Emile Zola
La Joie de vivre 1884
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La Joie de vivre - 5 Chaque soir, dans la salle à manger, lorsque Véronique avait enlevé la nappe, la même conversation recommençait entre madame Chanteau et Louise, tandis que Chanteau, absorbé par la lecture de son journal, se contentait de répondre dun mot aux rares questions de sa femme. Durant les quinze jours où Lazare avait cru Pauline en danger, il nétait même pas descendu pour se mettre à table ; maintenant, il dînait en bas, mais dès le dessert, il remontait près de la convalescente ; et il était à peine dans lescalier, que madame Chanteau reprenait ses plaintes de la veille. Dabord, elle se faisait tendre. Pauvre enfant, il sépuise Ce nest pas raisonnable vraiment de risquer ainsi sa santé. Voici trois semaines quil ne dort plus Il a encore pâli depuis hier. Et elle plaignait aussi Pauline : la chère petite souffrait beaucoup, on ne pouvait passer une minute en haut, sans avoir le cur retourné. Mais, peu à peu, elle en venait au dérangement que cette malade causait dans la maison, tout restait en lair, impossible de manger quelque chose de chaud, cétait à ne plus savoir si lon vivait. Là, elle sinterrompait pour demander à son mari : Véronique a-t-elle seulement songé à ton eau de guimauve ? Oui, oui, répondait-il par-dessus son journal. Alors, elle baissait la voix, en sadressant à Louise. Cest drôle, cette malheureuse Pauline ne nous a jamais porté bonheur. Et dire que des gens la croient notre bon ange ! Va, je sais les commérages qui courent A Caen, nest-ce pas ? Louisette, on raconte quelle nous a enrichis. Ah ! oui, enrichis ! Tu peux être franche, je me moque bien des mauvaises langues ! Mon Dieu ! on cause sur vous comme sur tout le monde, murmurait la jeune fille. Le mois dernier, jai encore remis à sa place la femme dun notaire qui parlait de ça, sans en connaître le premier mot Vous nempêcherez pas les gens de parler. Dès ce moment, madame Chanteau ne se retenait plus. Oui, ils étaient les victimes de leur bon cur. Est-ce quils avaient eu besoin de quelquun pour vivre, avant larrivée de Pauline ? Où serait-elle à présent, dans quel coin du pavé de Paris, sils navaient pas consenti à la prendre ? Et lon était bien venu, en vérité, de causer de son argent : un argent dont eux, personnellement, navaient eu quà souffrir ; un argent qui semblait avoir apporté la ruine dans la maison. Car, enfin, les faits parlaient assez haut : jamais son fils ne se serait embarqué dans cette stupide exploitation des algues, jamais il naurait perdu son temps à vouloir empêcher la mer décraser Bonneville, sans cette Pauline de malheur qui lui tournait la tête. Tant pis pour elle, si elle y avait laissé des sous ! lui, le pauvre garçon, y avait bien laissé de sa santé et de son avenir ! Madame Chanteau ne tarissait pas en rancune contre les cent cinquante mille francs dont son secrétaire gardait la fièvre. Cétaient les grosses sommes englouties, les petites sommes prises encore chaque jour et agrandissant le trou, qui la jetaient ainsi hors delle, comme si elle sentait là le ferment mauvais, où sétait décomposée son honnêteté. Aujourdhui, la décomposition était faite, elle exécrait Pauline, de tout largent quelle lui devait. Que veux-tu quon dise à une entêtée de cette espèce ? continuait elle. Elle est horriblement avare au fond, et cest le gaspillage en personne Elle jettera douze mille francs à la mer pour ces pêcheurs de Bonneville qui se moquent de nous, elle nourrira la marmaille pouilleuse du pays, et je tremble, parole dhonneur ! quand jai quarante sous à lui demander. Arrange cela Elle a un cur de roc, avec son air de tout donner aux autres. Souvent, Véronique entrait, promenant la vaisselle ou apportant le thé ; et elle sattardait, elle écoutait, se permettait même parfois dintervenir. Mademoiselle Pauline, un cur de roc ! oh ! Madame peut-elle dire ça ! Dun regard sévère, madame Chanteau lui imposait silence. Puis, les coudes sur la table, elle entrait dans des calculs compliqués, comme se parlant à elle-même. Je ne lai plus à garder, son argent, Dieu merci ! mais je serais curieuse de savoir ce quil lui en reste. Pas soixante-dix mille francs, je le jurerais Dame ! comptons un peu : trois mille déjà pour lessai des charpentes, et deux cents francs au moins daumônes chaque mois, et les quatre-vingt-dix francs de sa pension, ici. Ça va vite Veux-tu parier, Louisette, quelle se ruinera ? Oui, tu la verras sur la paille Et, si elle se ruine, qui voudra delle, comment fera-t-elle pour vivre ? Véronique, du coup, ne pouvait se contenir. Jespère bien que Madame ne la mettrait pas à la porte. Hein ! quoi ? reprenait furieusement sa maîtresse, que vient-elle nous chanter, celle-là ? Il nest bien sûr pas question de mettre quelquun à la porte. Jamais je nai mis personne à la porte Je dis que, lorsquon a hérité dune fortune, rien ne me paraît plus sot que de la gâcher et de retomber à la charge des autres Va donc voir dans ta cuisine si jy suis, ma fille ! La bonne sen allait, en mâchant de sourdes protestations. Et il se faisait un silence, pendant que Louise servait le thé. On nentendait plus que le petit craquement du journal, dont Chanteau lisait jusquaux annonces. Parfois, ce dernier échangeait quelques mots avec la jeune fille. Va, tu peux ajouter un morceau de sucre As-tu reçu enfin une lettre de ton père ? Ah ! oui, jamais ! répondait-elle en riant. Mais, vous savez, si je vous gêne, je puis partir. Vous êtes assez encombrés déjà avec Pauline malade Je voulais me sauver, cest vous qui mavez retenue. Il tâchait de linterrompre. On ne te parle pas de ça. Tu es trop aimable de nous tenir compagnie, en attendant que la pauvre enfant puisse redescendre. Je me réfugie à Arromanches, jusquà larrivée de mon père, si vous ne voulez plus de moi, continua-t-elle, sans paraître lentendre, pour le taquiner. Ma tante Léonie a loué un chalet ; et il y a du monde là-bas, une plage où lon peut se baigner au moins Seulement, elle est si ennuyeuse, ma tante Léonie ! Chanteau finissait par rire de ces espiègleries de grande fille caressante. Cependant, sans quil osât lavouer devant sa femme, tout son cur était pour Pauline, qui le soignait dune