Emile Zola
Eloges d'écrivains, discours prononcés aux obsèques de
Gonzalès, Cladel, Maupassant, Houssaye, Goncourt, Daudet,
Alexis (1891-1901)
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5 - ZOLA, Emile (1840-1902) : Eloges d'écrivains, discours prononcés aux obsèques de Gonzalès, Cladel, Maupassant, Houssaye, Goncourt, Daudet, Alexis (1891-1901).
MESSIEURS, Au nom de la Société des Gens de Lettres, je viens apporter un suprême hommage à Emmanuel Gonzalès qui, après avoir été un des fondateurs de cette Société, consacra à sa prospérité et à sa grandeur vingt-quatre ans de sa vie. Je ne veux point éluder un devoir que je suis heureux de remplir comme président actuel du Comité, en passant rapidement sur luvre littéraire dEmmanuel Gonzalès. Certes, le champ du roman sest élargi, de nouvelles formules sont venues, la postérité a remis chacun à son rang. Mais, ce quil faut louer toujours, ce qui reste quand même honorable, cest leffort, cest le travail, cest la production, lorsquelle est saine et digne ; et je métonne parfois quen nos temps de démocratie lécrivain producteur nait pas au moins lestime de ceux qui exaltent louvrier. Dailleurs, nest-ce donc rien que davoir amusé toute une époque? Gonzalès appartient à lâge héroïque des conteurs, à ces temps déjà fabuleux de la création du roman-feuilleton, lorsquil se distribua, sous les fenêtres des héroïnes, tant de coups dépée. Ces belles imaginations ont passionné nos mères, et nous sommes certainement un peu faits de ces contes dont elles tournaient si fiévreusement les pages. Je me risquerai, messieurs, à un souvenir personnel. Javais quatorze ans, et cétait pendant le choléra de 1854, au fond dun bastidon perdu de la Provence, où ma famille sétait réfugiée. Là, pendant les trois mois de ces vacances forcées, jai dévoré tout un cabinet de lecture, que ma grand-mère, femme courageuse, allait me chercher à la ville, par paquets de quinze et vingt volumes. Tous les grands conteurs, les Dumas, les Eugène Sue, les Féval, les Elie Berthet, y passèrent. Eh bien! messieurs, de tant duvres englouties goulûment, une surnage encore dans ma mémoire en traits ineffaçables : Les Frères de la Côte dEmmanuel Gonzalès. Ah! Les Frères de la Côte, avec leurs aventures extraordinaires et poignantes, leur envolée folle au pays de limagination! ils mont accompagné dans la vie, aussi vivants en moi que Le Petit Poucet et que Le Robinson Suisse. Cest beaucoup vraiment, que cette impression si vive, cette hantise laissée à toute une génération. Il y a là une force. Plus tard, jai connu Gonzalès, et je me souviendrai toujours de notre première rencontre chez un ami commun, le peintre Edouard Manet. Et quoi? lauteur des Frères de la Côte nétait pas un mythe! il vivait, il descendait pour moi de sa légende. Et je trouvais lhomme le meilleur de la terre, dune grande simplicité, dune grande bonté. Il venait là avec ses deux filles, alors dans tout léclat de leur jeunesse et de leur beauté. Il devait mourir de la mort de laînée, entre les bras de la cadette en larmes. Mais alors, quelles bonnes causeries, dans latelier de la rue Saint-Pétersbourg, et comme ce romancier de cape et dépée, au nom castillan, était dune jolie humeur française, et comme il était plein de sens, de grâce et de bonhomie! Permettrez-vous, messieurs, à lincorrigible que je suis, de dire que la réalité vaut toujours mieux que ce quon imagine? Mais, en dehors des opinions littéraires, il est une uvre de Gonzalès dont nous lui sommes tous, sans distinction décoles, profondément reconnaissants ; et, cette uvre, cest notre Société elle-même ; car il en a été, pendant un quart de siècle, louvrier le plus actif et le plus dévoué. Il avait fini par lui tout donner de son temps et de son intelligence, renonçant à produire, ne travaillant quà assurer la vie libre et heureuse des autres producteurs, ses confrères. Et, quoi quon en dise, luvre est grande, qui sauvegarde les intérêts des écrivains et qui les groupe en une association de justice et de charité. Si Gonzalès et les autres fondateurs de la Société des Gens de Lettres revenaient, quelle stupeur serait la leur, de voir que lon nous dispute encore le droit de vivre de nos uvres! Au temps de la fondation, il y avait beaucoup de pirates, les uvres étaient volées, reproduites dans les journaux, sans que lon consultât même les auteurs ; et ce fut alors que les écrivains, cédant au grand mouvement dassociation qui est en train de transformer les peuples, eurent lidée de se syndiquer pour se défendre, taxant les journaux, ne tolérant plus quon les volât. Eh! oui, messieurs, en dehors de notre bonne confraternité, de nos avances et de nos dons, nous ne sommes quun syndicat dintérêts. On nous reproche de ne songer quaux gros sous. Mon Dieu! il ne faut pas avoir peur des mots, et cest bien vrai : nous défendons les gros sous de nos membres, les gros sous que la femme et les enfants attendent parfois avec angoisse, les gros sous qui souvent ont empêché un homme de déchoir. Si lécrivain est aujourdhui un citoyen libre, indépendant, pouvant tout dire, cest quil vit de sa plume. Et il est stupéfiant, lorsque le plus petit corps de métier est loué de se constituer en syndicat pour résister aux patrons, quon sétonne de voir les écrivains sassocier, mettre en commun leur effort, tirer légitimement de leurs uvres tout ce quelles peuvent donner. Messieurs, ceci nest point une digression et je nai pas hésité à dire ces choses devant la tombe de Gonzalès, car sil les entendait, elles le réjouiraient certainement. Ce que nous venons honorer en lui, cest justement cet inépuisable dévoûment quil a montré aux intérêts des écrivains, cest le grand amour avec lequel il a travaillé pendant de si longues années à luvre que nous continuons. Nous avons voulu que son image revécût dans ce beau buste de M. Marquès de Vasselot, et nous sommes heureux de saluer en lui, un de nos aînés, le plus laborieux et le plus loyal, un de ceux qui ont sûrement le plus fait pour la vraie dignité des lettres. Il restera comme une figure charmante et bonne, laimable romancier qui a amusé toute une génération, et linfatigable administrateur qui a souvent assuré le pain de ses confrères.
