Emile Zola
La rédemption de la « race ouvrière » vue par Emile
Zola
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Durant son exil forcé
en Angleterre, Emile Zola sest plongé dans la lecture
de Fourier, Saint-Simon, Auguste Comte... Résolument du côté
du peuple, républicain stigmatisant la dégradation morale
du Second Empire, infatigable, lauteur des Rougon-Macquart était
impliqué dans les tourmentes de son temps. En témoigne
Travail, roman méconnu - actuellement introuvable - traversé
par les utopies sociales, mais aussi marqué par les impasses
intellectuelles et par les grandes peurs de lépoque.
Deuxième des Quatre Evangiles après Fécondité, Travail est le dernier roman dEmile Zola publié de son vivant. La sortie, en feuilleton, de Vérité commençait à peine et Justice nétait encore quune ébauche, à sa mort, le 28 septembre 1902. Lensemble des uvres tardives de Zola (1) se présente comme une vaste utopie où cette fougue superbe et généreuse qui a fait la postérité de lauteur génial des vingt romans de la série des Rougon-Macquart sexprime désormais dans un style presque catéchistique. Il sagit pour Zola, face à lhorreur que lui inspirent tant le capitalisme triomphant que les dangers du socialisme révolutionnaire, de proposer ce quon nommerait aujourdhui un « projet de société ». Le livre reçut un accueil chaleureux à sa sortie. Désormais introuvable en librairie, il nest plus guère connu (2). uvre fervente, quoique souvent ennuyeuse et empreinte de fadeur sulpicienne, Travail donne beaucoup à penser - et sur les contradictions dans lesquelles se débat lauteur, entre lyrisme et didactisme, et sur lesprit de lépoque. Nous sommes, il y a un siècle, dans un climat idéologique paradoxal, où scientisme et naturalisme philosophique sapprêtent à brider un puissant mouvement démancipation humaine autant quils lappellent. De tradition paternaliste en France, le capital commence à admettre la régulation par lEtat et le droit du travail. Le progrès, lExposition universelle de 1900, loptimisme, conjurent les nuages qui saccumulent à lhorizon. Lélectricité fera irruption dans Travail. Lisant Charles Fourier, Zola sinterroge : lhomme est-il condamné à saliéner dans le travail, alors que tout démontre que le travail est lindispensable moyen de sa liberté ? Religion du travail
Dans la préface (1871) des Rougon-Macquart, Zola écrit que « lhérédité a ses lois, comme la pesanteur », puis conclut ainsi : « Le premier épisode : La Fortune des Rougon, doit sappeler de son titre scientifique : Les Origines. » Demblée, la race désigne les ouvriers. Dabord avec le jeune Silvère, qui « devait être une nature intelligente noyée au fond de la pesanteur de sa race et de sa classe », puis avec Félicité, qui « avait des pieds et des mains de marquise, et qui semblaient ne pas devoir appartenir à la race des travailleurs dont elle descendait ». La saga commence avec la Tante Dide de ce premier roman, un « cerveau fêlé » qui épouse Rougon, le « paysan mal dégrossi », avant de prendre ce « gueux de Macquart pour amant », et fonde ainsi deux lignées. Zola fera jouer avec son immense talent littéraire, au gré de sa convenance, une combinatoire fondée sur les « élections » maternelles et paternelles successives, en pratiquant avec souplesse un empirisme et un relativisme parfois proches dune astrologie. La race sy agence avec la classe ou le « milieu », comme chez la jeune Catherine de Germinal (1885), « une bonne fille, un produit de la race et du milieu, une résignée. Bien de sa classe (...), en somme un produit et une victime du milieu (3) ». Pour lessentiel, ce milieu restera une production génétique, et tout finit sur laffirmation du docteur Pascal dans le roman éponyme (1893) : les lois de lhérédité « se déclarent dans une race », doù il vient que « le tronc explique les branches qui expliquent les feuilles ». Un Pascal inquiétant : « Une joie de savant sétait emparée du docteur, devant cette uvre de vingt années, où se trouvaient appliquées, si nettement et si complètement, les lois de lhérédité, fixées par lui. » Et de sexclamer : « Nest-ce pas beau, un pareil ensemble » - un ensemble