'est vrai, murmura-t-il;
il ne doit pas avoir chaud, depuis qu'il gèle.
- Puis, continua Marthe, nous
n'avons pas à nous plaindre de lui: il paye exactement, il
ne fait pas de
tapage.... Où trouverais-tu un aussi bon locataire?
- Nulle part, je le sais....
Ce que j'en disais, tout à l'heure, c'était pour te
montrer combien peu tu fais
attention, quand tu vas quelque part. Autrement, je connais trop la
clique que ta mère reçoit, pour
m'arrêter à ce qui sort du fameux salon vert. Toujours
des cancans, des menteries, des histoires bonnes à
faire battre les montagnes. L'abbé n'a sans doute étranglé
personne, pas plus qu'il ne doit avoir fait
banqueroute.... Je le disais à madame Paloque: «Avant
de déshabiller les autres, on ferait bien de laver
son propre linge sale.» Tant mieux, si elle a pris cela pour
elle!
Mouret mentait, il n'avait
pas dit cela à madame Paloque. Mais la douceur de Marthe lui
faisait quelque
honte de la joie qu'il venait de témoigner, au sujet des malheurs
de l'abbé. Les jours suivants, il se mit
nettement du côté du prêtre. Ayant rencontré
plusieurs personnages qu'il détestait, M. de Bourdeu, M.
Delangre, le docteur Porquier, leur fit un magnifique éloge
de l'abbé Faujas, pour ne pas dire comme eux,
pour les contrarier et les étonner. C'était, à
l'entendre, un homme tout à fait remarquable, d'un grand
courage, d'une grande simplicité dans la pauvreté. Il
fallait qu'il y eût vraiment des gens bien méchants.
Et il glissait des allusions sur les personnes que recevaient les
Rougon, un tas d'hypocrites, de cafards, de
sots vaniteux, qui craignaient l'éclat de la véritable
vertu. Au bout de quelque temps, il avait fait
absolument sienne la querelle de l'abbé, il se servait de lui
pour assommer la bande des Rastoil et la
bande de la sous-préfecture.
- Si cela n'est pas pitoyable!
disait-il parfois à sa femme, oubliant que Marthe avait entendu
un autre
langage dans sa bouche; voir des gens qui ont volé leur fortune
on ne sait où, s'acharner ainsi après un
pauvre homme qui n'a pas seulement vingt francs pour s'acheter une
charretée de bois!... Non, vois-tu,
ces choses-là me révoltent. Moi, que diable! je puis
me porter garant pour lui. Je sais ce qu'il fait, je sais
comment il est, puisqu'il habite chez moi. Aussi je ne leur mâche
pas la vérité, je les traite comme ils le
méritent, lorsque je les rencontre.... Et je ne m'en tiendrai
pas là. Je veux que l'abbé devienne mon ami. Je
veux le promener à mon bras, sur le cours, pour montrer que
je ne crains pas d'être vu avec lui, tout
honnête homme et tout riche que je suis.... D'abord, je te recommande
d'être très-aimable pour ces
pauvres gens.
Marthe souriait discrètement.
Elle était heureuse des bonnes dispositions de son mari à
l'égard de leurs
locataires. Rose reçut l'ordre de se montrer complaisante.
Le matin, quand il pleuvait, elle pouvait s'offrir
pour faire les commissions de madame Faujas. Mais celle-ci refusa
toujours l'aide de la cuisinière.
Cependant, elle n'avait plus la raideur muette des premiers temps.
Un matin, ayant rencontré Marthe, qui
descendait du grenier où l'on conservait les fruits, elle causa
un instant, elle s'humanisa même jusqu'à
accepter deux superbes poires. Ce furent ces deux poires qui devinrent
l'occasion d'une liaison plus
étroite.
L'abbé Faujas, de son
côté, ne filait plus si rapidement le long de la rampe.
