20 - La
Conquete De Plassans
XX
L'abbé Faujas posa la main sur l'épaule de Marthe.
- Que faites-vous là? demanda-t-il.
Pourquoi n'êtes-vous pas allée vous coucher?...Je vous
avais défendu
de m'attendre.
Elle s'éveilla comme en sursaut. Elle
balbutia:
- Je croyais que vous rentreriez de meilleure
heure. Je me suis endormie.... Rose a dû faire du thé.
Mais le prêtre, appelant la cuisinière,
la gronda de ne pas avoir forcé sa maîtresse à se
coucher. Il lui
parlait sur un ton de commandement, ne souffrant pas de réplique.
- Rose, donnez le thé à monsieur
le curé, dit Marthe.
- Eh! je n'ai pas besoin de thé! s'écria-t-il
en se fâchant. Couchez-vous tout de suite. C'est ridicule. Je
ne
suis plus mon maître.... Rose, éclairez-moi.
La cuisinière l'accompagna jusqu'au
pied de l'escalier.
- Monsieur le curé sait bien qu'il
n'y a pas de ma faute, disait-elle. Madame est bien drôle. Toute
malade
qu'elle est, elle ne peut pas rester une heure dans sa chambre. Il faut
qu'elle aille, qu'elle vienne, qu'elle
s'essouffle, qu'elle tourne pour le plaisir de tourner, sans rien faire....
Allez, j'en souffre la première; elle
est toujours dans mes jambes, â me gêner.... Puis, lorsqu'elle
tombe sur une chaise, c'est pour longtemps.
Elle reste là, à regarder devant elle, d'un air effrayé,
comme si elle voyait des choses abominables.... Je
lui ai dit plus de dix fois, ce soir, qu'elle vous fâcherait en
ne montant pas. Elle n'a pas seulement fait
mine d'entendre.
Le prêtre prit la rampe, sans répondre.
En haut, devant la chambre des Trouche, il allongea le bras,
comme pour heurter la porte du poing. Mais les chants avaient cessé;
il comprit, au bruit des chaises, que
les convives se retiraient; il se hâta de rentrer chez lui. Trouche,
en effet, descendit presque aussitôt avec
deux camarades ramassés sous les tables de quelque café
borgne; il criait dans l'escalier qu'il savait vivre
et qu'il allait les reconduire. Olympe se pencha sur la rampe.
- Vous pouvez mettre les verrous, dit-elle
à Rose. Il ne rentrera encore que demain matin.
Rose, à laquelle elle n'avait pu cacher
l'inconduite de son mari, la plaignait beaucoup. Elle poussa les
verrous, grommelant:
- Mariez-vous donc! Les hommes vous battent ou
vont courir la gueuse.... Ah bien! j'aime encore mieux
être comme je suis.
Quand elle revint, elle trouva de nouveau
sa maîtresse assise, retombée dans une sorte de stupeur
douloureuse, les regards sur la lampe. Elle la bouscula, la fit monter
se mettre au lit. Marthe était devenue
très-peureuse. La nuit, disait-elle, elle voyait de grandes clartés
sur les murs de sa chambre, elle entendait
des coups violents à son chevet. Rose, maintenant, couchait à
côté d'elle, dans un cabinet, d'où elle
accourait la rassurer, au moindre gémissement. Cette nuit-là,
elle se déshabillait encore, lorsqu'elle
l'entendit râler; elle la trouva au milieu des couvertures arrachées,
les yeux agrandis par une horreur
muette, les poings sur la bouche, pour ne pas crier. Elle dut lui parler
ainsi qu'à un enfant, écartant les
rideaux, regardant sous les meubles, lui jurant qu'elle s'était
trompée, que personne n'était là. Ces peurs se
terminaient par des crises de catalepsie, qui la tenaient comme morte,
la tête sur les oreillers, les
paupières levées.
- C'est monsieur qui la tourmente, murmura
la cuisinière, en se mettant enfin au lit.
Le lendemain était un des jours de
visite du docteur Porquier. Il venait voir madame Mouret deux fois
par semaine, régulièrement. Il lui tapota dans les mains,
lui répéta avec son optimisme aimable:
- Allons, chère dame, ce ne sera rien.....Vous
toussez toujours un peu, n'est-ce pas? Un simple rhume
négligé que nous guérirons avec des sirops.
Alors, elle se plaignit de douleurs intolérables
dans le dos et dans la poitrine, sans le quitter du regard,
cherchant sur son visage, sur toute sa personne, les choses qu'il ne
disait pas.
- J'ai peur de devenir folle! laissa-t-elle
échapper dans un sanglot.
Il la rassura en souriant. La vue du docteur
lui causait toujours une vive anxiété; elle avait une
épouvante
de cet homme si poli et si doux. Souvent, elle défendait à
Rose de le laisser entrer, disant qu'elle n'était
pas malade, qu'elle n'avait pas besoin de voir constamment un médecin
chez elle. Rose haussait les
épaules, introduisait le docteur quand même. D'ailleurs,
il finissait par ne plus lui parler de son mal, il
semblait lui faire de simples visites de politesse.
Quand il sortit, il rencontra l'abbé
Faujas, qui se rendait à Saint-Saturnin. Le prêtre l'ayant
questionné sur
l'état de madame Mouret: - La science est parfois impuissante,
répondit-il gravement; mais la Providence
reste inépuisable en bontés.... La pauvre dame a été
bien ébranlée. Je ne la condamne pas absolument. La
poitrine n'est encore que faiblement attaquée, et le climat est
bon, ici.
Il entama alors une dissertation sur le traitement
des maladies de poitrine, dans l'arrondissement de
Plassans. Il préparait une brochure sur ce sujet, non pas pour
la publier, car il avait l'adresse de n'être
point un savant, mais pour la lire à quelques amis intimes.
- Et voilà les raisons, dit-il en terminant,
qui me font croire que la température égale, la flore
aromatique,
les eaux salubres de nos coteaux, sont d'une excellence absolue pour
la guérison des affections de
poitrine.
Le prêtre l'avait écouté
de son air dur et silencieux.
- Vous avez tort, répliqua-t-il lentement.
Madame Mouret est fort mal à Plassans....Pourquoi ne
l'envoyez-vous pas passer l'hiver à Nice?
- À Nice! répéta le docteur
inquiet.
Il regarda le prêtre un instant; puis,
de sa voix complaisante:
- Elle serait, en effet, très-bien
à Nice. Dans l'état de surexcitation nerveuse où
elle se trouve, un
déplacement aurait de bons résultats. Il faudra que je
lui conseille ce voyage.... Vous avez là une
excellente idée, monsieur le curé.
Il salua, il entra chez madame de Condamin,
dont les moindres migraines lui causaient des soucis
extraordinaires. Le lendemain, au dîner, Marthe parla du docteur
en termes presque violents. Elle jurait
de ne plus le recevoir.
- C'est lui qui me rend malade, dit-elle.
N'est-il pas venu me conseiller de voyager, cette après-midi?
