menu poètes
menu zola
sommaire

Emile Zola
La Conquete De Plassans

Certaines Oeuvres ont été mises par mes soins en RTF ( word )
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse Word ICI

6 - La Conquete De Plassans

VI


Le lendemain soir, vers neuf heures, l'abbé Bourrette vint prendre l'abbé Faujas; il lui avait promis d'être
son introducteur, de le présenter dans le salon des Rougon. Comme il le trouva prêt, debout au milieu de
sa grande chambre nue, mettant des gants noirs blanchis au bout de chaque doigt, il le regarda avec une
légère grimace.
- Est-ce que vous n'avez pas une autre soutane? demanda-t-il.

- Non, répondit tranquillement l'abbé Faujas; celle-ci est encore convenable, je crois.

- Sans doute, sans doute, balbutia le vieux prêtre. Il fait un froid très-vif. Vous ne mettez rien sur vos
épaules?... Alors partons.

On était aux premières gelées. L'abbé Bourrette, chaudement enveloppé dans une douillette de soie,
s'essouffla à suivre l'abbé Faujas, qui n'avait sur les épaules que sa mince soutane usée. Ils s'arrêtèrent au
coin de la place de la Sous-Préfecture et de la rue de la Banne, devant une maison toute de pierres
blanches, une des belles bâtisses de la ville neuve, avec des rosaces sculptées à chaque étage. Un
domestique en habit bleu les reçut dans le vestibule; il sourit à l'abbé Bourrette en lui enlevant la
douillette, et parut très-surpris à la vue de l'autre abbé, de ce grand diable taillé à coups de hache, sorti
sans manteau par un froid pareil. Le salon était au premier étage.

L'abbé Faujas entra, la tête haute, avec une aisance grave; tandis que l'abbé Bourrette, très ému lorsqu'il
venait chez les Rougon, bien qu'il ne manquât pas une de leurs soirées, se tirait d'affaire en s'échappant
dans une pièce voisine. Lui, traversa lentement tout le salon pour aller saluer la maîtresse de la maison,
qu'il avait devinée au milieu d'un groupe de cinq ou six dames. Il dut se présenter lui-même; il le fit en
trois paroles. Félicité s'était levée vivement. Elle l'examinait des pieds à la tête, d'un oeil prompt,
revenant au visage, lui fouillant les yeux de son regard de fouine, tout en murmurant avec un sourire:

- Je suis charmée, monsieur l'abbé, je suis vraiment charmée....

Cependant le passage du prêtre, au milieu du salon, avait causé un étonnement. Une jeune femme, ayant
levé brusquement la tête, eut même un geste contenu de terreur, en apercevant cette masse noire devant
elle. L'impression fut défavorable: il était trop grand, trop carré des épaules; il avait la face trop dure, les
mains trop grosses. Sous la lumière crue du lustre, sa soutane apparut si lamentable, que les dames eurent
une sorte de honte, à voir un abbé si mal vêtu. Elles ramenèrent leurs éventails, elles se remirent à
chuchoter, en affectant de tourner le dos. Les hommes avaient échangé des coups d'oeil, avec une moue
significative.

Félicité sentit le peu de bienveillance de cet accueil. Elle en sembla irritée; elle resta debout au milieu du
salon, haussant le ton, forçant ses invités à entendre les compliments qu'elle adressait à l'abbé Faujas. -
Ce cher Bourrette, disait-elle avec des cajoleries dans la voix, m'a conté le mal qu'il avait eu à vous
décider.... Je vous en garde rancune, monsieur. Vous n'avez pas le droit de vous dérober ainsi au monde.

Le prêtre s'inclinait sans répondre. La vieille dame continua en riant, avec une intention particulière dans
certains mots:

- Je vous connais plus que vous ne croyez, malgré vos soins à nous cacher vos vertus. On m'a parlé de
vous; vous êtes un saint, et je veux être votre amie.... Nous causerons de tout ceci, n'est-ce pas? car
maintenant vous êtes des nôtres.

L'abbé Faujas la regarda fixement, comme s'il avait reconnu dans la façon dont elle manoeuvrait son
éventail quelque signe maçonnique. Il répondit en baissant la voix:

- Madame, je suis à votre entière disposition.

- C'est bien ainsi que je l'entends, reprit-elle en riant plus haut. Vous verrez que nous voulons ici le bien
de tout le monde.... Mais venez, je vous présenterai à monsieur Rougon.

