Emile Zola
Éloge
funèbre d'Émile Zola par Anatole France
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1906 : Dreyfus réhabilité
Éloge funèbre
d'Émile Zola par Anatole France
5 octobre 1902
Appelé par les amis dÉmile Zola à parler sur cette tombe, japporterai dabord lhommage de leur respect et de leur douleur à celle qui fut durant quarante années la compagne de sa vie, qui partagea, allégea les fatigues des débuts, égaya les jours de gloire et le soutint de son infatigable dévouement aux heures agitées et cruelles. Messieurs, Rendant à Émile Zola, au nom de ses amis, les honneurs qui lui sont dus, je ferai taire ma douleur et la leur. Ce nest pas par des plaintes et des lamentations quil convient de célébrer ceux qui laissent une grande mémoire, cest par de mâles louanges et par la sincère image de leur uvre et de leur vie. Luvre littéraire de Zola est immense. Vous venez dentendre le président de la Société des gens de lettres en définir le caractère avec une admirable précision. Vous avez entendu le ministre de lInstruction publique en développer éloquemment le sens intellectuel et moral. Permettez quà mon tour je la considère un moment devant vous. Messieurs, lorsquon la voyait sélever pierre par pierre, cette uvre, on en mesurait la grandeur avec surprise. On admirait, on sétonnait, on louait, on blâmait. Louanges et blâmes étaient poussés avec une égale véhémence. On fit parfois au puissant écrivain (je le sais par moi-même) des reproches sincères, et pourtant injustes. Les invectives et les apologies sentremêlaient. Et luvre allait grandissant. Aujourdhui quon en découvre dans son entier la forme colossale, on reconnaît aussi lesprit dont elle est pleine. Cest un esprit de bonté. Zola était bon. Il avait la grandeur et la simplicité des grandes âmes. Il était profondément moral. Il a peint le vice dune main rude et vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue sur plus dune de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de lintelligence et de la justice. Dans ses romans, qui sont des études sociales, il poursuivit dune haine vigoureuse une société oisive, frivole, une aristocratie basse et nuisible, il combattit le mal du temps : la puissance de largent. Démocrate, il ne flatta jamais le peuple et il sefforça de lui montrer les servitudes de lignorance, les dangers de lalcool qui le livre imbécile et sans défense à toutes les oppressions, à toutes les misères, à toutes les hontes. Il combattit le mal social partout où il le rencontra. Telles furent ses haines. Dans ses derniers livres, il montra tout entier son amour fervent de lhumanité. Il sefforça de deviner et de prévoir une société meilleure. Il voulait que, sur la terre, sans cesse un plus grand nombre dhommes fussent appelés au bonheur. Il espérait en la pensée, en la science. Il attendait de la force nouvelle, de la machine, laffranchissement progressif de lhumanité laborieuse. Ce réaliste sincère était un ardent idéaliste. Son uvre nest comparable en grandeur quà celle de Tolstoï. Ce sont deux vastes cités idéales élevées par la lyre aux deux extrémités de la pensée européenne. Elles sont toutes deux généreuses et pacifiques. Mais celle de Tolstoï est la cité de la résignation. Celle de Zola est la cité du travail. Zola, jeune encore, avait conquis la gloire. Tranquille et célèbre, il jouissait du fruit de son labeur, quand il sarracha lui-même, dun coup, à son repos, au travail quil aimait, aux joies paisibles de sa vie. Il ne faut prononcer sur un cercueil que des paroles graves et sereines et ne donner que des signes de calme et dharmonie. Mais vous savez, Messieurs, quil ny a de calme que dans la justice, de repos que dans la vérité. Je ne parle pas de la vérité philosophique, objet de nos éternelles disputes, mais de cette vérité morale que nous pouvons tous saisir parce quelle est relative, sensible, conforme à notre nature et si proche de nous quun enfant peut la toucher de la main. Je ne trahirai pas la justice qui mordonne de louer ce qui est louable. Je ne cacherai pas la vérité dans un lâche silence. Et pourquoi nous taire? Est-ce quil se taisent, eux, ses calomniateurs? Je ne dirai que ce quil faut dire sur ce cercueil, et je dirai tout ce quil faut dire. Devant rappeler la lutte entreprise par Zola pour la justice et la vérité, mest-il possible de garder le silence sur ces hommes