5 - La
Conquete De Plassans
V
Le lendemain, la vieille madame Rougon, la mère de Marthe,
vint rendre visite aux Mouret. C'était là
tout un gros événement, car il y ait un peu de brouille
entre le gendre et les parents de sa femme, surtout
depuis l'élection du marquis de Lagrifoul, que ceux-ci l'accusaient
d'avoir fait réussir par son influence
dans les campagnes. Marthe allait seule chez ses parents. Sa mère,
«cette noiraude de Félicité», comme
on la nommait, était restée, à soixante-six ans,
d'une maigreur et d'une vivacité de jeune fille. Elle ne
portait plus que des robes de soie, très-chargées de
volants, et affectionnait particulièrement le jaune et le
marron.
Ce jour-là, quand elle
se présenta, il n'y avait que Marthe et Mouret dans la salle
à manger.
- Tiens! dit ce dernier très-surpris,
c'est ta mère ... Qu'est-ce qu'elle nous veut donc? Il n'y
a pas un mois
qu'elle est venue.... Encore quelque manigance, c'est sûr.
Les Rougon, dont il avait été
le commis, avant son mariage, lorsque leur étroite boutique
du vieux
quartier sentait la faillite, étaient le sujet de ses éternelles
défiances. Ils lui rendaient d'ailleurs une solide
et profonde rancune, détestant surtout en lui le commerçant
qui avait fait promptement de bonnes
affaires. Quand leur gendre disait: «Moi, je ne dois ma fortune
qu'à mon travail», ils pinçaient les lèvres,
ils comprenaient parfaitement qu'il les accusait d'avoir gagné
la leur dans des trafics inavouables.
Félicité, malgré sa belle maison de la place
de la Sous-Préfecture, enviait sourdement le petit logis
tranquille des Mouret, avec la jalousie féroce d'une ancienne
marchande qui ne doit pas son aisance à ses
économies de comptoir.
Félicité baisa
Marthe au front, comme si celle-ci avait toujours eu seize ans. Elle
tendit ensuite la main à
Mouret. Tous deux causaient d'ordinaire sur un ton aigre-doux de moquerie.
- Eh bien! lui demanda-t-elle
en souriant, les gendarmes ne sont donc pas encore venus vous chercher,
révolutionnaire?
- Mais non, pas encore, répondit-il
en riant également. Ils attendent pour ça que votre
mari leur donne des
ordres.
- Ah! c'est très-joli,
ce que vous dites là, répliqua Félicité,
dont les yeux flambèrent.
Marthe adressa un regard suppliant
à Mouret; il venait d'aller vraiment trop loin. Mais il était
lancé, il
reprit:
- Véritablement, nous
ne songeons à rien; nous vous recevons là, dans la salle
à manger. Passons au
salon, je vous en prie.
C'était une de ses plaisanteries
habituelles. Il affectait les grands airs de Félicité,
lorsqu'il la recevait chez
lui. Marthe eut beau dire qu'on était bien là, il fallut
qu'elle et sa mère le suivissent dans le salon. Et il s'y
donna beaucoup de peine, ouvrant les volets, poussant des fauteuils.
Le salon, où l'on n'entrait jamais, et
dont les fenêtres restaient le plus souvent fermées,
étaient une grande pièce abandonnée, dans laquelle
traînait un meuble à housses blanches, jaunies par l'humidité
du jardin.
- C'est insupportable, murmura
Mouret, en essuyant la poussière d'une petite console, cette
Rose laisse
tout à l'abandon.
Et, se tournant vers sa belle-mère,
d'une voix où l'ironie perçait:
- Vous nous excusez de vous
recevoir ainsi dans notre pauvre demeure.... Tout le monde ne peut
pas être
riche.
Félicité suffoquait.