* Au nom de la Société des Gens de Lettres, au nom de la littérature française, je viens dire un dernier adieu à Léon Cladel. Et, ce que je regrette, cest que, averti trop tard, loin de Paris, je ne puis le louer ici comme il le mérite. Pendant les trente années de son dur et glorieux labeur il est resté fidèle à la terre doù il était sorti, il a aimé les humbles et les souffrants quil avait coudoyés dans sa jeunesse. Ses héros préférés, ce sont les va-nu-pieds des champs et des villes, tous ceux que la vie sociale écrase ; ce sont aussi les simples, les grands et les tendres, dont chaque heure, dans la bataille de lexistence, est un héroïsme. Il les prenait parmi le peuple, il leur soufflait lâme naïve et forte des foules, il les faisait à son image ; car, même sous lusure de notre terrible Paris, il avait gardé la simplicité et une tranquille grandeur. Il sétait mis véritablement à part, dans notre monde littéraire. On a parlé de sa petite maison de Sèvres, où il vivait au milieu des siens, comme un patriarche, de cette maison si accueillante aux jeunes débutants, toute pleine de bonne affection et de travail. Les enfants poussaient là au grand air. Des bêtes domestiques, libres et caressées lenvahissaient. Nétait-ce pas le milieu naturel du poëte puissant qui à dressé les fières figures du Bouscassié, dOmpdrailles et de lHomme-de-la-Croix-aux-Bufs? Il était mon aîné à peine de quelques années ; je lai connu à lépoque de nos débuts, lorsquil venait de publier son premier livre, Les Martyres ridicules. Et, si jévoque le Cladel de cette époque déjà lointaine, je revois un jeune homme à la mise correcte, à la chevelure émondée et contenue. Je veux dire quil nest point débarqué à Paris en paysan du Danube, mais que, plutôt, la libre insouciance, la bonhomie rurale ly ont repris à mesure quil a vieilli. Cest là un phénomène typique et charmant, tout à son honneur. Il ne faut pas oublier quil a eu des amitiés illustres. Il tutoyait Gambetta ; il aurait pu, comme tant dautres, au lendemain de la conquête, réclamer sa part. Mais, en maladroit qui tenait surtout à ses convictions, il choisit justement pour se fâcher le jour où son tout puissant ami fut le maître. Jamais il ne sest mis du côté du manche, jamais il na été là quand la douce pluie des récompenses et des sinécures commençait. Il demeurait dune intransigeance. Il demeurait dune intransigeance farouche, sans concessions aucunes, ni politiques, ni littéraires. Et cest pourquoi, lorsque nous en avons vu tant dautres mettre des pans à leurs vareuses et changer leurs foulards rouges en cravates blanches, lui, doucement, avec son fin sourire, retournait au chapeau de feutre et à la grosse houppelande, quil trouvait commodes et qui lui tenaient chaud. Cela est très beau, une existence entière donnée à un idéal, dans le désintéressement de tout le reste. Cladel na voulu être et na été quun écrivain. Seulement être un écrivain, pour lui, exigeait une somme defforts surhumains, demandait une vie de conscience et de travail acharné, car il sétait fait du style une idée de haute perfection, hérissée de telles difficultés à vaincre, quil agonisait à la peine. On raconte quil a recommencé, quil a récrit des manuscrits jusquà trois fois. La poursuite du mot juste le jetait dans des angoisses infinies. Tout devenait un sujet de scrupules, la ponctuation, le rythme des phrases et des alinéas. Jai connu chez Flaubert, ce tourment de la belle prose sonore, parfaite et définitive. Il nen est pas de plus torturant ni de plus délicieux. Et cela devient dun grand et superbe exemple, en nos temps de prose bâclée, de journalisme hâtif, darticles fabriqués à la grosse sur des coins de tables. Le pis est quun si noble labeur nest presque jamais récompensé du vivant de lécrivain. Ces uvres si soignées, si voulues, ne se laissent point aisément pénétrer par la foule. Leur beauté a besoin dune sorte dinitiation, elle demeurent le culte dune élite. Cest ce qui fait que Cladel na point rencontré les succès retentissants, les acclamations de ce Paris si prompt à sengouer parfois. Je ne crois pas quil en ait souffert, car il avait le cur solide et haut. Il devait se rendre compte de la vanité de certaines gloires fragiles. Mais nous en avons souffert pour lui, nous autres qui connaissions sa rare valeur, qui savions aussi, hélas!, que le succès, cest aussi laisance, parfois la santé, la maison heureuse, égayée de soleil. Oui, à chacune de ces belles uvres impeccables quil lançait, ouvragées comme des joyaux de haut prix, nous aurions voulu les forts tirages qui hantent les impatients daujourd'hui, le fracas des journaux, le livre courant dans des milliers de mains. Nétait-ce point un spectacle fait pour étonner, ces uvres où il ne glorifiait que les petits et les misérables, et qui nallaient point à la foule, à limmense peuple illettré? Seuls, les poëtes, les artistes, en sentaient le fin et puissant travail, les difficultés vaincues, la hautaine réussite. Il était un maître, il tenait tout un coin de notre littérature, il avait sa griffe de lion qui marquait chacune de ses pages. Dans cette petite maison de Sèvres, si simple, vivait à lécart du grand public, adoré des seuls fidèles de la parfaite littérature, un des écrivains les plus personnels et les plus probes de la seconde moitié de ce siècle. Et, dailleurs, nest-ce pas un destin heureux que davoir trouvé de son vivant le succès rétif, quand on a tout fait pour bâtir son uvre sur des bases indestructibles? Ce qui les dévore, ces ouvriers acharnés remettant sans cesse leurs phrases au feu de la forge, cest limpérieux besoin de les forger si solides, si définitives, quelles vivent ensuite éternelles dans les siècles. Flaubert les voulait dairain, toutes droites comme des tables de bronze, debout à jamais. Et leur récompense est là, à ces vaillants, dans la certitude quils peuvent mourir, que leurs livres vivront. Le miracle de la vie saccomplit, ces livres résistent et grandissent de jour en jour, quand tant dautres, acclamés à leur apparition, disparaissent rapidement dans la banalité même de leur succès. La solidité du style, la conscience, le désir de perfection, tout ce qui a rebuté dabord, travaille à la conquête de limmortalité. Les lecteurs viennent, ne sen vont plus, le roman se classe parmi les uvres résumant une intelligence et une époque. Cest ainsi que les jours et les nuits passés sur une page par un écrivain original, soufflent à cette page une âme, une vie que rien nétouffe, qui se développe à son heure et qui monte à la gloire. Cladel a été le bon et génial ouvrier qui, la journée finie, peut se reposer en paix dans la tombe, satisfait et fier de son labeur. Il a laissé luvre qui survit, luvre vivante qui gagne en force, à chaque lever nouveau du soleil. Elle fait partie désormais de léternelle nature, elle portera ses fleurs, aux printemps sans fin qui se succéderont. Et cette gloire de demain, cette moisson de palmes poussant de la mort, cest le suprême hommage, cest la grande consolation que je veux déposer aux pieds de la veuve de lécrivain, de ladmirable compagne qui a été le charme et le courage de son existence. Oui, dans laffreux deuil qui les frappe, sil est une consolation possible, que la veuve, que les enfants se disent quil nest point parti, celui dont les uvres grandiront et vivront à jamais dans la mémoire des hommes.