main si légère. Et il se replongeait dans son journal, dès que madame Chanteau, perdue au fond de ses réflexions, en sortait brusquement, comme dun rêve. Vois-tu, il y a une chose que je ne lui pardonne pas, cest de mavoir pris mon fils Il reste à peine un quart dheure à table. On se parle toujours en courant. Cela va cesser, faisait remarquer Louise. Il faut bien que quelquun veille près delle. La mère hochait la tête. Ses lèvres se pinçaient. Les paroles quelle semblait vouloir retenir sortaient quand même. Possible ! mais cest drôle, un garçon toujours avec une fille malade Ah ! je ne lai pas mâché, jai dit ce que jen pensais, tant pis sil arrive des ennuis ! Et, devant les regards embarrassés de Louise, elle ajoutait : Dailleurs, ce nest guère bon à respirer, lair de cette chambre. Elle pourrait très bien lui donner son mal de gorge Ces jeunes filles qui paraissent si grasses, ont quelquefois toutes sortes de vices dans le sang. Veux-tu que je te le dise ? eh bien ! moi, je ne la crois pas saine. Louise, doucement, continuait à défendre son amie. Elle la trouvait si gentille ! et cétait là son argument unique, qui répondait aux accusations de mauvais cur et de mauvaise santé. Un besoin de grâce, déquilibre heureux, lui faisait combattre la rancune trop rude de madame Chanteau, bien que, chaque jour, elle lécoutât en souriant renchérir sur sa haine de la veille. Elle se récriait, excitée par la violence des mots, toute rose du sourd plaisir quelle goûtait à se sentir préférée, maîtresse maintenant de la maison. Elle était comme la Minouche, elle se caressait aux autres, sans méchanceté tant quon ne troublait pas son plaisir. Enfin, chaque soir, après avoir passé par les mêmes redites, la conversation aboutissait à ce début de phrase, prononcé lentement. Non, Louisette, la femme quil faudrait à mon fils Madame Chanteau repartait de là, sétendait sur les qualités quelle exigeait dune bru parfaite ; et ses yeux ne quittaient plus ceux de la jeune fille, tâchaient de faire entrer en elle les choses quelle ne disait pas. Tout le portrait de celle-ci se déroulait : une jeune personne bien élevée, connaissant déjà le monde, capable de recevoir, plutôt gracieuse que belle, surtout très femme, car elle disait détester ces filles garçonnières, brutales sous prétexte de franchise. Puis, il y avait la question de largent, la seule décisive, quelle effleurait dun mot : certes, la dot ne comptait pas, mais son fils avait de grands projets, il ne pouvait sengager dans un mariage ruineux. Tiens ! ma chère, Pauline naurait pas eu un sou, serait tombée ici sans une chemise, eh bien ! le mariage serait fait depuis des années Seulement, ne veux-tu pas que je tremble, lorsque je vois largent fondre ainsi dans ses mains ? Elle ira loin, nest-ce pas ? à cette heure, avec ses soixante mille francs Non, Lazare vaut mieux que cela, je ne le donnerai jamais à une folle qui rognera sur la nourriture, pour se ruiner en bêtises ! Oh ! largent ne signifie rien, répondait Louise, dont les yeux se baissaient. Cependant, il en faut. Sans quil fût plus nettement question de sa dot, les deux cent mille francs semblaient être là, sur la table, éclairés par la lueur dormante de la suspension. Cétait à les sentir, à les voir, que madame Chanteau senfiévrait ainsi, écartant du geste les soixante pauvres mille francs de lautre, rêvant de conquérir cette dernière venue, avec sa fortune intacte. Elle avait remarqué le coup de désir de son fils, avant les ennuis qui le retenaient en haut. Si la jeune fille laimait également, pourquoi ne pas les marier ensemble ? Le père consentirait, surtout dans un cas de passion partagée. Et elle soufflait sur cette passion, elle passait le reste de la soirée à murmurer des phrases troublantes. Mon Lazare est si bon ! Personne ne le connaît. Toi-même, Louisette, tu ne peux te douter combien il est tendre Ah ! je ne plaindrai pas sa femme ! Elle est sûre dêtre aimée, celle-là ! Et bien portant toujours ! Une peau de poulet. Mon aïeul, le chevalier de la Vignière, avait la peau si blanche, quil se décolletait comme une femme, dans les bals masqués de son temps. Louise rougissait, riait, très amusée de ces détails. La cour que la mère lui faisait pour le fils, ces confidences dentremetteuse honnête qui pouvaient aller loin entre deux femmes, lauraient retenue là toute la nuit. Mais Chanteau finissait par sendormir sur son journal. Est-ce quon ne va pas bientôt se coucher ? demandait-il en bâillant. Puis, comme il nétait plus depuis longtemps à la conversation, il ajoutait : Vous avez beau dire, elle nest pas méchante Je serai content, le jour où elle redescendra manger sa soupe à côté de moi. Nous serons tous contents, sécriait madame Chanteau avec aigreur. On parle, on dit ce quon pense, mais ça nempêche pas daimer le monde. Cette pauvre chérie ! déclarait à son tour Louise, je lui prendrais volontiers la moitié de son mal, si ça pouvait se faire Elle est si gentille ! Véronique, qui apportait les bougeoirs, intervenait de nouveau. Vous avez bien raison dêtre son amie, mademoiselle Louise, car il faudrait avoir un pavé au lieu de cur, pour comploter de vilaines choses contre elle. Cest bon, on ne te demande pas ton avis, reprenait madame Chanteau. Tu ferais mieux de nettoyer tes bougeoirs Est-il assez dégoûtant, celui-là ! Tout le monde se levait. Chanteau, fuyant devant cette explication orageuse, senfermait dans sa chambre, au rez-de-chaussée. Mais, quand les deux femmes étaient montées au premier étage, où leurs chambres se faisaient face, elles ne se couchaient pas encore. Presque toujours, madame Chanteau emmenait un instant Louise chez elle ; et là, elle se remettait parler de Lazare, étalait ses portraits, allait jusquà sortir des souvenirs de lui : une dent quon lui avait arrachée tout jeune, des cheveux pâlis de sa première enfance, même danciens vêtements, son nud de communion, sa première culotte. Tiens ! voilà de ses cheveux, dit-elle un soir. Tu ne men prives pas, jen ai de tous les âges. Et, lorsque Louise était enfin au lit, elle ne pouvait fermer les yeux, sous lobsession de ce garçon que sa mère lui poussait ainsi dans les bras. Elle se retournait, brûlée dinsomnie, le voyait se détacher des ténèbres, avec sa