- Et je l'approuve fort, déclara l'abbé
Faujas, qui pliait sa serviette. Elle le regarda fixement, très-pâle,
murmurant à voix plus basse:
- Alors, vous aussi, vous me renvoyez de Plassans?
Mais je mourrais, dans un pays inconnu, loin de mes
habitudes, loin de ceux que j'aime!
Le prêtre était debout, près
de quitter la salle à manger. Il s'approcha, il reprit avec un
sourire:
- Vos amis ne désirent que votre santé.
Pourquoi vous révoltez-vous ainsi?
- Non, je ne veux pas, je ne veux pas, entendez-vous!
s'écria-t-elle en reculant.
Il y eut une courte lutte. Le sang était
monté aux joues de l'abbé; il avait croisé les
bras, comme pour
résister à la tentation de la battre. Elle, adossée
au mur, s'était redressée, avec le désespoir de
sa faiblesse.
Puis, vaincue, elle tendit les mains, elle balbutia:
- Je vous en supplie, laissez-moi ici....
Je vous obéirai.
Et, comme elle éclatait en sanglots,
il s'en alla, en haussant les épaules, de l'air d'un mari qui
redoute les
crises de larmes. Madame Faujas qui achevait tranquillement de dîner,
avait assisté à cette scène, la
bouche pleine. Elle laissa pleurer Marthe tout à son aise.
- Vous n'êtes pas raisonnable, ma chère
enfant, dit-elle enfin en reprenant des confitures. Vous finirez par
vous faire détester d'Ovide. Vous ne savez pas le prendre....
Pourquoi refusez-vous de voyager, si cela
doit vous faire du bien? Nous garderions votre maison. Vous retrouveriez
tout à sa place, allez!
Marthe sanglotait toujours, sans paraître
entendre.
- Ovide a tant de soucis, continua la vieille
dame. Savez-vous qu'il travaille souvent jusqu'à quatre heures
du matin.... Quand vous toussez la nuit, cela l'affecte beaucoup et
lui ôte toutes ses idées. Il ne peut plus
travailler, il souffre plus que vous.... Faites-le pour Ovide, ma chère
enfant; allez-vous en, revenez-nous
bien portante.
Mais, relevant sa face rouge de larmes, mettant
dans un cri toute son angoisse, Marthe cria:
- Ah! tenez, le ciel ment!
Les jours suivants, il ne fut plus question
du voyage à Nice. Madame Mouret s'affolait à la moindre
allusion. Elle refusait de quitter Plassans,
avec une énergie si désespérée, que le prêtre
lui-même comprit
le danger d'insister sur ce projet. Elle commençait à l'embarrasser
terriblement dans son triomphe.
Comme le disait Trouche en ricanant, c'était elle qu'on aurait
dû envoyer aux Tulettes la première.
Depuis l'enlèvement de Mouret, elle s'enfermait dans les pratiques
religieuses les plus rigides, évitant de
prononcer le nom de son mari, demandant à la prière un engourdissement
de tout son être. Mais elle
restait inquiète, revenant de Saint-Saturnin, avec un besoin plus
âpre d'oubli.
- La propriétaire tourne joliment de
l'oeil, racontait chaque soir Olympe à son mari. Aujourd'hui
je l'ai
accompagnée à l'église; j'ai dû la ramasser
par terre.... Tu rirais, si je te répétais tout ce qu'elle
vomit
contre Ovide; elle est furieuse, elle dit qu'il n'a pas de coeur, qu'il
l'a trompée en lui promettant un tas de
consolations. Et contre le bon Dieu, donc! Il faut l'entendre! Il n'y
a qu'une dévote pour si mal parler de la
religion. On croirait que le bon Dieu lui a fait tort d'une grosse somme
d'argent.... Veux-tu que je te dise?
je crois que son mari vient lui tirer les pieds, la nuit.
Trouche s'amusait beaucoup de toutes ces histoires.
- Tant pis pour elle, répondait-t-il.
Si ce farceur de Mouret est là-bas, c'est qu'elle l'a bien voulu.
A la
place de Faujas, je sais comment j'arrangerais les choses; je la rendrais
contente et douce comme un
mouton. Mais il est bête, Faujas; il y laissera sa peau, tu verras....
Écoute, ma fille, ton frère n'est pas
assez gentil avec nous pour qu'on le tire d'embarras. Moi, je rirais
le jour où la propriétaire lui fera faire
le plongeon. Que diable, quand on est bâti comme ça, on
ne met pas une femme dans son feu!
- Oui, Ovide nous méprise trop, murmurait
Olympe.
Alors Trouche baissait la voix.
- Dis donc, si la propriétaire se jetait
dans quelque puits avec ton bête de frère, nous resterions
les
maîtres; la maison serait à nous. Il y aurait une jolie
pelote à faire.... Ce serait un vrai dénoûment,
celui-là.
Les Trouche d'ailleurs, avaient envahi le
rez-de-chaussée, depuis le départ de Mouret. Olympe s'était
plainte d'abord que les cheminées fumaient, en haut; puis, elle
avait fini par persuader à Marthe que le
salon, abandonné jusque-là, était la pièce
la plus saine de la maison. Rose ayant reçu l'ordre d'y faire
un
grand feu, les deux femmes passèrent là les journées,
dans des causeries sans fin, en face des bûches
énormes qui flambaient. Un des rêves d'Olympe était
de vivre ainsi, bien habillée, allongée sur un
canapé, au milieu du luxe d'un bel appartement. Elle décida
Marthe à changer le papier du salon, à
acheter des meubles et un tapis. Alors, elle fut une dame. Elle descendait
en pantoufles et en peignoir,
elle parlait en maîtresse de maison.
- Cette pauvre madame Mouret, disait-elle,
a tant de tracas, qu'elle m'a suppliée de l'aider. Je m'occupe
un peu de ses affaires. Que voulez-vous? c'est une bonne oeuvre.
Elle avait, en effet, su gagner la confiance
de Marthe, qui, par lassitude, se déchargeait sur elle des menus
soins de la maison. C'était elle qui tenait les clefs de la cave
et des armoires; en outre, elle payait les
fournisseurs. Longtemps elle se consulta pour savoir si elle manoeuvrerait
de façon à s'installer
également dans la salle à manger. Mais Trouche l'en dissuada:
ils ne seraient plus libres de manger ni de
boire à leur gré; ils n'oseraient seulement pas boire
leur vin pur ni inviter un ami à venir prendre le café.
Seulement, Olympe promit à son mari de lui monter sa portion
des desserts. Elle s'emplissait les poches
de sucre, elle apportait jusqu'à des bouts de bougie. A cet effet,
elle avait cousu de grandes poches de
toile, qu'elle attachait sous sa jupe et qu'elle
mettait un bon quart d'heure à vider chaque soir.
- Vois-tu, c'est une poire pour la soif, murmurait-elle
en entassant les provisions pêle-mêle dans une
malle, qu'elle poussait ensuite sous son lit. Si nous venions à
nous lâcher avec la propriétaire, nous
trouverions là de quoi aller un bout de temps.... Il faudra que
je monte des pots de confitures et du petit
salé.
