19 - La
Conquete De Plassans
XIX
Les élections générales devaient avoir lieu en
octobre. Vers le milieu de septembre, monseigneur
Rousselot partit brusquement pour Paris, après avoir eu un long
entretien avec l'abbé Faujas. On parla
d'une maladie grave d'une de ses soeurs, qui habitait Versailles. Cinq
jours plus tard, il était de retour; il
se faisait faire une lecture par l'abbé Surin, dans son cabinet.
Renversé au fond d'un fauteuil, frileusement
enveloppé dans une douillette de soie violette, bien que la saison
fut encore très-chaude, il écoutait avec
un sourire la voix féminine du jeune abbé qui scandait
amoureusement des strophes d'Anacréon.
- Bien, bien, murmurait-il, vous avez la musique
de cette belle langue.
Puis, regardant la pendule, le visage inquiet,
il reprit:
- Est-ce que l'abbé Faujas est déjà
venu ce matin?... Ah! mon enfant, que de tracas! J'ai encore dans les
oreilles cet abominable tapage du chemin de fer...
A Paris, il a plu tout le temps! J'avais des courses aux
quatre coins de la ville, je n'ai vu que de la boue. L'abbé Surin
posa son livre sur le coin d'une console.
- Monseigneur est-il satisfait des résultats
de son voyage? demanda-t-il avec la familiarité d'un enfant
gâté.
- Je sais ce que je voulais savoir, répondit
l'évêque en retrouvant son fin sourire. J'aurais dû
vous
emmener. Vous auriez appris des choses utiles à connaître,
quand on a votre âge, et qu'on est destiné à
l'épiscopat par sa naissance et ses relations.
- Je vous écoute, monseigneur, dit
le jeune prêtre d'un air suppliant.
Mais le prélat hocha la tête.
- Non, non, ces choses-là ne se disent
pas... Soyez l'ami de l'abbé Faujas, il pourra peut-être
beaucoup
pour vous un jour. J'ai eu des renseignements très-complets.
L'abbé Surin joignit les mains, d'un
geste de curiosité si câline, que monseigneur Rousselot
continua:
- Il avait eu des difficultés à
Besançon.... Il était à Paris, très-pauvre,
dans un hôtel garni. C'est lui qui est
allé s'offrir. Le ministre cherchait justement des prêtres
dévoués au gouvernement. J'ai compris que
Faujas l'avait d'abord effrayé, avec sa mine noire et sa vieille
soutane. C'est à tout hasard qu'il l'a envoyé
ici.... Le ministre s'est montré très-aimable pour moi.
L'évêque achevait ses phrases
par un léger balancement de la main, cherchant les mots, craignant
d'en
trop dire. Puis, l'affection qu'il portait à son secrétaire
remporta; il ajouta vivement:
- Enfin, croyez-moi, soyez utile au curé
de Saint-Saturnin; il va avoir besoin de tout le monde, il me
paraît homme à n'oublier ni une injure ni un bienfait.
Mais ne vous liez pas avec lui. Il finira mal. Ceci
est une impression personnelle.
- Il finira mal? répéta le jeune
abbé avec surprise.
- Oh! en ce moment, il est en plein triomphe....
C'est sa figure qui m'inquiète, mon enfant; il a un masque
terrible. Cet homme-là ne mourra pas dans son lit.... N'allez
pas me compromettre; je ne demande qu'à
vivre tranquille, je n'ai plus besoin que de repos.
L'abbé Surin reprenait son livre, lorsque
l'abbé Faujas se fit annoncer. Monseigneur Rousselot, l'air riant,
les mains tendues, s'avança à sa rencontre, en l'appelant
«mon cher curé».
- Laissez-nous, mon enfant, dit-il à
son secrétaire, qui se retira.
Il parla de son voyage. Sa soeur allait mieux;
il avait pu serrer la main à de vieux amis.
- Et avez-vous vu le ministre? demanda l'abbé
Faujas en le regardant fixement.
- Oui, j'ai cru devoir lui faire une visite,
répondit l'évêque, qui se sentit rougir. Il m'a
dit un grand bien de
vous.
- Alors vous ne doutez plus, vous vous confiez
à moi?
- Absolument, mon cher curé. D'ailleurs
je n'entends rien à la politique, je vous laisse le maître.
Ils causèrent ensemble toute la matinée.
L'abbé Faujas obtint de lui qu!il ferait une tournée dans
le
diocèse; il l'accompagnerait, lui soufflerait ses moindres paroles.
Il était nécessaire, en outre, de mander
tous les doyens, de façon que les curés des plus petites
communes pussent recevoir des instructions. Cela
ne présentait aucune difficulté, le clergé obéirait.
La besogne la plus délicate était dans Plassans même,
dans le quartier Saint-Marc. La noblesse, claquemurée au fond de
ses hôtels, échappait entièrement à
l'action du prêtre; il n'avait pu agir jusqu'alors que sur les royalistes
ambitieux, les Rastoil, les Maffre, les
Bourdeu. L'évêque lui promit de sonder certains salons du
quartier Saint-Marc où il était reçu. D'ailleurs,
en admettant même que la noblesse votât mal, elle ne réunirait
qu'une minorité ridicule, si la bourgeoisie
cléricale l'abandonnait. - Maintenant, dit monseigneur Rousselot
eu se levant, il serait peut-être bon que
je connusse le nom de votre candidat, afin de le recommander en toutes
lettres.
L'abbé Faujas sourit.
- Un nom est dangereux, répondit-il.