Le frôlement de sa soutane
sur les marches avertissait Mouret, qui, presque chaque jour maintenant,
se trouvait au bas de l'escalier,
heureux de faire, comme il le disait, un bout de chemin avec lui.
Il l'avait remercié du petit service rendu
à sa femme, tout en le questionnant habilement pour savoir
s'il retournerait chez les Rougon. L'abbé
s'était mis à sourire; il avouait sans embarras ne pas
être fait pour le monde. Mouret fut charmé;
s'imaginant entrer pour quelque chose dans la détermination
de son locataire. Alors, il rêva de l'enlever
complètement au salon vert, de le garder pour lui. Aussi, le
soir où Marthe lui raconta que madame
Faujas avait accepté deux poires, vit-il là une heureuse
circonstance qui allait faciliter ses projets.
- Est-ce que réellement
ils n'allument pas de feu, au second, par le froid qu'il fait? demanda-t-il
devant
Rose.
- Dame! monsieur, répondit
la cuisinière, qui comprit que la question s'adressait à
elle, ça serait difficile,
puisque je n'ai jamais vu apporter le moindre fagot. A moins qu'ils
ne brûlent leurs quatre chaises ou que
madame Faujas ne monte du bois dans son panier.
- Vous avez tort de rire, Rose, dit Marthe. Ces malheureux doivent
grelotter, dans ces grandes chambres.
- Je crois bien, reprit Mouret:
il y a eu dix degrés, la nuit dernière, et l'on craint
pour les oliviers. Notre
pot à eau a gelé, en haut.... Ici, la pièce est
petite; on a chaud tout de suite.
En effet, la salle à
manger était soigneusement garnie de bourrelets, de façon
que pas un souffle d'air ne
passait par les fentes des boiseries. Un grand poêle de faïence
entretenait là une chaleur de baignoire.
L'hiver, les enfants lisaient ou jouaient autour de la table; tandis
que Mouret, en attendant l'heure du
coucher, forçait sa femme à faire un piquet, ce qui
était un véritable supplice pour elle. Longtemps elle
avait refusé de toucher aux cartes, disant qu'elle ne savait
aucun jeu; mais il lui avait appris le piquet, et
dès lors elle s'était résignée.
- Tu ne sais pas, continua-t-il,
il faut inviter les Faujas à venir passer la soirée
ici. Comme cela, ils se
chaufferont au moins pendant deux ou trois heures. Puis, ça
nous fera une compagnie, nous nous
ennuierons moins.... Invite-les, toi; ils n'oseront pas refuser.
Le lendemain, Marthe, ayant
rencontré madame Faujas dans le vestibule, fit l'invitation.
La vieille dame
accepta sur-le-champ, au nom de son fils, sans le moindre embarras.
- C'est bien étonnant
qu'elle n'ait pas fait de grimaces, dit Mouret. Je croyais qu'il aurait
fallu les prier
davantage. L'abbé commence à comprendre qu'il a tort
de vivre en loup.
Le soir, Mouret voulut que
la table fût desservie de bonne heure. Il avait sorti une bouteille
de vin cuit et
fait acheter une assiettée de petits gâteaux. Bien qu'il
ne fût pas large, il tenait à montrer qu'il n'y avait
pas que les Rougon qui sussent faire les choses. Les gens du second
descendirent, vers huit heures.
L'abbé Faujas avait une soutane neuve. Cela surprit Mouret
si fort, qu'il ne put que balbutier quelques
mots, en réponse aux compliments du prêtre.
- Vraiment, monsieur l'abbé;
tout l'honneur est pour nous.... Voyons, mes enfants, donnez donc
des
chaises.
On s'assit autour de la table.