- Tu es bien bonne de te cacher, répondait
Trouche. A ta place, je me ferais apporter tout ça par Rose,
puisque tu es la maîtresse.
Lui, s'était donné le jardin.
Longtemps il avait jalousé Mouret en le voyant tailler ses arbres,
sabler ses
allées, arroser ses laitues; il caressait le rêve d'avoir
à son tour un coin de terre, où il bêcherait et
planterait à son aise. Aussi, lorsque Mouret ne fut plus là,
envahit-il le jardin avec des projets de
bouleversements, de transformations complètes. Il commença
par condamner les légumes. Il se disait
d'âme tendre et aimait les fleurs. Mais le travail de la bêche
le fatigua dès le second jour; un jardinier fut
appelé, qui défonça les carrés sous ses
ordres, jeta au fumier les salades, prépara le sol à recevoir
au
printemps des pivoines, des rosiers, des lis, des graines de pieds-d'alouette
et de volubilis, des boutures
d'oeillets et de géraniums. Puis, une idée lui poussa:
il crut comprendre que le deuil, l'air noir des
plates-bandes, leur venait de ces grands buis sombres qui les bordaient,
et il médita longuement
d'arracher les buis.
- Tu as bien raison, déclara Olympe
consultée; ça ressemble à un cimetière.
Moi, j'aimerais pour bordure
des branches de fonte imitant des bois rustiques.... Je déciderai
la propriétaire. Fais toujours arracher les
buis.
Les buis furent arrachés. Huit jours
plus tard, le jardinier posait les bois rustiques. Trouche déplaça
encore plusieurs arbres fruitiers qui gênaient la vue, fit repeindre
les tonnelles en vert clair, orna le jet
d'eau de rocailles. La cascade de M. Rastoil le tentait furieusement;
mais il se contenta de choisir la place
où il en établirait une semblable, «si les affaires
marchaient bien».
- Ce sont les voisins qui doivent ouvrir des
yeux! disait-il le soir à sa femme. Ils voient bien qu'un
homme de goût est là maintenant.... Au moins, cet été,
quand nous nous mettrons à la fenêtre, ça sentira
bon, et nous aurons une jolie vue.
Marthe laissait faire, approuvait tous les
projets qu'on lui soumettait; d'ailleurs, on finissait par ne plus
même la consulter. Les Trouche n'avaient à lutter que contre
madame Faujas, qui continuait à leur
disputer la maison pied à pied. Lorsque Olympe s'était
emparée du salon, elle avait dû livrer une bataille
en règle à sa mère. Peu s'en était fallu
que celle-ci ne l'emportât. Ce fut le prêtre qui dérangea
la victoire.
- Ta gueuse de soeur dit pis que pendre de
nous à la propriétaire, se plaignait sans cesse madame
Faujas.
Je vois dans son jeu, elle veut nous supplanter, avoir tout l'agrément
pour elle.... Est-ce qu'elle ne s'établit
pas maintenant dans le salon, comme une dame, cette vaurienne!
Le prêtre n'écoutait pas, avait
des gestes brusques d'impatience. Un jour il se fâcha, il cria:
- Je vous en prie, mère, laissez-moi
tranquille. Ne me parlez plus d'Olympe ni de Trouche.... Qu'ils se
fassent pendre, s'ils veulent!
- Ils prennent la maison, Ovide, ils ont des
dents de rat. Quand tu voudras ta part, ils auront tout rongé....
Il n'y a que toi qui puisses les faire tenir tranquilles. Il regarda
sa mère avec son sourire mince.
- Mère, vous m'aimez bien, murmura-t-il;
je vous pardonne.... Rassurez-vous, je veux autre chose que la
maison; elle n'est pas à moi, et je ne garde que ce que je gagne.
Vous serez glorieuse, lorsque vous verrez
ma part.... Trouche m'a été utile. Il faut bien fermer un
peu les yeux.
Madame Faujas dut alors battre en retraite.
Elle le fit de très-mauvaise grâce, en grondant sous les
rires
de triomphe dont Olympe la poursuivait. Le désintéressement
absolu de son fils la désespérait dans ses
rudes appétits, dans ses économies prudentes de paysanne.
Elle aurait voulu mettre la maison en sûreté,
vide et propre, pour qu'Ovide la trouvât, le jour où il
en aurait besoin. Aussi les Trouche, avec leurs dents
longues, lui causaient-ils un désespoir d'avare dépouillé
par des étrangers; il lui semblait qu'ils dévoraient
son bien, qu'ils lui mangeaient la chair, qu'ils les mettaient sur la
paille, elle et son enfant préféré. Quand
l'abbé lui eut défendu de s'opposer au lent envahissement
des Trouche, elle résolut tout au moins de
sauver du pillage ce qu'elle pourrait. Alors, elle se prit à
voler dans les armoires, comme Olympe; elle
s'attacha aussi de grandes poches sous les jupes; elle eut un coffre
qu'elle emplit de tout ce qu'elle
ramassa, provisions, linge, petits objets.
- Que cachez-vous donc là, mère?
lui demanda un soir l'abbé en entrant dans sa chambre, attiré
par le
bruit qu'elle faisait en remuant le coffre.
Elle balbutia. Mais lui, comprenant, s'abandonna
à une colère épouvantable.
- Quelle honte! cria-t-il. Vous voilà
voleuse, maintenant! Et qu'arriverait-il, si l'on vous surprenait? Je
serais la fable de la ville.
- C'est pour toi, Ovide, murmurait-elle. -
Voleuse, ma mère est voleuse! Vous croyez peut-être que
je
vole aussi, moi, que je suis venu ici pour voler, que ma seule ambition
est d'allonger les mains et de
voler! Mon Dieu! quelle idée avez-vous donc de moi?... Il faudra
nous séparer, mère, si nous ne nous
entendons pas davantage.
Cette parole terrassa la vieille femme. Elle
était restée agenouillée devant le coffre; elle
se trouva assise
sur le carreau, toute pâle, étranglant, les mains tendues.
Puis, quand elle put parler:
- C'est pour toi, mon enfant, pour toi seul,
je te jure.... Je te l'ai dit, ils prennent tout; elle emporte tout
dans ses poches. Toi, tu n'auras rien, pas un morceau de sucre.... Non,
non, je ne prendrai plus rien,
puisque cela te contrarie; mais tu me garderas avec toi, n'est-ce pas?
tu me garderas avec toi....
L'abbé Faujas ne voulut rien lui promettre,
tant qu'elle n'aurait pas remis en place tout ce qu'elle avait
enlevé. Il présida lui-même, pendant près
d'une semaine, au déménagement secret du coffre; il lui
regardait emplir ses poches et attendait qu'elle remontât pour
faire un nouveau voyage. Par prudence, il
ne lui laissait faire que deux voyages, le soir. La vieille femme avait
le coeur crevé, à chaque objet qu'elle
rendait; elle n'osait pleurer, mais des larmes de regret lui gonflaient
les paupières; ses mains étaient plus
tremblantes que lorsqu'elle avait vidé les armoires. Ce qui l'acheva,
ce fut de constater, dès le second
jour, que sa fille Olympe, à chaque chose qu'elle replaçait,
venait derrière elle, et s'en emparait. Le linge,
les provisions, les bouts de bougie, ne faisaient que changer de poche.
