8 - La
Conquete De Plassans
VIII
Marthe, le lendemain, alla d'abord chez sa mère. Elle lui expliqua
la bonne oeuvre dont elle rêvait.
Comme la vieille dame hochait la tête en souriant, elle se fâcha
presque; elle lui fit entendre qu'elle avait
peu de charité.
- C'est une idée de l'abbé Faujas,
ça, dit brusquement Félicité.
- En effet, murmura Marthe, surprise: nous
en avons longuement causé ensemble. Comment le
savez-vous?
Madame Rougon eut un léger haussement
d'épaules, sans répondre plus nettement. Elle reprit avec
vivacité:
- Eh bien, ma chérie, tu as raison!
il faut t'occuper, et ce que tu as trouvé là est très-bien.
Ça me chagrine
vraiment de te voir toujours enfermée dans cette maison retirée,
qui sent la mort. Seulement, ne compte
pas sur moi, je ne veux être pour rien dans ton affaire. On dirait
que c'est moi qui fais tout, que nous nous
sommes entendues pour imposer nos idées à la ville. Je
désire, au contraire, que tu aies tout le bénéfice
de ta bonne pensée. Je t'aiderai de mes conseils, si tu y consens,
mais pas davantage.
- J'avais pourtant compté sur vous
pour faire partie du comité fondateur, dit Marthe, que la pensée
d'être
seule, dans une si grosse aventure, effrayait un peu.
- Non, non, ma présence gâterait
les choses, je t'assure. Dis au contraire bien haut que je ne puis être
du
comité, que je t'ai refusé, en prétextant des occupations.
Laisse entendre même que je n'ai pas foi dans
ton projet.... Cela décidera ces dames, tu verras.... Elles seront
enchantées d'être d'une bonne oeuvre dont
je ne serai pas. Vois madame Rastoil, madame de Condamin, madame Delangre;
vois également madame
Paloque, mais la dernière; elle sera flattée, elle te
servira plus que toutes les autres.... Et si tu te trouvais
embarrassée, viens me consulter.
Elle reconduisit sa fille jusque sur l'escalier.
Puis, la regardant en face, avec son sourire pointu de vieille:
- Il se porte bien, ce cher abbé? demanda-t-elle.
- Très-bien, répondit Marthe
tranquillement. Je vais à Saint-Saturnin, où je dois voir
l'architecte du
diocèse.
Marthe et le prêtre avaient pensé
que les choses étaient encore trop en l'air pour déranger
l'architecte. Ils
comptaient se ménager simplement une rencontre avec ce dernier,
qui se rendait chaque jour à
Saint-Saturnin, où l'on réparait justement une chapelle.
Ils pourraient l'y consulter comme par hasard.
Marthe, ayant traversé l'église, aperçut l'abbé
Faujas et M. Lieutaud, causant sur un échafaudage, d'où
ils
se hâtèrent de descendre. Une des épaules de l'abbé
était toute blanche de plâtre; il s'intéressait
aux
travaux.
A cette heure de l'après-midi, il n'y
avait pas une dévote, la nef et les bas-côtés étaient
déserts, encombrés
d'une débandade de chaises que deux bedeaux rangeaient bruyamment.
Des maçons s'appelaient du haut
des échelles, au milieu d'un bruit de truelles grattant les murs.
Saint-Saturnin n'avait rien de religieux, si
bien que Marthe ne s'était pas même signée. Elle
s'assit devant la chapelle en réparation, entre l'abbé
Faujas et M. Lieutaud, comme elle l'aurait fait dans le cabinet de travail
de celui-ci, si elle était allée
prendre son avis chez lui.
L'entretien dura une bonne demi-heure. L'architecte
se montra très-complaisant; son opinion fut qu'il ne
fallait pas bâtir un local pour l'oeuvre de la Vierge, ainsi que
l'abbé appelait l'établissement projeté. Cela
reviendrait bien trop cher. Il était préférable
d'acheter une bâtisse toute faite, qu'on approprierait aux
besoins de l'oeuvre. Et il indiqua même, dans le faubourg, un
ancien pensionnat, où s'était ensuite établi
un marchand de fourrages, et qui était à vendre. Avec
quelques milliers de francs, il se faisait fort de
transformer complètement cette ruine; il promettait même
des merveilles, une entrée élégante, de vastes
salles, une cour plantée d'arbres. Peu à peu, Marthe et
le prêtre avaient élevé la voix, ils discutaient
les
détails sous la voûte sonore de la nef, tandis que M. Lieutaud,
du bout de sa canne, égratignait les dalles,
pour leur donner une idée de la façade.
