Emile Zola
Trois Lettres parisiennes de La Cloche (1872).
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word )
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
4 - Trois Lettres parisiennes de La Cloche (1872). Dumas fils, moraliste
Cest une maladie dorgueil. Les circonstances particulières, le temps, lheure et la sottise moyenne qui ont fait son succès lont empli dune fumée mauvaise. Il a devant la femme, des frissons de terreur, des pamoisons de Saint-Antoine, quil devrait éprouver avec beaucoup plus de raison devant sa prétendue gloire, devant cette femelle qui lui en conte et qui le trahit abominablement. Il se laisse baiser au cou par sa gloire, il la promène, loublie dans lalcôve, linvite à des soupers fins, lui fait risette, zézaie. Et il faut que tout le monde la voit ; il la met nue, la retourne : « Voilà ma gloire, elle est à moi, je couche avec elle ». Ah! pauvre homme! cest une beauté mûre, de beauté médiocre, et dont dautres que vous, qui font moins de bruit, ne voudraient pas. M. Dumas se croit évidemment le premier écrivain de son temps. Il est Juvénal, il est Molière, il rêve dêtre Moïse. Pour peu quon lui en laisse le temps, il conduira lhumanité dans la terre bienheureuse de Chanaan. Après avoir épelé le paroissien des filles, il en est arrivé à méditer la Bible. Il a retrouvé la Dame aux Camélias dans la figure symbolique de Marie-Madeleine. La moindre de ses phrases indique nettement cette hypertrophie cérébrale de la vanité. Jai dit quil allait à lilluminisme, et il y va poussé par le grossissement déréglé de sa personnalité. Sil soublie encore quelques années dans les bras de sa gloire, elle lachèvera ; il en sortira sans une goutte de sang, lil mort et la lèvre abêtie. Jai rencontré parfois sur les quais des livres de folie douce, dinnocents petits livres où il est traité du bonheur de lhumanité. Livres spirites, livres de toutes les idées fixes et de toutes les fêlures. Les uns annonçaient un Messie, les autres mettaient la suprême félicité dans Sirius et enseignaient la façon du monter. M. Dumas, lui, vient dinventer lêtre parfait. LHomme-Femme. On ne comprend pas bien dabord, on croit à quelque audace physiologique, à une étude de lhermaphrodisme. Nullement. Nous sommes en plein catéchisme. Dieu a pris à Adam une côte pour en créer la femme. M. Dumas veut charitablement remettre la côte à sa place et faire rentrer la Femme dans lHomme. Alors ce sera exquis, on sera parfaitement heureux. Remarquez quau fond tout cela est dune affreuse banalité. La chanson recommande aux époux dêtre unis « dans les liens du mariage ». Mais les choses ne vont pas de ce train-là avec M. Dumas. Sa gloire lui a jeté les bras autour du cou et lui a soufflé quil devait décrocher les étoiles. Et il parle du triangle formé par Dieu, lHomme et la Femme. Ce triangle lui entre ses pointes dans le crâne, il prophétise, remue lhistoire de lhumanité, établit les classifications les plus surprenantes, accouche enfin, après des grimaces épouvantables, de vérités qui empêcheront la bourgeoisie terrifiée de goûter dun mois les joies de lhymen. La pente est glissante. Je ne me hasarderai pas au bord du précipice où M. Dumas fait ses sauts périlleux. Au fond du gouffre japerçois Charenton. Mais je suis bien aise de vous dire quil y a trois espèces de femmes : les femmes de temple, les femmes de foyer, les femmes de rue ; et quil y a deux espèces dhommes : les hommes qui savent, et les hommes qui ne savent pas. Voilà. Maintenant, partez de-là pour ne pas être ce que vous savez. Je naime point le talent de M. Dumas ; on le voit du reste. Mais je suis vraiment attristé de ce délire à froid qui le jette dans des théories quil croit extraordinaires, et qui ne sont