peau blanche. Souvent elle prêtait loreille, pour écouter sil ne marchait pas, à létage supérieur ; et lidée quil veillait sans doute encore près de Pauline couchée redoublait sa fièvre, au point quelle devait rejeter le drap et sendormir la gorge nue. En haut, la convalescence marchait lentement. Bien que la malade fût hors de danger, elle restait très faible, épuisée par des accès de fièvre qui étonnaient le médecin. Comme le disait Lazare, les médecins étaient toujours étonnés. Lui, à chaque heure, devenait plus irritable. La brusque lassitude quil avait éprouvée dès la fin de la crise, semblait augmenter, tournait à une sorte de malaise inquiet. Maintenant quil ne se battait plus contre la mort, il souffrait de la chambre sans air, des cuillerées de potion quil devait donner à heure fixe, de toutes les misères de la maladie, dont il avait dabord pris sa part si ardemment. Elle pouvait se passer de lui, et il retombait dans lennui de son existence vide, un ennui qui le laissait les mains ballantes, changeant de siège, se promenant avec des regards désespérés aux quatre murs, soubliant devant la fenêtre, sans rien voir. Dès quil ouvrait un livre pour lire à côté delle, il étouffait des bâillements entre les pages. Lazare, dit un jour Pauline, tu devrais sortir. Véronique suffirait. Il refusa violemment. Elle ne pouvait donc plus le supporter, quelle le renvoyait ? Ce serait gentil peut-être, de labandonner ainsi, avant de lavoir remise complètement sur pied ! Il se calma enfin, pendant quelle sexpliquait avec douceur. Tu ne mabandonnerais pas pour prendre un peu lair Sors laprès-midi. Nous serons bien avancés, si tu tombes malade à ton tour ! Mais elle eut la maladresse dajouter : Je te vois bien bâiller toute la journée. Moi, je bâille ! cria-t-il. Dis tout de suite que je nai pas de cur Vrai ! tu me récompenses joliment ! Pauline, le lendemain, fut plus habile. Elle affecta un vif désir de voir continuer la construction des épis et des palissades : les grandes marées dhiver allaient venir, les charpentes dessai seraient emportées, si lon ne complétait pas le système de défense. Mais Lazare navait déjà plus son coup denthousiasme ; se montrait mécontent de lassemblage sur lequel il comptait, des études nouvelles étaient nécessaires ; enfin, on dépasserait le devis, et le conseil général navait pas encore voté un sou. Pendant deux jours, elle dut alors réveiller son amour-propre dinventeur : est-ce quil consentait à être battu par la mer, devant tout le pays, qui riait déjà ? quant à largent, il serait certainement remboursé, si elle lavançait, comme cétait convenu. Peu à peu, Lazare sembla se passionner de nouveau. Il refit ses plans, il appela le charpentier dArromanches, avec lequel il eut des entretiens dans sa chambre, dont il laissait la porte ouverte, afin daccourir au premier appel. Maintenant, déclarait-il en lembrassant un matin, la mer ne nous cassera pas une allumette, je suis sûr de mon affaire Dès que tu pourras marcher, nous irons voir létat des charpentes. Justement, Louise était montée prendre des nouvelles de Pauline, et comme elle la baisait aussi, cette dernière lui souffla à loreille : Emmène-le. Lazare dabord refusa. Il attendait le docteur. Mais Louise riait, lui répétait quil était trop galant pour la laisser aller seule chez les Gonin, où elle choisissait elle-même des langoustes, quelle envoyait à Caen. Il pourrait, au passage, donner un coup dil à lépi. Va, tu me feras plaisir, dit Pauline. Prends-lui donc le bras, Louise Cest ça, ne le lâche plus. Elle ségayait, les deux autres se poussaient en plaisantant ; et, lorsquils sortirent, elle redevint sérieuse, elle se pencha au bord du lit, pour écouter leurs pas et leurs rires, qui se perdaient dans lescalier. Un quart dheure plus tard, Véronique parut avec le docteur. Puis, elle sinstalla au chevet de Pauline, sans abandonner ses casseroles, montant à chaque minute, passant là une heure, entre deux sauces. Cela ne se fit pas dun coup. Lazare était revenu le soir ; mais il sortit de nouveau, le lendemain ; et, chaque jour, emporté par la vie du dehors, il abrégeait ses visites, ne demeurait plus que le temps de prendre des nouvelles. Cétait dailleurs Pauline qui le renvoyait, sil parlait seulement de sasseoir. Lorsquil rentrait avec Louise, elle les forçait à raconter leur promenade, heureuse de leur animation, du grand air quils rapportaient dans leurs cheveux. Ils semblaient si camarades, quelle ne les soupçonnait plus. Et, dès quelle apercevait Véronique, la potion à la main, elle criait gaiement : Allez-vous-en donc ! vous me gênez. Parfois, elle rappelait Louise pour lui recommander Lazare, comme un enfant. Tâche quil ne sennuie pas. Il a besoin de distraction Et faites une bonne course, je ne veux pas vous voir daujourdhui. Quand elle était seule, ses yeux fixes semblaient les suivre au loin. Elle passait les journées à lire, en attendant le retour de ses forces, si brisée encore, que deux ou trois heures de fauteuil lépuisaient. Souvent, elle laissait tomber le livre sur ses genoux, une songerie légarait à la suite de son cousin et de son amie. Sils avaient longé la plage, ils devaient arriver aux grottes, où il faisait bon sur le sable, à lheure fraîche de la marée. Et elle croyait, dans la persistance de ces visions, néprouver que le regret de ne pouvoir être avec eux. Ses lectures, du reste, lennuyaient. Les romans qui traînaient dans la maison, des histoires damour aux trahisons poétiques, avaient toujours révolté sa droiture, son besoin de se donner et de ne plus se reprendre. Était-ce possible quon mentît à son cur, quon cessât daimer un jour, après avoir aimé ? Elle repoussait le livre. Maintenant, ses regards perdus voyaient là-bas, au-delà des murs, son cousin qui ramenait son amie, dont il soutenait la marche lasse, lun contre lautre, chuchotant avec des rires. Votre potion, mademoiselle, disait brusquement Véronique, dont la grosse voix, derrière elle, léveillait en sursaut. Au bout de la première semaine, Lazare nentrait plus sans frapper. Un matin, comme il poussait la porte, il aperçut Pauline, les bras nus, qui se peignait dans son lit. Oh ! pardon ! murmura-t-il en se rejetant en arrière. Quoi donc ? cria-t-elle, je te