12 - LA FOULE ET
LE ROMANESQUE
DE LA DEGRADATION DANS GERMINAL
DU PEUPLE A LA FOULE
-
1ère partie
par Guy Barthèlemy
N'importe quel lecteur remarque dans Germinal
l'abondance des images ou des scénarios de dégradation.
Comme le rappelle G. Gengembre, dans le roman zolien, d'une manière
générale, le dénouement ne se conçoit qu'en
terme de catastrophe, laquelle procède à la fois d'une
intensification du romanesque et d'une fascination morbide. Ce qui dans
cet exposé retiendra notre attention relève partiellement
d'une approche différente: les images et scénarios de
dégradation peuvent certes être associés au dénouement
catastrophique, mais, plus précisément, ils manifestent
des processus de transformation, de modification d'état sur la
valeur desquels nous nous interrogerons.
Parler de "romanesque de la dégradation", c'est sous-entendre
que ces images ont une cohérence, ne renvoient pas seulement
à un souci d'expressivité mais constituent l'un des points
d'ancrage de la signification du roman. On tentera dans les lignes qui
suivent de montrer que c'est à partir de la notion de foule et
de sa manipulation dans le dernier quart de siècle qu'il faut
interpréter dans Germinal ce romanesque de la dégradation.
Pour parler de la foule, il faut partir des
représentations du peuple et de leur évolution au long
du XIXe. On peut trouver dans le lexique quelques points de repère,
et analyser ainsi l'ambiguïté qui s'attache au mot "peuple"
au XIXe: il désigne:
- tantôt l'ensemble de la nation
- tantôt, conformément à son sens de base, la
nation mais à l'exclusion de ceux qui d'une manière
ou d'une autre occupent une position privilégiée; s'agissant
de la société post-révolutionnaire, il peut sembler
incongru et paradoxal de recourir à ce terme; mais précisément,
l'un des enjeux de la manipulation (à tous les sens du terme)
du mot "peuple" est souvent la dénonciation implicite
d'une société dans laquelle se sont constitués
d'autres privilège - une société dans laquelle
l'égalité formelle, inscrite dans la Déclaration
des Droits de l'Homme, masque une inégalité économique
et sociale tout aussi cruelle que l'ancienne, et qui, d'une manière
ou d'une autre oppose des privilégiés et des déshérités
- tantôt, à partir du milieu du XIXe, le seul prolétariat,
le monde ouvrier. Cette acception restrictive s'explique d'abord par
la part "démographique" croissante que représente,
parallèlement au développement de l'industrie, le prolétariat
industriel et urbain, ensuite parce que, comme le montre Germinal,
c'est lui qui, du fait de l'ampleur de l'exploitation économique
que représente ce capitalisme industriel, c'est cette partie
du peuple qui incarne légitimement la misère, l'exclusion,
la détresse - en bref c'est cette partie de la population qui
par excellence s'oppose aux nantis, aux privilégiés.
Cette incertitude sémantique reflète des incertitudes
idéologiques et entrent en écho avec des représentations
(au sens intellectuel / idéologique et au sens artistique du
terme) divergentes. Examinons-les rapidement :
- il existe d'abord une image romantique1
: le peuple est alors la partie de la population constituée par
les petits artisans, les paysans et les ouvriers, préservé
des perversions d'une bourgeoisie perdue dans le souci de la réussite
matérielle et de l'accumulation de l'argent à des fins
de respectabilité sociale 2, est le dépositaire des vertus
et du génie de la nation3 ; de lui doit venir la régénération
de cette nation, qui doit lui renvoyer l'ascenseur sous forme d'accès
au savoir et à une certaine aisance; on rencontre cette image
par exemple dans Le Juif errant, d'E. Sue, mais aussi chez Zola, dans
Germinal (dernier chapitre, P. 545), où est tout au moins mentionné
explicitement le premier volet de ce programme :
"S'il fallait qu'une classe fût mangée, n'était-ce
pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie épuisée
de jouissance. Et, dans cette attente d'un envahissement des barbares4,
régénérant les vieilles nations caduques, reparaissait
[l]a foi absolue [d'Etienne] à une révolution prochaine,
la vraie, celle des travailleurs".