* MESSIEURS, Cest au nom de la Société des Gens de Lettres et de la Société des Auteurs dramatiques que je dois parler. Mais quil me soit permis de parler au nom de la littérature française, et que ce ne soit pas le confrère, mais le frère darmes, laîné, lami qui vienne ici rendre un suprême hommage à Guy de Maupassant. Jai connu Maupassant, il y a dix-huit à vingt ans déjà, chez Gustave Flaubert. Je le revois encore, tout jeune, avec ses yeux clairs et rieurs, se taisant, dun air de modestie filiale, devant le maître. Il nous écoutait pendant laprès-midi entière, risquait à peine un mot de loin en loin ; mais de ce garçon solide, à la physionomie ouverte et franche, sortait un air de gaîté si heureuse, de vie si brave, que nous laimions tous, pour cette bonne odeur de santé quil nous apportait. Il adorait les exercices violents ; des légendes de prouesses surprenantes couraient déjà sur lui. Lidée ne nous venait pas quil pût avoir un jour du talent. Et puis éclata Boule-de-Suif, ce chef-duvre, cette uvre parfaite de tendresse, dironie et de vaillance. Du premier coup, il donnait luvre décisive, il se classait parmi les maîtres. Ce fut une de nos grandes joies ; car il devint notre frère, à nous tous qui lavions vu grandir sans soupçonner son génie. Et, à partir de ce jour, il ne cessa plus de produire, avec une abondance, une sécurité, une force magistrale, qui nous émerveillaient. Il collaborait à plusieurs journaux. Les contes, les nouvelles se succédaient, dune variété infinie, tous dune perfection admirable, apportant chacun une petite comédie, un petit drame complet, ouvrant une brusque fenêtre sur la vie. On riait et lon pleurait, et lon pensait, à le lire. Je pourrais citer tels de ces courts récits qui contiennent, en quelques pages, la mlle même de ces gros livres que dautres romanciers auraient écrits certainement. Mais il me faudrait tous les citer, et certains ne sont-ils pas déjà classiques, comme une fable de La Fontaine ou un conte de Voltaire? Maupassant voulut élargir son cadre, pour répondre à ceux qui le spécialisaient, en lenfermant dans la nouvelle ; et, avec cette énergie tranquille, cette aisance de belle santé qui le caractérisait, il écrivit des romans superbes, où toutes les qualités du conteur se retrouvaient comme agrandies, affinées par la passion de la vie. Le souffle lui était venu, ce grand souffle humain qui fait les uvres passionnantes et vivantes. Depuis Une vie jusquà Notre Cur, en passant par Bel-Ami, par La Maison Tellier et Fort comme la Mort, cest toujours la même vision forte et simple de lexistence, une analyse impeccable, une façon tranquille de tout dire, une sorte de franchise saine et généreuse qui conquiert tous les curs. Et je veux même faire une place à part à Pierre et Jean, qui est, selon moi, la merveille, le joyau rare, luvre de vérité et de grandeur qui ne peut être dépassée. Ce qui nous frappait, nous qui suivions Maupassant de toute notre sympathie, cest cette conquête si prompte des curs. Il navait eu quà conter ses histoires, les tendresses du grand public étaient aussitôt allées vers lui. Célèbre du jour au lendemain, il ne fut même pas discuté ; le bonheur souriant semblait l'avoir pris par la main pour le conduire aussi haut qu'il lui plairait de monter. Je ne connais certainement pas un autre exemple de début si heureux, de succès plus rapides et plus unanimes. On acceptait tout de lui ; ce qui aurait choqué sous la plume d'un autre passait dans un sourire. Il satisfaisait toutes les intelligences, il touchait toutes les sensibilités, et nous avions ce spectacle extraordinaire d'un talent robuste et franc, sans concession aucune, qui s'imposait d'un coup à l'admiration, à l'affection même de ce public lettré, de ce public moyen qui, d'ordinaire, fait payer si chèrement aux artistes originaux le droit de grandir à part. Tout le génie propre de Maupassant est dans l'explication de ce phénomène. S'il a été, dès la première heure, compris et aimé, c'était qu'il apportait l'âme française, les dons et les qualités qui ont fait le meilleur de la race. On le comprenait parce qu'il était la clarté, la simplicité, la mesure et la force. On l'aimait parce qu'il avait la bonté rieuse, la satire profonde qui, par un miracle, n'est point méchante, la gaîté brave qui persiste quand même sous les larmes. Il était de la grande lignée que l'on peut suivre depuis les balbutiements de notre langue jusqu'à nos jours ; il avait pour aïeux Rabelais, Montaigne, La Fontaine, les forts et les clairs, ceux qui sont la raison et la lumière de notre littérature. Les lecteurs, les admirateurs, ne s'y trompaient pas ; ils allaient d'instinct à cette source limpide et jaillissante, à cette belle humeur de la pensée et du style, qui contentait leur besoin. Et ils étaient reconnaissants à un écrivain même pessimiste de leur donner cette heureuse sensation d'équilibre et de vigueur dans la parfaite clarté des uvres. Ah! la clarté, quelle fontaine de grâce où je voudrais voir toutes les générations se désaltérer! Jai beaucoup aimé Maupassant parce quil était vraiment, celui-là, de notre sang latin, et quil appartenait à la famille des grandes honnêtetés littéraires. Certes, il ne faut point borner lart : il faut accepter les compliqués, les raffinés et les obscurs ; mais il me semble que ceux-ci ne sont que la débauche ou, sil on veut, que le régal dun moment, et quil faut bien en revenir toujours aux simples et aux clairs, comme on revient au pain quotidien qui nourrit sans lasser