- Je ne descends plus rien, dit-elle à
son fils en se révoltant sous ce coup imprévu. C'est inutile,
ta soeur
ramasse tout derrière mon dos. Ah! la coquine! Autant valait-il
lui donner le coffre. Elle doit avoir un joli
magot, là-haut .... Je t'en supplie, Ovide, laisse-moi garder
ce qui reste. Ça ne fait pas de tort à la
propriétaire, puisque, de toutes les façons, c'est perdu
pour elle.
- Ma soeur est ce qu'elle est, répondit
tranquillement le prêtre; mais je veux que ma mère soit une
honnête femme. Vous m'aiderez davantage en ne commettant pas de
pareilles actions.
Elle dut tout rendre, et elle vécut
dès lors dans une haine farouche des Trouche, de Marthe, de la
maison
entière. Elle disait que le jour viendrait où il lui faudrait
défendre Ovide contre tout ce monde.
Les Trouche alors régnèrent
en maîtres. Ils achevèrent la conquête de la maison,
ils pénétrèrent dans les
coins les plus étroits. L'appartement de l'abbé fut seul
respecté. Ils ne tremblaient que devant lui. Ce qui
ne les empêchait pas d'inviter des amis, de faire des «gueuletons»
qui duraient jusqu'à deux heures du
matin. Guillaume Porquier vint avec des bandes de tout jeunes gens.
Olympe, malgré ses trente-sept ans,
minaudait, et plus d'un collégien échappé la serra
de fort près, ce qui lui donnait des rires de femme
chatouillée et heureuse. La maison devint pour elle un paradis.
Trouche ricanait, la plaisantait, lorsqu'il
était seul avec elle; il prétendait avoir trouvé
un cartable d'écolier sous ses jupons.
- Tiens! disait-elle sans se fâcher,
est-ce que tu ne t'amuses pas, toi?... Tu sais bien que nous sommes
libres.
La vérité était que Trouche
avait failli compromettre cette vie de cocagne par une escapade trop
forte.
Une religieuse l'avait surpris en compagnie de la fille d'un tanneur,
de cette grande gamine blonde qu'il
couvait des yeux depuis longtemps. La petite raconta qu'elle n'était
pas la seule, que d'autres aussi avaient
reçu des bonbons. La religieuse, connaissant la parenté
de Trouche avec le curé de Saint-Saturnin, eut la
prudence de ne pas ébruiter l'aventure, avant d'avoir vu ce dernier.
Il la remercia, lui fit entendre que la
religion serait la première à souffrir d'un pareil scandale.
L'affaire fut étouffée, les dames patronnesses de
l'oeuvre ne soupçonnèrent rien. Mais l'abbé Faujas
eut avec son beau-frère une explication terrible, qu'il
provoqua devant Olympe, pour que la femme possédât une
arme contre le mari et pût le tenir en respect.
Aussi depuis cette histoire, chaque fois que Trouche la contrariait,
Olympe lui disait-elle sèchement:
- Va donc donner des bonbons aux petites filles!
Ils eurent longtemps une autre épouvante. Malgré la vie
grasse qu'ils menaient, bien que fournis de tout par les armoires de
la propriétaire, ils étaient criblés de
dettes dans le quartier. Trouche mangeait ses appointements au café;
Olympe employait à des fantaisies
l'argent qu'elle tirait des poches de Marthe, en lui racontant des histoires
extraordinaires. Quant aux
choses nécessaires à la vie, elles étaient prises
religieusement à crédit par le ménage. Une note
qui les
inquiéta beaucoup fut surtout celle du pâtissier de la
rue de la Bane, - elle montait à plus de cent francs, -
d'autant plus que ce pâtissier était un homme brutal qui
les menaçait de tout dire à l'abbé Faujas. Les
Trouche vivaient dans les transes, redoutant quelque scène épouvantable;
mais le jour où la note lui fut
présentée, l'abbé Faujas paya sans discussion,
oubliant même de leur adresser des reproches. Le prêtre
semblait au-dessus de ces misères; il continuait à vivre,
noir et rigide, dans cette maison livrée au pillage,
sans s'apercevoir des dents féroces qui mangeaient les murs,
de la ruine lente qui peu à peu faisait
craquer les plafonds. Tout s'abîmait autour de lui, pendant qu'il
allait droit à son rêve d'ambition. Il
campait toujours en soldat dans sa grande chambre nue, ne s'accordant
aucun bien-être, se fâchant quand
on voulait le gâter. Depuis qu'il était le maître
de Plassans, il redevenait sale: son chapeau était rouge, ses
bas se crottaient; sa soutane, reprisée chaque matin par sa mère,
ressemblait à la loque lamentable, usée,
blanchie, qu'il portait dans les premiers temps.
- Bah! elle est encore très-bonne,
répondait-il, lorsqu'on hasardait autour de lui quelques timides
observations.
Et il l'étalait, la promenait dans
les rues, la tête haute, sans s'inquiéter des étranges
regards qu'on lui jetait.
Il n'y avait pas de bravade dans son cas; c'était
une pente naturelle. Maintenant qu'il croyait ne plus avoir
besoin de plaire, il retournait à son dédain de toute grâce.
Son triomphe était de s'asseoir tel qu'il était,
avec son grand corps mal taillé, sa rudesse, ses vêtements
crevés, au milieu de Plassans conquis.
Madame de Condamin blessée de cette
odeur âcre de combattant qui montait de sa soutane, voulut un
jour le gronder maternellement.
- Savez-vous que ces dames commencent à
vous détester? lui dit-elle en riant. Elles vous accusent de
ne
plus faire le moindre frais de toilette.... Auparavant, lorsque vous
tiriez votre mouchoir, il semblait qu'un
enfant de choeur balançât un encensoir derrière
vous.
Il parut très-etonné. Il n'avait
pas changé, croyait-il. Mais elle se rapprocha, et d'une voix
amicale:
- Voyons, mon cher curé, vous me permettrez
de vous parler à coeur ouvert.... Eh bien! vous avez tort de
vous négliger. C'est à peine si votre barbe est faite,
vous ne vous peignez plus, vos cheveux sont
ébourriffés comme si vous veniez de vous battre à
coups de poing. Je vous assure, cela produit un
très-mauvais effet.... Madame Rastoil et madame Delangre me disaient
hier qu'elles ne vous
reconnaissaient plus. Vous compromettez vos succès.
Il se mit à rire, d'un rire de défi,
en branlant sa tête inculte et puissante. - Maintenant c'est fait,
se
contenta-t-il de répondre; il faudra bien qu'elles me prennent
mal peigné.
Plassans, en effet, dut le prendre mal peigné.
Du prêtre souple se dégageait une figure sombre,
despotique, pliant toutes les volontés. Sa face redevenue terreuse
avait des regards d'aigle; ses grosses
mains se levaient, pleines de menaces et de châtiments. La ville
fut positivement terrifiée, en voyant le
maître qu'elle s'était donné grandir ainsi démesurément,
avec la défroque immonde, l'odeur forte, le poil
roussi d'un diable. La peur sourde des femmes affermit encore son pouvoir.
