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Emile Zola

Autour de Germinal

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Autour de Germinal
11 _ un article de Zola sur la censure de l'adaptation
au théâtre de Germinal

ZOLA, Emile (1840-1902) : Deux articles parus dans Le Figaro à propos de l'adaptation théâtrale de Germinal (1885 & 1888).

Le Figaro, 29 octobre 1885.

Ah ! écrivains, mes frères, quelle semaine je viens de passer ! Je ne souhaite à personne d'avoir une pièce en détresse au ministère de l'Instruction publique. Huit jours d'agitation vaine, au milieu de choses imbéciles ! et les courses en fiacre, par ces pluies battantes, dans un Paris crotté, noyé de boue ! et les attentes dans l'antichambre, les allées et venues de bureau à bureau ! et la pitié des garçons qui commencent à vous connaître ! et la honte de se sentir devenir bête parmi toute cette bêtise administrative !

Le coeur bat, on aurait envie de gifler quelqu'un. On se trouve rapetissé, diminué, dans l'attitude d'un brave homme qui plie l'échine, pris d'angoisse et regardant derrière lui si personne ne le voit. C'est tout un dégoût qui m'est monté à la gorge et que je veux cracher à terre.

Donc, la Censure, que notre pauvre République a eu la pudeur d'enguirlander du titre de Commission d'examen, avait signalé Germinal, le drame tiré de mon roman par M. William Busnach, comme une oeuvre socialiste, dont la représentation offrirait les plus grands dangers au point de vue de l'ordre. Et, tout de suite, j'insiste sur le caractère absolument politique de la querelle qui nous est faite. Rien de contraire aux moeurs n'a été relevé dans la pièce. On nous a condamnés uniquement parce que la pièce est républicaine et socialiste. Qu'on ne cherche pas à créer de malentendu.

Quant à la Censure, elle a fait son métier, et on ne peut que la plaindre de faire un métier si malpropre. On paie ces gens pour étrangler la pensée écrite : ils l'étranglent, c'est au moins gagner leur argent. S'ils existent, la faute en est à ceux qui leur votent des appointements. Question que je dois laisser à part, pour ne pas être trop long, et que je demanderai peut-être un jour à traiter ici, avec les développements qu'elle comporte.

Mais la Censure disparaît pour nous, rentre dans la cave louche où elle rampe ; et nous voici devant un haut fonctionnaire, M. Edmond Turquet, sous-secrétaire aux Beaux-Arts. Nous nous mettons en campagne avec espoir, M. Busnach et moi, car il nous semble impossible qu'un gouvernement républicain interdise une pièce républicaine. Les élections du 4 octobre nous avaient bien causé une inquiétude, que les ballottages du 18 venaient heureusement de dissiper.

Première visite. M. Turquet nous reçoit avec un laisser-aller d'artiste, l'air bonhomme, la poignée de main sympathique. Nous le trouvons seulement un peu fatigué. D'ailleurs, il n'a rien lu, il arrive ; et il s'enflamme contre la Censure, plus violemment que nous, il nous demande si nous avons de l'autorité dans la presse pour faire abolir cette institution odieuse. Lui, a demandé la suppression des censeurs : on ne l'a pas écouté. Et, à chaque instant, il porte les poings à sa tête, en s'écriant : " Mon Dieu ! que ma position est cruelle ! Non, non, j'aime mieux ne pas m'en occuper, ce sera le malheur de ma vie ". Enfin, dans un élan de bienveillance, il passe par-dessus les usages administratifs, et veut lire tout haut le rapport de la Censure, mais son émotion le trahit, il appelle son secrétaire qui, devant nous, lui donne la lecture du morceau. Un joli morceau, je vous assure, Jocrisse critique, des opinions de concierge en un style de garde champêtre : c'est une honte que de voir nos oeuvres en de pareilles pattes. Bref, le bon M.Turquet, qui paraît complètement avec nous, nous promet d'examiner la pièce ; et nous nous en allons, certains que les choses vont s'arranger.

Seconde visite. J'étais retourné tranquillement à la campagne, et M. Busnach se présente seul. Il trouve cette fois M. Turquet très agité, toujours fraternel d'ailleurs. Nouveaux cris contre la Censure ; seulement la Censure existe, et M. Turquet ne veut pas perdre sa place. Il reste vague, des coupures seront nécessaires, mais il n'arrive pas à préciser quelles doivent être ces coupures ; et il exige ma présence. Un nouveau rendez-vous est pris, M. Busnach m'envoie une dépêche, me rappelant en toute hâte.