Il faisait trop chaud, Mouret ayant bourré le poêle outre
mesure, pour
prouver qu'il ne regardait pas à une bûche de plus. L'abbé
Faujas se montra très-doux; il caressa Désirée,
interrogea les deux garçons sur leurs études. Marthe,
qui tricotait des bas, levait par instants les yeux,
étonnée des inflexions souples de cette voix étrangère,
qu'elle n'était pas habituée à entendre dans
la paix
lourde de la salle à manger. Elle regardait en face le visage
fort du prêtre, ses traits carrés; puis, elle
baissait de nouveau la tête, sans chercher à cacher l'intérêt
qu'elle prenait à cet homme si robuste et si
tendre, qu'elle savait très-pauvre. Mouret, maladroitement
dévorait la soutane neuve du regard; il ne put
s'empêcher de dire avec un rire sournois:
- Monsieur l'abbé, vous
avez eu tort de faire toilette pour venir ici. Nous sommes sans façon,
vous le
savez bien.
Marthe rougit. Mais le prêtre
raconta gaiement qu'il avait acheté cette soutane dans la journée.
Il la
gardait pour faire plaisir à sa mère, qui le trouvait
plus beau qu'un roi, ainsi vêtu de neuf.
- N'est-ce pas, mère?
Madame Faujas fit un signe
affirmatif, sans quitter son fils des yeux. Elle s'était assise
en face de lui, elle
le regardait sous la clarté crue de la lampe, d'un air d'extase.
Puis, on causa de toutes sortes de choses. Il semblait que l'abbé
Faujas eût perdu sa froideur triste. Il
restait grave, mais d'une gravité obligeante, pleine de bonhomie.
Il écouta Mouret, lui répondit sur les
sujets les plus insignifiants, parut s'intéresser à
ses commérages. Celui-ci en était venu à lui
expliquer la
façon dont il vivait:
- Ainsi, finit-il par dire,
nous passons la soirée comme vous le voyez là; jamais
plus d'embarras. Nous
n'invitons personne, parce qu'on est toujours mieux en famille. Chaque
soir, je fais un piquet avec ma
femme. C'est une vieille habitude, j'aurais de la peine à m'endormir
autrement.
- Mais nous ne voulons pas
vous déranger, s'écria l'abbé Faujas. Je vous
prie en grâce de ne pas vous
gêner pour nous.
- Non, non, que diable! je
ne suis pas un maniaque; je n'en mourrai pas, pour une fois.
Le prêtre insista. Voyant
que Marthe se défendait avec plus de vivacité encore
que son mari, il se tourna
vers sa mère, qui restait silencieuse, les deux mains croisées
devant elle.
- Mère, lui dit-il,
faites donc un piquet avec monsieur Mouret. Elle le regarda attentivement
dans les
yeux. Mouret continuait à s'agiter, refusant, déclarant
qu'il ne voulait pas troubler la soirée; mais, quand
le prêtre lui eut dit que sa mère était d'une
jolie force, il faiblit, il murmura:
- Vraiment?... Alors, si madame
le veut absolument, si cela ne contrarie personne....
- Allons, mère, faites
une partie, répéta l'abbé Faujas d'une voix plus
nette.
- Certainement, répondit-elle
enfin, ça me fera plaisir.... Seulement, il faut que je change
de place.
- Pardieu! ce n'est pas difficile,
reprit Mouret enchanté. Vous allez changer de place avec votre
fils....
Monsieur l'abbé, ayez donc l'obligeance de vous mettre à
côté de ma femme; madame va s'asseoir là, à
côté de moi.... Vous voyez, c'est parfait, maintenant.
Le prêtre, qui s'était
d'abord assis en face de Marthe, de l'autre côté de la
table, se trouva ainsi poussé
auprès d'elle. Ils furent même comme isolés à
un bout, les joueurs ayant rapproché leurs chaises pour
engager la lutte. Octave et Serge venaient de monter dans leur chambre.
Désirée, comme à son habitude,
dormait sur la table. Quand dix heures sonnèrent, Mouret, qui
avait perdu une première partie, ne voulut
absolument pas aller se coucher; il exigea une revanche. Madame Faujas
consulta son fils d'un regard;
puis, de son air tranquille, elle se mit à battre les cartes.