Il fut cruel pour ses
pénitentes, et pas une n'osa le quitter; elles venaient a lui
avec des frissons dont elles goûtaient la fièvre.
- Ma chère, avouait madame de Condamin
à Marthe, j'avais tort en voulant qu'il se parfumât; je
m'habitue, je trouve même qu'il est beaucoup mieux.... Voilà
un homme!
L'abbé Faujas régnait surtout
à l'évêché. Depuis les élections,
il avait fait à monseigneur Rousselot une
vie de prélat fainéant. L'évêque vivait avec
ses chers bouquins, dans son cabinet, où l'abbé, qui dirigeait
le diocèse de la pièce voisine, le tenait réellement
sous clef, le laissant voir seulement aux personnes dont
il ne se défiait pas. Le clergé tremblait sous ce maître
absolu; les vieux prêtres en cheveux blancs se
courbaient avec leur humilité ecclésiastique, leur abandon
de toute volonté. Souvent, monseigneur
Rousselot enfermé avec l'abbé Surin, pleurait de grosses
larmes silencieuses; il regrettait la main sèche de
l'abbé Fenil, qui avait des heures de caresse, tandis que, maintenant,
il se sentait comme écrasé sous une
pression implacable et continue. Puis, il souriait, il se résignait,
murmurant avec son égoïsme aimable:
- Allons, mon enfant, mettons-nous au travail....
Je ne devrais pas me plaindre, j'ai la vie que j'ai toujours
rêvée: une solitude absolue et des livres. Il soupirait,
il ajoutait à voix basse:
- Je serais heureux, si je ne craignais de
vous perdre, mon cher Surin.... Il finira par ne plus vous tolérer
ici. Hier, il m'a paru vous regarder avec des yeux soupçonneux.
Je vous en conjure, dites toujours comme
lui, mettez-vous de son côté, ne m'épargnez pas.
Hélas! je n'ai plus que vous.
Deux mois après les élections,
l'abbé Vial, un des grands vicaires de monseigneur, alla s'installer
à Rome.
Naturellement l'abbé Faujas se donna la place, bien qu'elle fût
promise depuis longtemps à l'abbé
Bourrette. Il ne nomma pas même ce dernier
à la cure de Saint-Saturnin, qu'il quittait; il mit là un
jeune
prêtre ambitieux, dont il avait fait sa créature.
- Monseigneur n'a pas voulu entendre parler
de vous, dit-il sèchement à l'abbé Bourrette, lorsqu'il
le
rencontra.
Et comme le vieux prêtre balbutiait
qu'il verrait monseigneur, qu'il lui demanderait une explication, il
ajouti plus doucement:
- Monseigneur est trop souffrant pour vous
recevoir. Reposez-vous sur moi, je plaiderai votre cause.
Dès son entrée à la Chambre,
M. Delangre avait voté avec la majorité. Plassans était
conquis
ouvertement à l'empire. Il semblait même que l'abbé
mît quelque vengeance à brutaliser ces bourgeois
prudents, condamnant de nouveau les petites portes de l'impasse des
Chevillottes, forçant M. Rastoil et
ses amis à entrer chez le sous-préfet par la place, par
la porte officielle. Quand il se montrait aux réunions
intimes, ces messieurs restaient très-humbles devant lui. Et
telle était la fascination, la terreur sourde de
son grand corps débraillé, que, même lorsqu'il n'était
pas là, personne n'osait risquer le moindre mot
équivoque sur son compte.
- C'est un homme du plus grand mérite,
déclarait M. Péqueur des Saulaies, qui comptait sur une
préfecture. - Un homme bien remarquable, répétait
le docteur Porquier.
Tous hochaient la tête. M. de Condamin,
que ce concert d'éloges finissait par agacer, se donnait parfois
la
joie de les mettre dans l'embarras.
- Il n'a pas un bon caractère, en tout
cas, murmurait-il. Cette phrase glaçait la société.
Chacun de ces
messieurs soupçonnait son voisin d'être vendu au terrible
abbé.
- Le grand vicaire a le coeur excellent, hasardait
M. Rastoil prudemment; seulement, comme tous les
grands esprits, il est peut-être d'un abord un peu sévère.
- C'est absolument comme moi, je suis très-facile
à vivre et j'ai toujours passé pour un homme dur,
s'écriait M. de Bourdeu, réconcilié avec la société
depuis qu'il avait eu un long entretien particulier avec
l'abbé Faujas.
Et, voulant remettre tout le monde à
son aise, le président reprenait:
- Savez-vous qu'il est question d'un évêché
pour le grand vicaire?
Alors, c'était un épanouissement.
M. Maffre comptait bien que ce serait à Plassans même que
l'abbé
Faujas deviendrait évêque, après le départ
de monseigneur Rousselot, dont la santé était chancelante.
- -Chacun y gagnerait, disait naïvement
l'abbé Bourrette. La maladie a aigri monseigneur, et je sais
que
notre excellent Faujas fait les plus grands efforts pour détruire
dans son esprit certaines préventions
injustes.
- Il vous aime beaucoup, assurait le juge
Paloque, qui venait d'être décoré; ma femme l'a
entendu se
plaindre de l'oubli dans lequel on vous laisse.
Lorsque l'abbé Surin était là,
il faisait chorus; mais, bien qu'il eût la mître dans la
poche, selon
l'expression des prêtres du diocèse, le succès de
l'abbé Faujas l'inquiétait. Il le regardait de son air
joli,
blessé de sa rudesse, se souvenant de
la prédiction de monseigneur, cherchant la fente qui ferait tomber
en poudre le colosse.
Cependant, ces messieurs étaient satisfaits,
sauf M. de Bourdeu et M. Péqueur des Saulaies, qui
attendaient encore les bonnes grâces du gouvernement. Aussi ces
deux-là étaient-ils les plus chauds
partisans de l'abbé Faujas. Les autres, à la vérité,
se seraient révoltés volontiers, s'ils avaient osé;
ils
étaient las de la reconnaissance continue exigée par le
maître, ils souhaitaient ardemment qu'une main
courageuse les délivrât. Aussi échangèrent-ils
d'étranges regards, aussitôt détournés, le
jour où madame
Paloque demanda, en affectant une grande indifférence:
- Et l'abbé Fenil, que devient-il donc?
Il y a un siècle que je n'ai entendu parler de lui.
Un profond silence s'était fait. M.
de Condamin était seul capable de se hasarder sur un terrain
aussi
brûlant; on le regarda.
- Mais, répondit-il tranquillement,
je le crois claquemuré dans sa propriété des Tulettes.
Et madame de Condamin ajouta avec un rire
d'ironie:
- On peut dormir en paix: c'est un homme fini,
qui ne se mêlera plus des affaires de Plassans.