Elle regarda un instant Mouret fixement, près d'éclater;
puis, faisant effort, elle baissa
lentement les paupières; quand elle les releva, elle dit d'une
voix aimable:
- Je viens de souhaiter le
bonjour à madame de Condamin, et je suis entrée pour
savoir comment va la
petite famille.... Les enfants se portent bien, n'est-ce pas? et vous
aussi, mon cher Mouret?
- Oui, tout le monde se porte
à merveille, répondit-il, étonné de cette
grande amabilité.
Mais la vieille dame ne lui
laissa pas le temps de remettre la conversation sur un ton hostile.
Elle
questionna affectueusement Marthe sur une foule de riens, elle se
fit bonne grand'maman, grondant son
gendre de ne pas lui envoyer plus souvent «les petits et la
petite». Elle était si heureuse de les voir!
- Ah! vous savez, dit-elle
enfin négligemment, voici octobre; je vais reprendre mon jour,
le jeudi, comme
les autres saisons.... Je compte sur toi, n'est-ce pas, ma chère
Marthe?... Et vous, Mouret, ne vous
verra-t-on pas quelque-fois, nous bouderez-vous toujours?
Mouret, que le caquetage attendri
de sa belle-mère finissait par troubler, resta court sur la
riposte. Il ne
s'attendait pas à ce coup, il ne trouva rien de méchant,
se contentant de répondre: - Vous savez bien que
je ne puis pas aller chez vous.... Vous recevez un tas de personnages
qui seraient enchantés de m'être
désagréables. Puis, je ne veux pas me fourrer dans la
politique.
- Mais vous vous trompez, répliqua
Félicité, vous vous trompez, entendez-vous, Mouret!
Ne dirait-on pas
que mon salon est un club? C'est ce que je n'ai pas voulu. Toute la
ville sait que je tâche de rendre ma
maison aimable. Si l'on cause politique chez moi, c'est dans les coins,
je vous assure. Ah bien! la
politique, elle m'a assez ennuyée, autrefois.... Pourquoi dites-vous
cela?
- Vous recevez toute la bande
de la sous-préfecture, murmura Mouret d'un air maussade.
- La bande de la sous-préfecture?
répéta-t-elle; la bande de la sous-préfecture....
Sans doute, je reçois ces
messieurs. Je ne crois pourtant pas qu'on rencontre souvent chez moi
monsieur Péqueur des Saulaies, cet
hiver; mon mari lui a dit son fait, à propos des dernières
élections. Il s'est laissé jouer comme un niais....
Quant à ses amis, ce sont des hommes de bonne compagnie. Monsieur
Delangre, monsieur de Condamin
sont très-aimables, ce brave Paloque est la bonté même,
et vous n'avez rien à dire, je pense, contre le
docteur Porquier.
Mouret haussa les épaules.
- D'ailleurs, continua-t-elle
en appuyant ironiquement sur ses paroles, je reçois aussi la
bande de
monsieur Rastoil, le digne monsieur Maffre et notre savant ami monsieur
de Bourdeu, l'ancien préfet....
Vous voyez bien que nous ne sommes pas exclusifs, toutes les opinions
sont accueillies chez nous. Mais
comprenez donc que je n'aurais pas quatre chats, si je choisissais
mes invités dans un parti! Puis nous
aimons l'esprit partout où il se trouve, nous avons la prétention
d'avoir à nos soirées tout ce que Plassans
renferme de personnes distinguées.... Mon salon est un terrain
neutre; retenez bien cela, Mouret; oui, un
terrain neutre, c'est le mot propre.
Elle s'était animée
en parlant. Chaque fois qu'on la mettait sur ce sujet, elle finissait
par se fâcher. Son
salon était sa grande gloire; comme elle le disait, elle voulait
y trôner, non en chef de parti, mais en
femme du monde. Il est vrai que les intimes prétendaient qu'elle
obéissait à une tactique de conciliation,
conseillée par son fils Eugène, le ministre, qui la
chargeait de personnifier, à Plassans, les douceurs et les
amabilités de l'empire.