Cependant, l'abbé échangeait à peine quelques
mots avec Marthe. Ce premier soir, il parla de choses indifférentes,
du ménage, du prix des vivres à
Plassans, des soucis que les enfants causent. Marthe répondait
obligeamment, levant de temps à autre son
regard clair, donnant à la conversation un peu de sa lenteur
sage.
Il était près
d'onze heures, lorsque Mouret jeta ses cartes avec quelque dépit.
- Allons, j'ai encore perdu,
dit-il. Je n'ai pas eu une belle carte de la soirée. Demain,
j'aurai peut-être plus
de chance.... A demain, n'est-ce pas, madame?
Et comme l'abbé Faujas
s'excusait, disant qu'ils ne voulaient pas abuser, qu'ils ne pouvaient
les déranger
ainsi chaque soir:
- Mais vous ne nous dérangez
pas! s'écria-t-il; vous nous faites plaisir.... D'ailleurs,
que diable! je perds,
madame ne peut me refuser une partie.
Quand ils eurent accepté et qu'ils furent remontés,
Mouret bougonna, se défendit d'avoir perdu. Il était
furieux.
- La vieille est moins forte
que moi, j'en suis sûr, dit-il à sa femme. Seulement
elle a des yeux! C'est à
croire qu'elle triche, ma parole d'honneur!... Demain, il faudra voir.
Dès lors, chaque jour,
régulièrement, les Faujas descendirent passer la soirée
avec les Mouret. Il s'était
engagé une bataille formidable entre la vieille dame et son
propriétaire. Elle semblait se jouer de lui, le
laisser gagner juste assez pour ne pas le décourager; ce qui
l'entretenait dans une rage sourde, d'autant
plus qu'il se piquait de jouer fort joliment le piquet. Lui, rêvait
de la battre pendant des semaines entières,
sans lui laisser prendre une partie. Elle, gardait un sang-froid merveilleux;
son visage carré de paysanne
restait muet, ses grosses mains abattaient les cartes avec une force
et une régularité de machine. Dès huit
heures, ils s'asseyaient tous deux à leur bout de table, s'enfonçant
dans leur jeu, ne bougeant plus.
A l'autre bout, aux deux côtés
du poêle, l'abbé Faujas et Marthe étaient comme
seuls. L'abbé avait un
mépris d'homme et de prêtre pour la femme; il l'écartait,
ainsi qu'un obstacle honteux, indigne des forts.
Malgré lui, ce mépris perçait souvent dans une
parole plus rude. Et Marthe, alors, prise d'une anxiété
étrange, levait les yeux, avec une de ces peurs brusques qui
font regarder derrière soi si quelque ennemi
caché ne va pas lever le bras. D'autres fois, au milieu d'un
rire, elle s'arrêtait brusquement, en apercevant
sa soutane; elle s'arrêtait, embarrassée, étonnée
de parler ainsi avec un homme qui n'était pas comme les
autres. L'intimité fut longue à s'établir entre
eux.
Jamais l'abbé Faujas
n'interrogea nettement Marthe sur son mari, ses enfants, sa maison.
Peu à peu, il
n'en pénétra pas moins dans les plus minces détails
de leur histoire et de leur existence actuelle. Chaque
soir, pendant que Mouret et madame Faujas se battaient rageusement,
il apprenait quelque fait nouveau.
Une fois, il fit la remarque que les deux époux se ressemblaient
étonnamment.
- Oui, répondit Marthe
avec un sourire; quand nous avions vingt ans, on nous prenait pour
le frère et la
soeur. C'est même un peu ce qui a décidé notre
mariage; on plaisantait, on nous mettait toujours à côté
l'un de l'autre, on nous disait que nous ferions un joli couple. La
ressemblance était si frappante, que le
digne monsieur Compan, qui pourtant nous connaissait, hésitait
à nous marier.
