Emile Zola
La Joie de vivre 1884
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La Joie de vivre - 6 Lorsque madame Chanteau rentra le soir, quelques minutes avant le dîner, il ne fut plus question de Louise. Elle appela simplement Véronique, pour que celle-ci lui ôtât ses bottines. Le pied gauche la faisait souffrir. Pardi ! ce nest pas étonnant, murmura la bonne, il est enflé. En effet, les coutures du cuir étaient marquées en rouge dans la chair molle et blanche. Lazare, qui descendait, regarda. Tu auras trop marché, dit-il. Mais elle avait à peine traversé Arromanches. Du reste, ce jour-là, elle suffoquait, prise détouffements qui augmentaient depuis quelques mois. Alors, elle accusa les bottines. Ces cordonniers ne peuvent pas se décider à faire des coups-de-pied assez hauts Dès que je suis bridée, moi, cest un supplice. Et, comme elle ne souffrait plus dans ses pantoufles, on ne sinquiéta pas davantage. Le lendemain, lenflure avait gagné la cheville. Mais, la nuit suivante, elle disparut complètement. Une semaine se passa. Dès le premier dîner qui avait remis Pauline en présence de la mère et du fils, le soir de la catastrophe, chacun sétait efforcé de reprendre son air de tous les jours. Aucune allusion nétait faite, il semblait quil ny eût rien de nouveau entre eux. La vie de famille continuait machinale, déroulant les mêmes habitudes affectueuses, le bonjour et le bonsoir accoutumés, les baisers distraits, donnés à heure fixe. Ce fut pourtant un soulagement, lorsquon put rouler Chanteau jusquà la table. Cette fois, ses genoux restaient ankylosés, il lui était impossible de se mettre debout. Mais il nen jouissait pas moins du calme relatif où la douleur le laissait, et cela au point de ne plus être touché de la joie ni de la tristesse des siens, tout entier à légoïsme de son bien-être. Quand madame Chanteau sétait risquée à lentretenir du départ précipité de Louise, il lavait suppliée de ne pas lui parler de ces choses tristes. Pauline, depuis quelle nétait plus clouée dans la chambre de son oncle, tâchait de soccuper, sans parvenir à cacher son tourment. Les soirées surtout devenaient pénibles, le malaise perçait sous laffectation de la paix habituelle. Cétait bien lexistence dautrefois, avec les petits faits quotidiens répétés ; mais, à certains gestes nerveux, même à un silence, tous sentaient le déchirement intérieur, la blessure dont ils ne parlaient pas et qui allait en sagrandissant. Lazare, dabord, sétait méprisé. La supériorité morale de Pauline, si droite, si juste, lemplissait de honte et de colère. Pourquoi navait-il pas le courage de se confesser franchement à elle et de lui demander pardon ? Il lui aurait raconté cette aventure, la surprise de sa chair, lodeur de femme coquette dont il venait de se griser ; et elle était desprit trop large pour ne pas comprendre. Mais un insurmontable embarras lempêchait, il craignait de se diminuer encore aux yeux de la jeune fille, dans une explication où il bégaierait peut-être comme un enfant. Puis, il y avait au fond de son hésitation la peur dun nouveau mensonge, car Louise le hantait toujours, il la revoyait, la nuit surtout avec le regret brûlant de ne lavoir pas possédée, lorsquil la tenait défaillante sous ses lèvres. Malgré lui, ses longues promenades le ramenaient sans cesse du côté dArromanches. Un soir, il poussa jusquà la petite maison de la tante Léonie, il rôda autour du mur, et se sauva brusquement, au bruit dun volet, bouleversé de la mauvaise action quil avait failli commettre. Cétait cette conscience de son indignité qui redoublait sa gêne : il se jugeait, sans pouvoir tuer son désir ; à chaque heure, le débat recommençait, jamais il navait tant souffert de son irrésolution. Il ne lui restait assez