Elle traversa le salon, dérangea plusieurs personnes pour ouvrir un chemin à l'abbé Faujas, lui donna une
importance qui acheva de mettre contre lui toutes les personnes présentes. Dans la pièce voisine, des
tables de whist étaient dressées. Elle alla droit à son mari, qui jouait avec la mine grave d'un diplomate. Il
fit un geste d'impatience, lorsqu'elle se pencha à son oreille; mais, dès qu'elle lui eut dit quelques mots, il
se leva avec vivacité.

- Très-bien! très-bien! murmura-t-il.

Et, s'étant excusé auprès de ses partenaires, il vint serrer la main de l'abbé Faujas. Rougon était alors un
gros homme blême, de soixante-dix ans; il avait pris une mine solennelle de millionnaire. On trouvait
généralement, à Plassans, qu'il avait une belle tête, une tête blanche et muette de personnage politique.
Après avoir échangé avec le prêtre quelques politesses, il reprit sa place à la table de jeu. Félicité,
toujours souriante, venait de rentrer dans le salon.

Quand l'abbé Faujas fut enfin seul, il ne parut pas embarrassé le moins du monde. Il resta un instant
debout, à regarder les joueurs; en réalité, il examinait les tentures, le tapis, le meuble. C'était un petit
salon couleur bois, avec trois corps de bibliothèque en poirier noirci, ornés de baguettes de cuivre, qui
occupaient les trois grands panneaux de la pièce. On eût dit le cabinet d'un magistrat. Le prêtre, qui tenait
sans doute à faire une inspection complète, traversade nouveau le grand salon. Il était vert, très-sérieux
également, mais plus chargé de dorures, tenant à la fois de la gravité administrative d'un ministère et du
luxe tapageur d'un grand restaurant. De l'autre côté, se trouvait encore une sorte de boudoir, où Félicité
recevait dans la journée; un boudoir paille, avec un meuble brodé de ramages violets, si encombré de
fauteuils, de pouffs, de canapés, qu'on pouvait à peine y circuler.

L'abbé Faujas s'assit au coin de la cheminée, faisant mine de se chauffer les pieds. Il était placé de façon
à voir, par une porte grande ouverte, une bonne moitié du salon vert. L'accueil si gracieux de madame
Rougon le préoccupait; il fermait les yeux à demi, s'appliquant à quelque problème dont la solution lui
échappait. Au bout d'un instant, dans sa rêverie, il entendit derrière lui un bruit de voix; son fauteuil, à
dossier énorme, le cachait entièrement, et il baissa les paupières davantage. Il écouta, comme
ensommeillé par la forte chaleur du feu.

- Je suis allé une seule fois chez eux, dans ce temps-là, continuait une voix grasse; ils demeuraient en
face, de l'autre côté de la rue de la Banne. Vous deviez être à Paris, car tout Plassans a connu le salon
jaune des Rougon, à cette époque: un salon lamentable, avec du papier citron à quinze sous le rouleau, et
un meuble recouvert de velours d'Utrecht, dont les fauteuils boitaient.... Regardez-la donc maintenant,
cette noiraude, en satin marron, là-bas, sur ce pouff. Voyez comme elle tend la main au petit Delangre.
Ma parole! elle va la lui donner à baiser.

Une voix plus jeune ricana, en murmurant:

- Ils ont dû joliment voler pour avoir un si beau salon vert, car vous savez que c'est le plus beau salon de
la ville.

- La dame, reprit l'autre, a toujours eu la passion de recevoir. Quand elle n'avait pas le sou, elle buvait de
l'eau, pour offrir le soir des verres de limonade à ses invités... Oh! je les connais sur le bout du doigt, les
Rougon; je les ai suivis. Ce sont des gens très-forts. Ils avaient une rage d'appétits à jouer du couteau au
coin d'un bois. Le coup d'État les a aidés à satisfaire un rêve de jouissances qui les torturait depuis
quarante ans. Aussi quelle gloutonnerie, quelle indigestion de bonnes choses!... Tenez, cette maison
qu'ils habitent aujourd'hui, appartenait alors à un monsieur Peirotte, receveur particulier, qui fut tué à
l'affaire de Sainte-Roure, lors de l'insurrection de 51. Oui, ma foi! ils ont eu toutes les chances: une balle
égarée les a débarrassés de cet homme gênant, dont ils ont hérité.... Eh bien! entre la maison et la charge
du receveur, Félicite aurait certainement choisi la maison. Elle la couvait des yeux depuis près de dix ans,
prise d'une envie furieuse de femme grosse, se rendant malade à regarder les rideaux riches qui pendaient
derrière les glaces des fenêtres. C'étaient ses Tuileries, à elle, selon le mot qui courut à Plassans, après le
2 Décembre.