Dans huit jours, il ne resterait plus un morceau de notre candidat,
si
nous le nommions aujourd'hui.... Le marquis de Lagrifoul est devenu
impossible. Monsieur de Bourdeu,
qui compte se mettre sur les rangs, est plus impossible encore. Nous
les laisserons se détruire l'un par
l'autre, nous n'interviendrons qu'au dernier moment.... Dites simplement
qu'une élection purement
politique serait regrettable, qu'il faudrait, dans l'intérêt
de Plassans, un homme choisi en dehors des
partis, connaissant à fond les besoins de la ville et du département.
Donnez même à entendre que cet
homme est trouvé; mais n'allez pas plus loin.
L'évêque sourit à son
tour. Il retint le prêtre, au moment où celui-ci prenait
congé.
- Et l'abbé Fenil? lui demanda-t-il
en baissant la voix. Ne craignez-vous pas qu'il se jette en travers
de
vos projets?
L'abbé Faujas haussa les épaules.
- Il n'a plus bougé, dit-il.
- Justement, reprit le prélat, cette
tranquillité m'inquiète. Je connais Fenil, c'est le prêtre
le plus haineux
de mon diocèse. Il a peut-être abandonné la vanité
de vous battre sur le terrain politique; mais soyez sûr
qu'il se vengera d'homme à homme.... Il doit vous guetter du
fond de sa retraite.
- Bah! dit l'abbé Faujas, qui montra
ses dents blanches, il ne me mangera pas tout vivant, peut-être.
L'abbé Surin venait d'entrer. Quand
le curé de Saint-Saturnin fut parti, il égaya beaucoup
monseigneur
Rousselot, en murmurant: - S'ils pouvaient se dévorer l'un l'autre,
comme les deux renards dont il ne resta
que les deux queues?
La période électorale allait
s'ouvrir. Plassans, que les questions politiques laissent parfaitement
calme
d'ordinaire, avait un commencement de légère fièvre.
Une bouche invisible semblait souffler la guerre
dans les rues paisibles. Le marquis de Lagrifoul, qui habitait la Palud,
une grosse bourgade voisine, était
descendu, depuis quinze jours, chez un de ses parents, le comte de Valqueyras,
dont l'hôtel occupait tout
un coin du quartier Saint-Marc. Il se faisait voir, se promenait sur
le cours Sauvaire, allait à
Saint-Saturnin, saluait les personnes influentes, sans sortir cependant
de sa maussaderie de gentilhomme.
Mais ces efforts d'amabilité, qui avaient suffi une première
fois, ne paraissaient pas avoir un grand
succès. Des accusations couraient, grossies chaque jour, venues
on ne savait de quelle source: le marquis
était d'une nullité déplorable; avec un autre homme
que le marquis, Plassans aurait eu depuis longtemps
un embranchement de chemin de fer, le reliant
à la ligne de Nice; enfin, quand un enfant du pays allait
voir le marquis à Paris, il devait faire trois ou quatre visites
avant d'obtenir le moindre service.
Cependant, bien que la candidature du député sortant fût
très-compromise par ces reproches, aucun autre
candidat ne s'était encore mis sur les rangs d'une façon
nette. On parlait de M. de Bourdeu, tout en disant
qu'il serait très-difficile de réunir une majorité
sur le nom de cet ancien préfet de Louis-Philippe, qui
n'avait nulle part des attaches solides. La vérité était
qu'une influence inconnue venait, à Plassans, de
déranger absolument les chances prévues des différentes
candidatures, en rompant l'alliance des
légitimistes et des républicains. Ce qui dominait, c'était
une perplexité générale, une confusion pleine
d'ennui, un besoin de bâcler au plus vite l'élection.
- La majorité est déplacée,
répétaient les uns politiques du cours Sauvaire. La question
est de savoir
comment elle se fixera.
Dans cette fièvre de division qui passait
sur la ville, les républicains voulurent avoir leur candidat.
Ils
choisirent un maître chapelier, un sieur Maurin, bonhomme très-aimé
des ouvriers. Trouche, dans les
cafés, le soir, trouvait Maurin bien pâle; il proposait
un proscrit de décembre, un charron des Tulettes,
qui avait le bon sens de refuser. Il faut dire que Trouche se donnait
comme un républicain des plus
ardents. Il se serait mis lui-même en avant, disait-il, s'il n'avait
pas eu le frère de sa femme dans la
calotte; à son grand regret, il se voyait forcé de manger
le pain des cagots, ce qui l'obligeait à rester dans
l'ombre. Il fut un des premiers à répandre de vilains
bruits sur le marquis Lagrifoul; il conseilla
également la rupture avec les légitimistes. Les républicains,
à Plassans, qui étaient fort peu nombreux,
devaient être forcément battus. Mais le triomphe de Trouche
fut d'accuser la bande de la sous-préfecture
et la bande des Rastoil d'avoir fait disparaître le pauvre Mouret,
dans le but de priver le parti
démocratique d'un de ses chefs les plus honorables. Le soir où
il lança cette accusation, chez un liquoriste
de la rue Canquoin, les gens qui se trouvaient là, se regardèrent
d'un air singulier. Les commérages du
vieux quartier, s'attendrissant sur «le fou qui battait sa femme»,
maintenant qu'il était enfermé,
racontaient que l'abbé Faujas avait voulu se débarrasser
d'un mari gênant. Trouche alors, chaque soir,
répéta son histoire, en tapant du poing sur les tables
des cafés, avec une telle conviction, qu'il finit par
imposer une légende dans laquelle M. Péqueur des Saulaies
jouait le rôle le plus étrange du monde. Il y
eut un retour absolu en faveur de Mouret. Il devint une victime politique,
un homme dont on avait craint
l'influence, au point de le loger dans un cabanon des Tulettes.