- Vous direz ce que vous voudrez,
mâcha sourdement Mouret, votre Maffre est un calotin, votre
Bourdeu,
un imbécile, et les autres sont des gredins, pour la plupart.
Voilà ce que je pense.... Je vous remercie de
votre invitation, mais ça me dérangerait trop. J'ai
l'habitude de me coucher de bonne heure. Je reste chez
moi.
Félicité se leva,
tourna le dos à Mouret, disant à sa fille:
- Je compte toujours sur toi,
n'est-ce pas, ma chérie?
- Certainement, répondit
Marthe, qui voulait adoucir le refus brutal de son mari.
La vieille dame s'en allait,
lorsqu'elle parut se raviser. Elle demanda à embrasser Désirée,
qu'elle avait
aperçue dans le jardin. Elle ne voulut pas même qu'on
appelât l'enfant; elle descendit sur la terrasse,
encore toute mouillée d'une légère pluie tombée
le matin. Là, elle fut pleine de caresses pour sa petite
fille, qui restait un peu effarouchée devant elle; puis, levant
la tête comme par hasard, regardant les
rideaux du second, elle s'écria:
- Tiens! vous avez loué?...
Ah! oui, je me souviens, à un prêtre, je crois. J'ai
entendu parler de ça.... Quel
homme est-ce, ce prêtre?
Mouret la regarda fixement.
Il eut comme un rapide soupçon, il pensa qu'elle était
venue uniquement
pour l'abbé Faujas. - Ma foi, dit-il sans la quitter des yeux,
je n'en sais rien... Mais vous allez peut-être
pouvoir me donner des renseignements, vous?
- Moi? s'écria-t-elle
d'un grand air de surprise. Eh! je je ne l'ai jamais vu.... Attendez,
je sais qu'il est
vicaire à Saint-Saturnin; c'est le père Bourrette qui
m'a dit ça. Et tenez, cela me fait penser que je devrais
l'inviter à mes jeudis. Je reçois déjà
le directeur du grand séminaire et le secrétaire de
monseigneur.
Puis, se tournant vers Marthe:
- Tu ne sais pas, quand tu
verras ton locataire, tu devrais le sonder, de façon à
me dire si une invitation
lui serait agréable.
- Nous ne le voyons presque
pas, se hâta de répondre Mouret. Il entre et il sort
sans ouvrir la bouche....
Puis, ce ne sont pas mes affaires.
Et il continuait à l'examiner
d'un air défiant. Certainement elle en savait plus long sur
l'abbé Faujas
qu'elle ne voulait en conter. D'ailleurs, elle ne bronchait pas sous
l'examen attentif de son gendre.
- Ça m'est égal,
après tout, reprit-elle avec une aisance parfaite. Si c'est
un homme convenable, je
trouverai toujours une manière de l'inviter.... Au revoir,
mes enfants.
Elle remontait le perron, lorsqu'un
grand vieillard se montra sur le seuil du vestibule. Il avait un paletot
et
un pantalon de drap bleu très-propres, avec une casquette de
fourrure rabattue sur les yeux. Il tenait un
fouet à la main.
- Eh! c'est l'oncle Macquart!
cria Mouret, en jetant un coup d'oeil curieux sur sa belle-mère.
Félicité avait
fait un geste de vive contrariété. Macquart, frère
bâtard de Rougon, était rentré en France,
grâce à celui-ci, après s'être compromis
dans le soulèvement des campagnes,en 1851. Depuis son retour
du Piémont, il menait une vie de bourgeois gras et renté.
Il avait acheté, on ne savait avec quel argent,
une petite maison située au village des Tulettes, à
trois lieues de Plassans. Peu à peu, il s'était nippé;
il
avait même fini par faire l'emplette d'une carriole et d'un
cheval, si bien qu'on ne rencontrait plus que lui
sur les routes, fumant sa pipe, buvant le soleil, ricanant d'un air
de loup rangé. Les ennemis des Rougon
disaient tout bas que les deux frères avaient commis quelque
mauvais coup ensemble, et que Pierre
Rougon entretenait Antoine Macquart.