- Mais où ont-ils pris l'argent pour acheter la maison?

- Ah! ceci, mon brave, c'est la bouteille à l'encre.... Leur fils Eugène, celui qui a fait à Paris une fortune
politique si étonnante, député, ministre, conseiller familier des Tuileries, obtint facilement une recette
particulière et la croix pour son père, qui avait joué ici une bien jolie farce. Quant à la maison, elle aura
été payée à l'aide d'arrangements. Ils auront emprunté à quelque banquier.... En tous cas, aujourd'hui, ils
sont riches, ils tripotent, ils rattrapent le temps perdu. J'imagine que leur fils est resté en correspondance
avec eux, car ils n'ont pas encore commis une seule bêtise.

La voix se tut, pour reprendre presque aussitôt avec un rire étouffé:

- Non, je ris malgré moi, lorsque je lui vois faire ses mines de duchesse, cette sacrée cigale de Félicité!...
Je me rappelle toujours le salon jaune, avec son tapis usé, ses consoles sales, la mousseline de son petit
lustre couverte de chiures de mouches.... La voilà qui reçoit les demoiselles Rastoil à présent. Hein!
comme elle manoeuvre la queue de sa robe.... Cette vieille-là, mon brave, crèvera un soir de triomphe, au
milieu de son salon vert.

L'abbé Faujas avait roulé doucement la tête, de façon à voir ce qui passait dans le grand salon. Il y
aperçut madame Rougon, vraiment superbe, au milieu du cercle qui l'entourait; elle semblait grandir sur
ses pieds de naine, et courber toutes les échines autour d'elle, d'un regard de reine victorieuse. Par
instants, une courte pâmoison faisait battre ses paupières, dans les reflets d'or du plafond, dans la douceur
grave des tentures.

- Ah! voici votre père, dit la voix grasse; voici ce bon docteur qui entre.... C'est bien surprenant que le
docteur ne vous ait pas raconté ces choses. Il en sait plus long que moi.

- Eh! mon père a peur que je ne le compromette, reprit l'autre gaiement. Vous savez qu'il m'a maudit, en
jurant que je lui ferai perdre sa clientèle.... Je vous demande pardon, j'aperçois les fils Maffre, je vais leur
serrer la main.

Il y eut un bruit de chaises, et l'abbé Faujas vit un grand jeune homme, au visage déjà fatigué, traverser le
petit salon. L'autre personnage, celui qui accommodait si allègrement les Rougon, se leva également. Une
dame qui passait se laissa dire par lui des choses fort douces; elle riait, elle l'appelait «ce cher monsieur
de Condamin». Le prêtre reconnut alors le bel homme de soixante ans que Mouret lui avait montré dans
le jardin de la sous-préfecture. M. de Condamin vint s'asseoir à l'autre coin de la cheminée. Là, il fut tout
surpris d'apercevoir l'abbé Faujas, que le dossier du fauteuil lui avait caché; mais il ne se déconcerta
nullement, il sourit, et avec un aplomb d'homme aimable:

- Monsieur l'abbé, dit-il, je crois que nous venons de nous confesser sans le vouloi.... C'est un gros péché,
n'est-ce pas, que de médire du prochain? Heureusement que vous étiez là pour nous absoudre.
L'abbé, si maître qu'il fût de son visage, ne put s'empêcher de rougir légèrement. Il entendit à merveille
que M. de Condamin lui reprochait d'avoir retenu son souffle pour écouter. Mais celui-ci n'était pas
homme à garder rancune à un curieux, au contraire. Il fut ravi de cette pointe de complicité qu'il venait de
mettre entre le prêtre et lui. Cela l'autorisait à causer librement, à tuer la soirée en racontant l'histoire
scandaleuse des personnes qui étaient là. C'était son meilleur régal. Cet abbé nouvellement arrivé à
Plassans lui semblait un excellent auditeur; d'autant plus qu'il avait une vilaine mine, une mine d'homme
bon à tout entendre, et qu'il portait une soutane vraiment trop usée pour que les confidences qu'on se
permettrait avec lui pussent tirer à conséquence.