- Mais vous êtes cousin
et cousine? demanda le prêtre.
- En effet, dit-elle en rougissant
légèrement, mon mari est un Macquart, moi je suis une
Rougon.
Elle se tut un instant, gênée,
devinant que le prêtre connaissait l'histoire de sa famille,
célèbre à Plassans.
Les Macquart étaient une branche bâtarde des Rougon.
- Le plus singulier, reprit-elle
pour cacher son embarras, c'est que nous ressemblons tous les deux
à notre
grand'mère. La mère de mon mari lui a transmis cette
ressemblance, tandis que, chez moi, elle s'est
reproduite à distance. On dirait qu'elle a sauté par-dessus
mon père.
Alors l'abbé cita un
exemple semblable dans sa famille. Il avait une soeur qui était,
paraissait-il, le vivant
portrait du grand-père de sa mère. La ressemblance,
dans ce cas, avait sauté deux générations, Et
sa soeur
rappelait en tout le bon-homme par son caractère, les habitudes,
jusqu'aux gestes et au son de la voix.
- C'est comme moi, dit Marthe,
j'entendais dire, quand j'étais petite: «C'est tante
Dide tout craché.» La
pauvre femme est aujourd'hui aux Tulettes; elle n'avait jamais eu
la tête bien forte.... Avec l'âge, je suis
devenue tout à fait calme, je me suis mieux portée;
mais, je me souviens, à vingt ans, je n'était guère
solide, j'avais des vertiges, des idées baroques. Tenez, je
ris encore, quand je pense quelle étrange gamine
je faisais.
- Et votre mari?
- Oh! lui tient de son père,
un ouvrier chapelier, une nature sage et méthodique.... Nous
nous
ressemblions de visage; mais pour le dedans, c'était autre
chose.... A la longue, nous sommes devenus
tout à fait semblables. Nous étions si tranquilles,
dans nos magasins de Marseille! J'ai passé là quinze
années qui m'ont appris à être heureuse, chez
moi, au milieu de mes enfants.
L'abbé Faujas, chaque
fois qu'il la mettait sur ce sujet, sentait en elle une légère
amertume. Elle était
certainement heureuse, comme elle le disait; mais il croyait deviner
d'anciens combats dans cette nature
nerveuse, apaisée aux approches de la quarantaine. Et il s'imaginait
ce drame, cette femme et ce mari,
parents de visage, que toutes leurs connaissances jugeaient faits
l'un pour l'autre, tandis que, au fond de
leur être, le levain de la bâtardise, la querelle des
sangs mêlés et toujours révoltés, irritaient
l'antagonisme
de deux tempéraments différents. Puis, il s'expliquait
les détentes fatales d'une vie réglée, l'usure
des
caractères par les soucis quotidiens du commerce, l'assoupissement
de ces deux natures dans cette
fortune gagnée en quinze années, mangée modestement
au fond d'un quartier désert de petite ville.
Aujourd'hui, bien qu'ils fussent encore jeunes tous les deux, il ne
semblait plus y avoir en eux que des
cendres. L'abbé essaya habilement de savoir si Marthe était
résignée. Il la trouvait très-raisonnable.
- Non, disait-elle, je me plais
chez moi; mes enfants me suffisent. Je n'ai jamais été
très-gaie. Je
m'ennuyais un peu, voilà tout; il m'aurait fallu une occupation
d'esprit que je n'ai pas trouvée ... Mais à
quoi bon? Je me serais peut-être cassé la tête.
Je ne pouvais seulement pas lire un roman, sans avoir des
migraines affreuses; pendant trois nuits, tous les personnages me
dansaient dans la cervelle.... Il n'y a que
la couture qui ne m'a jamais fatiguée. Je reste chez moi, pour
éviter tous ces bruits du dehors, ces
commérages, ces niaiseries qui me fatiguent.
Elle s'arrêtait parfois,
regardait Désirée endormie sur la table, souriant dans
son sommeil de son sourire
d'innocente.