- Alors, c'est convenu, monsieur, dit Marthe
en prenant congé de l'architecte; vous ferez un petit devis,
de
façon que nous sachions à quoi nous en tenir.... Et veuillez
nous garder le secret, n'est-ce pas?
L'abbé Faujas voulut l'accompagner
jusqu'à la petite porte de l'église. Comme ils passaient
ensemble
devant le maître-autel, et qu'elle continuait à s'entretenir
vivement avec lui, elle fut toute surprise de ne
plus le trouver à son côté; elle le chercha, elle
l'aperçut, plié en deux, en face de la grande croix cachée
dans son étui de mousseline. Ce prêtre, qui s'inclinait
ainsi, couvert de plâtre, lui causa une singulière
sensation. Elle se rappela où elle était, regardant autour
d'elle d'un air inquiet, étouffant le bruit de ses
pas. A la porte, l'abbé, devenu très-grave, lui tendit
silencieusement son doigt mouillé d'eau bénite. Elle
se signa, toute troublée Le double battant rembourré retomba
derrière elle doucement, avec un soupir
étouffé.
De là, Marthe alla chez madame de Condamin.
Elle était heureuse de marcher au grand air, dans les rues;
les quelques courses qui lui restaient à faire, lui semblaient
une partie de plaisir. Madame de Condamin
la reçut avec des étonnements d'amitié. Cette chère
madame Mouret venait si rarement! Lorsqu'elle sut
de quoi il s'agissait, elle se déclara enchantée, prête
à tous les dévouements. Elle était vêtue
d'une
délicieuse robe mauve à noeuds de ruban gris-perle, dans
un boudoir où elle jouait à la Parisienne exilée
en province.
- Que vous avez bien fait de compter sur moi!
dit-elle en serrant les mains de Marthe. Ces pauvres filles,
qui leur viendra donc en aide, si ce n'est nous autres, qu'on accuse
de leur donner le mauvais exemple du
luxe.... Puis c'est affreux de penser que l'enfance est exposée
à toutes ces vilaines choses. J'en ai été
malade.... Disposez absolument de moi.
Et quand Marthe lui eut appris que sa mère
ne pouvait faire partie du comité, elle redoubla encore de bon
vouloir.
- C'est bien fâcheux qu'elle ait tant
d'occupations, reprit-elle avec une pointe d'ironie; elle nous aurait
été
d'un grand secours.... Mais que voulez-vous? nous ferons ce que nous
pourrons. J'ai quelques amis. J'irai
voir Monseigneur; je remuerai ciel et terre, s'il le faut.... Nous réussirons,
je vous le promets.
Elle ne voulut écouter aucun détail
d'aménagement ni de dépense. On trouverait toujours l'argent
nécessaire. Elle entendait que l'oeuvre fit honneur au comité,
que tout y fût beau et confortable. Elle
ajouta en riant qu'elle perdait la tête au milieu des chiffres,
qu'elle se chargeait particulièrement des
premières démarches, de la conduite générale
du projet. Cette chère madame Mouret n'était pas habituée
à solliciter; elle l'accompagnerait dans ses courses, elle pourrait
même lui en épargner plusieurs. Au bout
d'un quart d'heure, l'oeuvre fut sa chose propre, et c'était
elle qui donnait des instructions à Marthe.
Celle-ci allait se retirer, lorsque M. de Condamin entra; elle resta,
gênée, n'osant plus parler de l'objet de
sa visite, devant le conservateur des eaux et forêts, qui était,
disait-on, compromis dans l'affaire de ces
pauvres filles, dont la honte occupait la ville.
Ce fut madame de Condamin qui expliqua la
grande idée à son mari, qui se montra parfait de tranquillité
et de bons sentiments. Il trouva la chose excessivement morale.
- C'est une idée qui ne pouvait venir
qu'à une mère, dit-il gravement, sans qu'il fût
possible de deviner s'il
ne se moquait pas; Plassans vous devra de bonnes moeurs, madame.