Au bout d'un quart d'heure, M. de Condamin s'était mis tout à l'aise. Il expliquait Plassans à l'abbé Faujas,
avec sa grande politesse d'homme du monde.

- Vous êtes étranger parmi nous, monsieur l'abbé, disait-il; je serais enchanté, si je vous étais bon à
quelque chose.... Plassans est une petite ville où l'on s'accommode un trou à la longue. Moi, je suis des
environs de Dijon. Eh bien! lorsqu'on m'a nommé ici conservateur des eaux et forêts, je détestais le pays,
je m'y ennuyais à mourir. C'était à la veille de l'empire. Après 51 surtout, la province n'a rien eu de gai, je
vous assure. Dans ce département, les habitants avaient une peur de chien. La vue d'un gendarme les
aurait fait rentrer sous terre.... Cela s'est calmé peu à peu, ils ont repris leur traintrain habituel, et, ma foi,
j'ai fini par me résigner. Je vis au dehors, je fais de longues promenades à cheval, je me suis créé
quelques relations.

Il baissa la voix, il continua d'un ton confidentiel:

- Si vous m'en croyez, monsieur l'abbé, vous serez prudent. Vous ne vous imaginez pas dans quel guêpier
j'ai failli tomber.... Plassans est divisé en trois quartiers absolument distincts: le vieux quartier, où vous
n'aurez que des consolations et des aumônes à porter; le quartier Saint-Marc, habité par la noblesse du
pays, un lieu d'ennui et de rancune dont vous ne sauriez trop vous mélier; et la ville neuve, le quartier qui
se bâtit en ce moment encore autour de la sous-préfecture, le seul possible, le seul convenable... Moi,
j'avais commis la sottise de descendre dans le quartier Saint-Marc, où je pensais que mes relations
devaient m'appeler. Ah! bien oui, je n'ai trouvé que des douairières sèches comme des échalas et des
marquis conservés sur de la paille. Tout le monde pleure le temps où Berthe filait. Pas la moindre
réunion, pas un bout de fête; une conspiration sourde contre l'heureuse paix dans laquelle nous vivons....
J'ai manqué me compromettre, ma parole d'honneur. Péqueur s'est moqué de moi.... monsieur Péqueur
des Saulaies, notre sous-préfet, vous le connaissez?... Alors j'ai passé le cours Sauvaire, j'ai pris un
appartement là, sur la place. Voyez-vous, à Plassans, le peuple n'existe pas, la noblesse est indécrottable;
il n'y a de tolérable que quelques parvenus, des gens charmants qui font beaucoup de frais pour les
hommes en place. Notre petit monde de fonctionnaires est très-heureux. Nous vivons entre nous, à notre
guise, sans nous soucier des habitants, comme si nous avions planté notre tente en pays conquis.

Il eut un rire de satisfaction, s'allongeant davantage, présentant ses semelles à la flamme; puis, il prit un
verre de punch sur le plateau d'un domestique qui passait, but lentement, tout en continuant à regarder
l'abbé Faujas du coin de l'oeil. Celui-ci sentit que la politesse exigeait qu'il trouvât une phrase.

- Cette maison paraît fort agréable, dit-il en se tournant à demi vers le salon vert, où les conversations
s'animaient.

- Oui, oui, répondit M. de Condamin, qui s'arrêtait de temps à autre pour avaler une petite gorgée de
punch; les Rougon nous font oublier Paris. On ne se croirait jamais à Plassans, ici. C'est le seul salon où
l'on s'amuse, parce que c'est le seul où toutes les opinions se coudoient.. Péqueur a également des
réunions fort aimables ... Ça doit leur coûter bon, aux Rougon, et ils ne touchent pas des frais de bureau
comme Péqueur; mais ils ont mieux que ça, ils ont les poches des contribuables.

Cette plaisanterie l'enchanta. Il posa sur la cheminée le verre vide qu'il tenait à la main; et, se
rapprochant, se penchant:

- Ce qu'il y a d'amusant, ce sont les comédies continuelles qui se jouent. Si vous connaissiez les
personnages!... Vous voyez madame Rastoil là-bas, au milieu de ses deux filles, cette dame de
quarante-cinq ans environ, celle qui a cette tête de brebis bêlante ....Eh bien! avez-vous remarqué le
battement de ses paupières, lorsque Delangre est venu s'asseoir en face d'elle? ce monsieur qui a l'air d'un
polichinelle, ici, à gauche.... Ils se sont connus intimement, il y a quelque dix ans. On dit qu'une des deux
demoiselles est de lui, mais on ne sait plus bien laquelle.... Le plus drôle est que Delangre, vers la même
époque, a eu de petits ennuis avec sa femme; on raconte que sa fille est d'un peintre que tout Plassans
connaît.