que Zola a pourtant conçu et décrit, rappelons-le, comme un ramassis de dégénérés, artistes ou révolutionnaires ratés, cocottes, avaricieux, violeurs de bonnes, boursicoteurs, ivrognes et assassins. « Cest lhérédité, la vie même qui pond des imbéciles, des fous, des criminels et des grands hommes », dit encore le docteur Pascal, ajoutant : « Et lhumanité roule, charriant tout ! » Dans cet univers borné par le mauvais « sang », le parti catholique, qui haïssait Zola, na vu quune littérature fangeuse, et non le génie. Un génie hélas ! en phase avec cette idéologie raciste multiforme qui fut un des ciments de la IIIe République, de son aventure coloniale et de sa politique de domestication des travailleurs par léducation (4). Ce racisme na rien de haineux chez Zola, et ne sera pas incompatible avec son engagement dreyfusard : cest une vision essentialiste du monde - et cest la seule qui règne alors. Il faudra encore attendre cinquante ans pour quune pensée non raciste du monde se dessine, à la faveur de la déroute du nazisme. Pour linstant, au tournant des siècles, la race reste pour Zola lexpression dun complexe de supériorité : globalement, il nest pour lui de race que mauvaise, cest-à-dire maudite. De fait, dans Travail, la « race » et le « sang » sont dabord une péjoration, comme lillustre un passage dune quinzaine de pages où lon ne relève pas moins de douze occurrences, majoritairement associées à des qualifications telles que « déchéance » ou « gâtée, dégénérée, détruite » (3, I) (5). La généalogie des acteurs de Travail renvoie à cette hérédité séculaire « du salariat, du bagne antique où louvrier esclave est torturé et déshonoré » (1, V). Deux fois dans le roman, Zola fustige la veulerie de louvrier Ragu, « qui a le long esclavage dans le sang » et « qui tremble devant le dieu souverain », son patron (1, I ; 2, I). Et de parsemer ses descriptions de métaphores animalières, comparant Ragu à un fauve, comme dans cette scène où, pris par un « rut », il viole une rentière abjecte, soudain consentante « comme la femelle quun mâle éventre, au fond des bois » (2, IV). Cependant, la race ouvrière prend dans Travail une autre tournure. A lignoble Ragu fait pendant cette figure contraire de louvrier que son propre écrasement rend beau. Cest le maître fondeur Morfain, troglodyte porteur de « toute la noblesse du long travail écrasant de lhumanité » et « le descendant immédiat de ces ouvriers primitifs, dont le lointain atavisme se retrouvait en lui, silencieux, résigné, donnant ses muscles sans une plainte, ainsi quà laube des sociétés humaines ». Un « émerveillement » pour l« apôtre » Luc, personnage principal, qui voit dans ce « héros » et ses deux enfants « lantique noblesse du travail meurtrier » (1, IV). Etrange noblesse, récurrente dans le roman. Toutefois par la suite, le vieux Morfain sera furieux de voir ses enfants (surtout sa fille...) adopter le fouriérisme (6) : « Et le père, dans son entêtement glorieux de nêtre quun solide ouvrier, dont leffort suffisait à dompter le feu et à conquérir le fer, semportait douloureusement, en trouvant que sa race sabâtardissait, par toute cette science et toutes ces idées inutiles » (2, III). Chacun à sa manière, Ragu lirrécupérable et Morfain le réactionnaire, valide a contrario la Cité future et le sauvetage de la race. Le moment venu, Zola les fera disparaître lun dans les ténèbres et lautre dans le feu, pour faire place à une humanité délivrée de son hérédité maudite. Prisonnier de son essentialisme, il créera le travailleur nouveau à travers la double médiation de la science et dun rédempteur. Dans quel climat personnel Zola va- t-il produire cette évolution ? A soixante ans, Zola a reçu de nombreux coups : non seulement lAffaire Dreyfus et en 1898 sa condamnation et lexil forcé en Angleterre (où il avait signé le registre dhôtel du nom de Pascal), mais un déluge dinsultes, de caricatures et de chansons ignobles qui, au moins depuis LAssommoir (1877), fustigeaient sa supposée complaisance à décrire lordure, la mémoire de son père publiquement salie, le mauvais accueil de Fécondité (1899) que Charles Péguy, alors