fais peur ? Alors, il se décida, mais il craignait de lembarrasser, il détournait la tête, pendant quelle achevait de rattacher ses cheveux. Tiens ! passe-moi une camisole, dit-elle tranquillement. Là, dans le premier tiroir Je vais mieux, je redeviens coquette. Lui, se troublait, ne trouvait que des chemises. Enfin, quand il lui eut jeté une camisole, il attendit devant la fenêtre quelle se fût boutonnée jusquau menton. Quinze jours plus tôt, lorsquil la croyait à lagonie, il la levait sur ses bras comme une petite fille, sans voir quelle était nue. A cette heure, le désordre même de la chambre le blessait. Et elle aussi, gagné par sa gêne, en arriva bientôt à ne plus demander les services intimes quil lui avait rendus un instant. Véronique, ferme donc la porte ! cria-t-elle un matin, en entendant le jeune homme marcher dans le corridor. Cache tout ça, et donne-moi ce fichu. Pauline, cependant, allait de mieux en mieux. Son grand plaisir, lorsquelle put se tenir debout et saccouder à la fenêtre, fut de suivre, au loin, la construction des épis. On entendait nettement les coups de marteau, on voyait léquipe de sept ou huit hommes, dont les taches noires sagitaient comme de grandes fourmis, sur les galets jaunes de la plage. Entre deux marées, ils se bousculaient ; puis, ils devaient reculer devant le flot montant. Mais Pauline, surtout, sintéressait au veston blanc de Lazare et à la robe rose de Louise, qui éclataient au soleil. Elle les suivait, les retrouvait toujours, aurait pu raconter lemploi de leur journée, à un geste près. Maintenant que les travaux étaient poussés vigoureusement, tous deux ne pouvaient plus sécarter, aller aux grottes, derrière les falaises. Elle les avait sans cesse à un kilomètre, dune délicatesse amusante de poupées, sous le ciel immense. Et, dans ses forces qui revenaient, dans la gaieté de sa convalescence, entrait pour beaucoup, à son insu, l a joie jalouse dêtre ainsi avec eux. Hein ? ça vous distrait, de regarder travailler ces hommes, répétait chaque jour Véronique, pendant quelle balayait la chambre. Bien sûr, ça vaut mieux que de lire. Moi, les livres me cassent la tête. Et, quand on a du sang à se refaire, voyez-vous, faut ouvrir le bec au soleil comme les dindons, pour en boire de grandes goulées. Elle nétait pas causeuse dhabitude, on la trouvait même sournoise. Mais, avec Pauline, elle bavardait par amitié, croyant lui faire du bien. Drôle de travail tout de même ! Enfin, pourvu que ça plaise à monsieur Lazare Quand je dis que ça lui plaît, il na déjà pas lair si en train ! Mais il est orgueilleux, et il sobstine, quitte à en crever dennui Avec ça, sil lâche une minute ces soûlards douvriers, ils lui plantent tout de suite des clous de travers. Après avoir promené son balai sous le lit, elle continuait : Quant à la duchesse Pauline, qui écoutait dune oreille distraite, sétonnait de ce mot. Comment ! la duchesse ? Mademoiselle Louise donc ! Est-ce quon ne la dirait pas sortie de la cuisse de Jupiter ? Si vous voyiez, dans sa chambre, tous ses petits pots, des pommades, des liqueurs ! Dès quon entre, ça vous prend au gosier, tellement ça embaume Elle nest pourtant pas si jolie que vous. Oh ! moi, je ne suis plus quune paysanne, reprenait la jeune fille avec un sourire. Louise est très gracieuse. Possible ! mais elle na pas de chair tout de même. Je la vois bien, quand elle se débarbouille Si jétais homme seulement, cest moi qui nhésiterais pas ! Emportée par le feu de sa conviction, elle venait alors saccouder près de Pauline. Regardez-la donc sur le sable, si lon ne dirait pas une vraie crevette ! Sans doute que cest loin, et quelle ne peut paraître dici large comme une tour. Mais, enfin, il faut au moins avoir lair de quelque chose Ah ! voilà monsieur Lazare qui la soulève, pour quelle ne mouille pas ses bottines. Il nen a pas gros dans les bras, allez ! Cest vrai quil y a des hommes qui aiment les os Véronique sinterrompait net, en sentant près delle le tressaillement de Pauline. Sans cesse elle revenait à ce sujet, avec la démangeaison den dire davantage. Tout ce quelle entendait, tout ce quelle voyait à présent, lui restait dans la gorge et létranglait : les conversations du soir où la jeune fille était mangée, les rires furtifs de Lazare et de Louise, la maison entière ingrate, glissant à la trahison. Si elle était montée sur le coup, quand une injustice trop forte révoltait son bon sens, elle aurait tout rapporté à la convalescente ; mais la peur de rendre celle-ci malade encore la retenait à piétiner dans sa cuisine, brutalisant ses marmites, jurant que ça ne pouvait pas durer, quelle éclaterait une bonne fois. Puis, en haut, dès quun mot inquiétant lui échappait, elle tâchait de le rattraper, elle lexpliquait avec une maladresse touchante. Dieu merci ! monsieur Lazare ne les aime pas, les os ! Il est allé à Paris, il a trop bon goût Vous voyez, il vient de la remettre par terre, comme sil jetait une allumette. Et Véronique, craignant de lâcher dautres choses inutiles, brandissait le plumeau pour achever le ménage ; tandis que Pauline, absorbée, suivait jusquau soir, à lhorizon, la robe bleue de Louise et le veston blanc de Lazare au milieu des taches sombres des ouvriers. Comme la convalescence sachevait enfin, Chanteau fut pris dun violent accès de goutte, qui décida la jeune fille à descendre, malgré sa faiblesse. La première fois quelle sortit de sa chambre, ce fut pour aller sasseoir au chevet dun malade. Ainsi que madame Chanteau le disait avec rancune, la maison était un vrai hôpital. Depuis quelque temps, son mari ne quittait plus la chaise longue. A la suite de crises répétées, son corps entier se prenait, le mal montait des pieds aux genoux, puis aux coudes et aux mains. La petite perle blanche de loreille était tombée ; dautres, plus fortes, avaient paru ; et toutes les jointures se tuméfiaient, la craie des tophus perçait partout sous la peau, en pointes blanchâtres, pareilles à des yeux décrevisse. Cétait maintenant la goutte chronique, inguérissable, la goutte qui ankylose et qui déforme. Mon Dieu ! que je souffre ! répétait Chanteau. Ma jambe gauche est raide comme du bois ; pas possible de remuer le pied ni le genou Et mon coude, le voilà qui brûle