L'abbé Faujas avait cru devoir prendre une mine grave pour recevoir de pareilles confidences; il fermait
complètement les paupières; il semblait ne plus entendre. M. de Condamin reprit, comme pour se
justifier:

- Si je me permets de parler ainsi de Delangre, c'est que je le connais beaucoup. Il est diantrement fort, ce
diable d'homme! Je crois que son père était maçon. Il y a une quinzaine d'années, il plaidait les petits
procès dont les autres avocats ne voulaient pas. Madame Rastoil l'a positivement tiré de la misère; elle lui
envoyait jusqu'à du bois l'hiver, pour qu'il eût bien chaud. C'est par elle qu'il a gagné ses premières
causes.... Remarquez que Delangre avait alors l'habileté de ne montrer aucune opinion politique. Aussi,
en 52, lorsqu'on a cherché un maire, a-t-on immédiatement songé à lui; lui seul pouvait accepter une
pareille situation sans effrayer aucun des trois quartiers de la ville. Depuis ce temps, tout lui a réussi. Il a
le plus bel avenir. Le malheur est qu'il ne s'entend guère avec Péqueur; ils discutent toujours ensemble
sur des bêtises.

Il s'arrêta, en voyant revenir le grand jeune homme avec lequel il causait un instant auparavant.

- Monsieur Guillaume Porquier, dit-il en le présentant à l'abbé, le fils du docteur Porquier.

Puis, lorsque Guillaume se fut assis, il lui demanda en ricanant:

- Eh bien! qu'avez-vous vu de beau, là, à côté?

- Rien assurément, répondit le jeune homme d'un ton plaisant. J'ai vu les Paloque. Madame Rougon tâche
toujours de les mettre derrière un rideau, pour éviter des malheurs. Une femme grosse qui les a aperçus
un jour, sur le cours, a failli avorter.... Paloque ne quitte pas des yeux le président Rastoil, espérant sans
doute le tuer d'une peur rentrée. Vous savez que ce monstre de Paloque compte mourir président.

Tous deux s'égayèrent. La laideur des Paloque était un sujet d'éternelles moqueries, dans le petit monde
des fonctionnaires. Le fils Porquier continua, en baissant la voix:

- J'ai vu aussi monsieur de Bourdeu. Ne trouvez-vous pas que le personnage a encore maigri, depuis
l'élection du marquis de Lagrifoul? Jamais Bourdeu ne se consolera de n'être plus préfet; il a mis sa
rancune d'orléaniste au service des légitimistes, dans l'espoir que cela le mènerait droit à la Chambre, où
il rattraperait la préfecture tant regrettée... Aussi est-il horriblement blessé de ce qu'on lui a préféré le
marquis, un sot, un âne bâté, qui ne sait pas trois mots de politique; tandis que lui, Bourdeu, est très-fort,
tout à fait fort.

- Il est assommant, Bourdeu, avec sa redingote boutonnée et son chapeau plat de doctrinaire, dit M. de
Condamin en haussant les épaules. Si on les laissait aller, ces gens-là feraient de la France une Sorbonne
d'avocats et de diplomates, où l'on s'ennuierait ferme, je vous assure ... Ah! je voulais vous dire,
Guillaume; on m'a parlé de vous, il paraît que vous menez une jolie vie.

- Moi! s'écria le jeune homme en riant.

- Vous-même, mon brave; et remarquez que je tiens les choses de votre père. Il est désolé, il vous accuse
de jouer, de passer la nuit au cercle et ailleurs ... Est-il vrai que vous ayez découvert un café borgne,
derrière les prisons, où vous allez, avec toute une bande de chenapans, faire un train d'enfer? On m'a
même raconté....

M. de Condamin, voyant entrer deux dames, continua tout bas à l'oreille de Guillaume, qui faisait des
signes affirmatifs, en pouffant de rire. Celui-ci, pour ajouter sans doute quelques détails, se pencha à son
tour. Et tous deux, se rapprochant, les yeux allumés, se régalèrent longtemps de cette anecdote, qu'on ne
pouvait risquer devant les dames.