quodieusement bêtes, le plus souvent. Il part toujours pour laudace, pour les grosses vérités que sa bouche dairain peut seule souffler sur le monde épouvanté. Lisez ceci : « Méfiez-vous, monsieur, je vais vous dire des choses singulières, paradoxales pour ceux-ci, inconvenantes pour ceux-là, monstrueuses pour la plupart. Cependant il faut quelles soient dites par quelquun ; autant que ce soit moi qui les dise , je suis habitué aux exclamations quon va pousser ». Nest-ce pas tout M. Dumas en quelques lignes ? Javais raison de lappeler tout à lheure la trompette dairain. Il va souffler, attention! Dûment averti, nous nous méfions. Nous nous aplatissons par terre. Et voilà quaprès un turlututu qui change la grande trompette en mirliton gigantesque, quaprès nous avoir expliqué Adam, Eve et Caïn, que nous ne connaissions pas encore, quaprès avoir cassé les marbres dAthènes et de Rome, à coups de crucifix, M. Dumas noue crie, dune voix de croquemitaine : « Si ta femme te trompe, tue-là ». Le livre a été fait pour ce mot. Laffaire Dubourg a remué, dans la tête de M. Dumas, lolympe païen et le ciel chrétien, le code et la morale ; et, dans un lointain de féerie, il a aperçu une apothéose, lHomme-Femme-Dieu, le fameux triangle. « Tue-là », cest bête. Ce « tue-là » a les yeux à fleur de tête de M. Prudhomme, des gros yeux qui vous regardent en face, et qui veulent avoir lair terrible. Il a rêvé pendant deux cents pages ; il a ameuté les siècles, dérangé les dieux ; et, à la dernière ligne, il jette ce gros mot comme un pavé, en écoutant le bruit quil fera en tombant dans le public. Cest un homme audacieux, diable! Il vous dit de tuer, lui, sans toutes les sensibleries dusage. Ah! ce grand innocent, vous avez pesé votre pavé, vous lavez taillé pendant deux mois, vous en avez calculé la chute, et vous ne pouvez même pas invoquer lexcuse du marquis de Molière qui crachait dans les puits ; il samusait au moins lui! Eh non! vous nêtes pas inconvenant ; vous êtes « bébête » avec vos gros yeux. De pareilles rêveries ne se discutent pas. Lhumanité suit sa route. La question de la femme, léternelle lutte du féminin et du masculin, comme dit M. Dumas, na de solution que dans lusage commun de la vie. On pardonne, on tue selon son tempérament, sans que les législateurs ni les moralistes puissent intervenir. Cest le drame humain. Mais il y avait, vous devez le comprendre un certain ragoût à conseiller le meurtre. Et cest pour cela que nous avons eu la vision apocalyptique du triangle au milieu duquel le féroce auteur a écrit : « Tue-là! » Cela fait bien, accroché sur le boulevard, en face du public de M. Dumas. Ce philosophe qui tue est la coqueluche des bourgeois bien mis. Mon jugement est sévère, je le sais. Ce nest ni un penseur ni un écrivain original. Il a un style absolument factice, manquant de véritable haleine, empruntant une fausse chaleur à tout un système de phrases exclamatives. Comparez certaines pages de Michelet et même de Gustave Droz, aux pages les plus réussies de sa brochure [Dumas, Al. (fils) : L'homme-femme, réponse à M.Henri d'Ideville.- Paris : M.Lévy frères, 1872.- 177 p., in-8], celles où il conte le mariage et la nuit de noce, vous sentirez toute la différence quil y a entre un écrivain né et un écrivain qui sessouffle et qui se bat contre la phrase. On lui a fait dans la littérature contemporaine une place mensongère, où il ne se tient que par le gonflement de toute sa personne, il en descendra vite, et sur la dalle de dissection, il ne restera de son talent quun cas curieux de Don Quichotte bourgeois, hardi jusquà transpercer les moulins à vent, et persuadé des grâces de sa gloire jusquà faire prendre cette dame pour la plus belle princesse du monde.