jamais. La santé est là, dans ce bain de soleil, dans cette onde qui nous enveloppe de toutes parts. Peut-être la page de Maupassant que nous admirons, lui a-t-elle coûté un effort. Quimporte, si cette fatigue napparaît pas, si nous sommes réconfortés par le naturel parfait, la tranquille vigueur qui en déborde ! On sort de cette page comme ragaillardi soi-même, avec lallégresse morale et physique que donne une promenade sous la pleine lumière du jour. Des années de continuelle production se passaient et Maupassant allait en évoluant peu à peu, vers dautres terres dobservation. Il avait eu toujours la curiosité des cieux nouveaux, des contrées inconnues. Il voyageait beaucoup, rapportait une vision intense des pays quil avait traversés. Son goût de la clarté et de la simplicité lui donnait lhorreur du métier littéraire. Jamais homme na senti lencre moins que lui et il arrivait même à laffectation de ne jamais parler littérature, de vivre à lécart du monde des lettres, travaillant par nécessité, disait-il, et non dans un but de gloire. Cela nous étonnait un peu, nous autres, dont lidée de littérature a mangé lexistence. Pourtant, aujourdhui, je crois bien quil avait raison, et que la vie mérite dêtre vécue pour elle-même, en dehors du travail. Il faut aussi la vivre pour la connaître, et il est certain que Maupassant, dans les dernières années, avait singulièrement élargi son monde de paysans et de bourgeois, quil avait acquis un sentiment plus délicat et plus profond de la femme, quil marchait à des uvres plus fouillées et plus souples. Je sais bien que quelques-uns commençaient à regretter le Maupassant des débuts, et moi-même je ne le voyais pas sans inquiétude perdre de son bel équilibre. Mais ce nest point ici le lieu de juger encore lensemble de son uvre, et, ce quon peut dire, cest que jusquau dernier jour, ce prétendu indifférent de la littérature a aimé passionnément son art et quil cherchait toujours, quil sefforçait de progresser toujours, avec le sens le plus aiguisé de la vérité humaine. Il fut comblé de tous les bonheurs, et jinsiste, car la grandeur de la figure quil laissera dans la mémoire des hommes est sans doute ici. Je veux le revoir avec son visage riant, certain du triomphe, quand il venait me serrer la main, aux heures joyeuses de la jeunesse. Je veux le revoir plus tard dans son succès, si aisé et si franc, accueilli de tous, fêté, acclamé, porté à la gloire comme un envolement naturel. Il avait toutes les chances, même celle de ne pas faire de jaloux, au milieu dune victoire si prompte, car il gardait les curs quil avait conquis ; pas un de ses amis de la première heure ne souffrait de sa fortune, tellement il était resté un sincère et cordial compagnon. Cela paraissait tout naturel quil fût comblé par le sort : on ne sentait marcher devant lui que les fées bienfaitrices qui sèment de fleurs la route, jusquà quelque couronnement dapothéose, dans une vieillesse avancée. Surtout on se félicitait de sa santé, qui semblait inébranlable, on le proclamait avec justice le tempérament le mieux pondéré de notre littérature, lesprit le plus net, la raison la plus saine. Et ce fut alors que leffroyable coup de foudre le détruisit. Lui, grand Dieu! lui frappé de démence! Tout ce bonheur, toute cette santé coulant dun coup dans cette abomination! Il y avait là un tournant de vie si brusque, un abîme si inattendu, que les curs qui lont aimé, ses milliers de lecteurs, en ont gardé une sorte de fraternité douloureuse, une tendresse décuplée et toute saignante. Je ne veux pas dire que sa gloire avait besoin de cette fin tragique, dun retentissement si profond dans les intelligences ; mais son souvenir, depuis quil a souffert cette passion affreuse de la douleur et de la mort, a pris en nous je ne sais quelle majesté souverainement triste qui le hausse à la légende des martyrs de la pensée. En dehors de sa gloire décrivain, il restera comme un des hommes qui ont été les plus heureux et les plus malheureux de la terre, celui où nous sentons le mieux notre humanité espérer et se briser, le frère adoré, gâté, puis disparu, au milieu des larmes. Et, dailleurs, qui peut dire si la douleur et la mort ne savent pas ce quelles font ? Certes, Maupassant, qui en quinze années avait publié près de vingt volumes, pouvait vivre et tripler ce nombre et emplir à lui seul tout un rayon de bibliothèque. Mais le dirais-je ? Je suis parfois pris dune inquiétude mélancolique devant les grosses productions de notre époque. Oui, ce sont de longues et consciencieuses besognes, beaucoup de livres accumulés, un bel exemple dobstination au travail. Seulement, ce sont là aussi des bagages bien lourds pour la gloire, et la mémoire des hommes naime pas à se charger dun pareil poids. De ces grandes uvres cycliques il nest jamais resté que quelques pages. Qui sait si limmortalité nest pas plutôt une nouvelle en trois cents lignes, la fable ou le conte que les écoliers des siècles futurs se transmettront, comme lexemple inattaquable de la perfection classique ? Et, messieurs, ce serait là la gloire de Maupassant, que ce serait encore la plus certaine et la plus solide des gloires. Quil dorme donc son bon sommeil, si chèrement acheté, confiant dans la santé triomphante de luvre quil laisse! Elle vivra, elle le fera vivre. Nous qui lavons connu, nous resterons le cur plein de sa robuste et douloureuse image. Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par ses uvres laimeront pour léternel chant damour quil a chanté à la vie.