Marthe seule restait un obstacle. L'abbé
Faujas la sentait lui échapper chaque jour davantage; il roidissait
sa volonté, appelait ses forces de prêtre et d'homme pour
la plier, sans parvenir à modérer en elle l'ardeur
qu'il lui avait soufflée. Elle allait au but logique de toute
passion, exigeait d'entrer plus avant à chaque
heure dans la paix, dans l'extase, dans le néant parfait du bonheur
divin. Et c'était en elle une angoisse
mortelle d'être comme murée au fond de sa chair, de ne
pouvoir se hausser à ce seuil de lumière, qu'elle
croyait apercevoir, toujours plus loin; toujours plus haut. Maintenant,
elle grelottait, à Saint-Saturnin,
dans cette ombre froide où elle avait goûté des
approches si pleines d'ardentes délices; les ronflements
des orgues passaient sur sa nuque inclinée, sans soulever ses
poils follets d'un frisson de volupté; les
fumées blanches de l'encens ne l'assoupissaient plus au milieu
d'un rêve mystique; les chapelles
flambantes, les saints ciboires rayonnant comme des astres, les chasubles
d'or et d'argent, pâlissaient, se
noyaient, sous ses regards obscurcis de larmes. Alors, ainsi qu'une
damnée, brûlée des feux du paradis,
elle levait les bras désespérément, elle réclamait
l'amant qui se refusait à elle, balbutiant, criant:
- Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi vous-êtes
vous retiré de moi?
Honteuse, comme blessée de la froideur
muette des voûtes, Marthe quittait l'église avec la colère
d'une
femme dédaignée. Elle rêvait des supplices pour
offrir son sang; elle se débattait furieusement dans cette
impuissance à aller plus loin que la prière, à
ne pas se jeter d'un bond entre les bras de Dieu. Puis, rentrée
chez elle, elle n'avait d'espoir qu'en l'abbé Faujas. Lui seul
pouvait la donner à Dieu; il lui avait ouvert les
joies de l'initiation, il devait maintenant déchirer le voile
entier. Et elle imaginait une suite de pratiques
aboutissant à la satisfaction complète de son être.
Mais le prêtre s'emportait, s'oubliait jusqu'à la traiter
grossièrement, refusait de l'entendre, tint qu'elle ne serait
point à genoux, humiliée, inerte, ainsi qu'un
cadavre. Elle l'écoutait, debout, soulevée par une révolte
de tout son corps, tournant contre lui la rancune
de ses désirs trompés, l'accusant de la lâche trahison
dont elle agonisait.
Souvent, la vieille madame Rougon crut devoir
intervenir entre l'abbé et sa fille, comme elle le faisait
autrefois entre celle-ci et Mouret. Marthe lui ayant conté ses
chagrins, elle parla au prête en belle-mère
voulant le bonheur de ses enfants, passant le temps à mettre
la paix dans leur ménage. - Voyons, lui
dit-elle en souriant, vous ne pouvez donc vivre
tranquilles! Marthe se plaint toujours, et vous sembla
continuellement la bouder.... Je sais bien que les femmes sont exigeantes,
mais avouez aussi que vous
manquez un peu de complaisance.... Je suis vraiment peinée de ce
qui se passe; il serait si facile de vous
entendre! Je vous en prie, mon cher abbé, soyez plus doux.
Elle le grondait aussi amicalement de sa mauvaise
tenue. Elle sentait, de son flair de femme adroite, qu'il
abusait de la victoire. Puis elle excusait sa fille; la chère
enfant avait beaucoup souffert, sa sensibilité
nerveuse demandait de grands ménagements; d'ailleurs, elle possédait
un excellent caractère, un naturel
aimant, dont un homme habile devait disposer à sa guise. Mais,
un jour qu'elle lui enseignait ainsi la
façon de faire de Marthe tout ce qu'il voudrait, l'abbé
Faujas se lassa de ces éternels conseils.
- Eh! non, cria-t-il brutalement, votre fille
est folle, elle m'assomme, je ne veux plus m'occuper d'elle....
Je payerais cher le garçon qui m'en débarrasserait.
Madame Rougon le regarda fixement, les lèvres
pincées.
- Écoutez, mon cher, lui répondit-elle
au bout d'un silence, vous manquez de tact; cela vous perdra. Faites
la culbute, si ça vous amuse. Moi, en somme, je m'en lave les
mains. Je vous ai aidé, non pas pour vos
beaux yeux, mais pour être agréable à nos amis de
Paris. On m'écrivait de vous piloter, je vous pilotais....
Seulement, retenez bien ceci: je ne souffrirai pas que vous veniez faire
le maître chez moi. Que le petit
Péqueur, que le bonhomme Rastoil tremblent à la vue de
votre soutane, cela est bon. Nous autres, nous
n'avons pas peur, nous entendons rester les maîtres. Mon mari
a conquis Plassans avant vous, et nous
garderons Plassans, je vous en préviens.
A partir de ce jour, il y eut un grand froid
entre les Rougon et l'abbé Faujas. Lorsque Marthe vint se
plaindre de nouveau, sa mère lui dit nettement:
- Ton abbé se moque de toi. Tu n'auras
jamais la moindre satisfaction avec cet homme.... A ta place, je ne
me gênerais pas pour lui jeter à la figure ses quatre vérités.
D'abord, il est sale comme un peigne depuis
quelque temps; je ne comprends pas comment tu peux manger à côté
de lui.
La vérité était que madame
Rougon avait soufflé à son mari un plan fort ingénieux.
Il s'agissait d'évincer
l'abbé pour bénéficier de son succès. Maintenant
que la ville votait correctement, Rougon, qui n'avait
point voulu risquer une campagne ouverte, devait suffire à la
maintenir dans le bon chemin. Le salon vert
n'en serait que plus puissant. Félicité, dès lors,
attendit avec cette ruse patiente à laquelle elle devait sa
fortune.
Le jour où sa mère lui jura
que l'abbé «se moquait d'elle», Marthe se rendit
à Saint-Saturnin, le coeur
saignant, résolue à un appel suprême. Elle demeura
là deux heures, dans l'église déserte, épuisant
les
prières, attendant l'extase, se torturant à chercher le
soulagement. Des humilités l'aplatissaient sur les
dalles, des révoltes la redressaient les dents serrées,
tandis que tout son être, tendu follement, se brisait à
ne saisir, à ne baiser que le vide de sa passion. Quand elle
se leva, quand elle sortit, le ciel lui parut noir;
elle ne sentait pas le pavé sons ses pieds, et les rues étroites
lui laissaient l'impression d'une immense
solitude. Elle jeta son chapeau et son châle sur la table de la
salle à manger, elle monta droit à la chambre
de l'abbé Faujas.
L'abbé, assis devant sa petite table,
songeait, la plume tombée des doigts. Il lui ouvrit, préoccupé;
mais,
lorsqu'il l'aperçut toute pâle devant lui, avec une résolution
ardente dans les yeux, il eut un geste de
colère.
- Que voulez-vous? demanda-t-il, pourquoi êtes-vous
montée?... Redescendez et attendez-moi, si vous
avez quelque chose à me dire.
Elle le poussa, elle entra sans prononcer
une parole.