- Pauvre enfant! murmurait-elle,
elle ne peut pas même coudre, elle a des vertiges tout de suite....
Elle
n'aime que les bêtes. Quand elle va passer un mois chez sa nourrice,
elle vit dans la basse-cour, et elle me
revient les joues roses, toute bien portante.
Et elle reparlait souvent des
Tulettes, avec une peur sourde de la folie. L'abbé Faujas sentit
ainsi un
étrange effarement, au fond de cette maison si paisible. Marthe
aimait certainement son mari d'une bonne
amitié; seulement, il entrait dans son affection une crainte
des plaisanteries de Mouret, de ses taquineries
continuelles. Elle était aussi blessée de son égoïsme,
de l'abandon où il la laissait; elle lui gardait une
vague rancune de la paix qu'il avait faite autour d'elle, de ce bonheur
dont elle se disait heureuse. Quand
elle parlait de son mari, elle répétait:
- Il est très-bon pour
nous.... Vous devez l'entendre crier quelquefois; c'est qu'il aime
l'ordre en toutes
choses, voyez-vous, jusqu'à en être ridicule, souvent;
il se fâcha pour un pot de fleurs dérangé dans
le
jardin, pour un jouet qui traîne sur le parquet ... Autrement,
il a bien raison de n'en faire qu'à sa tête. Je
sais qu'on lui en veut, parce qu'il a amassé quelque argent,
et qu'il continue à faire, de temps à autre, de
bons coups, tout en se moquant des bavardages.... On le plaisante
aussi à cause de moi. On dit qu'il est
avare, qu'il me tient à la maison, qu'il me refuse jusqu'à
des bottines. Ce n'est pas vrai. Je suis absolument
libre. Sans doute, il préfère me trouver ici, quand
il rentre, au lieu de me savoir toujours par les rues, à
me promener ou à rendre des visites. D'ailleurs, il connaît
mes goûts. Qu'irais-je chercher au dehors?
Lorsqu'elle défendait
Mouret contre les bavardages de Plassans, elle mettait dans ses paroles
une vivacité
soudaine, comme si elle avait eu le besoin de le défendre également
contre des accusations secrètes qui
montaient d'elle-même; et elle revenait avec une inquiétude
nerveuse à cette vie du dehors. Elle semblait
se réfugier dans l'étroite salle à manger, dans
le vieux jardin aux grands buis, prise de la peur de
l'inconnu, doutant de ses forces, redoutant quelque catastrophe. Puis,
elle souriait de cette épouvante
d'enfant; elle haussait les épaules, se remettait lentement
à tricoter son bas ou à raccommoder quelque
vieille chemise. Alors, l'abbé Faujas n'avait plus devant lui
qu'une bourgeoise froide, au teint reposé, aux
yeux pâles, qui mettait dans la maison une odeur de linge frais
et de bouquet cueilli à l'ombre.
Deux mois se passèrent
ainsi. L'abbé Faujas et sa mère étaient entrés
dans les habitudes des Mouret. Le
soir, chacun avait sa place marquée autour de la table; la
lampe était à la même place, les mêmes mots
des joueurs tombaient dans les mêmes silences, dans les mêmes
paroles adoucies du prêtre et de Marthe.
Mouret, lorsque madame Faujas ne l'avait pas trop brutalement battu,
trouvait ses locataires «des gens
très comme il faut» Toute sa curiosité de bourgeois
inoccupé s'était calmée dans le souci des parties
de la
soirée; il n'épiait plus l'abbé, disant que maintenant
il le connaissait bien, qu'il le tenait pour un brave
homme.
- Eh! laissez-moi donc tranquille!
criait-il à ceux qui attaquaient l'abbé Faujas devant
lui. Vous faites un
tas d'histoires, vous allez chercher midi à quatorze heures,
lorsqu'il est si aisé d'expliquer les choses
simplement.... Que diable! je le sais sur le bout du doigt. Il me
fait l'amitié de venir passer toutes ses
soirées avec nous.... Ah! ce n'est pas un homme qui se prodigue,
je comprends qu'on lui en veuille et
qu'on l'accuse de fierté.