* Je ne suis qu'un ami, je parle simplement au nom des amis de Maupassant, non pas des amis inconnus et innombrables que lui valurent ses uvres, mais des amis de la première heure qui lont connu, aimé, suivi dans sa marche vers la gloire. Cest près dici que je le rencontrai pour la première fois, il y a déjà plus dun quart de siècle, chez notre bon et grand Flaubert, dans ce petit appartement de la rue Murillo, dont les fenêtres donnaient sur les verdures de ce parc. Je me revois, penché là-haut, coude à coude avec lui, regardant tous deux les beaux ombrages, apercevant un coin luisant de la nappe deau qui est là, causant de ce portique dont les colonnes sy reflètent. Et quelle étrange chose, après plus de vingt-cinq ans, que ce jeune homme, alors inconnu, revive même dans le marbre, et que ce soit moi qui aie la joie dy saluer son immortalité. Lors de notre première rencontre, là-haut, dans le cabinet de travail du bon et grand Flaubert, tout retentissant, tout brûlant de la passion des lettres, Maupassant nétait guère quun écolier à peine échappé des bancs du collège. Il y avait là Goncourt, Daudet, Tourgueneff, ses aînés, et il se faisait devant eux si modeste avec son tranquille sourire, quaucun de nous ne prévoyait alors son éclatante et rapide fortune. On laimait pour sa gaîté sonnante, pour sa belle santé, pour ce charme de la force qui émanait de lui. Cétait lenfant bien portant et rieur de la maison, à qui tous les curs sétaient donnés. Puis vinrent les années de début. Alors, Maupassant noua dautres amitiés, partit à la conquête du monde avec Huysmans, Céard, Hennique, Alexis et Mirbeau, et Bourget, et dautres encore. Quelle belle fête de jeunesse! comme les cerveaux flambaient! et combien ces liens de sympathies premières restèrent solides! Car, si la vie fit plus tard son uvre, si elle emporta chacun à son destin, il faut dire hautement que Maupassant resta toujours un ami fidèle, eut toujours pour ses anciens frères darmes la main tendue et le cur chaud. Le succès vint, la célébrité éclata en coup de foudre. Maupassant fut un homme heureux, si un tel mot peut se dire après leffroyable fin où il sombra. Maintenant quil a fait son uvre, maintenant que le voici immortalisé parmi ces ombrages, jose même penser que cette fin terrible ajoute à sa figure, lélève à une hauteur tragique et souveraine dans la mémoire des hommes. Dès ses débuts, il fut acclamé, les quelques amis que je nommais tout à lheure devinrent légion ; il conquit les salons aristocratiques, après avoir conquis les salons bourgeois. Ce fut vers lui une ruée de toutes les admirations, de toutes les tendresses. Et, jusquaprès le tombeau, vous voyez bien que la gloire lui réussit, puisque voici sa mémoire qui séternise dans ce gracieux monument, symbole du don que la femme lui avait fait de son âme, et puis que nous fêtons ici son buste, lorsque tant dautres de ses aînés, et des plus illustres, attendent encore le leur! Cest que Maupassant est la santé, la force même de la race. Ah! quelles délices de glorifier enfin un des nôtres, un Latin à la bonne tête limpide et solide, un constructeur de belles phrases, éclatantes comme de lor, pures comme du diamant! Si une telle acclamation a constamment retenti sur son passage, cest que tous reconnaissaient en lui un frère, un petit-fils des grands écrivains de notre France, un rayon du bon soleil qui féconde notre sol, mûrit nos vignes et nos blés. On laimait parce quil était de la famille et quil navait pas honte den être, et quil montrait lorgueil davoir le bon sens, la logique, léquilibre, la puissance et la clarté du vieux sang français. Cher Maupassant, mon cadet que jai aimé, que jai vu grandir avec une joie de frère, japporte à votre entrée dans la gloire lapplaudissement de tous les fidèles amis dautrefois. Si notre bon et grand Flaubert pouvait de-là-haut, de sa table dacharné travail, assister à votre glorification, de quelle fierté son cur ne serait-il pas gonflé, en nous voyant rendre cet hommage à celui quil nommait son fils en littérature! Et son ombre y est du moins et, par ma voix, nous sommes tous là, nous vous admirons, nous vous aimons, nous saluons votre immortalité.