Cependant, l'abbé Faujas était resté là. Il n'écoutait plus; il suivait les mouvements de M. Delangre, qui
s'agitait fort dans le salon vert, prodiguant les amabilités. Ce spectacle l'absorbait au point qu'il ne vit pas
l'abbé Bourrette l'appelant de la main. L'abbé dut venir le toucher au bras, en le priant de le suivre. Il le
mena jusque dans la pièce où l'on jouait, avec les précautions d'un homme qui aquelque chose de délicat
à dire.

- Mon ami, murmura-t-il, quand ils furent seuls dans un coin, vous êtes excusable, c'est la première fois
que vous venez ici; mais je dois vous avertir, vous vous êtes compromis beaucoup en causant si
longtemps avec les personnes que vous quittez.

Et, comme l'abbé Faujas le regardait, très-surpris:

- Ces personnes ne sont pas bien vues.... Certes, je n'entends pas les juger, je ne veux entrer dans aucune
médisance. Par amitié pour vous, je vous avertis, voilà tout.

Il voulait s'éloigner, mais l'autre le retint, en lui disant vivement:

- Vous m'inquiétez, cher monsieur Bourrette; expliquez-vous, je vous en prie. Il me semble que, sans
médire, vous pouvez me fournir des éclaircissements.

- Eh bien! reprit le vieux prêtre après une hésitation, le jeune homme, le fils du docteur Porquier, fait la
désolation de son honorable père et donne les plus mauvais exemples à la jeunesse studieuse de Plassans.
Il n'a laissé que des dettes à Paris, il met ici la ville sens dessus dessous.... Quant à monsieur de
Condamin.... Il s'arrêta de nouveau, embarrassé par les choses énormes qu'il avait raconter; puis, baissant
les paupières:

- Monsieur de Condamin est leste en paroles, et je crains qu'il n'ait pas de sens moral. Il ne ménage
personne, il scandalise toutes les âmes honnêtes.... Enfin, je ne sais trop comment vous apprendre cela, il
aurait fait, dit-on, un mariage peu honorable. Vous voyez cette jeune femme qui n'a pas trente ans, celle
qui est si entourée. Eh bien! il nous l'a ramenée un jour à Plassans, on ne sait trop d'où: Dès le lendemain
de son arrivée, elle était toute-puissante ici. C'est elle qui a fait décorer son mari et le docteur Porquier.
Elle a des amis, à Paris.... Je vous en prie, ne répétez point ces choses. Madame de Condamin est
très-aimable, très-charitable. Je vais quelquefois chez elle, je serais désolé qu'elle me crût son ennemi. Si
elle a des fautes à se faire pardonner, notre devoir, n'est-ce pas? est de l'aider à revenir au bien. Quant au
mari, entre nous, c'est un vilain homme. Soyez froid avec lui.

L'abbé Faujas regardait le digne Bourrette dans les yeux. Il venait, de remarquer que madame Rougon
suivait de loin leur entretien, d'un air préoccupé.

- Est-ce que ce n'est pas madame Rougon qui vous a prié de me donner un bon avis? demanda-t-il
brusquement au vieux prêtre.

- Tiens! comment savez-vous cela? s'écria celui-ci, très-étonné. Elle m'avait prié de ne pas parler d'elle;
mais, puisque vous avez deviné ... C'est une bonne personne, qui serait bien chagrine de voir un prêtre
faire mauvaise figure chez elle. Elle est malheureusement forcée de recevoir toutes sortes de gens. L'abbé
Faujas remercia, en promettant d'être prudent. Les joueurs, autour d'eux, n'avaient pas levé la tête. Il
rentra dans le grand salon, où il se sentit de nouveau dans un milieu hostile; il constata même plus de
froideur, plus de mépris muet. Les jupes s'écartaient sur son passage, comme s'il avait dû les salir; les
habits noirs se détournaient, avec de légers ricanements. Lui, garda une sérénité superbe. Ayant cru
entendre prononcer avec affectation le mot de Besançon, dans le coin de la pièce où trônait madame de
Condamin, il marcha droit au groupe formé autour d'elle; mais, à son approche, la conversation tomba
net, et tous les yeux le dévisagèrent, luisant d'une curiosité méchante. On parlait sûrement de lui, on
racontait quelque vilaine histoire. Alors, comme il se tenait debout, derrière les demoiselles Bastoil, qui
ne l'avaient point aperçu, il entendit la plus jeune demander à l'autre:

- Qu'a-t-il donc fait, à Besançon, ce prêtre dont tout le monde parle?