Lui, hésita un instant, luttant contre
la brutalité qui lui faisait déjà lever la main.
Il restait debout, en face
d'elle, sans refermer la porte grande ouverte.
- Que voulez vous? répéta-t-il;
je suis occupé.
Alors, elle alla fermer la porte. Puis, seule
avec lui, elle s'approcha. Elle dit enfin:
- J'ai à vous parler.
Elle s'était assise, regardant la chambre,
le lit étroit, la commode pauvre, le grand Christ de bois noir,
dont la brusque apparition sur la nudité du mur lui donna un
court frisson. Une paix glaciale tombait du
plafond. Le foyer de la cheminée était vide, sans une
pincée de cendre.
- Vous allez prendre froid, dit le prêtre
d'une voix calmée. Je vous en prie, descendons.
- Non, j'ai à vous parler, dit-elle
de nouveau.
Et, les mains jointes, en pénitente
qui se confesse:
- Je vous dois beaucoup.... Avant votre venue,
j'étais sans âme. C'est vous qui avez voulu mon salut.
C'est
par vous que j'ai connu les seules joies de mon existence. Vous êtes
mon sauveur et mon père. Depuis
cinq ans, je ne vis que par vous et pour vous.
Sa voix se brisait, elle glissait sur les
genoux. Il l'arrêta d'un geste.
- Eh bien! cria-t-elle, aujourd'hui je souffre,
j'ai besoin de votre aide.... Écoutez-moi, mon père. Ne
vous
retirez pas de moi. Vous ne pouvez m'abandonner ainsi.... Je vous dis
que Dieu ne m'entend plus. Je ne le
sens plus.... Ayez pitié, je vous en prie. Conseillez-moi, menez-moi
à ces grâces divines dont vous
m'avez fait connaître les premiers bonheurs; apprenez-moi ce que
je dois faire pour guérir, pour aller
toujours plus avant dans l'amour de Dieu. - Il faut prier, dit gravement
le prêtre.
- J'ai prié, j'ai prié pendant
des heures, la tête dans les mains, cherchant à m'anéantir
au fond de chaque
mot d'adoration, et je n'ai pas été soulagée, et
je n'ai pas senti Dieu.
- Il faut prier, prier encore, prier toujours,
prier jusqu'à ce que Dieu soit touché et qu'il descende
en vous.
Elle le regardait avec angoisse.
- Alors, demanda-t-elle, il n'y a que la prière?
Vous ne pouvez rien pour moi?
- Non, rien, déclara-t-il rudement.
Elle leva ses mains tremblantes, dans un élan
désespéré, la gorge gonflée de colère.
Mais elle se contint.
Elle balbutia:
- Votre ciel est fermé. Vous m'avez
menée jusque-là pour me heurter contre ce mur..... J'étais
bien
tranquille, vous vous souvenez, quand vous êtes venu. Je vivais
dans mon coin, sans un désir, sans une
curiosité. Et c'est vous qui m'avez reveillée
avec des paroles qui me retournaient le coeur. C'est vous qui
m'avez fait entrer dans une autre jeunesse .... Ah! vous ne savez pas
quelles jouissances vous me donniez,
dans les commencements! C'était une chaleur en moi, douce, qui
allait jusqu'au bout de mon être.
J'entendais mon coeur. J'avais une espérance immense. A quarante
ans, cela me semblait ridicule parfois,
et je souriais; puis, je me pardonnais, tant je me trouvais heureuse....
Mais, maintenant, je veux le reste du
bonheur promis. Ça ne peut pas être tout. Il y a autre chose,
n'est-ce pas? Comprenez donc que je suis
lasse de ce désir toujours en éveil, que ce désir
m'a brûlée, que ce désir me met en agonie. Il faut
que je
me dépêche, à présent que je n'ai plus de santé;
je ne veux pas être dupe.... Il y a autre chose, dites-moi
qu'il y a autre chose.
L'abbé Faujas restait impassible, laissant
passer ce flot de paroles ardentes. - Il n'y a rien, il n'y a rien!
continua-t-elle avec emportement; alors vous m'avez trompée....
Vous m'avez promis le ciel, en bas, sur
la terrasse, par ces soirées pleines d'étoiles. Moi, j'ai
accepté. Je me suis vendue, je me suis livrée. J'étais
folle, dans ces premières tendresses de la prière....
Aujourd'hui, le marché ne tient plus; j'entends rentrer
dans mon coin, retrouver ma vie calme. Je mettrai tout le monde à
la porte, j'arrangerai la maison, je
raccommoderai le linge à ma place accoutumée, sur la terrasse....
Oui, j'aimais à raccommoder le linge.
La couture ne me fatiguait pas.... Et je veux que Désirée
soit à côté de moi, sur son petit banc; elle riait,
elle faisait des poupées, la chère innocente....
Elle éclata en sanglots.
- Je veux mes enfants!....C'étaient
eux qui me protégeaient. Lorsqu'ils n'ont plus été
là, j'ai perdu la tête,
j'ai commencé à mal vivre.... Pourquoi me les avez-vous
pris?... Ils s'en sont allés un à un, et la maison
m'est devenue comme étrangère. Je n'y avais plus le coeur.
J'étais contente, lorsque je la quittais pour une
après-midi; puis, le soir, quand je rentrais, il me semblait
descendre chez des inconnus. Jusqu'aux
meubles qui me paraissaient hostiles et glacés. Je haïssais
la maison.... Mais j'irai les reprendre, les
pauvres petits. Ils changeront tout ici, dès leur arrivée....
Ah! si je pouvais me rendormir de mon bon
sommeil!
Elle s'exaltait de plus en plus. Le prêtre
tenta de la calmer par un moyen qui lui avait souvent réussi.
- Voyons, soyez raisonnable, chère
dame, dit-il en cherchant à s'emparer de ses mains pour les tenir
serrées entre les siennes.
- Ne me touchez pas! cria-t-elle en reculant.
Je ne veux pas.... Quand vous me tenez, je suis faible comme
un enfant. La chaleur de vos mains m'emplit de lâcheté....
Ce serait à recommencer demain; car je ne puis
plus vivre, voyez-vous, et vous ne m'apaisez que pour une heure.
Elle était devenue sombre. Elle murmura:
- Non, je suis damnée à présent.
Jamais je n'aimerai plus la maison. Et si les enfants venaient, ils
demanderaient leur père.... Ah! tenez, c'est cela qui m'étouffe....
Je ne serai pardonnée que lorsque j'aurai
dit mon crime à un prêtre.
Et tombant à genoux:
- Je suis coupable. C'est pourquoi la face
de Dieu se détourne de moi.
Mais l'abbé Faujas voulut la relever.
- Taisez-vous, dit-il avec éclat. Je ne
puis recevoir ici votre aveu. Venez demain à Saint-Saturnin.
- Mon père, reprit-elle en se faisant
suppliante, ayez pitié! Demain, je n'aurai plus la force.
- Je vous défends de parler, cria-t-il
plus violemment; je ne veux rien savoir, je détournerai la tête,
je
fermerai les oreilles.