* Au nom de la Société des Gens de Lettres, je viens rendre un suprême hommage à la mémoire dArsène Houssaye. Nous perdons en lui un de nos sociétaires les plus éminents et les plus anciens. Il était des nôtres depuis un demi-siècle, il avait fait partie de notre Comité à de nombreuses reprises, et, après lavoir présidé avec toute sa bonne grâce et toute son active science des hommes, il était devenu un de nos présidents honoraires les plus respectés, les plus aimés. Je ne trouve pas de mot plus juste : on laimait dans notre Société qui nest quune grande famille, on laimait comme un aïeul très doux, très accueillant, parfaitement bon pour les petits, toujours prêt à rendre service aux confrères dans la peine. Et cest cet amour de notre famille que je veux avant tout apporter sur sa tombe, ainsi quun pur témoignage de tendresse à un homme qui, dans sa longue vie, au milieu de nos querelles littéraires, a su ne blesser personne et mériter la gratitude de tous. Je nai mission, je crois, que de dire notre deuil et celui de toute la littérature. La seule pensée de juger ici une existence remplie dun si prodigieux travail, un nombre si considérable duvres infiniment variées, me donnerait la crainte de nêtre ni assez juste, ni assez complet. Tout cela se classera, se jugera, lorsque lheure sera venue. Mais, si lon écarte les détails, quelle admirable vie dhomme de lettres, quelle profusion continue de choses heureuses, quel éternel succès dans la grâce et dans le charme! Chez nous, ceux qui vivent longtemps sont aimés des dieux. Il aura été un des derniers grands chênes de la forêt romantique, mais un chêne où les vignes folles avaient grimpé, où les roses dune jeunesse sans fin montaient en guirlandes. Au milieu des plus hauts, il était resté debout, bien à part dans son originalité séductrice, tenant la place quil avait voulue ; et, si deux ou trois générations avaient passé, si tout sétait transformé autour de lui, il nen demeurait pas moins une des expressions du génie français, la plus vive et la plus aimable sûrement, la joie de lesprit et lamour de la femme. Quon ouvre les volumes quil a publiés, de quoi emplir une bibliothèque, depuis Les Galantes Aventures de Mlle Margot jusquà ses Grandes Dames, jusquà ses Comédiennes : tous célèbrent le bonheur daimer, le bonheur dêtre beau, de vivre au clair soleil, de chanter la chanson de lespérance, même en face de la vie mauvaise. Et, sil sest passionné pour lHistoire, il ne la fait que pour y retrouver la femme, tout ce XVIIIe siècle amoureux, quun des premiers il a aimé damour. Et, sil sest occupé aussi de critique dart, ce na été encore que pour retrouver chez les maîtres la fête des yeux, le régal des belles couleurs, les splendeurs de la lumière parmi les étoffes riches et les chairs opulentes. Cela ne suffirait-il pas? Quil soit aimé et quil soit honoré pour son optimisme, pour sa croyance entêtée à la vie joyeuse et bonne, et quon lui élève donc un tombeau de clarté et dallégresse, comme à un des vaillants de la race, qui na jamais désespéré de lamour ni de lesprit, dans notre France embrumée et désenchantée! Il a touché à tout avec une égale légèreté, simplement heureux de ses promenades au travers de tous les sujets, cachant le plus possible sa science et son labeur sous linsouciance voulue de son charme. Poëte, il a laissé les plus jolis vers du monde. Romancier, il a écrit tant daimables histoires, que je fatiguerais lattention rien quà en énumérer les titres. Historien, il a tout un petit Versailles, des galeries sans fin de portraits, une société entière quil a exhumée de sa poudre, dans la plus vivante des résurrections. Auteur dramatique, il a voulu lêtre et il la été, aussi bien que beaucoup dautres. Journaliste, il a tellement produit quon ne peut ouvrir les anciennes revues sans rencontrer partout sa signature. Et cette infatigable production littéraire, lui laissant quand même des années libre, on le retrouve administrateur de la Comédie-Française, aux temps héroïques de Rachel, directeur de LArtiste, où il accueillait si largement les talents nouveaux, sans parler de cet emploi dinspecteur général des musées de province, qui le promenait au milieu de nos richesses artistiques. Et il trouvait encore le temps de donner des fêtes royales, dêtre lami de tous les écrivains qui se sont succédés en France, depuis cette mansarde de la rue du Doyenné, où il fraternisait avec Gérard de Nerval, Théophile Gautier et Jules Sandeau, jusquà son hôtel de lavenue Friedland où nous avons tous été ses hôtes enchantés et reconnaissants. Il peut dormir en paix, certain de vivre dans la mémoire des hommes, car, si tant de titres ne suffisaient pas, il est un de ses livres, éternel comme lambition humaine, son Histoire du quarante et unième fauteuil, qui durera autant que nos vanités décrivains et que nos luttes pour limmortalité. Me permettra-t-on, en finissant dexprimer ma gratitude personnelle? Jétais un bien petit débutant lorsquil régnait depuis longtemps déjà. Il y a de cela près de trente ans. Et je me souviens avec quelle vaillance charmante il vint alors, comme directeur de LArtiste, me visiter dans ma petite chambre pour me demander une étude sur Edouard Manet, le peintre qui triompha plus tard, mais quon traitait alors en réprouvé, indigne dune attention sérieuse. Je lui en ai toujours gardé un souvenir affectueux, une sorte de tendresse filiale, que je suis heureux de témoigner à cette heure auguste, car rien nest plus beau pour moi que la bravoure de lesprit quand elle se donne le rôle de faciliter la lutte aux combattants de lart et des lettres. Et cest pourquoi, devant la tombe de cet écrivain si joliment français, si aisé, si tendre et si vaillant à la fois, je suis très honoré et très touché, dans lémotion de mon cur, davoir été chargé de dire ladieu de nous tous ses cadets, qui lavons aimé pour sa parfaite bonté, pour ses longues années de joyeux et de glorieux travail.