- Laissez-moi arranger mes affaires, disait
Trouche d'un air confidentiel. Je planterai là toutes ces sacrées
dévotes, et j'en raconterai de belles sur leur oeuvre de la Vierge....
Une jolie maison, où ces dames
donnent des rendez-vous!
Cependant, l'abbé Faujas se multipliait;
on ne voyait que lui dans les rues, depuis quelque temps. Il se
soignait davantage, faisait effort pour garder un sourire aimable aux
lèvres. Les paupières, par instants, se
baissaient, éteignant la flamme sombre de son regard. Souvent,
à bout de patience, las de ces luttes
mesquines de chaque jour, il rentrait dans sa chambre nue, les poings
serrés, les épaules gonflées de sa
force inutile, souhaitant quelque colosse à étouffer pour
se soulager. La vieille madame Rougon, qu'il
continuait à voir en secret, était son bon génie;
elle le chapitrait d'importance, tenait son grand corps plié
devant elle sur une chaise basse, lui répétait qu'il devrait
plaire, qu'il gâterait tout en montrant bêtement
ses bras nus de lutteur. Plus tard, quand il serait le maître,
il prendrait Plassans à la gorge, il l'étranglerait,
si cela pouvait le contenter. Certes, elle n'était pas tendre
pour Plassans, contre lequel elle avait une
rancune de quarante années de misère, et qu'elle faisait
crever de dépit depuis le coup d'État.
- C'est moi qui porte la soutane, lui disait-elle
parfois en souriant; vous avez des allures de gendarme,
mon cher curé.
Le prêtre se montrait surtout très-assidu
à la salle de lecture du cercle de la Jeunesse. Il y écoulait
d'une
façon indulgente les jeunes gens parler politique, hochant la
tète, répétant que l'honnêteté suffisait.
Sa
popularité grandissait. Il avait consenti un soir à jouer
au billard, s'y montrant d'une force remarquable;
en petit comité, il acceptait des cigarettes. Aussi le cercle
prenait-il son avis en toutes choses. Ce qui
acheva de le poser comme un homme tolérant, ce fut la façon
pleine de bonhomie dont il plaida la
réception de Guillaume Porquier, qui avait renouvelé sa
demande. - J'ai vu ce jeune homme, dit-il; il est
venu me faire sa confession générale, et, ma foi! je lui
ai donné l'absolution. A tout péché, miséricorde....
Ce n'est pas parce qu'il a décroché quelques enseignes
à Plassans et fait des dettes à Paris, qu'il faut le
traiter en lépreux.
Lorsque Guillaume eut été reçu,
il dit en ricanant aux fils Maffre:
- Eh bien, vous me devez deux bouteilles de
champagne.... Vous voyez que le curé fait tout ce que je
veux. J'ai une petite machine pour le chatouiller à l'endroit
sensible, et alors il rit, mes enfants, il n'a plus
rien à me refuser.
- Il n'a pas l'air de beaucoup t'aimer pourtant,
fit remarquer Alphonse; il te regarde joliment de travers.
- Bah! c'est que je l'aurai chatouillé
trop fort.... Vous verrez que nous serons bientôt les meilleurs
amis du
monde.
En effet, l'abbé Faujas parut se prendre
d'affection pour le fils du docteur; il disait que ce pauvre jeune
homme avait besoin d'être conduit par une main très-douce.
Guillaume, en peu de temps, devint le
boute-en-train du cercle; il inventa des jeux, fit connaître la
recette d'un punch au kirsch, débaucha les
tout jeunes gens échappés du collège. Ses vices
aimables lui donnèrent une influence énorme. Pendant
que les orgues ronflaient au-dessus de la salle de billard, il buvait
des chopes, entouré des fils de tous les
personnages comme il faut de Plassans, leur racontant des indécences
qui les faisaient pouffer de rire. Le
cercle glissa ainsi aux polissonneries complotées dans les coins.
Mais l'abbé Faujas n'entendait rien.
Guillaume le donnait «comme une forte caboche», qui roulait
de grandes pensées.
- L'abbé sera évêque quand
il voudra, racontait-il. Il a déjà refusé une cure
à Paris. Il désire rester à
Plassans, il s'est pris de tendresse pour la ville.... Moi, je le nommerais
député. C'est lui qui ferait nos
affaires à la Chambre! Mais il n'accepterait pas, il est trop
modeste.... On pourra le consulter, quand
viendront les élections. Il ne mettra personne dedans, celui-là!
Lucien Delangre restait l'homme grave du cercle.
Il montrait une grande déférence pour l'abbé Faujas,
il
lui conquérait le groupe des jeunes gens studieux. Souvent il
se rendait avec lui au cercle, causant
vivement, se taisant dès qu'ils entraient dans la salle commune.
L'abbé, régulièrement,
en sortant du café établi dans les caves des Minimes,
se rendait à l'oeuvre de la
Vierge. Il arrivait au milieu de la récréation, se montrait
en souriant sur le perron de la cour. Alors toutes
les galopines accouraient, se disputant ses poches, où traînaient
toujours des images de sainteté, des
chapelets, des médailles bénites. Il s'était fait
adorer de ces grandes filles en leur donnant de petites tapes
sur les joues et en leur recommandant d'être bien sages, ce qui
mettait des rires sournois sur leurs mines
effrontées. Souvent les religieuses se plaignaient à lui;
les enfants confiées à leur garde étaient
indisciplinables, elles se battaient à s'arracher les cheveux,
elles faisaient pis encore. Lui, ne voyait que
des peccadilles; il sermonait les plus turbulentes,
dans la chapelle, d'où elles sortaient soumises. Parfois,
il prenait prétexte d'une faute plus grave pour faire appeler les
parents, et les renvoyait, touchés de sa
bonhomie. Les galopines de l'oeuvre de la Vierge lui avaient ainsi gagné
le coeur des familles pauvres de
Plassans. Le soir, en rentrant chez elles, elles racontaient des choses
extraordinaires sur monsieur le curé.