- Je ne sais trop, répondit l'aînée. Je crois qu'il a failli étrangler son curé dans une querelle. Papa dit aussi
qu'il s'est mêlé d'une grande affaire industrielle qui a mal tourné.

- Mais il est là, n'est-ce pas? dans le petit salon.... On vient de le voir rire avec monsieur de Condamin.

- Alors, s'il rit avec monsieur de Condanin, on a raison de se méfier de lui.

Ce bavardage des deux demoiselles mit une sueur aux tempes de l'abbé Faujas. Il ne sourcilla pas; sa
bouche s'amincit, ses joues prirent une teinte terreuse. Maintenant, il entendait le salon entier parler du
curé qu'il avait étranglé, des affaires véreuses dont il s'était mêlé. En face de lui, M. Delangre et le
docteur Porquier restaient sévères; M. de Bourdeu avait une moue de dédain, en causant bas avec une
dame; M. Maffre, le juge de paix, le regardait en dessous, dévotement, le flairant de loin, avant de se
décider à mordre; et, à l'autre bout de la pièce, le ménage Paloque, les deux monstres, allongeaient leurs
visages couturés par le fiel, où s'allumait la joie mauvaise de toutes les cruautés colportées à voix basse.
L'abbé Faujas recula lentement, en voyant madame Rastoil, debout à quelques pas, revenir s'asseoir entre
ses deux filles, comme pour les mettre sous son aile et les protéger de son contact. Il s'accouda au piano
qu'il trouva derrière lui, il demeura là, le front haut, la face dure et muette comme une face de Pierre.
Décidément, il y avait complot, on le traitait en paria.

Dans son immobilité, le prêtre dont les regards fouillaient le salon, sous ses paupières à demi closes, eut
un geste aussitôt réprimé. Il venait d'apercevoir, derrière une véritable barricade de jupes, l'abbé Fenil,
allongé dans un fauteuil, souriant discrètement. Leurs yeux s'étant rencontrés, ils se regardèrent pendant
quelques secondes, de l'air terrible de deux duellistes engageant un combat à mort. Puis, il se fit un bruit
d'étoffe, et le grand vicaire disparut de nouveau dans les dentelles des dames.

Cependant, Félicité avait manoeuvré habilement pour s'approcher du piano. Elle y installa l'aînée des
demoiselles Rastoil, qui chantait agréablement la romance. Puis, lorsqu'elle put parler sans être entendue,
attirant l'abbé Faujas dans l'embrasure d'une fenêtre:

- Qu'avez-vous donc fait à l'abbé Fenil? lui demanda-t-elle.

Ils continuèrent à voix très-basse. Le prêtre d'abord avait feint la surprise; mais, lorsque madame Rougon
eut murmuré quelques paroles qu'elle accompagnait de haussements d'épaules, il parut se livrer, il causa.
Ils souriaient, tous les deux, semblaient échanger des politesses, tandis que l'éclat de leurs yeux démentait
cette banalité jouée. Le piano se tut, et il fallut que l'aînée des demoiselles Rastoil chantât la Colombe
du soldat, qui avait alors un grand succès.

- Votre début est tout à fait malheureux, murmurait Félicité; vous vous êtes rendu impossible, je vous
conseille de ne pas revenir ici de quelque temps.... Il faut vous faire aimer, entendez-vous? Les coups de
force vous perdraient. L'abbé Faujas restait songeur.

- Vous dites que ces vilaines histoires ont dû être racontées par l'abbé Fenil? demanda-t-il.

- Oh! il est trop fin pour se mettre ainsi en avant; il aura soufflé ces choses dans l'oreille de ses
pénitentes. Je ne sais s'il vous a deviné, mais il a peur de vous, cela est certain; il va vous combattre par
toutes les armes imaginables.... Le pis est qu'il confesse les personnes le plus comme il faut de la ville.
C'est lui qui a fait nommer le marquis de Lagrifoul.

- J'ai eu tort de venir à cette soirée, laissa échapper le prêtre.