- Je vous avoue que j'ai simplement ramassé
l'idée, répondit Marthe, gênée par ces éloges;
elle m'a été
inspirée par une personne que j'estime beaucoup.
- Quelle personne? demanda curieusement madame
de Condamin.
- Monsieur l'abbé Faujas.
Et Marthe, avec une grande simplicité,
dit tout le bien qu'elle pensait du prêtre. Elle ne fit d'ailleurs
aucune allusion aux mauvais bruits qui avaient couru; elle le donna
comme un homme digne de tous les
respects, auquel elle était heureuse d'ouvrir sa maison. Madame
de Condamin écoutait en faisant de petits
signes de tête.
- Je l'ai toujours dit, s'écria-t-elle,
l'abbé Faujas est un prêtre très-distingué
... Si vous saviez comme il y a
de méchantes gens! Mais depuis que vous le recevez, on n'ose
plus parler. Cela a coupé court à toutes les
mauvaises suppositions.... Alors, vous dites que l'idée est de
lui? Il faudra le décider à se mettre en avant.
Jusque-là, il est entendu que nous serons discrètes....
Je vous assure, je l'ai toujours aimé et défendu, ce
prêtre....
- J'ai causé avec lui, il m'a semblé
tout à fait bon enfant, interrompit le conservateur des eaux
et forêts.
Mais sa femme le fit taire d'un geste; elle le
traitait en valet, souvent. Dans le mariage louche que l'on
reprochait à M. de Condamin, il était arrivé que
lui seul portait la honte; la jeune femme qu'il avait
amenée on ne savait d'où, s'était fait pardonner
et aimer de toute la ville, par une bonne grâce, par une
beauté aimable, auxquelles les provinciaux sont plus sensibles
qu'on ne le pense. Il comprit qu'il était de
trop dans cet entretien vertueux.
- Je vous laisse avec le bon Dieu, dit-il
d'un air légèrement ironique. Je vais fumer un cigare
... Octavie,
n'oublie pas de t'habiller de bonne heure; nous allons à la sous-préfecture,
ce soir.
Quand il ne fut plus là, les deux femmes
causèrent encore un instant, revenant sur ce qu'elles avaient
déjà
dit, s'apitoyant sur les pauvres jeunes filles qui tournent mal, s'excitant
de plus en plus à les mettre à l'abri
de toutes les séductions. Madame de Condamin parlait très-éloquemment
contre la débauche.
- Eh bien! c'est convenu, dit-elle en serrant
une dernière fois la main de Marthe, je suis à vous au
premier
appel ... Si vous allez voir madame Rastoil et madame Delangre, dites-leur
que je me charge de tout;
elles n'auront qu'à nous apporter leurs noms ... Mon idée
est bonne, n'est-ce pas? Nous ne nous en
écarterons pas d'une ligne ... Mes compliments à l'abbé
Faujas.
Marthe se rendit immédiatement chez
madame Delangre, puis chez madame Rastoil. Elle les trouva
polies, mais plus froides que madame de Condamin. Toutes deux discutèrent
le côté pécuniaire du projet;
il faudrait beaucoup d'argent, jamais la charité publique ne
fournirait les sommes nécessaires, on risquait
d'aboutir à quelque dénoûment ridicule. Marthe les
rassura, leur donna des chiffres. Alors, elles voulurent
savoir quelles dames avaient déjà consenti à faire
partie du comité. Le nom de madame de Condamin les
laissa muettes. Puis, quand elles surent que madame Rougon s'était
excusée, elles se firent plus aimables.
Madame Delangre avait reçu Marthe dans
le cabinet de son mari. C'était une petite femme pâle,
d'une
douceur de servante, dont les débordements étaient restés
légendaires à Plassans.
- Mon Dieu, murmura-t-elle enfin, je ne demande
pas mieux. Ce serait une école de vertu pour la
jeunesse ouvrière. On sauverait bien de faibles âmes. Je
ne puis refuser, car je sens que je vous serai
très-utile par mon mari que ses fonctions de maire mettent en
continuel rapport avec tous les gens
influents. Seulement je vous demande jusqu'à demain pour vous
donner une réponse définitive. Notre
situation nous engage à beaucoup de prudence, et je veux consulter
monsieur Delangre.