- Bonjour, l'oncle, répétait
Mouret avec affectation; vous venez donc nous faire une petite visite?
- Mais oui, répondit
Macquart d'un ton bon enfant. Tu sais, chaque fois que je passe à
Plassans.... Ah! par
exemple. Félicité, si je m'attendais à vous trouver
ici! J'étais venu pour voir Rougon, j'avais quelque
chose à lui dire....
- Il était à
la maison, n'est-ce pas? interrompit-elle avec une vivacité
inquiète. C'est bien, c'est bien,
Macquart.
- Oui, il était à
la maison, continua tranquillement l'oncle; je l'ai vu, et nous avons
causé. C'est un bon
enfant, Rougon.
Il eut un léger rire. Et tandis que Félicité
piétinait d'anxiété, il reprit de sa voix traînante,
si étrangement
brisée, qu'il semblait toujours se moquer du monde:
- Mouret, mon garçon,
je t'ai apporté deux lapins; ils sont là dans un panier.
Je les ai donnés à Rose....
J'en avais aussi deux pour Rougon; vous les trouverez chez vous, Félicité,
et vous m'en direz des
nouvelles. Ah! les gredins, sont-ils gras! Je les ai engraissés
pour vous.... Que voulez-vous, mes enfants?
moi, ça me fait plaisir, de faire des cadeaux.
Félicité était
toute pâle, les lèvres serrées, tandis que Mouret
continuait à la regarder avec un rire en
dessous. Elle aurait bien voulu se retirer; mais elle craignait les
bavardages, si elle laissait Macquart
derrière elle.
- Merci, l'oncle, dit Mouret.
La dernière fois, vos prunes étaient joliment bonnes....
Vous boirez bien un
coup?
- Mais ça n'est pas
de refus.
Et, quand Rose lui eut apporté
un verre de vin, il s'assit sur la rampe de la terrasse. Il but le
verre avec
lenteur, faisant claquer sa langue, regardant le vin au jour.
- Ça vient du quartier
de Saint-Eutrope, ce vin-là, murmura-t-il. Ce n'est pas moi
qu'on tromperait. Je
connais drôlement le pays.
Il branlait la tête,
ricanant.
Alors, brusquement, Mouret
lui demanda, avec une intention particulière dans la voix:
- Et aux Tulettes, comment
va-t-on?
Il leva les yeux, regarda tout
le monde; puis, faisant une dernière fois claquer la langue,
posant le verre à
côté de lui, sur la pierre, il répondit négligemment:
- Pas mal.... J'ai eu de ses
nouvelles avant-hier. Elle se porte toujours la même chose.
Félicité avait
tourné la tête. Il y eut un silence. Mouret venait de
mettre le doigt sur une des plaies vives
de la famille, en faisant allusion à la mère de Rougon
et de Macquart, enfermée depuis plusieurs années
comme folle, à la maison des aliénés des Tulettes.
La petite propriété de Macquart était voisine,
et il
semblait que Rougon eût posté là le vieux drôle
pour veiller sur l'aïeule.
- Il se fait tard, finit par
dire ce dernier en se levant; il faut que je sois rentré avant
la nuit.... Dis donc,
Mouret, mon garçon, je compte sur toi pour un de ces jours.
Tu m'avais bien promis de venir.
- J'irai, l'oncle, j'irai.
- Ce n'est pas ça, je
veux que tout le monde vienne; entends-tu? tout le monde.... Je m'ennuie
là-bas tout
seul. Je vous ferai la cuisine.