* Au nom des amis littéraires, de la famille qui est née de lui et qui a grandi autour de lui, japporte ici à Edmond de Goncourt le suprême adieu. Voici seize ans déjà que Gustave Flaubert sest endormi en pleine gloire, et, du groupe fraternel que nous formions dans les lettres françaises, il ne reste plus quAlphonse Daudet et moi. Ce serait Daudet sûrement qui prendrait la parole à cette place, donnant à notre maître, à notre grand frère, léternel adieu, si la souffrance et la douleur ne le retenaient dans la maison daffection et de deuil où le cher mort est allé séteindre. Et, si je parle, cest au nom de Daudet, autant quau mien, car nos deux curs nen font quun et battent ensemble, dans laffreux regret de lami disparu. Si je parle, cest aussi que, de tous les amis littéraires, me voici le plus ancien ; cest que jai derrière moi trente années de tendresse et dadmiration pour les frères Goncourt et pour leurs uvres. Il y a plus de trente ans que jai écrit mon premier article denthousiasme sur Germinie Lacerteux, cet absolu chef-duvre de vérité, démotion et de justice, tombé dans lindifférence et dans limbécillité publiques. Et, depuis, je nai jamais cessé de les aimer et de combattre pour eux. Je puis avoir la joie de rappeler aujourdhui ma longue fidélité, lamour et le respect de mes débuts qui nont fait que grandir chez lécrivain mûri, et de les déposer sur cette tombe comme des fleurs belles et rares, en nos temps de polémiques fratricides. Dautres jeunes écrivains sont venus après nous, qui ont aimé aussi le vieux maître, à demi foudroyé par la mort de son frère, qui ont aussi combattu pour ses uvres, dont le magnifique sort a été dêtre attaquées sans cesse ; et il est juste de dire combien cette jeunesse qui lentourait, combien ces sympathies nouvelles et incessantes ont adouci ses amertumes dartiste discuté, en laidant à rester ferme et debout au milieu de la lutte, jusquau dernier jour. Mais nest-ce pas à un aîné de reconnaître ce que nous devons tous aux frères de Goncourt ? Ils se sont montrés par excellence des initiateurs en tout ce quils ont touché ; ils ont donné particulièrement au roman un sens nouveau, une langue, un frisson dart et dhumanité, une âme que personne encore ny avait mis. Avec Stendhal, avec Balzac, avec Flaubert, ils ont créé le roman moderne, tel que nous lavons trouvé pour le transmettre nous-mêmes à nos cadets, modifié par ce que nous avons pu, à notre tour, y apporter de personnel. Ils ont été un des chaînons de limmortelle chaîne dor, la chaîne des maîtres, des créateurs et des évocateurs, qui va dun bout à lautre dune littérature. Et, quel que soit le jugement de lavenir sur les quarante et quelques volumes quils laissent, ils resteront des maîtres, car leur descendance est partout dans les uvres de ces trente dernières années. Enumérer ici les uvres des deux frères, parler de leurs livres dhistoire, de leurs romans, de leur théâtre, faire la part de Jules et celle dEdmond, répéter le jugement littéraire qui se trouve dans les pages sans nombre que je leur ai consacrées déjà ? Non, je napporte ici que mon cur, je nai mission que de dire notre affreuse peine, celle des jeunes comme celle des vieux, à nous tous qui perdons dans le dernier des Goncourt un chef incontesté, un aïeul qui représentait superbement ce que nous admirons surtout dans les lettres. Et cest ce que je veux dire encore, car ma fidélité, mon inaltérable tendresse pour lui est venue de ce quil est resté un vaillant dune indépendance farouche. Ah! la bravoure intellectuelle, dire ce quon croit être la vérité, même au prix de la paix de son existence, ne transiger avec aucune convention, aller quand même jusquau bout de sa pensée, rien nest plus rare, rien nest plus beau, rien nest plus grand! Il a aimé la littérature au point de lui donner sa vie entière, il na joui et il na souffert que par elle ; il laisse lexemple du plus noble et du plus fier écrivain, dont les fautes, sil en a commis, ne sont que les fautes de son ardente passion littéraire. Un jour, dans son Journal, ce document si mal compris et dun intérêt si poignant, il a jeté le cri de détresse que la terre, un jour, croulera et que ses uvres ne seront plus lues. On a pu sourire, il nen est pas moins vrai que je ne connais pas de cri plus admirable et que, ce jour-là, je lai aimé davantage pour son orgueil, le puissant et divin orgueil qui est notre foi à nous autres, dans lamer enfantement des uvres. Cher et grand ami, « notre » vieux Goncourt, cest le jeune homme de 1865 qui vous dit adieu ; et cest aussi le romancier que vous avez vu grandir, qui est resté votre élève, tout en devenant votre émule, et cest encore lhomme, à cette heure vieillissant, qui a mis, ainsi que vous, à votre exemple, toute sa consolation dans le travail. Aujourdhui, enfin, vous voilà au repos, vous venez vous endormir à côté de votre frère Jules. Et, comme notre ami Daudet, comme Daudet éperdu et sanglotant vous la crié dans votre agonie, je vous le crie aussi : « Va, va, pauvre grand travailleur douloureux, va le retrouver dans sa tombe et dans la gloire! »
* Mes mains sont pleines de couronnes, et jai des fleurs sans nombre à déposer sur ce tombeau où va dormir Alphonse Daudet, lami tendrement aimé, le grand écrivain, le grand romancier que pleure la patrie française. Ces fleurs-ci, les premières, ce sont celles de tous ceux qui lont connu, approché, qui ont vécu dans son intimité fraternelle. Et il en est qui viennent de loin, de plus de trente années damitié sans un nuage, sans une brouille ; il en est de moins lointaines, il en est de récentes, car il est allé sans cesse en conquérant les curs ; le flot de ceux qui lont aimé na fait que grossir, dun bout à lautre de son existence, comme pour lui faire jusquici un royal cortège. Ces autres fleurs, ce sont ses lecteurs innombrables qui mont chargé de les donner. La gerbe en est immense, elle vient de ladmiration des hommes, de lenthousiasme des adolescents dont lintelligence souvre à la vie, de la passion des femmes qui ont frissonné, qui ont pleuré sur tant de pages de pitié et de tendresse. Tout un peuple ravi est là, derrière moi, apportant son émotion, le remercîment de son âme élargie et enchantée. Et ces palmes, enfin, ces fleurs et ces verdures dimmortalité, ce sont ses pairs, les écrivains, qui les envoient, ce sont aussi tous ceux