Chez madame Rastoil, Marthe trouva une femme
tout aussi molle, très-prude, cherchant des mots purs
pour parler des malheureuses qui oublient leurs devoirs. Elle était
grasse, celle-ci, et elle brodait une aube
très-riche, entre ses deux filles. Elle les avait fait sortir,
dès les premiers mots.
- Je vous remercie d'avoir songé à
moi, dit-elle; mais, vraiment, je suis bien embarrassée. Je fais
partie
déjà de plusieurs comités, je ne sais si j'aurais
le temps ... J'avais eu la même pensée que vous; seulement,
mon projet était plus large, plus complet peut-être. Il
y a un grand mois que je me promets d'en aller
parler à Monseigneur, sans jamais trouver une minute. Enfin,
nous pourrons unir nos efforts. Je vous
dirai ma façon de voir, car je crois que vous êtes dans
l'erreur sur beaucoup de points ... Puisqu'il le faut,
je me dévouerai encore. Mon mari me le disait hier: «Vraiment
vous n'êtes plus à vos affaires, vous êtes
toute à celles des autres.»
Marthe la regardait curieusement, en songeant
à son ancienne liaison avec M. Delangre, dont on faisait
encore des gorges chaudes dans les cafés du cours Sauvaire. La
femme du maire et la femme du
président avaient accueilli le nom de l'abbé Faujas avec
une grande circonspection; la seconde surtout.
Marthe s'était même un peu piquée
de cette méfiance, au sujet d'une personne dont elle répondait;
aussi
avait-elle insisté sur les belles qualités de l'abbé,
ce qui avait obligé les deux femmes à convenir du
mérite de ce prêtre, vivant dans la retraite et soutenant
sa mère.
En sortant de chez madame Rastoil, Marthe
n'eut qu'à traverser la chaussée pour se rendre chez madame
Paloque, qui demeurait de l'autre côté de la rue Balande.
Il était sept heures; mais elle désirait se
débarrasser de cette dernière course, quitte à
faire attendre Mouret et à être grondée par lui.
Les Paloque
allaient se mettre à table, dans une salle à manger froide,
où se sentait la gêne de province, une gêne
propre, soigneusement cachée. Madame Paloque se hâta de
couvrir la soupe qu'elle allait servir,
contrariée d'être ainsi trouvée à table.
Elle fut très-polie, presque humble, inquiète au fond
d'une visite
qu'elle n'attendait guère. Son mari, le juge, resta devant son
assiette vide, les mains sur les genoux.
- Des petites coquines! s'écria-t-il,
lorsque Marthe eut parlé des filles du vieux quartier. J'ai eu
de jolis
détails, aujourd'hui, au palais. Ce sont elles qui ont provoqué
à la débauche des gens très-honorables ...
Vous avez tort, madame, de vous intéresser à cette vermine-là.
- D'ailleurs, dit à son tour madame
Paloque, j'ai grand'peur de ne vous être d'aucune utilité.
Je ne connais
personne. Mon mari se ferait plutôt couper une main que de solliciter
la moindre chose. Nous nous
sommes mis à l'écart, par dégoût de toutes
les injustices que nous avons vues. Nous vivons modestement
ici, bien heureux qu'on nous oublie ... Tenez, on offrirait de l'avancement
à mon mari qu'il refuserait,
maintenant. N'est-ce pas, mon ami?
Le juge branla la tête d'un air d'assentiment.
Tous deux échangeaient un mince sourire, et Marthe resta
embarrassée, en face de ces deux affreux visages, couturés,
livides de bile, qui s'entendaient si bien dans
cette comédie d'une résignation menteuse. Elle se rappela
heureusement les conseils de sa mère.
- J'avais cependant compté sur vous,
dit-elle en se faisant très-aimable. Nous aurons toutes ces dames,
madame Delangre, madame Rastoil, madame de Condamin; mais, entre nous,
ces dames ne donneront
guère que leurs noms. J'aurais voulu trouver une personne très-respectable,
très-dévouée, qui prît la chose
plus à coeur, et j'avais pensé que vous voudriez bien
être cette personne ... Songez quelle reconnaissance
Plassans nous devra, si nous menons à bien un tel projet!