Et, se tournant vers Félicité:
- Dites à Rougon que
je compte aussisur lui et sur vous. Ce n'est pas parce que la vieille
mère est là, à
côté, que ça doit vous empêcher de venir;
alors, il n'y aurait plus moyen de se distraire.... Je vous dis
qu'elle a bien, qu'on la soigne bien. Vous pouvez vous fier à
moi.... Vous goûterez d'un petit vin que j'ai
trouvé sur un coteau de la Seille; un petit vin qui vous grise,
vous verrez!
Tout en parlant, il se dirigeait
vers la porte. Félicité le suivait de si près,
qu'elle semblait le pousser
dehors. Tout le monde l'accompagna jusqu'à la rue. Il détachait
son cheval, dont il avait noué les guides à
une persienne, lorsque l'abbé Faujas, qui rentrait, passa au
milieu du groupe, avec un léger salut. On eût
dit une ombre noire filant sans bruit. Félicité se tourna
lestement, le poursuivit du regard jusque dans
l'escalier, n'ayant pas eu le temps de le dévisager. Macquart,
muet de surprise, hochait la tète, murmurant:
- Comment, mon garçon,
tu loges des curés chez toi, maintenant? Et il a un singulier
oeil, cet homme.
Prends garde: les soutanes, ça porte malheur!
Il s'assit sur le banc de la
carriole, sifflant doucement, et descendit la rue Balande, au petit
trot de son
cheval. Son dos rond, avec sa casquette de fourrure, disparurent au
coude de la rue Taravelle. Quand
Mouret se retourna, il entendit sa belle-mère qui disait à
Marthe:
- J'aimerais mieux que ce fût
toi, pour que l'invitation parût moins solennelle. Si tu trouvais
moyen de lui
en parler, tu me ferais plaisir.
Elle se tut, se sentant surprise.
Enfin, après avoir embrassé Désirée avec
effusion, elle partit, jetant un
dernier coup d'oeil, pour s'assurer que Macquart n'allait pas revenir,
derrière elle, bavarder sur son
compte.
- Tu sais que je te défends
absolument de te mêler des affaires de ta mère, dit Mouret
à sa femme, en
rentrant; elle est toujours dans un tas d'histoires où personne
ne voit goutte. Que diable peut-elle vouloir
faire de l'abbé? Elle ne l'inviterait pas pour ses beaux yeux,
si elle n'avait point un intérêt caché. Ce
curé-là n'est pas venu pour rien de Besançon
à Plassans. Il y a quelque manigance là-dessous.
Marthe s'était remise
à cet éternel raccommodage du linge de la famille qui
lui prenait des journées
entières. Il tourna un instant encore autour d'elle, murmurant:
- Ils m'amusent, le vieux Macquart
et ta mère. Ah! pour ça, ils se détestent ferme!
Tu as vu comme elle
suffoquait, de le sentir ici. On dirait qu'elle a toujours peur de
lui entendre raconter des choses qu'on ne
doit pas savoir. Ce n'est pas l'embarras, il en raconterait de drôles....
Mais ce n'est pas moi qu'on prendra
chez lui. J'ai juré de ne pas me fourrer dans ce gâchis....
Vois-tu, mon père avait raison de dire que la
famille de ma mère, ces Rougon, ces Macquart, ne valaient pas
la corde pour les pendre. J'ai de leur sang
comme toi, ça ne peut pas te blesser que je dise cela. Je le
dis, parce que c'est vrai. Ils ont fait fortune
aujourd'hui, mais ça ne les a pas décrottés,
au contraire.
Il finit par aller faire un
tour sur le cours Sauvaire, où il rencontrait des amis, avec
lesquels il causait du
temps, des récoltes, des événements de la veille.
Une grosse commission d'amandes, dont il se chargea le
lendemain, le tint pendant plus d'une semaine en allées et
venues continuelles, ce qui lui fit presque
oublier l'abbé Faujas. D'ailleurs, l'abbé commençait
à l'ennuyer; il ne causait pas assez, il était trop
cachottier. Il l'évita à deux reprises, croyant comprendre
que l'autre le cherchait uniquement pour
apprendre la fin des histoires sur la bande de la sous-préfecture
et la bande des Rastoil. Rose lui ayant
raconté que madame Faujas avait essayé de la faire causer,
il s'était promis de ne plus ouvrir les lèvres.