Troisième visite. M. Turquet fait peine à voir, et je commence à le plaindre sérieusement, car il est évident que tout ce travail que nous lui donnons le fatigue de plus en plus. Pourtant nous tâchons de discuter, d'apprendre de sa bouche les coupures qu'il demande. Mais ce rôle de tortionnaire le bouleverse, il nous tend le manuscrit à vingt reprises, il crie : " Non, non, j 'en ai assez, j'aime mieux interdire ! " Cela devenait touchant et difficile. Enfin, après des questions pressantes, nous tirons de lui que ses craintes portent presque uniquement sur le tableau des gendarmes. Je tiens à dire, avant tout, que nos fameux gendarmes, dont on a mené tant de bruit traversaient simplement la scène, au milieu des grévistes, et qu'ils ne tiraient que de la coulisse, où leurs fusils partaient tout seuls, dans la bagarre. Nous avions mis toutes les atténuations possibles, ôtant l'armée pour la remplacer par une troupe de police, expliquant que ni les mineurs ni les gendarmes ne se détestaient, qu'ils étaient de part et d'autre les victimes d'une fatalité. La pièce est une oeuvre de pitié, et non de révolution. N'importe, M. Turquet ne voulait pas de gendarmes. " Mais ils pourront traverser la scène? - Non ! - Alors, ils ne paraîtront pas, on entendra seulement les coups de fusil ? - Non ! - Pas même les coups de fusil au lointain? - Non ! " Merci, mon Dieu ! nous savons enfin ce que demande M. Turquet : le tableau des gendarmes modifié, quelques coupures dans les parties trop nettement socialistes, et la pièce nous est rendue. Nous promettons tout, nous prenons un autre rendez-vous, croyant une fois encore l'affaire arrangée.

Mais, ici, un autre personnage entre en scène, M. Goblet, ministre de l'Instruction publique. Au cours de nos entretiens avec M. Turquet, nous avions demandé à le voir, et il nous avait fait dire qu'il était d'accord avec son sous-secrétaire et qu'il s'en remettait complètement à lui. Je retourne passer le dimanche à la campagne où je reçois du ministère une dépêche m'annonçant que le ministre nous attend le lundi. Stupéfaction d'abord devant ce tohu-bohu, puis satisfaction, espoir que nous allions être enfin devant un homme qui liquiderait l'affaire en cinq minutes.

En fiacre, sous une pluie diluvienne, je donne à M. Busnach les renseignements que j'ai eus sur M. Goblet.

Un petit avocat d'Amiens, jouissant dans sa localité d'une certaine réputation ; procureur général au 4 Septembre ; élu député en 1873, sons le patronage de Gambetta ; républicain énergique, et qui a passé du rouge tendre au rouge vif, avec les événements ; traître envers la mémoire de Gambetta, brouillé avec les opportunistes qui l'exècrent ; et, pour l'achever d'un trait, on raconte tout bas au ministère qu'" il reçoit des visites secrètes de Clémenceau ".

- Vous voyez, dis-je naïvement à M. Busnach, c'est notre homme.

Quatrième visite. D'abord, nous tombons dans un ministère bouleversé. Depuis le matin, le ministre rage dans son cabinet, et l'on voit courir des garçons consternés ; et les jeunes secrétaires passent, la figure défaite. C'est encore le bon M. Turquet qui a déchaîné innocemment cet orage, car il a eu, dans un de ses abandons, la gentillesse de nous remettre le manuscrit annoté par la Censure, pour que nous puissions y pratiquer les coupures demandées. Il paraît que cela ne se fait pas. Le ministre tempête pour avoir ce manuscrit qu'il voulait lire avant de nous recevoir.

Nous entrons. Dès la porte, je vois mon homme ! c'est l'ennemi. Un petit homme, sec, froid et rageur, un de ces petits hommes qui ne se résignent jamais à être petits. La bouche mauvaise de l'avocat, les yeux durs du bourgeois dont l'ambition a fait un républicain sous la République, et qui s'en venge quand il peut en satisfaisant les rancunes et les préjugés de sa race. Evidemment, cet homme ignore Paris, il ne sait ni comment on reçoit un écrivain ni comment on lui parle, il ne connaît notre théâtre que par les tournées de Mme Sarah Bernhardt. Poli , pourtant, il nous a fait asseoir.