Mouret jouissait d'être
le seul dans Plassans qui pût se vanter de connaître l'abbé
Faujas; il abusait même
un peu de cet avantage. Chaque fois qu'il rencontrait madame Rougon,
il triomphait, il lui donnait à
entendre qu'il lui avait volé son invité. Celle-ci se
contentait de sourire finement. Avec ses intimes,
Mouret poussait les confidences plus loin: il murmurait que ces diables
de prêtres ne peuvent rien faire
de la même façon que les autres hommes; il racontait
alors des petits détails, la façon dont l'abbé
buvait,
dont il parlait aux femmes, dont il tenait les genoux écartés
sans jamais croiser les jambes; légères
anecdotes où il mettait son effarement inquiet de libre-penseur
en face de cette mystérieuse soutane
tombant jusqu'aux talons de son hôte.
Les soirées se succédant,
on était arrivé aux premiers jours de février.
Dans leur tête-à-tête, il semblait
que l'abbé Faujas évitât soigneusement de causer
religion avec Marthe. Elle lui avait dit une fois, presque
gaiement:
- Non, monsieur l'abbé,
je ne suis pas dévote, je ne vais pas souvent à l'église....
Que voulez-vous? À
Marseille, j'étais toujours très-occupée; maintenant,
j'ai la paresse de sortir. Puis, je dois vous l'avouer, je
n'ai pas été élevée dans des idées
religieuses. Ma mère disait que le bon Dieu venait chez nous.
Le prêtre s'était
incliné sans répondre, voulant faire entendre par là
qu'il préférait ne pas causer de ces
choses, en de telles circonstances. Cepandant, un soir, il traça
le tableau du secours inespéré que les âmes
souffrantes trouvent dans la religion. Il était question d'une
pauvre femme que des revers de toute sorte
venaient de conduire au suicide.
- Elle a eu tort de désespérer,
dit le prêtre de sa voix profonde. Elle ignorait sans doute
les consolations
de la prière. J'en ai vu souvent venir à nous, pleurantes,
brisées, et elles s'en allaient avec une résignation
vainement cherchée ailleurs, une joie de vivre. C'est qu'elles
s'étaient agenouillées, qu'elles avaient goûté
le bonheur de s'humilier dans un coin perdu de l'église. Elles
revenaient, elles oubliaient tout, elles étaient
à Dieu.
Marthe avait écouté
d'un air rêveur ces paroles, dont les derniers mots s'alanguirent
sur un ton de félicité
extra-humaine.
- Oui, ce doit être un
bonheur, murmura-t-elle comme se parlant à elle-même;
j'y ai songé parfois, mais
j'ai toujours eu peur.
L'abbé ne touchait que
très-rarement à de tels sujets; au contraire, il parlait
souvent charité. Marthe était
très-bonne; les larmes montaient à ses yeux, au récit
de la moindre infortune. Lui, paraissait se plaire, à la
voir ainsi frisonnante de pitié; il avait chaque soir quelque
nouvelle histoire touchante, il la brisait d'une
compassion continue qui la faisait s'abandonner. Elle laissait tomber
son ouvrage, joignait les mains, la
face toute douloureuse, le regardant, pendant qu'il entrait dans des
détails navrants sur les gens qui
meurent de faim, sur les malheureux que la misère pousse aux
méchantes actions. Alors elle lui
appartenait, il aurait fait d'elle ce qu'il aurait voulu. Et souvent,
à l'autre bout de la salle, une querelle
éclatait, entre Mouret et madame Faujas, sur un quatorze de
rois annoncé à tort ou sur une carte reprise
dans un écart.