*
M. De Lorgeril chante Amaryllis sur ses pipeaux légers. M. de Belcastel fonde un journal pour les demoiselles avec des patrons de corsage et de nouveaux dessins de broderie. Les autres, toute la bande farouche, vivent de lait et de miel, sous les verts ombrages. Et il ny a guère que les bonapartistes qui continuent à se griser abominablement. La politique est au bercail. Elle broute le sainfoin fleuri. Elle écoute les coups de canon de M. Thiers, avec un sourire amical. M. de Kératry lui-même a consenti à aller faire la sieste quelque part. Le Tintamarre rime des triolets sur les trois empereurs et leur fameuse entrevue. La seule question palpitante est de savoir si M. de Voguë sest assis ou non devant le grand turc. Grands silence, ombre fraîche, brise adoucie sur le front des dormeurs, long bercement du pays convalescent, soirée tiède et nuit étoilée annonçant les blancheurs triomphantes de laube prochaine. Chut! Ne faites pas de bruit, marchez discrètement dans les sentiers, en prenant garde de ne réveiller personne. Moi, je me suis mis dans lombre, et je relis Balzac. Cest une lecture forte. Elle nest pas bonne pour les poltrons de la vie. Elle a une senteur humaine qui fait aimer les forces actives de lhomme. Cest un monde louche et terrifiant, mais cest un monde. La machine est si puissante, elle fonctionne avec un si large mouvement quon oublie les mauvais labeurs, les chairs mordues par les engrenages, pour ne voir que le colossal travail de lensemble. Dans lédition complète, dont la publication sachève en ce moment, les derniers volumes sont surtout curieux. Les éditeurs y ont rassemblé les pages volantes de Balzac quils ont pu trouver dans les journaux et les revues du temps. Pages médiocres, souvent, mais dun intérêt très vif. Elles sont pleines de révélations sur lauteur et son époque. Balzac était processif, ayant vécu dans les affaires, et quelles affaires! Toute une partie du vingt-deuxième volume est consacré à la polémique judiciaire. Son procès avec M. Buloz, à propos de la publication du Lys dans la Vallée, est une véritable page dhistoire où sont longuement expliquées et commentées les dures conditions de la vie littéraire, sous la Monarchie de Juillet. Balzac, bon an, mal an, gagnait de six à huit mille francs, et il les gagnait par un travail énorme, au milieu de déboires de toutes sortes. Cet homme, qui restera une de nos gloires, a usé son existence dans une éternelle lutte avec les huissiers et les recors. Une des autres curiosités de ce vingt-deuxième volume, est la collection complète des préfaces, que les éditeurs ont cru devoir réunir et publier par ordre de dates. La logique aurait voulu que chaque roman fût précédé de ses préfaces. Mais rien nest plus intéressant que de les lire toutes à la file les unes des autres. Elles sont comme lhistoire même de lenfantement lent et laborieux de la Comédie Humaine. Lidée du vaste ensemble na poussé que sur le tard dans le cerveau de lauteur. Aux premières uvres, on le voit hésitant, allant un peu à laventure ; puis les fils nombreux se resserrent, la création dun monde se décide, lartiste arrête le plan de son gigantesque tableau. Balzac nétait pas un esprit primesautier. Il se faisait en lui toute une mise en train. Les premiers efforts étaient désespérés ; le jour ne pénétrait que peu à peu dans la forge noir où il battait le fer brut sans relâche. La mort la pris trop tôt ; il en était aux Parents pauvres : il avait grandi jusque-là, il aurait grandi encore. Certes, je nentends pas faire une étude sur Balzac. Mais, à le lire, dans le repos du moment, jai senti le besoin de parler de lui. Jai songé à nous. Ce géant gagnait huit mille francs, et jai vu, sous lEmpire, payer vingt-cinq mille francs par an des chroniqueurs, des plaisantins qui faisaient la culbute sur la corde raide de lactualité. Ils empochaient largent, et ils avaient raison ; mais les imbéciles étaient ceux qui les payaient, qui sémerveillaient en public de leurs sauts périlleux. Largent a tué le talent. Jai vu des Lucien de Rubempré arriver de leur province. Ils étaient bons pour le travail et peut-être auraient-ils écrit un livre, sils avaient