- Certainement, certainement, murmura madame
Paloque, ravie de ces bonnes paroles.
- Puis, vous avez tort de vous croire sans
aucun pouvoir. On sait que monsieur Paloque est très-bien vu
à
la sous-préfecture. Entre nous, on lui réserve la succession
de monsieur Rastoil. Ne vous défendez pas;
vos mérites sont connus, vous avez beau vous cacher. Et, tenez,
voilà une excellente occasion pour
madame Paloque de sortir un peu de l'ombre où elle se tient,
de faire voir quelle femme de tête et de
coeur il y a en elle.
Le juge s'agitait beaucoup. Il regardait sa
femme de ses yeux clignotants.
- Madame Paloque n'a pas refusé, dit-il.
- Non, sans doute, reprit celle-ci. Puisque vous avez
véritablement besoin de moi, cela suffit. Je vais peut-être
commettre encore une bêtise, me donner bien
du mal, pour ne jamais en être récompensée. Demandez
à monsieur Paloque tout le bien que nous avons
fait, sans rien dire. Vous voyez où cela nous a menés...
N'importe, on ne peut pas se changer, n'est-ce
pas? Nous serons des dupes jusqu'à la fin ... Comptez sur moi,
chère madame.
Les Paloque se levèrent, et Marthe
prit congé d'eux, en les remerciant de leur dévouement.
Comme elle
restait un instant sur le palier, pour retirer
le volant de sa robe pris entre la rampe et les marches, elle les
entendit causer vivement, derrière la porte.
- Ils viennent te chercher parce qu'ils ont
besoin de toi, disait le juge d'une voix aigre. Tu seras leur bête
de somme.
- Parbleu! répondait sa femme; mais
si tu crois qu'ils ne payeront pas ça avec le reste!
Lorsque Marthe rentra enfin chez elle, il
était près de huit heures. Mouret l'attendait depuis une
grande
demi-heure pour se mettre à table. Elle redoutait quelque scène
affreuse. Mais, lorsqu'elle fut désabillée
et qu'elle descendit, elle trouva son mari assis à califourchon
sur une chaise retournée, jouant
tranquillement la retraite du bout des doigts sur la nappe. Il fut terrible
de moquerie, de taquineries de
toutes sortes.
- Moi, dit-il, je croyais que tu coucherais
dans un confessionnal, cette nuit ... Maintenant que tu vas à
l'église, il faudra m'avertir, pour que je soupe dehors, quand
tu seras invitée par les curés.
Pendant tout le dîner il trouva des
plaisanteries de ce goût. Marthe souffrait beaucoup plus que s'il
l'avait
querellée. À deux ou trois reprises elle l'implora du
regard, elle le supplia de la laisser tranquille. Mais
cela ne fit que fouetter sa verve. Octave et Désirée riaient.
Serge se taisait, prenant le parti de sa mère. Au
dessert, Rose vint dire, tout effarée, que M. Delangre était
là, et qu'il demandait à parler à madame.
- Ah! tu es aussi avec les autorités?
ricana Mouret de son air goguenard.
Marthe alla recevoir le maire au salon. Celui-ci,
très-aimable, presque galant, lui dit qu'il n'avait pas
voulu attendre le lendemain pour la féliciter de son idée
généreuse. Madame Delangre était un peu
timide; elle avait eu tort de ne pas accepter sur-le-champ, et il venait
répondre en son nom qu'elle serait
très-flattée de faire partie du comité des dames
patronnesses de l'oeuvre de la Vierge. Quant à lui, il
entendait contribuer le plus possible à la réussite d'un
projet si utile, si moral.
Marthe le reconduisit jusqu'à la porte
de la rue. Là, pendant que Rose levait la lampe pour éclairer
le
trottoir, le maire ajouta:
- Dites à monsieur l'abbé Faujas
que je serais très-heureux de causer avec lui, s'il voulait prendre
la peine
de passer chez moi. Puisqu'il a vu un établissement de ce genre
à Besançon, il pourrait me donner des
renseignements précieux. Je veux que la ville paye au moins le
local. Au revoir, chère dame; tous mes
compliments à monsieur Mouret, que je ne veux pas déranger.