C'était un autre amusement qui occupait ses heures vides. Maintenant,
quand il regardait les rideaux si
bien fermés du second étage, il grommelait: - Cache-toi,
va, mon bon... Je sais que tu me guettes, derrière
tes rideaux; ça ne t'avance toujours pas à grand'chose.
Si c'est par moi que tu comptes connaître les
voisins!
Cette pensée que l'abbé Faujas était à
l'affût le réjouit extrêmement. Il se donna beaucoup
de peine pour
ne pas tomber dans quelque piège. Mais, un soir, comme il rentrait,
il aperçut, à cinquante pas devant lui,
l'abbé Bourrette et l'abbé Faujas arrêtés
devant la porte de M. Rastoil. Il se cacha dans l'encoignure d'une
maison. Les deux prêtres le tinrent là un grand quart
d'heure. Ils causaient vivement, se séparaient, puis
revenaient. Mouret crut comprendre que l'abbé Bourrette suppliait
l'abbé Faujas de l'accompagner chez le
président. Celui-ci s'excusait, finissait par refuser avec
quelque impatience. C'était un mardi, un jour de
dîner. Enfin, Bourrette entra chez M. Rastoil; Faujas se coula
chez lui, de son allure humble. Mouret
resta songeur. En effet, pourquoi l'abbé n'allait-il pas chez
M. Rastoil? Tout Saint-Saturnin y dînait,
l'abbé Fenil, l'abbé Surin et les autres. Il n'y avait
pas une robe noire à Plassans qui n'eût pris le frais
dans
le jardin, devant la cascade. Ce refus du nouveau vicaire était
une chose vraiment extraordinaire.
Lorsque Mouret fut rentré,
il alla vite au fond de son jardin, pour examiner les fenêtres
du second étage.
Au bout d'un instant, il vit remuer le rideau de la deuxième
fenêtre, à droite. Pour sûr, l'abbé Faujas
était
là, à espionner ce qui se passait chez M. Rastoil. A
certains mouvements du rideau, Mouret crut
comprendre qu'il regardait également du côté de
la sous-préfecture.
Le lendemain, un mercredi,
comme il sortait, Rose lui apprit que l'abbé Bourrette était
chez les gens du
second, depuis une heure au moins. Alors il rentra, fureta dans la
salle à manger. Comme Marthe lui
demandait ce qu'il cherchait ainsi, il devint furieux, parlant d'un
papier sans lequel il ne pouvait sortir. Il
monta voir s'il ne l'avait pas laissé au premier. Puis, lorsque,
après une longue attente derrière la porte de
sa chambre, il crut surprendre, au second étage, un remuement
de chaises, il descendit lentement,
s'arrêtant un instant dans le vestibule, pour donner à
l'abbé Bourrette le temps de le rejoindre.
- Tiens! vous voilà,
monsieur l'abbé? Quelle heureuse rencontre!... Vous retournez
à Saint-Saturnin? Cela
tombe à merveille. Je vais de ce côté. Nous vous
accompagnerons, si ça ne vous dérange pas.
L'abbé Bourrette répondit
qu'il serait enchanté. Tous deux montèrent lentement
la rue Balande, se
dirigeant vers la place de la Sous-Préfecture. L'abbé
était un gros homme, au bon visage naïf, avec de
grands yeux bleus d'enfant. Sa large ceinture de soie, fortement tendue,
lui dessinait un ventre d'un
rondeur douce et luisante, et il marchait, la tête un peu en
arrière, les bras trop courts, les jambes déjà
lourdes.
- Eh bien! dit Mouret sans
chercher de transition, vous venez de voir cet excellent monsieur
Faujas.... J'ai
à vous remercier, vous m'avez trouvé là un locataire
comme il y en a peu.