- Symétriquement, ce peuple suscite les inquiétudes des
bourgeois et de ceux qu'on nomme les "hygiénistes"
(ils sont aussi bien médecins qu'administrateurs), sans parler
des hommes politiques; c'est que, en vertu de l'assimilation "classes
laborieuses, classes dangereuses" (pour reprendre le titre célèbre
du livre de l'historien L. Chevalier), ce peuple est considéré
comme une menace pour l'édifice social: son inculture le condamne
à la sauvagerie, à la brutalité, aux flambées
de violence dictées par des "instincts" mal maîtrisés
et par une forme d'irresponsabilité qui lui interdit d'avoir
conscience de ce que peut être (ce qui ne peut qu'être)
son destin social dans la société bourgeoise révolutionnée
telle que la conçoivent les hommes au pouvoir5.
Cette approche antithétique d'un même "groupe"
social (dont les frontières ne sont pas d'ailleurs nettement
tracées) renvoie à une autre figure qui hante le XIXe
siècle: celle du barbare. La France du XIXe, grâce au développement
des voyages6, et grâce à l'expansion coloniale (par exemple
la conquête de l'Algérie de 1830 à 1857), s'est
trouvée en présence de formes d'humanité exotiques7;
elle les a souvent qualifiées de "barbares", le terme
impliquant admiration ou mépris, selon les cas, mais très
souvent les deux à la fois. Le "barbare" devient une
figure obsessionnelle, que l'on projette métaphoriquement sur
d'autres objets, et notamment sur le peuple, pour signifier :
- soit que le peuple n'a pas accompli l'indispensable
travail de refoulement (des instincts, de la violence, de la sexualité)
qui conduit à la véritable humanité (interprétation
négative),
- soit que, s'étant refusé à ce travail de refoulement,
il a, par là même, échappé à la perversion
de la société bourgeoise, qu'il pourra de ce fait régénérer,
quitte à la détruire dans le même temps (interprétation
positive).
Le peuple est donc le "barbare intérieur". Sauf lorsque,
jouant sur le flou et l'indécision qui entourent sa délimitation,
et aussi à la faveur d'un contexte historique très étroit,
on propose une image consensuelle du peuple comme expression des forces
de la nation réconciliées, oeuvrant ensemble au bien de
la nation. C'est cette image que nous offre Delacroix avec son tableau
intitulé La Liberté guidant le peuple le 28 Juillet 1830.
Ce tableau, peint "à chaud" (en 1830) célèbre
l'union éphémère des étudiants (le personnage
au premier rang derrière l'allégorie de la liberté,
porte le costume des étudiants), des bourgeois et des ouvriers
dans ce bref élan révolutionnaire: un peuple réunifié,
qui rassemble ici tout l'éventail des forces vives de la liberté
et qui est fédéré par la liberté, c'est
à dire par une exigence politico-philosophique dont on le suppose
digne.
On reste avec ce tableau dans le cadre de l'imagerie romantique (dont
on sait ce qu'elle doit à la notion de liberté, même
s'il règne au XIXe en France un malentendu profond, au sujet
de la liberté, entre la mythologie romantique de celle-ci et
la forme institutionnelle que prétendent alors lui donner les
politiques), qui nous permet de nuancer nos propos: le "bon"
peuple, c'est certes celui qui est spontanément dépositaire
des vertus nationales, mais c'est aussi celui qui est capable de dépasser
le handicap que constitue l'absence d'éducation et la misère
pour se fondre dans un grand élan avec les autres classes au
service de valeurs transcendantes8. C'est le peuple digne, accessible
à la raison et au sublime, pas le peuple enfoncé dans
la misère et le vice, toujours accessible aux sollicitations
des instincts de violence.
Venons-en maintenant à la question
qui va nous occuper: comment passe-t-on du peuple à la foule?
D'abord en changeant de point de vue, à savoir: en abandonnant
la référence à la mission historique du peuple
omniprésente dans toute la rhétorique du socialisme du
XIXe. Celle-ci insiste sur la nécessité pour les "masses"
laborieuses9 de se rappeler la façon dont la bourgeoisie a tendance
à confisquer à son profit les révolutions (1789,
1830, 1848); elle enjoint au peuple de se constituer en "groupe
de pression autonome", qui doit développer ce que Marx appelle
une "conscience de classe10". A l'inverse, les administrateurs,
les hommes politiques, les romanciers et les philanthropes voient dans
toute forme d'"irrédentisme populaire11", associé
à des revendications d'ordre social et politique, le risque fatal
de la dégradation du peuple en foule.
Toutes les foules ne sont pas foule populaire, et l'on peut même
dire que dans les contenus définitionnels du mot "foule"
est clairement lisible une logique de l'indifférenciation et
de la confusion sociale12. Mais il semble bien qu'à la fin du
XIXe on ne redoute essentiellement, comme une prédestination,
l'assimilation peuple - foule, et ceci parce que, comme nous le verrons,
c'est le peuple - barbare qui semble par excellence voué à
incarner la foule dans ce qu'elle a de plus dangereux et de plus négatif.