Et, avant qu'un seul mot fût échangé, je sentais son regard sur nous. Enfin, il en tenait deux dans ses doigts, et il allait pouvoir venger Amiens. Je ne dirai point qu'il n'aime pas la littérature, car il ne m'a pas lu ; mais je me tromperais fort s'il n'avait pas dans sa famille une personne qui m'abomine. Inquiets, nous cherchions des yeux, derrière les draperies, les gardes qui allaient nous emmener. Nous étions des malfaiteurs devant un juge ; et le silence continuait, effrayant.

Cependant, M. Busnach s'est dévoué en remettant le manuscrit à M. Goblet, et ce qui s'est dit alors m'a stupéfié. Le ministre, qui n'avait pas lu la pièce, ne pouvait en parler ; et il en parlait pourtant sur ce qu'on lui en avait dit, mais d'une façon folle, nous accusant entre autres choses de finir par un massacre général, lorsque le tableau des gendarmes est le septième sur douze ; sans doute, le bon M. Turquet avait confondu. Impossible de s'entendre, un gâchis affreux.

Et puis, brusquement voilà M. Goblet qui part contre la presse. Ah ! il n'aime pas la presse, M. Goblet, il a contre elle la haine du provincial et de l'autoritaire. De son ton le plus désagréable, il me dit : " Et cette campagne que vous avez fait commencer contre moi dans les journaux ! Il est impossible de gouverner si mes décisions sont discutées avant qu'elles soient prises ". Je le regardais ahuri et je lui ai répondu : " Monsieur, je n'ai rien fait commencer du tout , je ne puis empêcher les journaux de parler. Si je m'en mêle, je signerai, et vous verrez. "

Ensuite, il tombe sur M . Edouard Lockroy. " Mon excellent ami, M. Lockroy, nous a écrit en disant qu'il comptait bien que nous allions vous rendre la pièce. Je voudrais le voir à ma place ! " J'avais envie de lui répondre que cela arriverait peut-être plus tôt qu'il ne le désirait ; mais je m'émerveillais de cette colère d'homme pataugeant dans notre Paris, sans le connaître. En effet, sur la prière de M. Busnach, son ami, M . Lockroy avait écrit une lettre, ce dont je tiens à lui témoigner ici ma profonde reconnaissance ; et cette lettre était ce qu'elle devait être, la lettre d'un enfant de Paris, d'un lettré de grand esprit et de grand talent, d'un homme enfin qui connaît notre chère ville, qui ne craint pas pour elle les batailles du théâtre, car il sait qu'elle vit surtout de passion, que les beaux jours de notre littérature ont été des jours de lutte. Seulement, allez faire comprendre cela à un gaillard qui rêve pour nos théâtres le calme du théâtre d'Amiens !

" Monsieur, lui dis-je, je ne suis pas un homme de parti, vous le savez, je suis un artiste. Toutes les opinions ont la parole dans Germinal ". Et il me répond : " Je n'aime pas cet éclectisme ".

Il feuilletait le manuscrit, il veut connaître le dénoûment. Puis, après avoir lu, il déclare : " Cela pourrait être dit autrement, mais ce n'est pas ce qu'on m'avait annoncé ".

Dès lors, nous étions perdus. J'ai eu pourtant encore un faible espoir, car le bon M. Turquet avait reparu, appelé par le ministre et il était entendu qu'il allait relire la pièce, pour nous donner la réponse définitive. Il s'enferme dans son cabinet, condamne sa porte, et nous demande deux heures, avec des gestes douloureux.

Cinquième visite. Deux heures plus tard, nous revenons. M. Turquet avait fui et nous faisait savoir que le manuscrit était retourné entre les mains de M. Goblet et que celui-ci nous rendrait réponse le lendemain.

Sixième visite. Encore une pluie torrentielle. Nous sommes exacts au rendez-vous, et l'on paraît stupéfait et gêné de nous voir. M. Goblet n'y est pas. M. Turquet n'y est pas, on nous explique enfin que le ministre a bien voulu nous écrire une lettre, entièrement de sa main, comme I'Empereur, pour nous apprendre qu'il avait le regret de ne pouvoir autoriser la représentation de notre pièce. On n'a pas daigné nous recevoir, on nous a fait dire qu'on n'y était pas, comme à des quémandeurs de secours. Nous ne sommes que des écrivains, on peut nous crosser. Et nous avons repris nos chapeaux, et nous nous sommes retrouvés sous la pluie.