- Oui, oui, murmura le prêtre;
c'est un digne homme.
- Oh! pas le moindre bruit.
Nous ne nous apercevons pas même qu'il y a un étranger
chez nous. Et
très-poli, très-bien élevé, avec cela....
Vous ne savez pas, on m'a affirmé que c'était un esprit
supérieur,
un cadeau qu'on avait voulu faire au diocèse.
Et, comme ils se trouvaient
au milieu de la place de la Sous-Préfecture, Mouret s'arrêta
net, regardant
fixement l'abbé Bourrette.
- Ah! vraiment, se contenta
de répondre celui-ci, d'un air étonné.
- On me l'a affirmé....
Notre évêque aurait des vues sur lui pour plus tard.
En attendant, le nouveau
vicaire se tiendrait dans l'ombre, pour ne pas exciter des jalousies.
L'abbé Bourrette avait repris sa marche, tournant le coin de
la rue de la Banne. Il dit tranquillement:
- Vous me surprenez beaucoup....
Faujas est un homme simple, il a même trop d'humilité.
Ainsi, à
l'église, il se charge des petites besognes que nous abandonnons
d'ordinaire aux prêtres habitués. C'est un
saint, mais ce n'est pas un garçon habile. Je l'ai à
peine entrevu chez Monseigneur. Dès le premier jour, il
a été en froid avec l'abbé Fenil. Je lui avais
pourtant expliqué qu'il fallait devenir l'ami du grand-vicaire,
si l'on voulait être bien reçu à l'évêché.
Il n'a pas compris; il est de jugement un peu étroit, je le
crains....
Tenez, c'est comme ses continuelles visites à l'abbé
Compan, notre pauvre curé, qui a pris le lit depuis
quinze jours, et que nous allons sûrement perdre. Eh bien! elles
sont hors de saison, elles lui feront un
tort immense. Compan n'a jamais pu s'entendre avec Fenil; il faut
vraiment arriver de Besançon pour
ignorer une chose qui est connue du diocèse entier.
Il s'animait. Il s'arrêta
à son tour à l'entrée de la rue Canquoin, se
plantant devant Mouret.
- Non, mon cher monsieur, on
vous a trompé: Faujas est innocent comme l'enfant qui vient
de naître....
Moi, je n'ai pas d'ambition, n'est-ce pas? Et Dieu sait si j'aime
Compan, un coeur d'or! Ça n'empêche pas
que je vais lui serrer la main en cachette. Lui-même me l'a
dit: «Bourrette, je n'en ai plus pour longtemps,
mon vieil ami. Si tu veux être curé après moi,
tâche qu'on ne te voie pas trop souvent sonner à ma porte.
Viens la nuit et frappe trois coups, ma soeur t'ouvrira.» Maintenant,
j'attends la nuit, vous comprenez....
C'est inutile de déranger sa vie. On a déjà tant
de chagrins!
La voix s'était attendrie.
Il joignit les deux mains sur son ventre, il reprit sa marche, ému
d'un égoïsme
naïf qui le faisait pleurer sur lui-même, tandis qu'il
murmurait:
- Ce pauvre Compan, ce pauvre
Compan....
Mouret restait perplexe. L'abbé
Faujas finissait par lui échapper tout à fait.
- On m'avait pourtant donné
des détails bien précis, essaya-t-il de dire encore.
Ainsi, il était question de
lui trouver une grande situation.
- Eh! non, je vous assure que
non! s'écria le prêtre; Faujas n'a pas d'avenir.... Un
autre l'ait. Vous savez
que je dîne tous les mardis chez monsieur le président.
L'autre semaine, il m'avait prié instamment de lui
amener Faujas. Il voulait le connaître, le juger sans doute....