Il n'était pas rare d'en rencontrer deux, dans les coins sombres
des remparts, en train de se gifler, sur la
question de décider laquelle des deux monsieur le curé aimait
le mieux.
- Ces petites coquines représentent
bien deux à trois milliers de voix, pensait Trouche en regardant,
de la
fenêtre de son bureau, les amabilités de l'abbé
Faujas. Il s'était offert pour conquérir «ces petits
coeurs»,
comme il nommait les jeunes filles; mais le prêtre, inquiet de
ses regards luisants, lui avait formellement
interdit de mettre les pieds dans la cour. Il se contentait, lorsque
les religieuses tournaient le dos, de jeter
des friandises aux «petits coeurs», comme on jette des miettes
de pain aux moineaux. Il emplissait
surtout de dragées le tablier d'une grande blonde, la fille d'un
tanneur, qui avait, à treize ans, des épaules
de femme faite.
La journée de l'abbé Faujas
n'était point finie; il rendait ensuite de courtes visites aux
dames de la société.
Madame Rastoil, madame Delangre, lu recevaient avec des mines ravies;
elles répétaient ses moindres
mots, se faisaient avec lui un fonds de conversation pour toute une
semaine. Mais sa grande amie était
madame de Condamin. Celle-là gardait une familiarité souriante,
une supériorité de jolie femme qui se
sait toute-puissante. Elle avait des bouts de conversation à
voix basse, des coups d'oeil, des sourires
particuliers, témoignant d'une alliance tenue secrète.
Lorsque le prêtre se présentait chez elle, elle mettait
d'un regard son mari à la porte. «Le gouvernement entrait
en séance», comme disait plaisamment le
conservateur des eaux et forêts, qui montait à cheval en
toute philosophie. C'était madame Rougon qui
avait désigné madame de Condamin au prêtre.
- Elle n'est point encore tout à fait
acceptée, lui expliqua-t-elle; c'est une femme très-forte,
sous son air
joli de coquette. Vous pouvez vous ouvrir à elle; elle verra
dans votre triomphe une façon de s'imposer
complètement; elle vous sera de la plus sérieuse utilité,
si vous avez des places et des croix à distribuer....
Elle a gardé un bon ami à Paris, qui lui envoie du ruban
rouge autant qu'elle en demande.
Madame Rougon se tenant à l'écart
par une manoeuvre de haute habileté, la belle Octavie était
ainsi
devenue l'alliée la plus active de l'abbé Faujas. Elle
lui conquit ses amis et les amis de ses amis. Elle
partait en campagne chaque matin, faisait une étonnante propagande,
rien qu'à l'aide des petits saluts
qu'elle jetait du bout de ses doigts gantés. Elle agissait surtout
sur les bourgeoises, elle décuplait
l'influence féminine, dont le prêtre avait senti l'absolue
nécessité, dès ses premiers pas dans le monde
étroit de Plassans. Ce fut elle qui ferma la bouche aux Paloque,
qui s'acharnaient sur la maison des
Mouret; elle jeta un gâteau de miel à ces deux monstres.
- Vous nous tenez donc rancune, chère
dame? dit-elle un jour à la femme du juge, qu'elle rencontra.
Vous
avez grand tort; vos amis ne vous oublient pas, ils s'occupent de vous,
ils vous ménagent une surprise.
- Une belle surprise! quelque casse-cou! s'écria
aigrement madame Paloque. Allez, on ne se moquera
plus de nous; j'ai bien juré de rester dans mon coin.
Madame de Condamin souriait.
- Que diriez-vous, demanda-t-elle, si monsieur
Paloque était décoré?
La femme du juge resta muette. Un flot de
sang lui bleuit la face et la rendit affreuse.
- Vous plaisantez, bégaya-t-elle; c'est
encore un coup monté contre nous.... Si ce n'était pas vrai,
je ne
vous pardonnerais de la vie.
La belle Octavie dut lui jurer que rien n'était
plus vrai. La nomination était sûre; seulement, elle ne
paraîtrait au Moniteur qu'après les élections, parce
que le gouvernement ne voulait pas avoir l'air
d'acheter les voix de la magistrature. Et elle laissa entendre que l'abbé
Faujas n'était pas étranger à cette
récompense attendue depuis si longtemps; il en avait causé
avec le sous-préfet.
- Alors, mon mari avait raison, dit madame
Paloque effarée. Voilà longtemps qu'il me fait des scènes
abominables pour que j'aille offrir des excuses à l'abbé.
Moi, je suis entêtée, je me serais plutôt laissé
tuer.... Mais du moment que l'abbé veut bien faire le premier
pas.... Certainement, nous ne demandons
pas mieux que de vivre en paix avec tout le monde. Nous irons demain
à la sous-préfecture.
Le lendemain, les Paloque furent très-humbles.
La femme dit un mal affreux de l'abbé Fenil. Avec une
impudence parfaite, elle raconta même qu'elle était allée
le voir, un jour; il avait parlé en sa présence de
jeter à la porte de Plassans «toute la clique de l'abbé
Faujas».
- Si vous voulez, dit-elle au prêtre
en le prenant à l'écart, je vous donnerai une note écrite
sous la dictée
du grand vicaire. Il y est question de vous. Ce sont, je crois, de vilaines
histoires qu'il cherchait à faire
imprimer dans la Gazette de Plassans.
- Comment cette note est-elle entre vos mains?
demanda l'abbé.