Maintenant, quoi ? faut-il rire, faut-il se fâcher ? Evidemment, il n'y a qu'un homme à plaindre là dedans, et c'est M. Goblet. Il a joué la farce de se faire approuver par le conseil des ministres, ce qui était facile, en apportant des citations perfides. Mais ce qu'il n'a pas dit au conseil, certainement, c'est que nous avions enlevé les gendarmes, c'est que nous lui avions offert d'adoucir tous les passages qui lui sembleraient inquiétants. Et puis, nous ne pouvons admettre que le conseil entier soit capable de supprimer ainsi une oeuvre. M. Goblet seul est en cause, et, quant M. Goblet sautera, Germinal sera joué.

Est-ce qu'un seul des élus de Paris serait contre nous ? Est-ce que, si je rassemblais des signatures pour l'abolition de la Commission d'examen, toute la députation de Paris ne signerait pas en masse ? Est-ce que la majorité républicaine de la Chambre interdirait notre pièce si je pouvais lui demander de se prononcer ? Alors, je suis bien tranquille. Il est impossible que, lorsque la question de la Censure reviendra avec la discussion du budget, on ne la supprime pas du coup en lui refusant les vingt mille francs qu'elle coûte et qui seuls la maintiennent ; car plus d'argent, plus de besogne malpropre, elle ne vit que par la tolérance de la Chambre, je crois même qu'elle n'a pas la légalité pour elle. Nous sommes tombés sur un avocat de province, voilà tout. Nous attendrons qu'il y ait au ministère de l'Instruction publique un homme d'esprit.

Quel meurtre, de confier ces ministères, où vient battre le cœur de Paris, à des politiciens qui nous ignorent et nous haïssent ! Qu'on donne à M. Goblet des préfets à conduire, passe encore ! Mais des artistes, des écrivains !

Et, pour finir, M. Goblet ne se doute pas d'une chose, c'est que le voilà fameux. L'avocat de province, le procureur général, le protégé de Gambetta, le ministre passeront ; mais l'homme qui a interdit Germinal restera M. Goblet ne sera jamais plus que cet homme. C'est fatal ! tout ministre qui interdit une pièce est voué à l'éternel ridicule. Un jour, il arrive quand même que la pièce se joue, et l'on se regarde, et Paris entier dit : " Fallait-il être bête ! " Germinal tuera M. Goblet.

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Le Figaro, 25 avril 1888.

Je m'étais bien juré de ne plus batailler en faveur de Germinal. Voici près de trois ans que je me bats pour cette pièce ; et, après l'avoir défendue contre un ministre, il me semblait outrecuidant de la défendre contre la presse. On vient de I'égorger. Elle vivra, si elle doit vivre, aujourd'hui ou dans vingt ans.

Mais M. Albert Wolff porte la question sur un autre terrain. Il m'accuse tout simplement d'être un lâche en littérature, de manquer de franchise et de crânerie. Cela est d'un bon observateur, n'est-ce pas ? Oui, il paraît que je me cache derrière mon ami et collaborateur William Busnach. Je me tiens ce petit raisonnement : " Si le drame réussit, j'en tire à moi la gloire ; s'il tombe, je laisse les coups pleuvoir sur le dos de Busnach ". Et ce n'est pas tout, cette lâcheté se double de cupidité, car je n'ai qu'un but : empocher les recettes. L'argent, l'argent, et rien autre !

En vérité, il faut avoir une belle âme pour prêter à un écrivain un pareil négoce.

Ceci sort de toute critique littéraire, ceci n'est plus que de la diffamation, malgré les enguirlandages, les éloges au romancier, les pleurs versés sur ses égarements d'auteur dramatique.

Et, à mon grand regret, je me vois dans la nécessité de répondre. Je le ferai le plus brièvement possible.

D'abord, je déclare que le drame est entièrement de moi, que Busnach n'en a pas écrit une seule ligne. Entendons-nous : Busnach et moi avons discuté et arrêté le plan ensemble ; mais, pour cette fois, pour ce sujet spécial, j'ai tenu à tout écrire. Et beaucoup de collaborateurs en sont là. MM. Meilhac et Halévy, entre autres, m'assure-t-on, agissaient ainsi : un seul des deux prenait la plume, après que les deux avaient construit la carcasse de la pièce.