Eh bien! vous ne devineriez jamais ce que
Faujas a fait. Il a refusé l'invitation, mon cher monsieur,
il a refusé carrément. J'ai eu beau lui dire qu'il
allait se rendre l'existence impossible à Plassans, qu'il achevait
de se brouiller avec Fenil, en faisant une
pareille impolitesse à monsieur Rastoil; il s'est entêté,
il n'a rien voulu entendre.... Je crois même, Dieu
me pardonne! qu'il m'a dit, dans un moment de colère, qu'il
n'avait pas besoin de s'engager en acceptant
un dîner de la sorte.
L'abbé Bourrette se
mit à rire. Il était arrivé devant Saint-Saturnin;
il retint un instant Mouret à la petite
porte de l'église.
- C'est un enfant, un grand
enfant, continua-t-il. Je vous demande un peu, croire qu'un dîner
de monsieur
Rastoil pouvait le compromettre!... Aussi votre belle-mère,
la bonne madame Rougon, m'ayant chargé
hier d'une invitation pour Faujas, ne lui avais-je pas caché
que je craignais fort d'être mal reçu.
Mouret dressa l'oreille.
- Ah! ma belle-mère
vous avait chargé d'une invitation? - Oui, elle était
venue hier à la sacristie....
Comme je tiens à lui être agréable, je lui avais
promis d'aller voir aujourd'hui ce diable d'homme.... Moi,
j'étais certain qu'il refuserait.
- Et il a refusé?
- Non, j'ai été
bien surpris, il a accepté.
Mouret ouvrit la bouche, puis
la referma. Le prêtre clignait les yeux d'un air extrêmement
satisfait.
- Il faut confesser que j'ai
été bien habile.... Il y avait plus d'une heure que
j'expliquais à Faujas la
situation de madame votre belle-mère. Il hochait la tête,
ne se décidait pas, parlait de son amour de la
retraite.... Enfin j'étais à bout, lorsque je me suis
souvenu d'une recommandation de cette chère dame.
Elle m'avait prié d'insister sur le caractère de son
salon, qui est, comme toute la ville le sait, un terrain
neutre.... C'est alors qu'il a semblé faire un effort et qu'il
a consenti. Il a formellement promis pour
demain... Je vais écrire deux lignes à l'excellente
madame Rougon pour lui annoncer notre victoire.
Il resta encore là un
moment, se parlant à lui-même, roulant ses gros yeux
bleus.
- Monsieur Rastoil sera bien
vexé, mais ce n'est pas ma faute.... Au revoir, cher monsieur
Mouret, bien au
revoir; tous mes compliments chez vous.
Et il entra dans l'église,
en laissant retomber doucement derrière lui la double porte
rembourrée. Mouret
regarda cette porte avec un léger haussement d'épaules.
- Encore un bavard, grommela-t-il;
encore un de ces hommes qui ne vous laissent pas placer dix paroles,
et qui parlent toujours pour ne rien dire.... Ah! le Faujas va demain
chez la noiraude; c'est bien fâcheux
que je sois brouillé avec cet imbécile de Rougon.
Puis, il courut toute l'après-midi
pour ses affaires. Le soir, en se couchant, il demanda négligemment
à sa
femme: - Est-ce que tu vas chez ta mère demain soir?
- Non, répondit Marthe;
j'ai trop de choses à terminer. J'irai sans doute jeudi prochain.
Il n'insista pas. Mais, avant
de souffler la bougie:
- Tu as tort de ne pas sortir
plus souvent, reprit-il. Va donc chez ta mère, demain soir;
tu t'amuseras un
peu. Moi, je garderai les enfants.
Marthe le regarda, étonnée.
D'ordinaire, il la tenait au logis, ayant besoin d'elle pour mille
petits services,
grognant quand elle s'absentait pendant une heure.
- J'irai, si tu le désires,
dit-elle.
Il souffla la bougie, il mit
la tête sur l'oreiller, en murmurant:
- C'est cela, et tu nous raconteras
la soirée. Ça amusera les enfants