La foule, devenant de plus en plus, au cours du siècle, objet
de préoccupation, devient objet d'étude. Et en 1895, un
polygraphe nommé G. Le Bon écrit un livre intitulé
Psychologie des foules, dont on peut dire qu'il formalise, explicite
et développe les fantasmes et les terreurs qui gravitent autour
de la foule dans le dernier quart du XIXe. Les analyses de Le Bon s'ancrent
d'une part dans une anthropologie, d'autre part dans des convictions
politiques :
- l'anthropologie: comme tout le XIXe siècle, Le Bon est fasciné
par la notion de race, c'est à dire par l'idée d'un patrimoine
héréditaire doté d'une grande stabilité
qui déterminerait l'individu et la vie des sociétés.
A ses yeux, ce n'est pas la raison et son inscription dans les institutions
qui domine la vie des sociétés, mais un inconscient déterminé
par la "race", qui rend recevable ou non, pour un peuple,
telle "croyance", mot par lequel Le Bon désigne aussi
bien des convictions religieuses que des valeurs morales, et donc telle
organisation de la société. La fonction des individus
supérieurs est de dépasser cette irrationalité
native pour injecter, autant que faire se peut, rationalité et
logique dans la société, mais sous une forme qui soit
recevable pour les "masses", donc qui soit en accord avec
les "croyances", les goûts et les penchants de la "race".
Ces hommes supérieurs se heurtent donc à la "masse",
qu'ils doivent dominer, canaliser, et convaincre. Mais il est une circonstance
dans laquelle la "masse" ne peut être gouvernée:
lorsqu'elle devient "foule", c'est à dire lorsqu' un
groupe d'individus fusionne, généralement sous l'action
d'un meneur, pour régresser jusqu'à ne réagir qu'en
fonction de sollicitations qui s'adressent à ce socle inconscient
et à racial dont il a été question. Alors, celui
qui appartient à la foule se dégrade, il devient un "barbare",
un "sauvage", un "primitif", un "enfant13"
qu'on ne peut ni raisonner ni convaincre. Il n'est plus qu'un "animal"
dans un "troupeau"; c'est pourquoi la foule se montre versatile,
fondamentalement encline à la violence aveugle , ce qui révèle,
dit Le Bon, sa nature "féminine14". Ce qui pour nous
révèle surtout la charge fantasmatique de la notion, en
ce qu'elle entretient par là des connexions avec le fantasme
qui s'attache au "Grand Soir", cette peur du retour des plus
terribles violences révolutionnaires15 (souvent évoquées
par Le Bon dans son livre, où la foule révolutionnaire
apparaît comme un archétype), celles de la Terreur. La
foule est donc La Menace qui pèse sur la société,
sur l'ordre établi tel que le connaît et le conçoit
le très conservateur Le Bon16 ; Quelques citations s'imposent
ici17 :
"L'avènement des classes populaires à la vie politique,
leur transformation progressive en classe dirigeante [sic], est une
des caractéristiques les plus saillantes de notre époque
de transition. (...) Aujourd'hui, les revendications des foules deviennent
de plus en plus nettes, et tendent à détruire de fond
en comble la société actuelle, pour la ramener à
ce communisme primitif qui fut l'état normal de tous les groupes
humains avant l'aurore de la civilisation. (..) L'avènement des
foules marquera peut-être une des dernières étapes
des civilisations de l'occident, un retour vers ces périodes
d'anarchie confuse précédant l'éclosion des sociétés
nouvelles. Mais comment l'empêcher ?
Jusqu'ici les grandes destructions de civilisations vieillies ont constitué
le rôle le plus clair des foules. L'histoire enseigne qu'au moment
où les forces morales, armature d'une société,
ont perdu leur action, la dissolution finale est effectuée par
ces multitudes inconscientes et brutales justement qualifiées
de barbares. Les civilisations ont été crées et
guidées jusqu'ici par une petite aristocratie intellectuelle,
jamais par les foules. Ces dernières n'ont de puissance que pour
détruire. Leur domination représente toujours une phase
de désordre. Une civilisation implique des règles fixes,
une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la prévoyance
de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions
totalement inaccessibles aux foules, abandonnées à elles-mêmes"
(Je souligne; P. 38 - 39 - 40).