qui distribuent les récompenses en ce monde, les maîtres et les puissants, dont la charge est dhonorer la nation en rendant hommage aux grands hommes. Le talent, le génie na pas à être grandi ni par les honneurs ni par les académiciens. Le fêter même dans la mort nest faire quune uvre saine pour la gloire du peuple où il a brûlé comme un phare. Daudet a été ce quil y a de plus rare, de plus charmant, de plus immortel dans une littérature : une originalité exquise et forte, le don même de la vie, de sentir et de rendre, avec une telle intensité personnelle que les moindres pages écrites par lui garderont la vibration de son âme jusquà la fin de notre langue. Et cest pourquoi il a été un créateur dêtres, parce quil leur donnait le souffle, parce quil en faisait des vivants, sagitant dans une atmosphère vivante. Il existe, par le monde, des enfants de lui, de vrais enfants de chair et dos, nés de sa toute-puissance littéraire, que nous coudoyons sur les trottoirs, que nous reconnaissons en les appelant par leurs noms. Et il nest pas, pour un romancier, de gloire plus grande, de triomphe plus éclatant et plus durable! Si jai été choisi pour rendre ici à Daudet un hommage que je voudrais absolu, définitif, dans un cri unique où je me donnerais tout entier, ce nest pas seulement parce que je suis le compagnon, lami de tant dannées vécues côte à côte, cest surtout parce que je suis un témoin, le dernier qui reste, celui qui peut dire ce que nous pensions de son uvre, nous tous dont les uvres ont grandi près de la sienne. Des rivaux, ah! oui, car nous navions pas tous les mêmes idées, nous navons jamais été enrégimentés, mais de bons frères darmes pourtant, voyant clair, faisant à chacun de nous sa part légitime de gloire. Et Daudet a toujours été pour nous lesprit le plus libre, le plus dégagé des formules, le plus honnête devant les faits. Je lai déjà dit ailleurs, il a été le réaliste respectueux de la vérité moyenne, quil se contentait de vivifier du flot intarissable de sa pitié et de son ironie, lorsque nous étions, nous autres, des lyriques plus ou moins déguisés, issus du romantisme. Ce sera son éternel mérite, cet amour apitoyé des humbles, ce rire moqueur poursuivant les sots et les méchants, tant de bonté et tant de juste satire qui trempent chacun de ses livres dune humanité frémissante. Dire ici sa vie, est-ce que chacun ne la connaît pas? Parler de ses uvres nombreuses, est-ce quelles ne sont pas dans toutes les mémoires? Il a écrit vingt chefs-duvre ; il y a dans Sapho une plainte de linextinguible passion qui clamera lamour aussi longtemps que Le Cantique des Cantiques et que Manon Lescaut. Les pages du Nabab, de Numa Roumestan, des Rois en exil, sont dadmirables tableaux, des créations intenses, désormais impérissables dans notre littérature. Certains de ses contes surtout resteront dabsolues merveilles, dune délicatesse de bijoux, dune solidité de métal précieux, qui sûrement deviendront classiques, au sens de parfaits modèles. Et il arrive ce fait, lorsque la tombe souvre, cest que ladmiration a beau avoir été grande pour lécrivain vivant, on saperçoit quon ne la point assez admiré ; on sent le besoin dexalter lécrivain mort. La perte est si grande, le vide tout dun coup si béant, quaucun écrivain à naître ne semble devoir le combler. Sil me fallait assigner une place définitive à Daudet, je dirais quil a été au premier rang de la phalange sacrée qui a combattu le bon combat de la vérité dans cette seconde moitié du siècle. Ce sera la gloire de ce siècle davoir marché à la vérité par le labeur le plus colossal que jamais siècle ait accompli. Et Daudet a été avec nous tous parmi les plus braves et les plus hardi, car il ne faut pas sy tromper, son uvre, dans son charme, dans sa douceur, est une de celles qui ont jeté le plus haut le cri de pitié, le cri de justice. Elle fait partie, désormais, de la vaste enquête continuée par notre génération, elle restera comme un témoignage décisif, la suite solide et logique des documents sociaux que Stendhal et Balzac, que Flaubert et les Goncourt ont laissés. Et, puisque jai nommé ces grands aînés, me permettez-vous, mon cher Léon, vous que jai vu presque au berceau, vous, si jeune encore et déjà glorieux, me permettez-vous de rappeler un souvenir de votre petite enfance? Votre imagination passionnée, séveillait déjà, et, lorsque le grand Flaubert, le noble Goncourt, de taille haute, dallure conquérante, allaient sasseoir chez vous à lamicale et si douce table de famille, vous les regardiez de vos yeux denfant extasié, vous demandiez tout bas à votre père : « Ceux-là sont-ils donc des géants? » Comme si des héros étaient débarqués là de quelque contrée lointaine et merveilleuse. Et cétaient, en effet, des géants, de bons géants, ouvriers de vérité et de beauté, et ce sont ces géants que votre père est allé retrouver dans la tombe, aussi grand queux, de même taille par la besogne accomplie, couché dans la même fraternité, dans la même gloire. Nous étions quatre frères, trois sont partis déjà et je reste seul. Cest vous que jembrasse, mon cher Léon, pour moi et pour ceux qui ne sont plus ; cest vous que je charge dembrasser votre frère Lucien, votre sur Edmée, de dire à votre admirable mère, la conseillère et linspiratrice, que ses larmes sont les nôtres, que toute cette immense foule accourue pleure ses larmes. Il ny a, ici, que des curs serrés par langoisse. La patrie française a perdu une de ses gloires, et quil dorme donc enfin son bon sommeil dimmortalité, sous ses couronnes et sous les palmes, lécrivain qui a tant travaillé, lhomme qui a tant souffert, mon frère deux fois sacré par le génie et par la douleur!
* Messieurs, ce nest pas un discours que je veux prononcer, mais un adieu ému que je viens adresser à lami qui sen va. Pendant près de trente ans, sa vie a été mêlée à la mienne et sa collaboration ma été bien précieuse Avec Alexis disparaît un des derniers survivants des soirées de Médan. Disparu Flaubert! Morts : Goncourt, Maupassant, Daudet! Cétait ton tour Alexis! Ecrivain lent, parce que consciencieux, Paul Alexis a peu produit, mais son goût était sûr. Alexis avait du talent. Il avait surtout un noble caractère. Son souvenir ne seffacera pas de sitôt de mon cur. Je reporterai sur ses deux fillettes laffection que je lui ai vouée. Au revoir, ami, de tout mon cur. |