acharnés à la ruine dun innocent et qui, se sentant perdus sil était sauvé, laccablaient avec laudace désespérée de la peur? Comment les écarter de votre vue alors que je dois vous montrer Zola se dressant, faible et désarmé, devant eux? Puis-je taire leurs mensonges? Ce serait taire sa droiture héroïque. Puis-je taire leurs crimes? Ce serait taire sa vertu. Puis-je taire les outrages et les calomnies dont ils lont poursuivi? Ce serait taire sa récompense et ses honneurs. Puis-je taire leur honte? Ce serait taire sa gloire. Non! je parlerai. Avec le calme et la fermeté que donne le spectacle de la mort, je rappellerai les jours obscurs où légoïsme et la peur étaient assis au Conseil du Gouvernement. Liniquité commençait à être connue, mais on la sentait soutenue et défendue par de telles forces publiques et secrètes, que les plus fermes hésitaient. Ceux qui avaient le devoir de parler se taisaient. Les meilleurs, qui ne craignaient pas pour eux-mêmes, craignaient dengager leur parti dans deffroyables dangers. Égarée par de monstrueux mensonges, excitée par dodieuses déclamations, la foule du peuple, se croyant trahie, sexaspérait. Les chefs de lopinion, trop souvent, caressaient lerreur, quils désespéraient de détruire. Les ténèbres sépaississaient. Un silence sinistre régnait. Cest alors que Zola écrivit au président de la République cette lettre mesurée et terrible qui dénonçait le faux et la forfaiture. De quelles fureurs il fut alors assailli par les criminels, par leurs défenseurs intéressés, par leurs complices involontaires, par les partis coalisés de toutes les réactions, par la foule trompée, vous le savez et vous avez vu des âmes innocentes se joindre avec une sainte simplicité aux hideux cortège des aboyeurs à gages. Vous avez entendu les hurlements de rage et les cris de mort dont il fut poursuivi jusque dans le Palais de Justice, durant ce long procès jugé dans lignorance volontaire de la cause, sur de faux témoignages, dans le cliquetis des épées. Je vois ici quelques-uns de ceux qui, se tenant alors à son côté, partagèrent ses périls : quils disent si jamais plus doutrages furent jetés à un juste! Quils disent aussi avec quelle fermeté il les supporta! Quils disent si sa bonté robuste, sa mâle pitié, sa douceur se démentirent une seule fois et si sa constance en fut ébranlée. En ces jours scélérats, plus dun bon citoyen désespéra du salut de la patrie et de la fortune morale de la France. Les républicains défenseurs du régime actuel nétaient pas seuls atterrés. On entendit un des ennemis les plus résolus de ce régime, un socialiste irréconciliable sécrier amèrement :" Si cette société est à ce point corrompue, ses débris immondes ne pourront même pas servir de fondement à une société nouvelle." Justice, honneur, pensée, tout semblait perdu. Tout était sauvé. Zola navait pas seulement révélé une erreur judiciaire, il avait dénoncé la conjuration de toutes les forces de violence et doppression unies pour tuer en France la justice sociale, lidée républicaine et la pensée libre. Sa parole courageuse avait réveillé la France. Les conséquences de son acte sont incalculables. Elles se déroulent aujourdhui avec une force et une majesté puissantes; elles sétendent indéfiniment : elles ont déterminé un mouvement déquité sociale qui ne sarrêtera pas. Il en sort un nouvel ordre de choses fondé sur une justice meilleure et sur une connaissance plus profonde des droits de tous. Messieurs, Il ny a quun pays au monde dans lequel ces grandes choses pouvaient saccomplir. Quil est admirable, le génie de notre patrie! Quelle est belle, cette âme de la France, qui dans les siècles passés, enseigna le droit à lEurope et au monde! La France est le pays de la raison ornée et des pensées bienveillantes, la terre des magistrats équitables et des philosophes humains, la patrie de Turgot, de Montesquieu, de Voltaire et de Malesherbes. Zola a bien mérité de la patrie, en ne désespérant pas de la justice en France. Ne le plaignons pas davoir enduré et souffert. Envions-le. Dressée sur le plus prodigieux amas doutrages que la sottise, lignorance et la méchanceté aient jamais élevé, sa gloire atteint une hauteur inaccessible. Envions-le : il a honoré sa patrie et le monde par une uvre immense et par un grand acte. Envions-le, sa destinée et son cur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine. |