- Elle y est, cela suffit, répondit-elle
sans se déconcerter.
Puis, se mettant à sourire:
- Je l'ai trouvée, reprit-elle. Et
je me rappelle maintenant qu'il y a, au-dessus d'une rature, deux ou
trois
mots ajoutés de la main même du grand vicaire.... Je confierai
tout cela à votre honneur, n'est-ce pas?
Nous sommes de braves gens, nous désirons ne pas être compromis.
Avant d'apporter la note, pendant trois jours,
elle feignit d'avoir des scrupules. Il fallut que madame de
Condamin lui jurât en particulier que la mise à la retraite
de M. Rastoil serait demandée prochainement,
de façon à ce que M. Paloque pût enfin hériter
de la présidence. Alors, elle livra le papier. L'abbé
Faujas
ne voulut pas le garder; il le porta à madame Rougon, en la chargeant
d'en faire usage, tout en restant
elle-même dans l'ombre, si le grand vicaire paraissait se mêler
le moins du monde des élections.
Madame de Condamin laissa aussi entrevoir
à M. Maffre que l'empereur songeait à le décorer,
et promit
formellement au docteur Porquier de trouver une place possible pour
son garnement de fils. Elle était
surtout exquise d'obligeance dans les jardins, aux réunions intimes
de l'après-midi. L'été tirait sur sa fin;
elle arrivait avec des toilettes légères, un peu frissonnante,
risquant des rhumes pour montrer ses bras et
vaincre les derniers scrupules de la société Rastoil.
Ce fut réellement sous la tonnelle des Mouret que
l'élection se décida.
- Eh, bien, monsieur le sous-préfet,
dit l'abbé Faujas en souriant, un jour que les deux sociétés
étaient
réunies, voici la grande bataille qui approche.
On en était venu à rire en petit
comité des luttes politiques. On se serrait la main, sur le derrière
des
maisons, dans les jardins, tout en se dévorant, sur les façades.
Madame de Condamin jeta un vif regard à
M. Péqueur des Saulaies, qui s'inclina avec sa correction accoutumée,
en récitant tout d'une haleine:
- Je resterai sous ma tente, monsieur le curé.
J'ai été assez heureux pour faire entendre à Son
Excellence
que le gouvernement devait s'abstenir, dans l'intérêt immédiat
de Plassans. Il n'y aura pas de candidat
officiel.
M. de Bourdeu devint pâle. Ses paupières
battaient, ses mains avaient un tressaillement de joie.
- Il n'y aura pas de candidat officiel! répéta
M. Rastoil, très-remué par cette nouvelle inattendue,
sortant
de la réserve où il s'était tenu jusque-là.
- Non, reprit M. Péqueur des Saulaies,
la ville compte assez d'hommes honorables et elle est assez grande
fille pour faire elle-même le choix de son représentant.
Il s'était légèrement
incliné du côté de M. de Bourdeu, qui se leva, en
balbutiant:
- Sans doute, sans doute.
Cependant, l'abbé Surin avait organisé
une partie de «torchon brûlé». Les demoiselles
Rastoil, les fils
Maffre, Séverin, étaient justement en train de chercher
le torchon, le mouchoir même de l'abbé, roulé en
tampon, qu'il venait de cacher. Toute la jeunesse tournait autour du
groupe des personnes graves, tandis
que le prêtre, de sa voix de fausset, criait:
- Il brûle! il brûle!
Ce fut Angélique qui trouva le torchon,
dans la poche béante du docteur Porquier, où l'abbé
Surin l'avait
adroitement glissé. On rit beaucoup, on regarda le choix de celle
cachette comme une plaisanterie
très-ingénieuse.
- Bourdeu a des chances maintenant, dit M.
Rastoil en prenant l'abbé Faujas à part. C'est très-fâcheux.
Je
ne puis lui dire cela, mais nous ne voterons pas pour lui; il est trop
compromis comme orléaniste.
- Voyez donc votre fils Séverin, s'écria
madame de Condamin, qui vint se jeter au travers de la
conversation. Quel grand enfant! il avait mis le mouchoir sous le chapeau
de l'abbé Bourrette.
Puis, elle baissa la voix.
- A propos, je vous félicite, monsieur
Rastoil. J'ai reçu une lettre de Paris, où l'on m'assure
avoir vu le
nom de votre fils sur une liste du garde des sceaux; il sera, je crois,
nommé substitut à Faverolles.
Le président s'inclina, le sang au
visage. Le ministère ne lui avait jamais pardonné l'élection
du marquis
de Lagrifoul. C'était depuis ce temps que, par une sorte de fatalité,
il n'avait pu ni caser son fils, ni marier
ses filles. Il ne se plaignait pas, mais il avait des pincements de
lèvres qui en disaient long.
- Je vous faisais donc remarquer, reprit-il,
pour cacher son émotion, que Bourdeu est dangereux; d'autre
part, il n'est pas de Plassans, il ne connaît pas nos besoins.
Autant vaudrait-il réélire le marquis.
- Si monsieur de Bourdeu maintient sa candidature,
déclara l'abbé Faujas, les républicains réuniront
une
minorité imposante, ce qui sera du plus détestable effet.
Madame de Condamin souriait. Elle prétendit
ne rien entendre à la politique; elle se sauva, tandis que
l'abbé emmenait le président jusqu'au fond de la tonnelle,
où il continua l'entretien à voix basse. Quand
ils revinrent à petits pas, M. Rastoil répondait:
- Vous avez raison, ce serait un candidat convenable;
il n'est d'aucun parti, l'entente se ferait sur son
nom.... Je n'aime pas plus que vous l'empire, n'est-ce pas? Mais cela
finit par devenir puéril d'envoyer à
la Chambre des députés qui n'ont pour mandat que de taquiner
le gouvernement. Plassans souffre; il lui
faut un homme d'affaires, un enfant du pays en situation de défendre
ses intérêts.