aussi. Regarde-le donc. Pauline constata au coude gauche une tumeur très enflammée. Il se plaignait surtout de cette jointure, où la douleur devint bientôt insupportable. Le bras étendu, il soupirait, en ne quittant pas des yeux sa main, une main pitoyable aux phalanges enflées de nuds, au pouce dévié et comme cassé dun coup de marteau. Je ne peux pas rester, il faut que tu maides Javais trouvé une si bonne position ! Et tout de suite ça recommence, on dirait quon me racle les os avec une scie Tâche de me relever un peu. Vingt fois dans une heure, il fallait le changer de place. Une anxiété continue lagitait, toujours il espérait un soulagement. Mais elle se sentait si peu forte encore, quelle nosait le remuer à elle seule. Elle murmurait : Véronique, prends-le doucement avec moi. Non, non ! criait-il, pas Véronique ! Elle me secoue. Alors, Pauline devait faire un effort, dont craquaient ses épaules. Et, si légèrement quelle le retournât, il poussait un hurlement qui mettait la bonne en fuite. Celle-ci jurait quil fallait être une sainte comme Mademoiselle, pour ne pas se dégoûter dune pareille besogne ; car le bon Dieu lui-même se serait sauvé, en entendant gueuler Monsieur. Les crises, cependant, devenaient moins aiguës ; mais elles ne cessaient pas, elles duraient nuit et jour, exaspérantes de malaise, arrivant à une torture sans nom par langoisse de limmobilité. Ce nétaient plus seulement les pieds quun animal rongeait, cétait tout le corps qui se trouvait broyé, comme sous lentêtement dune meule. Et il ny avait point de soulagement possible, elle ne pouvait que demeurer là, soumise à ses caprices, toujours prête à le changer de position, sans quil en retirât jamais une heure de calme. Le pis était que la souffrance le rendait injuste et brutal, il lui parlait furieusement, comme à une servante maladroite. Tiens ! tu es aussi bête que Véronique ! Sil est permis de mentrer tes doigts dans le corps ! Tu as donc des doigts de gendarme ? Fiche-moi la paix ! je ne veux plus que tu me touches ! Elle sans répondre, dune résignation que rien nentamait, redoublait de douceur. Quand elle le sentait trop irrité, elle se cachait un instant derrière les rideaux, pour quil sapaisât en ne la voyant plus. Souvent, elle y pleurait en silence, non des brutalités du pauvre homme, mais de labominable martyre qui le rendait méchant. Et elle lentendait parler à demi-voix, au milieu de ses plaintes. Elle est partie, la sans-cur Ah ! je puis bien crever, je naurais que la Minouche pour me fermer les yeux. Ce nest pas Dieu possible quon abandonne un chrétien de la sorte Je parie quelle est dans la cuisine à boire du bouillon. Puis, après avoir lutté un moment, il grognait plus fort, et il se décidait enfin à dire : Pauline, es-tu là ? Viens donc me soulever un peu, il ny a pas moyen de rester ainsi Essayons sur le côté gauche, veux-tu ? Des attendrissements le prenaient, il lui demandait pardon de navoir pas été gentil avec elle. Parfois, il voulait quelle fit entrer Mathieu, pour être moins seul, simaginant que la présence du chien lui était favorable. Mais il avait surtout dans Minouche une compagne fidèle, car elle adorait les chambres closes des malades, elle passait maintenant les journées sur un fauteuil, en face du lit. Les plaintes trop vives semblaient pourtant la surprendre. Quand il criait, elle restait assise sur sa queue, elle le regardait souffrir de ses yeux ronds, où luisait létonnement indigné dune personne sage, dérangée dans sa quiétude. Pourquoi faisait-il tout ce bruit désagréable et inutile ? Chaque fois que Pauline accompagnait le docteur Cazenove, elle le suppliait. Ne pouvez-vous donc lui faire une piqûre de morphine ? Jai le cur brisé de lentendre. Le docteur refusait. A quoi bon ? laccès reviendrait plus violent. Puisque le salicylate paraissait avoir aggravé le mal, il préférait ne tenter aucune drogue nouvelle. Pourtant, il parlait dessayer le régime du lait, dès que la période aiguë de la crise serait passée. Jusque-là, diète absolue, des boissons diurétiques, et rien autre. Au fond, répétait-il, cest un gourmand qui paie trop cher les bons morceaux. Il a mangé du gibier, je le sais, jai vu les plumes. Tant pis, à la fin ! je lai assez prévenu, quil souffre, puisquil aime mieux se gaver et en courir les risques ! Mais ce qui serait moins juste, mon enfant, ce serait que vous vous remissiez au lit. Soyez prudente, nest-ce pas ? votre santé demande encore des ménagements. Elle ne se ménageait guère, donnait toutes ses heures, et la notion du temps, de la vie même, lui échappait, dans les journées quelle passait près de son oncle, les oreilles bourdonnantes de la plainte dont frissonnait la chambre. Cette obsession était si grande, quelle en oubliait Lazare et Louise, échangeant avec eux des mots en courant, ne les retrouvant quaux rares minutes où elle traversait la salle à manger. Du reste, les travaux des épis étaient terminés, des pluies violentes retenaient les jeunes gens à la maison, depuis une semaine ; et, lorsque lidée quils se trouvaient ensemble lui revenait tout à coup, elle était heureuse de les savoir près delle. Jamais madame Chanteau navait paru si occupée. Elle profitait, disait-elle, du désarroi où les crises de son mari jetaient la famine, pour revoir ses papiers, faire ses comptes, mettre à jour sa correspondance. Aussi, laprès-midi, senfermait-elle dans sa chambre, en abandonnant Louise, qui montait aussitôt chez Lazare, car elle avait la solitude en horreur. Lhabitude en était prise, ils demeuraient ensemble jusquau dîner dans la grande pièce du second étage, cette pièce qui avait servi si longtemps à Pauline de salle détude et de récréation. Létroit lit de fer du jeune homme était toujours là, caché derrière le paravent ; tandis que le piano se couvrait de poussière, et que la table immense disparaissait sous un encombrement de papiers, de livres, de brochures. Au milieu de la table, entre deux paquets dalgues séchées, il y avait un épi grand comme un joujou, taillé au couteau dans du sapin, et qui rappelait le chef-duvre du grand-père, le pont dont la boîte vitrée ornait la salle à manger. Lazare, depuis quelque temps, se montrait nerveux. Son équipe douvriers lavait exaspéré, il venait de se