vécu avec les deux cents francs de pension que leur faisait leur bonhomme de père. Mais le journalisme était là qui les débauchait. Il leur prenait leurs vingt ans, leur esprit, tout leur courage. Dailleurs, il les entretenait royalement. Certes, quand on peut gagner quinze et vingt mille francs à écrire des bouts de chronique, entre une première et un souper fin, il serait vraiment plaisant de senfermer dans quelque affreuse chambre pour accoucher dun livre. Lhistoire de toutes les filles de lettres est la même. Ils sont venus pour être vertueux ; un journal les a séduits, et ils ont roulé en carrosse pendant dix ans, entretenus par tel ou tel parti ; puis, quand la vieillesse est arrivée, ils ont eu la ressource de se faire balayeur ou chiffonnier. Les nouvelles conditions du journalisme ont profondément disloqué le monde littéraire. Depuis quil y a boutique ouverte desprit, les plus intelligents se vendent en menue monnaie. Le livre est trop long à mûrir ; il effraye. On en arrive même à avoir peur dun article de trois cents lignes. Cent lignes suffisent. Cest tout leffort dont notre génération est capable. Le pain est assuré, la plume nourrit son homme au jour le jour, on récolte sa moisson de notoriété chaque soir ; succès immédiat, gain quotidien, besogne forcée et quon finit par régler comme une horloge, voilà ce quil nous faut. Lucien de Rubempré, qui était venu avec un livre dans le ventre, nous le donne page à page, depuis quil est reconnu que la littérature au détail est vingt fois plus payée que la littérature en gros. Cest ainsi quil ny a plus de romanciers. Le journal les a dévorés. Les meilleurs se sont jetés dans la politique, et je ne les félicite pas. Je nommerais plus dun homme de talent qui a écrit dexcellents romans et qui fait à cette heure détranges articles sur les affaires publiques. Ceux-là sont les victimes honnêtes du journalisme. Ils ont eu le livre tué sous eux, et il a bien fallu quils cédassent au torrent. Ils disent quils reviendront à la littérature quand les temps seront moins mauvais et quils auront aidé à sauver la France. Quils la sauvent donc tout de suite! La vérité est que le roman agonise. Cette grande et large forme de la littérature moderne est tombée entre des mains indignes qui la déshonorent. Je ne sais si vous avez parfois le courage de lire un des feuilletons que publient les journaux ; je parle des journaux les mieux faits et les plus littérairement écrits. Les articles sont soignés ; on balaye toutes les ordures au rez-de-chaussée. Cest la sentine du journal, légoût où croupit toute la sottise de la rédaction. Cela est accepté! Aucun homme bien élevé ne se hasarde dans le feuilleton. On sait que la fosse est là. Cest un roman, cest bon pour les femmes. On fait injure aux femmes, car jestime quelles ont lodorat délicat. Je nexagère pas. Je défie un lecteur de goût de lire les divers romans en cours de publication en ce moment dans la presse, et dy trouver une uvre de quelque mérite. Je parle de la généralité, bien entendu, en faisant des réserves sur certains garçons de talent que je vois avec regret descendre la pente des faiseurs. Je sais, en particulier, certaines uvres dont je ne peut lire un feuilleton sans avoir des crises nerveuses. Cela est inepte, cela est un poison pour les intelligences. Avec une littérature pareille on va tout droit au ramollissement. Le talent est ordurier, cela est entendu et on livre les lecteurs à la sottise. Si La Cousine Bette paraissait en feuilleton, la morale se voilerait la face. Soyons bêtes, mais restons vierges. Et cest ainsi que leffroi des pères de familles a achevé dégorger le roman. Quand le journal na pas tué tout à fait lécrivain, il lui demande de la littérature qui soit dune bêtise moyenne et courante. On parle beaucoup de faire des hommes, aujourdhui. Je trouve quon fait des imbéciles. Cest bien, allons jusquau bout, assommons les derniers écrivains de courage, qui nont pas encore laissé toute leur virilité dans le mauvais lieu de la petite presse. Ce seront les garçons de bureau qui balaieront la salle et feront les feuilletons. Moi, je me suis mis à lombre, et je relis Balzac.