- Il brûle! il brûle! criait la
voix fluette d'Aurélie.
L'abbé Surin qui conduisait la bande,
traversa la tonnelle en furetant.
- Dans l'eau! dans l'eau! répétait
maintenant la demoiselle, égayée par l'inutilité
des recherches.
Mais un des fils Maffre, ayant soulevé
un pot de fleurs, découvrit le mouchoir plié en quatre.
- Cette grande perche d'Aurélie aurait
pu se le fourrer dans la bouche, dit madame Paloque: il y a de la
place, et personne ne serait allé le chercher là.
Son mari la fit taire d'un regard furieux.
Il ne lui tolérait plus la moindre parole aigre. Craignant que
M.
de Condamin eût entendu, il murmura:
- Quelle belle jeunesse!
- Cher monsieur, disait le garde des eaux
et forêts à M. de Bourdeu, votre succès est certain;
seulement,
prenez vos précautions, lorsque vous serez à Paris. Je
sais de bonne source que le gouvernement est
décidé à un coup de force, si l'opposition devient
gênante.
L'ancien préfet le regarda, très-inquiet,
se demandant s'il se moquait de lui. M. Péqueur des Saulaies
se
contenta de sourire en caressant ses moustaches. Puis, la conversation
redevint générale, et M. de
Bourdeu crut remarquer que tout le monde le félicitait de son
prochain triomphe avec une discrétion
pleine de tact. Il goûta une heure de popularité exquise.
- C'est surprenant comme le raisin mûrit
plus vite au soleil, fit remarquer l'abbé Bourrette, qui n'avait
pas
bougé de sa chaise, les yeux levés sur la tonnelle.
- Dans le nord, expliqua le docteur Porquier,
la maturité ne s'obtient souvent qu'en dégageant les grappes
des feuilles environnantes.
Une discussion sur ce point s'engageait, lorsque
Séverin jeta à son tour le cri:
- Il brûle! il brûle!
Mais il avait pendu le mouchoir si naïvement
derrière la porte du jardin, que l'abbé Surin le trouva
tout de
suite. Lorsque ce dernier l'eut caché, la bande fouilla inutilement
le jardin, pendant près d'une
demi-heure; elle dut donner sa langue aux chiens. Alors, l'abbé
le montra au beau milieu d'une
plate-bande, roulé si artistement qu'il ressemblait à
une pierre blanche. Ce fut le plus joli coup de
l'après-midi.
La nouvelle que le gouvernement renonçait
à patronner un candidat courut la ville, où elle produisit
une
grande émotion. Cette abstention eut le résultat logique
d'inquiéter les différents groupes politiques qui
comptaient chacun sur la diversion d'une candidature officielle pour
l'emporter. Le marquis de Lagrifoul,
M. de Bourdeu, le chapelier Mourin, semblaient devoir se partager les
voix en trois tiers à peu près
égaux; il y aurait certainement ballottage, et Dieu savait quel
nom sortirait au second tour! A la vérité, on
parlait d'un quatrième candidat dont personne
ne pouvait dire au juste le nom, un homme de bonne
volonté qui consentirait peut-être à mettre tout le
monde d'accord. Les électeurs de Plassans, pris de peur,
depuis qu'ils se sentaient la bride sur le cou, ne demandaient pas mieux
que de s'entendre, en choisissant
un de leurs concitoyens agréable aux divers partis.
- Le gouvernement a tort de nous traiter en
enfants terribles, disaient d'un ton piqué les fins politiques
du
cercle du Commerce. Ne dirait-on pas que la ville est un foyer révolutionnaire!
Si l'administration avait
eu le tact de patronner un candidat possible, nous aurions tous voté
pour lui.... Le sous-préfet a parlé
d'une leçon. Eh bien, nous ne l'acceptons pas, la leçon.
Nous saurons trouver notre candidat nous-mêmes,
nous montrerons que Plassans est une ville de bon sens et de véritable
liberté.
Et l'on cherchait. Mais les noms mis en avant
par des amis ou des intéressés ne faisaient que redoubler
la
confusion. Plassans, en une semaine, eut plus de vingt candidats. Madame
Rougon, inquiète, ne
comprenant plus, alla trouver l'abbé Faujas, furieuse contre
le sous-préfet. Ce Péqueur était un âne,
un
bellâtre, un mannequin, bon à décorer un salon officiel;
il avait déjà laissé battre le gouvernement, il
allait achever de le compromettre par une attitude d'indifférence
ridicule.
- Calmez-vous, dit le prêtre qui souriait;
cette fois, monsieur Péqueur des Saulaies se contente d'obéir....
La victoire est certaine.
- Eh! vous n'avez point de candidat! s'écria-t-elle.
Où est votre candidat?
Alors, il développa son plan. Elle
l'approuva en femme intelligente; mais elle accueillit avec la plus
grande surprise le nom qu'il lui confia.
- Comment! dit-elle, c'est lui que vous avez
choisi?... Personne n'a jamais songé à lui, je vous assure.
- Je l'espère bien, reprit le prêtre
en souriant de nouveau. Nous avions besoin d'un candidat auquel
personne ne songeât, de façon que tout le monde pût
l'accepter sans se croire compromis.
Puis, avec l'abandon d'un homme fort qui consent
à expliquer sa conduite:
- J'ai beaucoup de remercîments à
vous adresser, continua-t-il; vous m'avez évité bien des
fautes. Je
regardais le but, je ne voyais point les ficelles tendues qui auraient
peut-être suffi pour me faire casser les
membres.... Dieu merci! toute cette petite guerre puérile est
finie; je vais pouvoir me remuer à l'aise....