débarrasser des travaux ainsi que dune corvée trop lourde, sans goûter la joie de voir enfin son idée debout. Dautres projets loccupaient, des projets confus davenir, des places à Caen, des ouvrages destinés à le pousser très haut. Mais il ne faisait toujours aucune démarche sérieuse, il retombait dans une oisiveté qui laigrissait, moins fort, moins courageux à chaque heure. Ce malaise saggravait de la secousse profonde dont la maladie de Pauline lavait ébranlé, dun besoin continuel de grand air, dune singulière excitation physique, comme sil eût obéi à limpérieuse nécessité de prendre sa revanche contre la douleur. La présence de Louise irritait encore sa fièvre ; elle ne pouvait lui parler sans sappuyer à son épaule, elle lui soufflait ses jolis rires au visage ; et ses grâces de chatte, son odeur de femme coquette, tout cet abandon amical et troublant, achevait de le griser. Il en arrivait à un désir maladif, combattu de scrupules. Avec une amie denfance, chez sa mère, cela était impossible, lidée de lhonnêteté lui cassait brusquement les bras, lorsquil la saisissait en jouant, et quun feu brusque lui jetait le sang à la peau. Dans ce débat, ce nétait jamais limage de Pauline qui larrêtait : elle nen aurait rien su, un mari trompe bien sa femme avec une servante. La nuit, il imaginait des histoires, on avait renvoyé Véronique devenue insupportable, Louise nétait plus quune petite bonne, quil allait retrouver pieds nus. Comme la vie sarrangeait mal ! Aussi exagérait-il, du matin au soir, son pessimisme sur les femmes et lamour, dans des boutades féroces. Tout le mal venait des femmes, sottes, légères, éternisant la douleur par le désir, et lamour nétait quune duperie, légoïste poussée des générations futures qui voulaient vivre. Schopenhauer entier y passait, avec des brutalités, dont la jeune fille, rougissante, ségayait beaucoup. Et peu à peu, il laimait davantage, une véritable passion se dégageait de ces dédains furieux, il se lançait dans cette nouvelle tendresse avec sa fougue première, toujours en quête dun bonheur qui avortait. Chez Louise, il ny avait eu longtemps quun jeu naturel de coquetterie. Elle adorait les petits soins, les louanges chuchotées, leffleurement des hommes aimables, tout de suite dépaysée et triste si lon ne soccupait plus delle. Ses sens de vierge dormaient, elle en restait seulement au caquetage, aux privautés permises dune cour galante de chaque minute. Lorsque Lazare la négligeait un instant pour écrire une lettre ou pour sabsorber dans une de ses mélancolies subites, sans cause apparente, elle devenait si malheureuse, quelle se mettait à le taquiner, à le provoquer, préférant le danger à loubli. Plus tard, cependant, la peur lavait prise, un jour que lhaleine du jeune homme passait comme une flamme sur sa nuque délicate. Elle était suffisamment instruite par ses longues années de pensionnat, pour ne rien ignorer de ce qui la menaçait ; et, dès ce moment, elle avait vécu dans lattente à la fois délicieuse et effrayée dun malheur possible ; non quelle le souhaitât le moins du monde, ni même quelle en raisonnât nettement, car elle comptait bien y échapper, sans cesser de sy exposer, pourtant, tellement son bonheur de femme était fait de cette lutte à fleur dépiderme, de son abandon et de son refus. En haut, dans la grande chambre, Lazare et Louise se sentirent encore plus lun à lautre. La famille complice semblait vouloir les perdre, lui désuvré, malade de solitude, elle troublée par les détails intimes, les renseignements passionnés que madame Chanteau donnait sur son fils. Ils se réfugiaient là, sous le prétexte de moins entendre les cris du père, tordu en bas par la goutte ; et ils y vivaient, sans toucher à un livre, sans ouvrir le piano, uniquement occupés deux, sétourdissant de causeries interminables. Le jour où laccès de Chanteau fut à son paroxysme, la maison entière trembla de ses cris. Cétaient des lamentations, longues, déchirées, pareilles aux hurlements dune bête quon égorge. Après le déjeuner, avalé rapidement dans une exaspération nerveuse, madame Chanteau se sauva, en disant : Je ne peux pas, je me mettrais à hurler aussi. Si lon me demande, je suis chez moi, à écrire Et toi, Lazare, emmène vite Louise dans ta chambre. Enfermez-vous bien, tâche de légayer, car elle a vraiment du plaisir ici, cette pauvre Louisette ! On lentendit, à létage supérieur, fermer sa porte violemment, tandis que son fils et la jeune fille montaient plus haut. Pauline était retournée près de son oncle. Elle seule restait calme, dans sa pitié pour tant de douleur. Si elle ne pouvait que demeurer là, elle voulait au moins donner au malheureux le soulagement de ne pas souffrir solitaire, le sentant plus brave contre le mal, lorsquelle le regardait, même sans lui adresser la parole. Pendant des heures, elle sasseyait ainsi près du lit, et elle arrivait à lapaiser un peu, de ses grands yeux compatissants. Mais, ce jour-là, la tête renversée sur le traversin, le bras étendu, broyé au coude par la souffrance, il ne la voyait même pas, il criait plus fort, dès quelle sapprochait. Vers quatre heures, Pauline, désespérée, alla trouver Véronique à la cuisine, en laissant la porte ouverte. Elle comptait revenir tout de suite. Il faudrait pourtant faire quelque chose, murmura-t-elle. Jai envie dessayer des compresses deau froide. Le docteur dit que cest dangereux, mais que ça réussit parfois Je voudrais du linge. Véronique était dune humeur exécrable. Du linge ! Je viens de monter pour des torchons, et lon ma joliment reçue Faut pas les déranger, paraît-il. Cest propre ! Si tu demandais à Lazare ? reprit Pauline, sans comprendre encore. Mais, emportée, la bonne avait mis les poings sur les hanches, et la phrase partit avant toute réflexion. Ah ! oui, ils sont bien trop occupés à se lécher la figure, là-haut ! Comment ? balbutia la jeune fille, devenue très pâle. Véronique, étonnée elle-même du son de sa voix, voulant rattraper cette confidence quelle retenait depuis si longtemps, cherchait une explication, un mensonge, sans rien trouver de raisonnable. Elle sétait emparée des poignets de Pauline, par précaution ; mais celle-ci, brusquement, se dégagea dune secousse, et se jeta dans lescalier comme une folle, si