socialiste, a assassiné comme « un livre conservateur, indifférent au salariat comme lEvangile de Jésus fut indifférent à lesclavage (7) ». Devant tant dincompréhension, la puissance de vie de Zola lemporte et crée le messianisme de ses projets sociaux. Il veut rester optimiste : le progrès, lévolution, auront raison de la fatalité et sublimeront la race. Dans une lettre, il annonce ainsi son projet des Quatre Evangiles : « Jai tout le siècle prochain jusquà lutopie. Pour le travail, tout le développement de la Cité future. (...) La justice, toute lhumanité, les peuples se fédérant, revenant à la famille unique, la question des races étudiée et résolue. » Puis, à son ami Octave Mirbeau : « Tout cela est bien utopique, mais que voulez-vous ? Voici quarante ans que je dissèque, il faut permettre à mes vieux jours de rêver un peu. » Avec Travail, on quitte donc la logique impitoyable de perdition de LAssommoir, et lon nest plus dans la prophétie apocalyptique qui, à la fin de Germinal, annonçait la survenue dune « armée noire, vengeresse, dont la germination allait faire bientôt éclater la terre ». On entre dans une logique très chrétienne de rachat. Sagit-il de la réappropriation par lêtre humain libre dun destin libre ? Voilà qui nest pas certain. Même rebaptisés « rêves », les projets rédempteurs de Zola continueront dêtre formulés sous couvert de la Science : de ce point de vue, ce nest pas un renversement. Linspiration « scientifique » du romancier était ancienne et revendiquée (8) mais nombreuse, composite : Darwin et Claude Bernard, le positivisme dAuguste Comte, quelques aliénistes ; puis surtout le docteur Lucas et son Traité philosophique et physiologique de lhérédité naturelle (1847-1850) auquel il emprunta beaucoup ; Ernest Renan, avec son « dogme » de la science toute-puissante, seule capable d« organiser scientifiquement lhumanité » ; Hippolyte Taine aussi, malgré son mépris de lêtre humain en tant que sujet capable de sa propre histoire (9). Les utopistes enfin, surtout Charles Fourier. Force est de constater quil ne sagit pas de la meilleure « science », mais plutôt de ce que Zola trouve de mieux pour appuyer son culte de la Nature, cette « nouvelle venue qui a pris la place des dieux », selon la formule de Colette Guillaumin (10). Zola se révèle incapable de sortir la science dun référent divin. « Quand jétais petite et que je tentendais parler de la science, il me semblait que tu parlais du Bon Dieu », dit Clotilde au docteur Pascal. Méconnaissant les leçons de Kant, Zola en vient à ignorer que la foi ne peut avoir dautre objet que ce qui ne saurait être ni démontré ni connu et quil cesse de penser, celui qui croit. Paradoxalement, dans les Trois Villes et les Quatre Evangiles, cest cette religion de la science qui lui permettra de dépasser le déterminisme des romans antérieurs et de se lancer dans une utopie sociale où lhumanité se constitue en son propre dieu. Et le balancier repart dans lautre sens : la religion de lêtre humain sérige en principe scientifique. Après la sortie de Lourdes, une caricature montre un cavalier Zola cul par terre, hésitant entre deux selles gravées respectivement « Foi » et « Science ». Tout à son espoir, Zola naura pas médité le pessimisme sceptique de son tardif complice et admirateur, Anatole France, qui, par la bouche de M. Coignard, évoquait « la nécessité, dont les lois (...) régneront encore quand Prométhée aura détrôné Jupiter ». Mais nest-ce pas Zola lui-même qui à travers Luc, héros de Travail, se prend pour le titan Prométhée, créateur et sauveur de lhumanité (11) ? De fait, en exil à Londres, Zola confie sans modestie à Jaurès : « Un ami ma prêté Fourier et je le lis en ce moment avec éblouissement. Je ne sais encore ce quil adviendra de mes recherches, mais je veux glorifier le travail et, par là, obliger les hommes qui le profanent, lasservissent, le souillent de laideur et de misère, à le respecter enfin. » Trois quarts de siècle auparavant, Fourier avait dit que « le véritable péché originel (...), ce fut lasservissement du premier esclave, car il se perpétue : les enfants des esclaves furent eux-mêmes