Félicité pinça les lèvres. Elle reprit vivement:

- Vous avez eu tort de vous compromettre avec un homme tel que ce Condamin. Moi, j'ai fait pour le
mieux. Lorsque la personne que vous savez m'a écrit de Paris, j'ai cru vous être utile en vous invitant. Je
m'imaginais que vous sauriez vous faire ici des amis. C'était un premier pas. Mais, au lieu de chercher à
plaire, vous lâchez tout le monde contre vous.... Tenez, excusez ma franchise, je trouve que vous tournez
le dos au succès. Vous n'avez commis que des fautes, en allant vous loger chez mon gendre, en vous
claquemurant chez vous, en portant une soutane qui fait la joie des gamins dans les rues.

L'abbé Faujas ne put retenir un geste d'impatience. Il se contenta de répondre:

- Je profiterai de vos bons conseils. Seulement, ne m'aidez pas, cela gâterait tout.

- Oui, cette tactique est prudente, dit la vieille dame. Ne rentrez dans ce salon que triomphant.... Un
dernier mot, cher monsieur. La personne de Paris tient beaucoup à votre succès, et c'est pourquoi je
m'intéresse à vous. Eh bien! croyez-moi, ne vous faites pas terrible; soyez aimable, plaisez aux femmes.
Retenez bien ceci, plaisez aux femmes, si vous voulez que Plassans soit à vous.

L'aînée des demoiselles Rastoil achevait sa romance, en plaquant un dernier accord. On applaudit
discrètement. Madame Rougon avait quitté l'abbé Faujas pour féliciter la chanteuse. Elle se tint ensuite
au milieu du salon, donnant des poignées de main aux invités qui commençaient à se retirer. Il était onze
heures. L'abbé fut très-contrarié, lorsqu'il s'aperçut que le digne Bourrette avait profité de la musique
pour disparaître. Il comptait s'en aller avec lui, ce qui devait lui ménager une sortie convenable.
Maintenant, s'il partait seul, c'était un échec absolu; on raconterait le lendemain dans la ville qu'on l'avait
jeté à la porte. Il se réfugia de nouveau dans l'embrasure d'une fenêtre, épiant une occasion, cherchant un
moyen de faire une retraite honorable.

Cependant, le salon se vidait, il n'y avait plus que quelques dames. Alors, il remarqua une personne fort
simplement mise. C'était madame Mouret, rajeunie par des bandeaux légèrement ondulés. Elle le surprit
beaucoup par son tranquille visage, où deux grands yeux noirs semblaient dormir. Il ne l'avait pas
aperçue de la soirée; elle était sans doute restée dans son coin, sans bouger, contrariée de perdre ainsi le
temps, les mains sur les genoux, à ne rien faire. Comme il l'examinait, elle se leva pour prendre congé de
sa mère.

Celle-ci goûtait une de ses joies les plus aiguës, à voir le beau monde de Plassans s'en aller avec des
révérences, la remerciant de son punch, de son salon vert, des heures agréables qu'il venait de passer chez
elle; et elle pensait qu'autrefois le beau monde lui marchait sur la chair, selon sa rude expression, tandis
que, à cette heure, les plus riches ne trouvaient pas de sourires assez tendres pour cette chère madame
Rougon. - Ah! madame, murmurait le juge de paix Maffre, on oublie ici la marche des heures.

- Vous seule savez recevoir, dans ce pays de loups, chuchotait la jolie madame de Condamin.

- Nous vous attendons à dîner demain, disait M. Delangre; mais à la fortune du pot, nous ne faisons pas
de façons comme vous.

Marthe dut traverser cette ovation pour arriver près de sa mère. Elle l'embrassa, et se retirait, lorsque
Félicité la retint, cherchant quelqu'un des yeux, autour d'elle. Puis, ayant aperçu l'abbé Faujas:

- Monsieur l'abbé, dit-elle en riant, êtes-vous un homme galant?

L'abbé s'inclina.

- Alors, ayez donc l'obligeance d'accompagner ma fille, vous qui demeurez dans la maison; cela ne vous
dérangera pas, et il y a un bout de ruelle noire qui n'est vraiment pas rassurant.

Marthe, de son air paisible, assurait qu'elle n'était pas une petite fille, qu'elle n'avait pas peur; mais sa
mère ayant insisté, disant qu'elle serait plus tranquille, elle accepta les bons soins de l'abbé. Et, comme
celui-ci s'en allait avec elle, Félicité, qui les avait accompagnés jusqu'au palier, répéta à l'oreille du prêtre
avec un sourire:

- Rappelez-vous ce que j'ai dit.... Plaisez aux femmes, si vous voulez que Plassans soit à vous.