étranglée, si convulsée de colère, que la bonne nosa la suivre, tremblante devant ce masque blanc, quelle ne reconnaissait plus. La maison semblait dormir, un silence tombait des étages supérieurs, seul le hurlement de Chanteau montait, au milieu de lair mort. La jeune fille dun élan arrivait au premier, lorsquelle se heurta contre sa tante. Celle-ci était là, debout, barrant le palier ainsi quune sentinelle, aux aguets depuis longtemps peut-être. Où vas-tu ? demanda-t-elle. Pauline, suffoquée, irritée de cet obstacle, ne pouvait répondre. Laisse-moi, finit-elle par bégayer. Et elle eut un geste terrible qui fit reculer madame Chanteau. Puis, dun nouvel élan, elle monta au second étage pendant que sa tante, pétrifiée, levait les bras, sans un cri. Cétait un de ces accès de révolte furieuse, dont la tempête éclatait dans la douceur gaie de sa nature, et qui, tout enfant, la laissait comme morte. Depuis des années, elle se croyait guérie. Mais le souffle jaloux venait de la reprendre si rudement, quelle naurait pu sarrêter, sans se briser elle-même. En haut, lorsque Pauline fut devant la porte de Lazare, elle sy jeta dun bond. La clef fut tordue, le battant alla claquer contre le mur. Et ce quelle vit acheva de laffoler. Lazare, qui tenait Louise acculée contre larmoire, lui mangeait de baisers le menton et le cou ; tandis que celle-ci, défaillante, prise de la peur de lhomme, sabandonnait. Sans doute ils avaient joué, et le jeu finissait mal. Il y eut un moment de stupeur. Tous trois se regardaient. Enfin, Pauline cria : Ah ! coquine ! coquine ! La trahison de la femme surtout lexaspérait. Dun geste de mépris, elle avait écarté Lazare, comme un enfant dont elle connaissait la faiblesse. Mais cette femme qui la tutoyait, cette femme qui lui volait son mari, tandis quelle soignait un malade, en bas ! Elle lavait saisie aux épaules, elle la secouait, avec des envies de la battre. Dis, pourquoi as-tu fait cela ? Tu as fait une infamie, entends-tu ! Louise, éperdue, les yeux vacillants, balbutiait : Cest lui qui me tenait, qui me cassait les os. Lui ? laisse donc ! il aurait éclaté en larmes, si tu lavais seulement poussé. La vue de la chambre fouettait encore sa rancune, cette chambre de Lazare où ils sétaient aimés, où elle aussi avait senti brûler le sang de ses veines, au souffle ardent du jeune homme. Quallait-elle donc faire à cette femme, pour se venger ? Stupide dembarras, il se décidait enfin à intervenir, quand elle lâcha si brutalement Louise, que les épaules de celle-ci tapèrent contre larmoire. Tiens ! jai peur de moi Va-ten ! Et, dès lors, elle neut plus que ce mot, elle la poursuivit à travers la pièce, la jeta dans le corridor, lui fit descendre les marches, en la souffletant du même cri. Va-ten ! va-ten ! Prends tes affaires, va-ten ! Cependant, madame Chanteau était restée sur le palier du premier étage. La rapidité de la scène ne lui avait pas permis de sinterposer. Mais elle retrouvait sa voix ; elle donna dun geste à son fils lordre de senfermer chez lui ; puis, elle tâcha de calmer Pauline, en affectant la surprise dabord. Cette dernière, après avoir traqué Louise jusque dans la chambre où celle-ci couchait, répétait toujours : Va-ten ! va-ten ! Comment ! quelle sen aille ! Perds-tu la tête ? Alors, la jeune fille bégaya lhistoire. Un dégoût la soulevait, cétait pour sa nature droite laction la plus honteuse, sans excuse, sans pardon ; et, à mesure quelle y songeait, elle semportait davantage, révoltée dans son horreur du mensonge et dans la fidélité de ses tendresses. Lorsquon sétait donné, on ne se reprenait pas. Va-ten ! fais ta malle tout de suite Va-ten ! Louise, bouleversée, ne trouvant plus un mot de défense, avait déjà ouvert un tiroir, pour en sortir ses chemises. Mais madame Chanteau se fâchait. Reste, Louisette ! A la fin, suis-je la maîtresse chez moi ? Qui ose commander ici et se permettre de renvoyer le monde ? Cest odieux, nous ne sommes pas à la halle ! Tu nentends donc pas ? cria Pauline, je viens de la surprendre là-haut avec Lazare Il lembrassait. La mère haussait les épaules. Toute sa rancune amassée lui échappa dans une phrase de honteux soupçon. Ils jouaient, où est le mal ? Est-ce que, lorsque tu étais au lit et quil te soignait, nous avons mis le nez dans ce que vous pouviez faire ? Brusquement, lexcitation de la jeune fille tomba. Elle restait immobile, très pâle, saisie de cette accusation qui se retournait contre elle. Voilà quelle devenait la coupable, et que sa tante avait lair de croire des choses affreuses ! Que veux-tu dire ? murmura-t-elle. Si tu avais pensé cela, tu ne laurais sans doute pas toléré chez toi ? Eh ! vous êtes assez grands ! Mais je nentends pas que mon fils sachève dans linconduite Laisse tranquilles les personnes qui peuvent encore faire dhonnêtes femmes. Pauline demeura un instant muette, ses larges yeux purs fixés sur madame Chanteau, qui détournait les siens. Puis, elle monta dans sa chambre, en disant dune voix brève : Cest bien, cest moi qui pars. Le silence recommença, un lourd silence où la maison entière semblait sanéantir. Et, dans cette paix soudaine, la plainte de loncle monta de nouveau, une plainte de bête agonisante et abandonnée. Sans relâche, elle senflait, se dégageait des autres bruits, quelle finissait par couvrir. Maintenant, madame Chanteau regrettait le soupçon qui lui était échappé. Elle en sentait linjure irréparable, elle éprouvait une inquiétude à lidée que Pauline allait exécuter sa menace de départ immédiat. Avec une tête pareille, toutes les aventures devenaient possibles ; et que dirait-on delle et de son mari, si leur pupille battait les chemins en racontant lhistoire de la rupture ? Peut-être se réfugierait-elle chez le docteur Cazenove, cela ferait un scandale horrible dans le pays. Au fond de cet embarras de madame Chanteau, il y avait la terreur du passé, la crainte de largent perdu, qui pouvait se dresser contre eux. Ne pleure pas, Louisette, répétait-elle, reprise de colère. Tu vois, nous voilà encore dans de beaux draps par sa faute. Et ce sont toujours des violences, impossible de vivre tranquille ! Je vais tâcher darranger ça. Je vous en supplie, interrompit Louise, laissez-moi partir. Je souffrirais trop, si je