La presse entière a déclaré Germinal mal écrit, d'un style creux et déclamatoire, au-dessous du médiocre. Mon Dieu ! c'est honteux à confesser, j'écris comme ça. Et le pis, c'est que le roman tant admiré aujourd'hui, le roman avec lequel on écrase la pièce, n'est pas écrit d'un autre style, car des tableaux entiers y ont été pris textuellement. Si vous n'êtes pas justes, soyez logiques au moins : trouvez le roman mal écrit, ne huez pas sur la scène les mêmes phrases que vous avez saluées dans le livre.

L'expérience est facile à faire. Que ceux qui ont bien voulu lire mon roman aillent voir le drame ; et ils reconnaîtront au passage des pages entières. De mes cinq oeuvres, adaptées par Busnach, celle-ci est celle qui a été le plus respectée. Malgré ce qu'on en a dit, pas une des situations, pas un des personnages employés n'a été changé dans son ensemble.

J'ai écrit la pièce, je l'ai prise dans le roman, et, si on la trouve mal écrite, c'est moi le coupable, c'est le roman qui a tort.

Vingt fois j'ai expliqué les raisons qui me font collaborer aver Busnach. Il est fort utile que je les donne de nouveau : le désir de tenter des expériences, la nécessité de certains ménagements, l'espoir d'un acheminement vers plus de vérité.

Mais non, il est entendu que je veux de l'argent. Cela me fait sourire. Savez-vous que chacun de mes romans me rapporte cent mille francs en moyenne, et que, L'Assommoir à part, mes pièces avec Busnach n'ont guère payé que mes frais de copie et mes fiacres ? Un homme cupide d'une jolie espèce, celui qui perdrait son temps à se faire massacrer par la critique dramatique, lorsqu'il lui est si facile d'amasser des rentes, en restant à sa tablede romancier ! Ne me croyez pas bête au moins, si vous me croyez canaille.

Et, puisque je suis en veine de franchise, je vous dirai que les recettes de nos drames, à Busnach et à moi, ont baissé à mesure que je me suis occupé davantage de ces drames. Pour L'Assommoir, grand succès : je n'avais que récrit quelques scènes ; Lantier et Virginie étaient devenus des traîtres de mélodrame ; Mes-Bottes envahissait tout, lui qui passait à peine dans le roman. Puis sont venus Nana, Pot-Bouille, Le Ventre de Paris, de moins en moins bien accueillis, comme si la critique y avait flairé mon influence de plus en plus prépondérante ; et voilà que les huées éclatent à propos de Germinal, parce que Busnach s'est effacé. C'est un vrai triomphe pour lui, homme de théâtre, et je veux que cela soit dit, parce que, d'autre part, il ne me déplaît pas d'assumer la responsabilité tout entière.

A défaut d'autre mérite, la critique a aussi le flair de me découvrir. Il est là-dessous, tapons ferme, barrons le théâtre au romancier. On croit que j'y gagne de l'argent, et gagner de l'argent est le grand crime, plus encore que d'avoir du talent.

M. Albert Wolff traite Germinal de vieux mélodrame. Je veux bien. Mais alors qu'il m'explique pourquoi M. Sarcey s'y est tant ennuyé, lui qui adore le vieux mélodrame et qui s'amuse à si peu de frais d'ordinaire. Qu'il m'explique pourquoi M. Pessard a traité la pièce de mauvaise action. Qu'il m'explique la colère de la presse, surtout de la presse à cinq centimes, qu'un vieux mélodrame devrait ravir. Il faut bien que, dans Germinal il y ait autre chose qu'un mélodrame, car un mélodrame ne mériterait pas tant de discussions.

Notre socialisme aussi, paraît-il, est vieux jeu. Il est aussi vieux jeu que la misère, c'est vrai. En tout cas il n'est pas plus vieux jeu que le socialisme contenu dans le roman ; et l'on a bien voulu convenir que le roman posait la question sociale dans toute sa redoutable actualité. Vous trouvez Souvarine vieux jeu, vous êtes bien dégoûté ! Que vous faut-il donc, si Bakounine ne vous suffit plus ? car je vous dirai que la plupart des phrases de Souvarine sont des phrases de Bakounine. Et vous m'égayez beaucoup lorsque vous nous demandez si nous apportons une solution. Où avez-vous vu que des écrivains aient à apporter une solution ? Ils exposent le mal, c'est à la nation de se guérir.