A huit heures, quand l'abbé Faujas
descendit avec sa mère, Mouret se contenta de lui dire en riant:
- Vous m'avez donc pris ma femme, aujourd'hui?
Ne me la gâtez pas trop au moins, n'en faites pas une
sainte.
Puis, il s'enfonça dans les cartes;
il avait à prendre sur madame Faujas une terrible revanche, grossie
par
trois jours de perte. Marthe fut libre de raconter ses démarches
au prêtre. Elle avait une joie d'enfant,
encore toute vibrante de cette après-midi passée hors
de chez elle. L'abbé lui fit répéter certains détails;
il
promit d'aller chez M. Delangre, bien qu'il eût préféré
rester complètement dans l'ombre.
- Vous avez eu tort de me nommer tout de suite,
lui dit-il rudement en la voyant si émue, si abandonnée
devant lui. Mais vous êtes comme toutes les femmes, les meilleures
causes se gâtent dans vos mains.
Elle le regarda, surprise de cette sortie brutale,
reculant, éprouvant cette sensation d'épouvante qu'elle
ressentait parfois encore en face de sa soutane. Il lui semblait que des
mains de fer se pesaient sur ses
épaules et la pliaient. Pour tout prêtre, la femme, c'est
l'ennemie. Lorsqu'il la vit révoltée sous cette
correction trop sévère, il se radoucit, murmurant:
- Je ne pense qu'au succès de votre
noble projet ... J'ai peur d'en compromettre le succès, si je
m'en
occupe. Vous savez qu'on ne m'aime guère dans la ville.
Marthe, en voyant son humilité, l'assura
qu'il se trompait, que toutes ces dames avaient parlé de lui
dans
les meilleurs termes. On savait qu'il soutenait sa mère, qu'il
menait une vie retirée, digne de tous les
éloges. Puis, jusqu'à onze heures, ils causèrent
du grand projet, revenant sur les moindres détails. Ce fut
une soirée charmante.
Mouret avait saisi quelques mots, entre deux
coups de carte.
- Alors, dit-il, lorsqu'on alla se coucher,
vous supprimez le vice à vous deux ... C'est une belle invention.
Trois jours plus tard, le comité des
dames patronnasses se trouvait constitué. Ces dames ayant nommé
Marthe présidente, celle-ci, sur les recommandations de sa mère,
qu'elle consultait en secret, s'était
empressée de désigner madame Paloque comme trésorière.
Toutes deux se donnaient beaucoup de mal,
rédigeant des circulaires, s'occupant de mille détails
intérieurs. Pendant ce temps, madame de Condamin
allait de la sous-préfecture à l'évêché,
et de l'évêché chez les personnages influents, expliquant
avec sa
bonne grâce «l'heureux projet qu'elle avait conçu»,
promenant des toilettes adorables, récoltant des
aumônes et des promesses d'appui; de son côté, madame
Rastoil, dévotement, racontait aux prêtres
qu'elle recevait le mardi, comment lui était venue la pensée
de sauver du vice tant de malheureuses
enfants, tout en se contentant de charger l'abbé Bourrette de
faire des démarches auprès des soeurs de
Saint-Joseph, pour obtenir qu'elles voulussent bien des servir l'établissement
projeté; tandis que madame
Delangre faisait au petit monde des fonctionnaires la confidence que
la ville devrait cet établissement à
son mari, à la gracieuseté duquel le comité était
déjà redevable d'une salle de la mairie, où il
se réunissait
et se concertait à l'aise. Plassans était tout remué
par ce vacarme pieux. Bientôt il n'y fut plus question
que de l'oeuvre de la Vierge. Il y eut alors une explosion d'éloges,
les intimes de chaque dame
patronnesse se mettant de la partie, chaque cercle travaillant au succès
de l'entreprise. Des listes de
souscription, qui coururent dans les trois quartiers, furent couvertes
en une semaine. Comme la
Gazette de Plassans publiait ces listes, avec le chiffre des versements,
l'amour-propre s'éveilla, les
familles les plus en vue rivalisèrent entre elles de générosité.