restais Elle a raison, je veux partir. Pas ce soir en tout cas. Il faut que je te remette à ton père Attends, je monte voir si elle fait réellement sa malle. Doucement, madame Chanteau alla écouter à la porte de Pauline. Elle lentendit marcher dun pas pressé, ouvrant et fermant des meubles. Son idée fut un instant dentrer et de provoquer une explication, qui noierait tout dans des larmes. Mais elle eut peur, elle se sentit bégayante et rougissante devant cette enfant, ce qui augmenta sa haine. Et, au lieu de frapper, elle descendit à la cuisine, en étouffant le bruit de ses pas. Une idée lui était venue. As-tu entendu la scène que Mademoiselle vient encore de nous faire ? demanda-t-elle à Véronique, qui sétait mise à nettoyer rageusement ses cuivres. La bonne, le nez baissé dans le tripoli, ne répondit pas. Elle devient insupportable. Moi, je ne puis plus en rien tirer Imagine-toi quelle veut nous quitter à présent ; oui, elle est en train de prendre ses affaires Si tu montais, toi ? si tu essayais de la raisonner ? Et, comme elle nobtenait toujours pas de réponse : Es-tu sourde ? Si je ne réponds pas, cest que je ne veux pas ! cria brusquement Véronique, hors delle, en train de frotter un bougeoir à sécorcher les doigts. Elle a raison de partir, il y a longtemps quà sa place jaurais fiché le camp. Madame Chanteau lécoutait, bouche béante, stupéfaite de ce flot débordé de paroles. Moi, madame, je ne suis pas bavarde ; mais faut pas me pousser, parce que alors je dis tout Cest comme ça, je laurais flanquée à la mer, le jour où vous lavez apportée, cette petite ; seulement, je ne peux pas souffrir quon fasse du mal au monde, et vous êtes tous à la martyriser tellement, que je finirai un jour par allonger des calottes au premier qui la touchera Ah ! je men moque, vous pouvez bien me donner mes huit jours, elle en saura de belles ! oui, oui, tout ce que vous lui avez fait, avec vos airs de braves gens ! Veux-tu te taire, enragée ! murmura la vieille dame, inquiète de cette nouvelle scène. Non, je ne me tairai pas Cest trop vilain, entendez-vous ! Il y a des années que ça métouffe. Est-ce que ce nétait pas déjà bien joli de lui avoir pris ses sous ? il faut encore que vous lui coupiez le cur en quatre ! Oh ! je sais ce que je sais, jai vu manigancer tout ça Et, tenez ! monsieur Lazare na peut-être pas tant de calcul, mais il nen vaut guère mieux, il lui donnerait aussi le coup de la mort par égoïsme, histoire de ne pas sennuyer Misère ! Il y en a qui sont nées pour être mangées par les autres ! Elle brandissait son bougeoir, puis elle saisit une casserole qui ronfla comme un tambour, sous le chiffon dont elle lessuyait. Madame Chanteau avait délibéré si elle ne la jetterait pas dehors. Elle réussit à se vaincre, elle lui demanda froidement : Alors, tu ne veux pas monter lui parler ? Cest pour elle, cest pour lui éviter des sottises. De nouveau, Véronique se taisait. Et elle grogna enfin : Je monterai tout de même La raison est la raison, et les coups de tête, ça na jamais rien valu. Elle prit le temps de se laver les mains. Ensuite, elle ôta son tablier sale. Lorsquelle se décida à ouvrir la porte du corridor, pour gagner lescalier, un souffle lamentable entra. Cétait le cri de loncle, incessant, énervant. Madame Chanteau qui la suivait, parut frappée dune idée, se reprit à demi-voix, avec insistance : Dis-lui quelle ne peut laisser Monsieur dans létat où il est Entends-tu ? Oh ! pour ça, avoua Véronique, il gueule ferme, cest bien vrai. Elle monta, pendant que Madame, qui avait allongé la tête vers la chambre de son mari, se gardait den refermer la porte. Les plaintes sengouffraient dans la cage de lescalier, élargies par la sonorité des étages. En haut, la bonne trouva Mademoiselle sur le point de partir, ayant noué en un paquet le peu de linge nécessaire, et résolue à faire prendre le reste, dès le lendemain, par le père Malivoire. Elle sétait calmée, très pâle encore, désespérée, mais dune raison froide, sans colère aucune. Ou elle, ou moi, répondit-elle à toutes les paroles de Véronique, en évitant même de nommer Louise. Quand Véronique rapporta cette réponse à madame Chanteau, celle-ci se trouvait justement dans la chambre de Louise, qui sétait habillée et qui sobstinait aussi à partir tout de suite, tremblante, effarée au moindre bruit de porte. Alors, madame Chanteau dut se résigner ; elle envoya prendre à Verchemont la voiture du boulanger, elle décida quelle accompagnerait elle-même la jeune fille chez sa tante Léonie, qui habitait Arromanches ; et on raconterait une histoire à cette dernière, on prétexterait la violence de la crise de Chanteau, dont les cris devenaient insupportables. Après le départ des deux femmes, que Lazare avait mises en voiture, Véronique lança du vestibule, à plein gosier : Vous pouvez descendre, mademoiselle : il ny a plus personne. La maison semblait vide, le lourd silence était retombé, et la continuelle lamentation du malade éclatait plus haute. Comme Pauline descendait la dernière marche, Lazare, qui revenait de la cour, se trouva en face delle. Tout son corps fut pris dun tremblement nerveux. Il sarrêta une seconde, il voulait sans doute saccuser, demander pardon. Mais des larmes le suffoquèrent, et il remonta violemment chez lui, sans avoir rien pu dire. Elle, les yeux secs, la face grave, était entrée dans la chambre de son oncle. En travers du lit, Chanteau étendait toujours le bras et renversait la tête sur le traversin. Il nosait plus bouger, il ne devait même pas sêtre aperçu de labsence de la jeune fille, serrant les yeux, ouvrant la bouche, pour crier à laise. Aucun des bruits de la maison ne lui parvenait, sa seule affaire était de pousser sa plainte jusquau bout de son haleine. Peu à peu, il la prolongeait désespérément, au point dincommoder la Minouche, dont on avait encore jeté quatre petits le matin, et qui, déjà oublieuse, ronronnait dun air béat sur un fauteuil. Quand Pauline reprit sa place, loncle hurlait si fort, que la chatte se leva, les oreilles inquiètes. Elle se mit à le regarder fixement, avec son indignation de sage personne dont on trouble le calme. Sil ny avait plus moyen de ronronner en paix, cela devenait impossible ! Et elle se retira, la queue en lair. |