*
A propos de Sainte-Beuve
Certes, je ne ferai pas un crime au lettré, à ce tempérament moyen et ami de létude, davoir eu peur et dêtre allé demander à la Belgique un cabinet tranquille, où il pouvait vivre au milieu de ses chers livres. Mais il y a là un trait quon a souvent négligé dans létude de sa personnalité, et qui achève de montrer son horreur secrète pour les choses, les livres et les hommes bruyants, dont le sens lui échappait. Il na pas plus compris Balzac que la République, et il a fait ses réserves dhomme tendre devant les grands éclats de la politique et de la littérature. Cétait un analyste qui ne reculait devant aucune besogne anatomique, mais qui aurait volontiers fait tendre son amphithéâtre de rideaux de boudoir et qui y aurait donné rendez-vous à toutes les belles mortes du monde lettré. A lire cette étude sur Chateaubriand, je me suis rappelé Sainte-Beuve tel que je lai entrevu dans les dernières années de sa vie. Sa maison, situé rue du Montparnasse, était petite, close et discrète. On eût dit un couvent, une retraite mystique, où traînait un parfum damour. Jallai un jour lui porter quelques documents. Il travaillait alors à une notice sur M. Littré. La porte souvrit dune façon douce, et une jeune femme mintroduisit dans un salon obscur, où je demeurai seul pendant dix bonnes minutes. Au fond, il y avait un jardin, avec de grands arbres, qui mettaient la maison dans une ombre tendre et verdâtre. Le silence frissonnant de ce salon obscur, la clarté attendrie tombant des feuilles, me firent rêver au nid tiède, caché dans un coin ignoré de Paris, dun jeune ménage en pleine lune de miel. Puis, on me fit monter un escalier étroit, et je trouvai le critique debout au milieu de son cabinet. Je restai au plus cinq minutes, mais je nai pu oublier ce visage blanc, aux traits forts et épais ; la tête était caractéristique, allongée, pointue ; les yeux saillants avaient une bonhomie railleuse ; les lèvres, largement taillées, annonçaient des curiosités de critique et des appétits dhomme. Sous ce masque pâle, il devait y avoir des tempêtes ; la chair était, à certains moments, comme boursouflée par les orages du dedans. Jai pensé à un de ces chats superbes qui rentrent au matin, hérissés et salis de leur guilledou nocturne, et qui, après sêtre léché les pattes et lissé la robe, ronronnent doucement sur le coin dun fauteuil, aimables, sages, souples, délicats à ne pouvoir supporter une tache sur les mains qui les flattent. Sous la patte de velours, la griffe se sentait éternellement. Malgré ses grands succès classiques, qui le vouaient aux Lettres, Sainte-Beuve entra comme interne à lhôpital Saint-Louis. Cest là quil devint le critique cruel et minutieux qui a fouillé de ses instruments aigus les curs de presque toutes nos époques littéraires. En choisissant pour métier la médecine, avec cette prudence dhomme pratique qui ne la jamais abandonné, il ne se doutait guère quil prenait un chemin de traverse pour revenir aux Lettres. Dès quil eut le scalpel à la main, il éprouva les curiosités de lanalyste ; il aima damour lorganisme humain et en chercha les ressorts avec passion. Le poëte était blessé à mort, en lui, par ce besoin de connaître et de dire la vérité. Plus tard, quand Les Orientales, de Victor Hugo, lui firent jeter sa trousse de chirurgien, il ne fut plus pour les dames quun « Werther carabin ». Ses