Non, dites-le donc franchement, vous êtes retourné aux Surprises du Divorce en sortant de Germinal. A-t-on jamais vu des gens qui meurent de froid et de faim ! Et il est des auteurs pour venir nous parler de ces abominations-là ! Ne peut-on mourir de faim sans déranger ceux qui ont bien dîné ? La pièce est noire, la pièce est pitoyable, voilà son crime. Nous sommes harassés de politique, nous avons tous le désir égoïste de vivre en paix, les oreilles bouchées au malheur. Et voilà pourquoi Germinal éclate d'une si lugubre façon, dans ces jours d'angoisse, où l'on voudrait être la bête qui passe, le cheval qui mange du foin. C'est votre seule excuse, à accueillir si mal une oeuvre de réelle pitié, malgré votre blague parisienne. Dites-la donc, cette excuse, si vous ne voulez pas passer pour moins intelligent et moins bon que vous n'êtes.

Oui, il souffle cette année un vent de vaudeville. Ce n'est pas le rire que vous voulez, car le rire a encore son amertume ; vous voulez le vide absolu, la pièce bonne enfant et nulle dont on n'emporte rien, qu'on jette en sortant comme le bout du cigare qu'on vient de fumer. Surtout, pas de littérature, car la fatigue de penser est trop rude. Après les Surprises du Divorce, M. Sarcey a eu un cri du cœur : " Je nage dans la joie ! '' C'est le mot de l'année, en matière de théâtre. Enfin, nous avons fait faillite ! Il n'y a plus de style, il n'y a plus d'observation, il n'y a plus de passion. Plus rien du tout. Le néant.

Mais, où M. Albert Wolff m'a stupéfié, c'est lorsqu'il s'est étonné de trouver dans une pièce du Châtelet de grands décors et un vaste déploiement de mise en scène. N'est-il donc plus le Parisien qu'il a si laborieusement voulu être ? Mon Dieu ! oui, au Châtelet, les pièces ont besoin de grands décors et d'une figuration nombreuse. Je lui apprendrai aussi qu'au Gymnase le besoin s'en fait moins sentir. Et, s'il veut le savoir, Germinal n'avait d'abord que neuf tableaux. Trois ont été ajoutés pour la machinerie, lorsque le Châtelet a dû jouer la pièce.

Ce qui est encore très vrai, c'est que Germinal est monté d'une manière qui fait grand honneur à la direction. Si la pièce n'y suffit pas, les décors devraient faire courir tout Paris, sans compter l'interprétation, qui est une des plus belles et des plus homogènes qu'on puisse voir. Il y a eu là un dévoûment dont je tiens à remercier publiquement les directeurs et les interprètes puisque j'en trouve l'occasion.

Des décors au Châtelet ! M. Albert Wolff n'en revient pas, et il déclare qu'il en a assez du naturalisme, si le naturalisme se sert des puissants moyens de machinerie que possède cette admirable scène. J'avoue ne pas comprendre. Comme je suis un entêté, il se peut que je retourne au Châtelet. Dans ce cas, j'avertis M. Albert Wolff que j'y ferai encore manœuvrer des foules, et que je serai ravi si la direction veut bien de nouveau faire peindre pour moi des passages aussi beaux que ceux de La Collision et d'Au Soleil, et des intérieurs d'une plantation aussi saisissante que celle de La Mine et de Goyot des Echelles.

Pour finir, M. Albert Wolff consent à me donner six mois pour faire un chef-d'œuvre selon son goût, et il me désigne déjà le Théâtre-Libre comme le théâtre où il lui serait agréable d'entendre mon chef-d'œuvre.

Je ne méprise point le Théâtre-Livre. Je l'ai soutenu de toutes mes forces, j 'ai conseillé à deux de mes amis d'y faire jouer des actes tirés de deux de mes nouvelles. Et il n'est pas dit que je ne m'y ferai pas jouer seul, si aucun autre théâtre n'accueille mes pièces.

Mais M. Albert Wolff me reconnaîtra bien le droit de mener ma vie littéraire à mon gré. Il n'est pas en situation de me fixer ainsi des rendez-vous, et je ne me vois pas travaillant six mois pour que, tel jour, en tel lieu, M. Albert Wolff soit content.