Quant à mon choix, il est bon, soyez-en persuadée. Dès
le lendemain de mon arrivée à Plassans, j'ai
cherché un homme, et je n'ai trouvé que celui-là.
Il est souple, très-capable, très-actif; il a su ne se
fâcher
avec personne jusqu'ici, ce qui n'est pas d'un ambitieux vulgaire. Je
n'ignore pas que vous n'êtes guère de
ses amies; c'est même pour cela que je ne vous ai point mise dans
la confidence. Mais vous avez tort,
vous verrez le chemin que le personnage fera, dès qu'il aura
le pied à l'étrier; il mourra dans l'habit d'un
sénateur.... Ce qui m'a décidé, enfin, ce sont
les histoires qu'on m'a contées de sa fortune. Il aurait repris
trois fois sa femme, trouvée en flagrant délit, après
s'être fait donner cent mille francs chaque fois par son
bonhomme de beau-père. S'il a réellement battu monnaie
de cette façon, c'est un gaillard qui sera
très-utile à Paris pour certaines besognes.... Oh! vous
pouvez chercher. Si vous le mettez à part, il n'y a
plus que des imbéciles à Plassans.
- Alors, c'est un cadeau que vous faites au
gouvernement, dit en riant Félicité.
Elle se laissa convaincre. Et ce fut le lendemain
que le nom de Delangre courut d'un bout à l'autre de la
ville. Des amis, disait-on, à force d'insistance, l'avaient décidé
à accepter la candidature. Il s'y était
longtemps refusé, se jugeant indigne,
répétant qu'il n'était pas un homme politique, que
MM. de
Lagrifoul et de Bourdeu, au contraire, avaient la longue expérience
des affaires publiques. Puis, comme
on lui jurait que Plassans avait justement besoin d'un député
en dehors des partis, il s'était laissé toucher,
mais en faisant les professions de foi les plus expresses. Il était
bien entendu qu'il n'irait à la Chambre ni
pour vexer, ni pour soutenir quand même le gouvernement; qu'il se
considérerait uniquement comme le
représentant des intérêts de la ville; que, d'ailleurs,
il voterait toujours pour la liberté dans l'ordre et pour
l'ordre dans la liberté; enfin qu'il resterait maire de Plassans,
de façon à bien montrer le rôle tout
conciliant, tout administratif, dont il consentait à se charger.
De telles paroles parurent singulièrement
sages. Les fins politiques du cercle du Commerce répétaient,
le soir même, à l'envi:
- Je l'avais dit, Delangre est l'homme qu'il
nous faut.... Je suis curieux de savoir ce que le sous-préfet
pourra répondre, quand le nom du maire sortira de l'urne. On
ne nous accusera peut-être pas d'avoir voté
en écoliers boudeurs; pas plus qu'on ne pourra nous reprocher
de nous être mis à genoux devant le
gouvernement.... Si l'empire recevait quelques leçons de ce genre,
les affaires iraient mieux.
Ce fut une traînée de poudre.
La mine était prête, une étincelle avait suffi.
De toutes parts à la fois, des
trois quartiers de la ville, dans chaque maison, dans chaque famille,
le nom de M. Delangre monta au
milieu d'un concert d'éloges. Il devenait le Messie attendu,
le sauveur ignoré la veille, révélé le matin
et
adoré le soir.
Au fond des sacristies, au fond des confessionnaux,
le nom de M. Delangre était balbutié; il roulait dans
l'écho des nefs, tombait des chaires de la banlieue, s'administrait
d'oreille à oreille, comme un sacrement,
s'élargissait jusqu'au fond des dernières maisons dévotes.
Les prêtres le portaient entre les plis de leur
soutane; l'abbé Bourrette lui donnait la bonhomie respectable
de son ventre; l'abbé Surin, la grâce de son
sourire; monseigneur Rousselot, le charme tout féminin de sa
bénédiction pastorale. Les dames de la
société ne tarissaient pas sur M. Delangre; elles lui
trouvaient un si beau caractère, une figure si fine, si
spirituelle! Madame Rastoil rougissait encore; madame Paloque était
presque belle en s'enthousiasmant;
quant à madame de Condamin, elle se serait battue à coups
d'éventail pour lui, elle lui gagnait les coeurs
par la façon dont elle serrait tendrement la main aux électeurs
qui promettaient leurs voix. Enfin, M.
Delangre passionnait le cercle de la Jeunesse, Sèverin l'avait
pris pour héros, tandis que Guillaume et les
fils Maffre allaient lui conquérir des sympathies dans les mauvais
lieux de la ville. Et il n'était pas
jusqu'aux jeunes coquines de l'oeuvre de la Vierge qui, au fond des
ruelles désertes des remparts, ne
jouassent au bouchon avec les apprentis tanneurs du quartier, en célébrant
les mérites de M. Delangre.
Au jour du scrutin, la majorité fut
écrasante. Toute la ville était complice. Le marquis de
Lagrifoul, puis
M. de Bourdeu, furibonds tous deux, criant à la trahison, avaient
retiré leurs candidatures. M. Delangre
était donc resté seul en présence du chapelier
Maurin. Ce dernier obtint les voix des quinze cents
républicains intraitables du faubourg. Le maire eut pour lui
les campagnes, la colonie bonapartiste, les
bourgeois cléricaux de la ville neuve, les petits détaillants
poltrons du vieux quartier, même quelques
royalistes naïfs du quartier Saint-Marc, dont les nobles habitants
s'abstinrent. Il réunit ainsi trente-trois
mille voix. L'affaire fut menée si rondement, le succès
emporté avec une telle gaillardise, que Plassans
demeura tout surpris, le soir de l'élection, d'avoir eu une volonté
si unanime. La ville crut qu'elle venait
de faire un rêve héroïque, qu'une main puissante avait
dû frapper le sol pour en tirer ces trente-trois mille
électeurs, cette armée légèrement effrayante,
dont personne jusque là n'avait soupçonné la force.