esclaves (12) ». Quadvient-il des recherches de Zola dans Travail ? Dans les premiers chapitres règne sur la condition ouvrière une ambiance dapocalypse digne dEugène Sue, avec une surenchère de situations où dominent ténèbres, nuages dencre, peur, violence et faim. Débarqué de Paris dans une ville de forges, Luc considère avec effroi autant dhorreurs concentrées sur la petite orpheline Josine (et sa future femme, quil sortira des griffes du Mal) : « Tout ce quil avait vu du travail injustement distribué, méprisé comme une honte sociale, aboutissant à latroce misère du plus grand nombre, se résumait pour lui dans le cas affreux de cette triste fille, dont son cur était bouleversé. » Une nuit, pris dangoisse et dinsomnie, il trouve dans la bibliothèque de son hôte Jordan « tous les philosophes sociaux, tous les précurseurs, tous les apôtres du nouvel Evangile ». Ceux-là mêmes que Zola sétait fait envoyer lors de son exil : « Fourier, Saint-Simon, Auguste Comte, Proudhon, Cabet, Pierre Leroux, dautres encore, la collection complète, jusquaux plus obscurs disciples. » Luc choisit de lire Solidarité, écrit par un disciple de Fourier, dont le titre « venait de lémouvoir (13) ». Dans sa fièvre nocturne, Luc découvrira le double « coup de génie » de la doctrine de Fourier : dune part, « utiliser les passions de lhomme comme les forces mêmes de la vie », là où la « désastreuse erreur du catholicisme » fut de chercher à « détruire lhomme dans lhomme » - une formule superbe ; dautre part, « le travail remis en honneur, devenu la fonction publique (...). Il suffirait de réorganiser le travail, pour réorganiser la société tout entière ». Au cours du roman, le travail sera successivement « la noblesse, la santé, le bonheur même de lhomme » (1, III), « lunique vérité, la vie elle-même, lunique loi de la vie, le dieu de toutes les religions, la paix, la joie, comme il est la santé, une fête » (1, V), « unique et souverain » (3, I), « sauveur, créateur et régulateur du monde, la loi et le culte » (3, IV). Lidéal du travail oscille entre les deux ordres irréductibles de la foi et de la vérité, soumettant celle-ci aux exigences de celle-là. La pensée de Zola divinise, dun seul mouvement, la société issue de ce travail et le protagoniste Luc qui en fait son affaire. Lanthropologie moderne sait que toute divinisation trahit une domination ici-bas. A ce propos, rappelons cet aphorisme de Fourier, grand inspirateur du Zola de Travail : « Linégalité entre riches et pauvres entre dans le plan de Dieu. » Dans la « race » ouvrière façon Rougon-Macquart, la métaphore animalière renvoyait à la « bête » et aux « fauves » - ce que le racisme colonial a longtemps connoté en parlant des « sauvages ». La race que Luc veut fonder, cest au contraire, sur le modèle du phalanstère et de « lharmonie réalisée », celle de la « ruche ». Par une coïncidence, 1901 est aussi lannée où Maurice Maeterlinck a publié La Vie des abeilles, uvre qui suscitera dinquiétantes interprétations zoomorphiques. Dans Travail, la fécondité reste présente, et les choix onomastiques de Zola ne doivent guère au hasard : quand la mine « mangeuse dhommes » de Germinal sappelait le Voreux, lusine rédemptrice porte ici un nom plein de promesses : la Crêcherie... Pour le moins, par ladhésion de tous ses membres, par son ordre, son hygiénisme pesant, sa manière particulière dêtre coupée du reste de la nation et de lEtat- ce qui est caractéristique de la doctrine paternaliste où le patron se doit de suffire à ses ouvriers -, par sa mièvrerie même, la Cité future de Zola évoque celle du Roi Babar où, trente ans après, Jean de Brunhoff exaltera semblablement Harmonie et Travail pour lédification de ses jeunes lecteurs : « Travaillons avec gaieté et nous continuerons dêtre heureux », dit Babar. Travail exalte lharmonie sociale et lhomme nouveau, fondés sur la trilogie fouriériste dune « vaste association du capital, du travail et du talent » (lequel deviendra sous la plume de Zola l« intelligence »). Son hôte « Jordan apporterait largent nécessaire, Bonnaire et ses camarades donneraient les bras, lui serait le cerveau qui conçoit et dirige », et ce serait « la disparition certaine du salariat » (1, V). Lapôtre et ses trois femmes