Cependant, au milieu du tapage, le nom de
l'abbé Faujas revenait souvent. Bien que chaque dame
patronnesse réclamât l'idée première comme
sienne, on croyait savoir que l'abbé avait apporté cette
idée
fameuse de Besançon. M. Delangre le déclara nettement
au conseil municipal, dans la séance où fut voté
l'achat de l'immeuble désigné par l'architecte du diocèse
comme très-propre à l'installation de l'oeuvre de
la Vierge. La veille, le maire avait eu avec le prêtre un très-long
entretien, et ils s'étaient séparés en
échangeant de longues poignées demain. Le secrétaire
de la mairie les avait même entendus se traiter de
«cher monsieur». Cela opéra une révolution
en faveur de l'abbé. Il eut, dès lors, des partisans qui
le
défendirent contre les attaques de ses ennemis.
Les Mouret, d'ailleurs, étaient devenus
l'honorabilité de l'abbé Faujas. Patronné par Marthe,
désigné
comme le promoteur d'une bonne oeuvre dont il refusait modestement la
paternité, il n'avait plus, dans
les rues, celle allure humble qui lui faisait raser les murs. Il étalait
sa soutane neuve au soleil, marchait au
milieu de la chaussée. De la rue Balande
à Saint-Saturnin, il lui fallait déjà répondre
à un grand nombre
de coups de chapeau. Un dimanche, madame de Condamin l'avait arrêté
à la sortie des vêpres, sur la
place de l'Évêché, où elle s'était entretenue
avec lui pendant une bonne demi-heure.
- Eh bien! monsieur l'abbé, lui disait
Mouret en riant, vous voilà en odeur de sainteté, maintenant
... Et
dire que j'étais le seul à vous défendre, il n'y
a pas six mois!... Cependant, à votre place, je me méfierais.
Vous avez toujours l'évêché contre vous.
Le prêtre haussait légèrement
les épaules. Il n'ignorait pas que l'hostilité qu'il rencontrait
encore venait du
clergé. L'abbé Fenil tenait monseigneur Rousselot tremblant
sous la rudesse de sa volonté. Vers la fin du
mois de mars, comme le grand vicaire alla faire un petit voyage, l'abbé
Faujas parut profiter de celle
absence pour rendre plusieurs visites à l'évêque.
L'abbé Surin, le secrétaire particulier, racontait que
«ce
diable d'homme» restait enfermé pendant des heures entières
avec monseigneur, et que celui-ci était
d'une humeur atroce, après ces longs entretiens. Lorsque l'abbé
Fenil revint, l'abbé Faujas cessa ses
visites, s'effaçant de nouveau devant lui. Mais l'évêque
resta inquiet; il fut évident que quelque
catastrophe s'était produite dans son bien-être de prélat
insouciant. À un dîner qu'il donna à son clergé,
il
fut particulièrement aimable pour l'abbé Faujas, qui n'était
pourtant toujours qu'un humble vicaire de
Saint-Saturnin. Les lèvres minces de l'abbé Fenil se pinçaient
davantage; ses pénitentes lui donnaient des
colères contenues, en lui demandant obligeamment des nouvelles
de sa santé.
Alors, l'abbé Faujas entra en pleine
sérénité. Il continuait sa vie sévère;
seulement, il prenait une aisance
aimable. Ce fut un mardi soir qu'il triompha définitivement.
Il était chez lui, à une fenêtre, jouissant des
premières tiédeurs du printemps, lorsque la société
de M. Péqueur de Saulaies descendit au jardin et le
salua de loin; il y avait là madame de Condamin, qui poussa la
familiarité jusqu'à agiter son mouchoir.
Mais au même moment, de l'autre côté, la société
de M. Rastoil s'asseyait devant la cascade, sur des
sièges rustiques. M. Delangre, appuyé à la terrasse
de la sous-préfecture, guettait ce qui se passait chez le
juge, par-dessus le jardin des Mouret, grâce à la pente
des terrains.
- Vous verrez qu'ils ne daigneront pas même
l'apercevoir, murmura-t-il.
Il se trompait. L'abbé Fenil, ayant
tourné la tête, comme par hasard, ôta son chapeau.
Alors tous les
prêtres qui étaient là en firent autant, et l'abbé
Faujas rendit le salut. Puis, après avoir lentement promené
son regard, à droite et à gauche, sur les deux sociétés,
il quitta la fenêtre, il ferma ses rideaux blancs d'une
discrétion religieuse.
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