Les
politiques du cercle du Commerce se regardaient d'un air perplexe, en
hommes que la victoire confond.
Le soir, la société de M. Rastoil
se réunit à la société de M. Péqueur
des Saulaies, pour se réjouir
discrètement dans un petit salon de la
sous-préfecture, donnant sur les jardins. On prit le thé.
Le grand
triomphe de la journée achevait de fondre les deux groupes en un
seul. Tous les habitués étaient là.
- Je n'ai fait de l'opposition systématique
à aucun gouvernement, finit par déclarer M. Rastoil en
acceptant des petits fours que lui passait M. Péqueur des Saulaies.
La magistrature doit se désintéresser
des luttes politiques. Je confesse même volontiers que l'empire
a déjà accompli de grandes choses et qu'il
est appelé à en réaliser de plus grandes, s'il
persiste dans la voie de la justice et de la liberté.
Le sous-préfet s'inclina, comme si
ces éloges se fussent adressés personnellement à
lui. La veille, M.
Rastoil avait lu au Moniteur le décret nommant son fils Séverin
substitut à Faverolles. On causait
beaucoup aussi d'un mariage, arrêté entre Lucien Delangre
et l'aînée des demoiselles Rastoil.
- Oui, c'est une affaire faite, répondit
tout bas M. de Condamin à madame Paloque, qui venait de le
questionner à ce sujet. Il a choisi Angeline. Je crois qu'il
aurait préféré Aurélie. Mais on lui aura
fait
comprendre qu'on ne pouvait récemment marier la cadette avant
l'aînée.
- Angeline, vous êtes sûr? murmura
méchamment madame Paloque; je croyais qu'Angeline avait une
ressemblance...
Le conservateur des eaux et forêts mit
un doigt sur ses lèvres, en souriant.
- Enfin, c'est au petit bonheur, n'est-ce
pas? continua-t-elle. Les liens seront plus forts entre les deux
familles.... On est ami, maintenant. Paloque attend la croix. Moi, je
trouve tout bien.
M. Delangre n'arriva que très-tard.
On lui fit une véritable ovation. Madame de Condamin venait
d'apprendre au docteur Porquier que son fils Guillaume était
nommé commis principal à la poste. Elle
distribuait de bonnes nouvelles, disait que l'abbé Bourrette
serait grand vicaire de monseigneur, l'année
suivante, donnait un évêché à l'abbé
Surin, avant quarante ans, annonçait la croix pour M. Maffre.
- Ce pauvre Bourdeu! dit M. Rastoil avec un
dernier regret.
- Eh! il n'est pas à plaindre, s'écria-t-elle
gaiement. Je me charge de le consoler. La Chambre n'était pas
son affaire. Il lui faut une préfecture.... Dites-lui qu'on finira
par lui trouver une préfecture.
Les rires montèrent. L'humeur aimable
de la belle Octavie, le soin qu'elle mettait à contenter tout
le
monde, enchantaient la société. Elle faisait réellement
les honneurs de la sous-préfecture. Elle régnait. Et
ce fut elle qui, tout en plaisantant, donna à M. Delangre les
conseils les plus pratiques sur la place qu'il
devait occuper au Corps législatif. Elle le prit à part,
lui offrit de l'introduire chez des personnages
considérables, ce qu'il accepta avec reconnaissance. Vers onze
heures, M. de Condamin parla d'illuminer
le jardin. Mais elle calma l'enthousiasme de ces messieurs, en disant
que ce ne serait pas convenable,
qu'il ne fallait pas avoir l'air de se moquer de la ville.
- Et l'abbé Fenil? demanda-t-elle brusquement
à l'abbé Faujas, en le menant dans une embrasure de
fenêtre. Je songe à lui, maintenant.... Il n'a donc pas
bougé?
- L'abbé Fenil est un homme de sens,
répondit le prêtre avec un mince sourire. On lui a fait
comprendreDebout, appuyé contre la cheminée, il semblait
rêver, les yeux au loin. Il était le maître, il n'avait
plus
besoin de mentir à ses instincts; il pouvait allonger la main,
prendre la ville, la faire trembler. Cette haute
figure noire emplissait le salon. Peu à peu, les fauteuils s'étaient
rapprochés, formant le cercle autour de
lui. Les hommes attendaient qu'il eût un mot de satisfaction,
les femmes le sollicitaient des yeux en
esclaves soumises. Mais lui, brutalement, rompant le cercle, s'en alla
le premier, en prenant congé d'une
parole brève.
Quand il rentra chez les Mouret, par l'impasse
des Chevillottes et par le jardin, il trouva Marthe seule
dans la salle à manger, s'oubliant sur une chaise, contre le
mur, très-pâle, regardant de ses yeux vagues la
lampe qui charbonnait. En haut, Trouche recevait, chantant une polissonnerie
aimable, qu'Olympe et les
invités accompagnaient, en tapant les verres du manche des couteaux.
qu'il aurait tort de s'occuper de politique désormais.
L'abbé Faujas, au milieu de cette joie
triomphante, restait grave. Il avait la victoire rude. Le caquetage
de
madame de Condamin le fatiguait; la satisfaction de ces ambitieux vulgaires
l'emplissait de mépris.
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