Ce fut vers le milieu de février
qu'une déplorable aventure vint consterner Plassans. On découvrit
qu'une
bande de toutes jeunes filles, presque des enfants, avaient glissé
à la débauche en galopinant dans les
rues; et l'affaire n'était pas seulement entre gamins du même
âge, on disait que des personnages bien
posés allaient se trouver compromis. Pendant huit jours, Marthe
fut très-frappée de cette histoire, qui
faisait un bruit énorme; elle connaissait une des malheureuses,
une blondine qu'elle avait souvent
caressée et qui était la nièce de sa cuisinière
Rose; elle ne pouvait plus penser à cette pauvre petite,
disait-elle, sans avoir un frisson par tout le corps.
- Il est fâcheux, lui
dit un soir l'abbé Faujas, qu'il n'y ait pas à Plassans
une maison pieuse, sur le modèle
de celle qui existe à Besançon.
Et pressé de questions
par Marthe, il lui dit ce qu'était cette maison pieuse. Il
s'agissait d'une sorte de
crèche pour les filles d'ouvriers, pour celles qui ont de huit
à quinze ans, et que les parents sont obligés de
laisser seules au logis, en se rendant à leur ouvrage. On les
occupait, dans la journée, à des travaux de
couture; puis, le soir, on les rendait aux parents, lorsque ceux-ci
rentraient chez eux. De cette façon, les
pauvres enfants grandissaient loin du vice, au milieu des meilleurs
exemples. Marthe trouva l'idée
généreuse. Peu à peu, elle en fut envahie au
point qu'elle ne parlait plus que de la nécessité de
créer à
Plassans une maison semblable.
- On la placerait sous le patronage
de la Vierge, insinuait l'abbé Faujas. Mais que de difficultés
à vaincre!
Vous ne savez pas les peines que coûte la moindre bonne oeuvre.
Il faudrait, pour conduire à bien une
telle oeuvre, un coeur maternel, chaud, tout dévoué.
Marthe baissait la tête,
regardait Désirée endormie à son côté,
sentait des larmes au bord de ses
paupières. Elle s'informait des démarches à faire,
des frais d'établissement, des dépenses annuelles.
- Voulez-vous m'aider? demanda-t-elle
un soir brusquement au prêtre.
L'abbé Faujas, gravement,
lui prit une main, qu'il garda un instant dans la sienne, en murmurant
qu'elle
avait une des plus belles
âmes qu'il eût encore rencontrées. Il acceptait,
mais il comptait absolument sur
elle; lui, pouvait bien peu. C'était elle qui trouverait dans
la ville des dames pour former un comité, qui
réunirait les souscriptions, qui se chargerait, en un mot,
des détails si délicats, si laborieux d'un appel à
la
charité publique. Et il lui donna un rendez-vous, dès
le lendemain, à Saint-Saturnin, pour la mettre en
rapport avec l'architecte du diocèse, qui pourrait, beaucoup
mieux que lui, la renseigner sur les dépenses.
Ce soir-là, en se couchant,
Mouret était fort gai. Il n'avait pas laissé prendre
une partie à madame Faujas.
- Tu as l'air tout heureux,
ma bonne, dit-il à sa femme. Hein! tu as vu comme je lui ai
flanqué sa quinte
par terre? Elle en était retournée, la vieille!
Et, comme Marthe sortait d'une
armoire une robe de soie, il lui demanda avec surprise si elle comptait
sortir le lendemain. Il n'avait rien entendu, en bas.
- Oui, répondit-elle,
j'ai des courses; j'ai un rendez-vous à l'église, avec
l'abbé Faujas, pour des choses
que je te dirai.
Il resta planté devant
elle, stupéfait, la regardant, pour voir si elle ne se moquait
pas du lui. Puis, sans se
fâcher, de son air goguenard:
- Tiens, tiens, murmura-t-il,
je n'avais pas vu ça. Voilà que tu donnes dans la calotte,
maintenant.