Poésies de Joseph Delorme et ses Consolations sentent lamphithéâtre. Lindifférence de la foule, la douleur secrète du poëte méconnu, achevèrent certainement de le pousser à la critique. Il sétait condamné à nêtre quun anatomiste. Les querelles quil avait eues avec la Muse ont gardé jusquà la mort leur amertume dans sa mémoire. Il aimait les jeunes poëtes ; il leur consacrait presque tous les ans un long article où il soccupait avec sympathie des plus infimes rimeurs. Lui si dur pour les romanciers, les historiens, les lettrés, il sattendrissait avec les faiseurs de sonnets. La plaie saignait toujours. Jai souvent pensé que, sil fut méchant parfois, sil eut des taquineries féroces, des traîtrises de plume à faire pleurer les gens, cest quil avait à soulager toute laigreur amassée de ce misérable Joseph Delorme, qui étouffait son cur sous la bure du critique. Sainte-Beuve a écrit tant de portraits, avec des haines et des amours diverses, quil sera fort difficile de fixer jamais le sien dun trait net et définitif. Pour moi, je ne vois en lui quun curieux très savant et très fin. Il a appliqué, en critique, la méthode anatomique, empruntée à ses études médicales. Il dissèque les intelligences, interroge lhomme pour connaître luvre, interroge le milieu pour connaître lhomme. Ce ne sont plus les jugements secs et étroits de la vieille école de La Harpe ; ce sont de véritables résurrections dépoques et dindividus. On dit quil a fait de la critique biographique, et lon entend sans doute par-là quil a raconté la vie des auteurs, en analysant leurs uvres. Un livre, une production de lesprit humain nest plus pour lui, comme pour les anciens critiques, un fait isolé quon étudie et quon juge à part ; ce livre, cette production a été vécue par un homme, et dès lors il devient nécessaire, pour dire la vérité entière et exacte, de pénétrer dans la vie de cet homme et de suivre en lui lenfantement de son uvre. Cest en obéissant à ces pensées que Sainte-Beuve a innové, ou tout au moins appliqué largement une critique vivante et rationnelle, dont M. Taine est venu plus tard formuler les lois, avec quelque raideur. Dailleurs, rarement M. Sainte-Beuve jugeait, concluait. Il exposait les choses et les hommes, ne laissant percer ses sympathies ou ses haines que par les frémissements de la phrase. Il fouillait les diverses intelligences avec la même curiosité insatiable, il aimait la vie dans ses manifestations les plus opposées. Sil ne put jamais aller jusquà Balzac, il garda devant lui une anxiété qui témoignait du trouble profond, très désagréable, il est vrai, dans lequel le jetait la puissante machine de La Comédie Humaine. Son besoin des choses douces et modérées narrêtait pas son envie de savoir, au bords des trous noirs les plus terrifiants. Lorsquil eut cédé la place à la République de 48, je suis certain que, de sa chaire de Liège, il suivait de loin cette terrible mégère avec les désirs effarés dun pauvre jeune homme curieux des bras puissants de quelque ogresse rencontrée au crépuscule. Me voilà loin de Chateaubriand et de son groupe littéraire sous lEmpire, dont je voulais parler. Le critique est un peu comme lartiste dramatique, qui emporte avec lui la vie de ses créations. Lombre de Sainte-Beuve, quand je la rencontre, me fait oublier les uvres écrites, qui se refroidissent depuis quil nest plus là pour leur donner de son sang. |