Il reculait, les bras tendus, comme pour arrêter
l'aveu sur les lèvres de Marthe. Tous deux se regardèrent
un instant en silence, avec la sourde colère de leur complicité.
- Ce n'est pas un prêtre qui vous entendrait,
ajouta-t-il d'une voix plus étouffée. Il n'y a ici qu'un
homme
pour vous juger et vous condamner.
- Un homme! répéta-t-elle affolée.
Eh bien! cela vaut mieux. Je préfère un homme.
Elle se releva, continua dans sa fièvre:
- Je ne me confesse pas, je vous dis ma faute.
Après les enfants, j'ai laissé partir le père.
Jamais il ne m'a
battue, le malheureux! C'était moi qui étais folle. Je
sentais des brûlures par tout le corps, et je
m'égratignais, j'avais besoin du froid des carreaux pour me calmer.
Puis, c'était une telle honte après la
crise, de me voir ainsi toute nue devant le monde, que je n'osais parler.
Si vous saviez quels effroyables
cauchemars me jetaient par terre! Tout l'enfer me tournait dans la tête.
Lui, le pauvre homme, me faisait
pitié, à claquer des dents. Il avait peur de moi. Quand
vous n'étiez plus là, il n'osait approcher, il passait
la nuit sur une chaise.
L'abbé Faujas essaya de l'interrompre.
- Vous vous tuez, dit-il. Ne remuez pas ces
souvenirs. Dieu vous tiendra compte de vos souffrances.
- C'est moi qui l'ai envoyé aux Tulettes,
reprit-elle, en lui imposant silence d'un geste énergique. Vous
tous, vous me disiez qu'il était fou.... Ah! quelle vie intolérable!
Toujours, j'ai eu l'épouvante de la folie.
Quand j'étais jeune, il me semblait qu'on m'enlevait le crâne
et que ma tête se vidait. J'avais comme un
bloc de glace dans le front. Eh bien! cette sensation de froid mortel,
je l'ai retrouvée, j'ai eu peur de
devenir folle, toujours, toujours... Lui, on l'a emmené. J'ai
laissé faire. Je ne savais plus. Mais, depuis ce
temps, je ne peux fermer les yeux, sans le voir, là. C'est ce
qui me rend singulière, ce qui me cloue
pendant des heures à la même place, les yeux ouverts....
Et je connais la maison, je l'ai dans les yeux.
L'oncle Macquart me l'a montrée. Elle toute grise comme une prison,
avec des fenêtres noires.
Elle étouffait. Elle porta à
ses lèvres un mouchoir, qu'elle retira tâché de
quelques gouttes de sang. Le
prêtre, les bras croisés fortement, attendait la fin de
la crise.
- Vous savez tout, n'est-ce pas? acheva-t-elle
en balbutiant. Je suis une misérable, j'ai péché
pour vous....
Mais donnez-moi la vie, donnez-moi la joie, et j'entre sans remords
dans ce bonheur surhumain que vous
m'avez promis.
- Vous mentez, dit lentement le prêtre,
je ne sais rien, j'ignorais que vous eussiez commis ce crime.
Elle recula à son tour, les mains jointes,
bégayant, fixant sur lui des regards terrifiés. Puis,
emportée,
perdant conscience, se faisant familière:
- Écoutez, Ovide, murmura-t-elle, je
vous aime, et vous le savez, n'est-ce pas? Je vous ai aimé, Ovide,
le
jour où vous êtes entré ici....
Je ne vous le disais pas. Je voyais que cela vous déplaisait. Mais
je sentais
bien que vous deviniez mon coeur. J'étais satisfaite, j'espérais
que nous pourrions être heureux un jour,
dans une union toute divine.... Alors, c'est pour vous que j'ai vidé
la maison. Je me suis trainée sur les
genoux, j'ai été votre servante.... Vous ne pouvez pourtant
pas être cruel jusqu'au bout. Vous avez
consenti à tout, vous m'avez permis d'être à vous
seul, d'écarter les obstacles qui nous séparaient.
Souvenez-vous, je vous en supplie. Maintenant que me voilà malade,
abandonnée, le coeur meurtri, la
tête vide, il est impossible que vous me repoussiez.... Nous n'avons
rien dit tout haut, c'est vrai. Mais mon
amour parlait et votre silence répondait. C'est à l'homme
que je m'adresse, ce n'est pas au prêtre. Vous
m'avez dit qu'il n'y avait qu'un homme, ici. L'homme m'entendra.... Je
vous aime, Ovide, je vous aime, et
j'en meurs.
Elle sanglotait. L'abbé Faujas avait
redressé sa haute taille, il s'approcha de Marthe, laissa tomber
sur elle
son mépris de la femme.
- Ah! misérable chair! dit-il. Je comptais
que vous seriez raisonnable, que jamais vous n'en viendriez à
cette honte de dire tout haut ces ordures.... Oui, c'est l'éternelle
lutte du mal contre les volontés fortes.
Vous êtes la tentation d'en bas, la lâcheté, la chute
finale. Le prêtre n'a pas d'autre adversaire que vous, et
l'on devrait vous chasser des églises, comme impures et maudites.
- Je vous aime, Ovide, balbutia-t-elle encore;
je vous aime, secourez-moi.
- Je vous ai déjà trop approchée,
continua-t-il. Si j'échoue, ce sera vous, femme, qui m'aurez
ôté de ma
force par votre seul désir. Retirez-vous, allez-vous-en, vous
êtes Satan! Je vous battrai pour faire sortir le
mauvais ange de votre corps.
Elle s'était laissé glisser,
assise à demi contre le mur muette de terreur, devant le poing
dont le prêtre la
menaçait. Ses cheveux se dénouaient, une grande mèche
blanche lui barrait le front. Lorsque, cherchant
un secours dans la chambre nue, elle aperçut le Christ de bois
noir, elle eut encore la force de tendre les
mains vers lui, d'un geste passionné.
- N'implorez pas la croix, s'écria
le prêtre au comble de l'emportement. Jésus a vécu
chaste, et c'est pour
cela qu'il a su mourir.
Madame Faujas rentrait, tenant au bras un
gros panier de provisions. Elle se débarrassa vite, en voyant
son fils dans cette épouvantable colère. Elle lui prit
les bras.
- Ovide, calme toi, mon enfant, murmura-t-elle
en le caressant.
Et, se tournant vers Marthe écrasée,
la foudroyant du regard:
- Vous ne pouvez donc pas le laisser tranquille!...
Puis-qu'il ne veut pas de vous, ne le rendez pas malade,
au moins. Allons, descendez, il est impossible que vous restiez là.
Marthe ne bougeait pas. Madame
Faujas dut la relever et la pousser vers la porte; elle grondait, l'accusait
d'avoir attendu qu'elle fût sortie,
lui faisait promettre de ne plus remonter pour bouleverser la maison
par de pareilles scènes. Puis, elle
ferma violemment la porte sur elle.
Marthe descendit en chancelant. Elle ne pleurait
plus. Elle répétait:
- François reviendra, François
les mettra tous à la rue.
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