Donner sa vie : depuis Jésus et les martyrs, on sait quelles idées de supériorité et de puissance ce projet peut véhiculer. La Cité du travail enfin libéré, cest autour de lui-même que Luc lédifie et, consciemment ou non, ses propres pouvoir et ascendant sur elle. Mêlant un registre sentimental à tous les aspects (rationnel, social, financier, moral) dune catastrophe industrielle imminente, il avance ses pions - ce qui constitue la traduction littéraire du syncrétisme de largument. Il possède dabord louvrière Josine, quil sauve ainsi de la race, préludant au sauvetage de toute lhumanité. Posséder, cest faire un enfant, et lon retrouve les accents du roman Fécondité : « Désormais Josine était sa femme. Elle était à lui, à lui seul, puisquelle était enceinte dun enfant de lui » - car Luc la ravie des mains du mauvais Ragu (2, IV). Comme Zola ne peut pas dire que le monde laborieux appartient à Luc, il incarne lhumanité dans le personnage de Josine, par une curieuse confusion entre puissance et possession, avec dans son sillage tout ce lourd héritage de la femme féconde de ce qui lasservit : « Cest un fils, cest un petit homme, je lavais bien dit ! (...) Merci, merci, Josine ! Merci du beau cadeau ! Je taime et je te dis merci, Josine ! » (2, V). A mesure que lusine nouvelle se construit, et dans son sillage la Cité idyllique avec son Ecole, sa Maison-Commune, ses Salles des Jeux, ses Bains et ses Magasins-Généraux, à mesure quon approche du roman à leau de rose, sous la houlette de Luc, léquipe dirigeante se simplifie. Et lon arrive au schéma final de lapôtre entouré de trois femmes qui ladorent et font tout : « Elles allaient partout où il y avait une faiblesse à protéger, une douleur à soulager, une joie à faire naître » (3, I). Ces femmes devenues quasi nonnes, « il les appelait en souriant ses trois vertus, et il les disait, à des titres différents, lexpansion même de son amour, les messagères de tout ce quil aurait voulu de délicieusement tendre dans le monde ». Un contrepoint à la bigamie dun Zola qui aurait tant préféré que, dans sa propre vie, tout se passe avec autant dharmonie. Vers la fin de Travail, près du dénouement, comme la pièce manquante dun puzzle quon ne pensait plus trouver, surgit enfin, presque comme un lapsus, au détour dune phrase racontant la descendance dun de ces nombreux mariages eugénistes que Zola arrange avec soin, le mot qui manquait : Charles, issu de Luc, y est présenté comme le « fils du maître de la Crêcherie » (3, IV). « Maître » : voilà qui donne le sentiment dun retour à la case départ. Mais la sortie de Travail fut saluée par la gauche. Harlor, journaliste féministe, parla dun « nouveau poème de la vie ». Les fouriéristes organisèrent un banquet. Jaurès eut des propos chaleureux : « La révolution sociale a enfin trouvé son poète. » Avec le recul certes commode de cent ans, force est toutefois de dire combien lincapacité de Zola à extirper le mysticisme scientiste de sa pensée et son messianisme, combinés à un attachement à la théorie des races, amenèrent des projets contestables. Restent les terribles angoisses de cette fin du XIXe siècle, que Zola avait au plus profond de lui-même. Les trois cauchemars des « trois vertus » de Luc, qui finissent le roman, indiquent une triple panique : Josine avec les « collectivistes », Surette avec les « anarchistes » et Suzanne avec la guerre totale disent assez pourquoi un Zola que tout cela terrifiait - et qui lui donnerait tort, un siècle après ? - sest immergé dans de si douteuses religions. La religion du travail que professait Zola vient-elle dune foi en lêtre humain ? Laissons cette interrogation en suspens. Regrettons cependant avec Jaurès que, dans ce quil qualifie d« uvre admirable », comparable en « grandeur épique » à la Légende des siècles, le romancier ait confié à « deux bourgeois possédants dégoûtés de leur privilège (14) » le soin de « la construction de la société idéale », déniant ainsi une dernière fois au prolétariat la faculté de sériger en sujet de lHistoire. Alain Morice. |