On voit ici à quel point la foule est solidaire de grands fantasmes
du XIXe: le barbare, la décadence, la difficulté à
modéliser l'histoire depuis que le modèle providentiel
chrétien s'est effondré et que l'idéologie du progrès
a été mise à mal par les turbulences révolutionnaires.
"Plusieurs caractères spéciaux
des foules, tels que l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité
de raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération
des sentiments, et d'autres encore, sont observables également
chez des êtres appartenant à des formes inférieures
d'évolution, comme le sauvage et l'enfant". (je souligne;
P. 58).
La foule est donc un "organisme régressif", dans lequel
les individus ne peuvent mettre en commun que ce qu'il y a en eux de
pire: goût pour l'action désordonnée et la confusion,
sacrifice de la raison à l'émotion, et goût pour
la servitude :
"Ce n'est pas le besoin de la liberté,
mais celui de la servitude qui domine toujours l'âme des foules.
Leurs soif d'obéissance les fait se soumettre d'instinct à
qui se déclare leur maître".
Remarquons aussi que la foule, dont le surgissement dans le champ des
préoccupations politiques et du discours des analystes fin XIXe
manifeste les ambiguïtés qui s'attachent au regard porté
sur le peuple, est également, et très logiquement, au
coeur d'une autre contradiction du XIXe français. En effet, au
moment même où on donne à l'idée de liberté
des expressions institutionnelles et politiques (certes très
progressivement et avec de nombreuses ambiguïtés), penseurs
et écrivains mettent l'accent sur des données ou des forces
régressives qui conduisent à affirmer l'inexistence ou
la vanité de la liberté. C'est ainsi qu'on se réfère
en permanence à une pseudo-théorie de la race; c'est ainsi
que Le Bon recourt, pour expliquer la malléabilité de
la foule au modèle de l'hypnose18, qu'il transpose abusivement,
comme si le passage de la psychologie individuelle à la psychologie
sociale ne posait aucun problème théorique. Il affirme
ainsi que du simple fait de son immersion dans la foule, l'individu
perd le contrôle de sa conscience et de ses actes, est soumis
à des "courants" qui émanent de la foule et
qui le mettent dans un état proche de celui de l'hypnotisé.
L'analogie avec l'hypnose implique la présence d'un manipulateur:
c'est le "meneur", qui d'ailleurs n'est pas tout à
fait un manipulateur puisque nul ne peut prétendre maîtriser
réellement la foule; il est néanmoins un agent de première
importance - c'est ce que reflète par exemple, dans Germinal,
la majoration du rôle d'Etienne et de son pouvoir momentané.
La foule est d'autant plus au coeur de la
contradiction analysée ci-dessus que pour Le Bon le XIXe a constitué
l'inauguration de l'ère des foules :
"L'âge où nous entrons sera véritablement l'ère
des foules.
Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle
des Etats et les rivalités des princes constituaient les principaux
facteurs des événements. L'opinion des foules, le plus
souvent, ne comptait pas. Aujourd'hui, les traditions politiques, les
tendances individuelles des souverains, leurs rivalités pèsent
peu. La voix des foules est devenue prépondérante. (...)
L'avènement des classes populaires à la vie politique,
leur transformation progressive en classes dirigeantes, est une des
caractéristiques les plus saillantes de notre époque de
transition". (P. 38 - 39).
Là réside pour Le Bon l'erreur fatale: donner, politiquement
parlant, la parole au peuple (si l'on se situe sur le terrain institutionnel,
philosophique et légal), c'est-à-dire le pouvoir à
la foule (si l'on se situe sur le terrain de la psychologie collective
selon Le Bon et si l'on convoque les fantasmes qui sous-tendent celle-ci).
Comme on le voit, tout est en place pour que, dans le dernier quart
du XIXe, la foule devienne la pierre de touche non seulement d'un discours
politique, mais aussi d'un certain nombre de scénarios fantasmatique.
De ce fait, tout est prêt également pour que la foule fasse
irruption dans une oeuvre romanesque qui d'une part est conçue
comme une chronique des tensions caractérisant un moment historique
effectivement qui effectivement n'en manquait pas, d'autre part fait
une large place au peuple et à la réflexion sur son possible
devenir; une oeuvre enfin qui choisit le registre de l'épique,
c'est-à-dire, du point de vue qui nous intéresse, d'une
représentation hyperbolique et symbolico-poétique des
conflits qu'elle représente. Nous allons donc tenter de voir
comment est traitée et ce que signifie la foule dans Germinal,
et comment le roman reflète les contradictions qui ont été
repérées.
|