dhonnêteté et de force que pour éviter Pauline, afin de sépargner la bassesse dernière des faux serments. Peut-être laimait-il encore, mais limage provocante de lautre était continuellement là, effaçant le passé, bouchant lavenir. Pauline, de son côté, attendait quil sexcusât. Dans sa première révolte, elle sétait juré dêtre sans pardon. Ensuite, elle avait souffert secrètement de navoir pas à pardonner. Pourquoi se taisait-il, lair fiévreux, toujours dehors, comme sil avait craint de rester seul avec elle ? Elle était prête à lentendre, à oublier tout, sil montrait seulement un peu de repentir. Lexplication espérée ne venant pas, sa tête travaillait, elle passait dune hypothèse à une autre, tandis quune fierté la tenait silencieuse ; et, à mesure que les jours pénibles coulaient avec lenteur, elle arrivait à se vaincre, au point de retrouver son attitude de fille active ; mais ce beau calme courageux cachait une torture de toutes les minutes, elle sanglotait dans sa chambre, le soir, étouffant ses cris au fond de son oreiller. Personne ne parlait du mariage, bien que tout le monde y songeât, visiblement. Lautomne approchait, quallait-on faire ? Chacun évitait de se prononcer, on paraissait renvoyer la décision à plus tard, lorsquon oserait en causer de nouveau. Ce fut lépoque de sa vie où madame Chanteau acheva de perdre sa tranquillité. De tout temps, elle sétait dévorée elle-même ; mais le sourd travail qui émiettait en elle les bons sentiments semblait arrivé à la période extrême de destruction ; et jamais elle navait paru si déséquilibrée, ravagée dune telle fièvre nerveuse. La nécessité où elle était de se contraindre, exaspérait son mal davantage. Elle souffrait de largent, cétait comme une rage de largent, grandie peu à peu, emportant la raison et le cur. Toujours elle retombait sur Pauline, elle laccusait maintenant du départ de Louise, ainsi que dun vol qui aurait dépouillé son fils. Il y avait là une plaie saignante qui refusait de se fermer ; les moindres faits grossissaient, elle noubliait pas un geste, elle entendait encore le cri : « Va-ten ! » et elle simaginait quon la chassait aussi, quon jetait à la rue la joie et la fortune de la famille. La nuit, lorsquelle sagitait dans un demi-sommeil plein de malaise, elle en venait à regretter que la mort ne les eût pas débarrassés de cette Pauline maudite. Des plans se heurtaient en elle, des calculs compliqués, sans quelle trouvât le moyen raisonnable de supprimer la jeune fille. En même temps, une sorte de réaction redoublait sa tendresse pour son fils : elle ladorait comme elle ne lavait peut-être pas adoré au berceau, lorsquil était tout à elle, dans ses bras. Du matin au soir, elle le suivait de ses yeux inquiets. Puis, dès quils étaient seuls, elle lembrassait, elle le suppliait de ne point se faire de la peine. Nest-ce pas ? il ne lui cachait rien, il ne samusait pas à pleurer, quand il ny avait personne ? Et elle lui jurait que tout sarrangerait, quelle étranglerait plutôt les autres, pour que lui fût heureux. Après quinze jours de ces continuels combats, son visage avait pris une pâleur de cire, sans quelle eût maigri pourtant. Deux fois, lenflure des pieds était revenue, puis sen était allée. Un matin, elle sonna Véronique et lui montra ses jambes, qui avaient enflé jusquaux cuisses, pendant la nuit. Vois donc ce qui me pousse ! Est-ce ennuyeux ! Moi qui voulais sortir ! Me voilà forcée de garder le lit. Ne dis rien, pour ne pas inquiéter Lazare. Elle-même ne semblait point effrayée. Elle parlait simplement dun peu de fatigue, et toute la maison crut à une courbature. Comme Lazare était allé battre la côte, et que Pauline évitait de monter en sentant sa présence désagréable, la malade cassa les oreilles de la bonne de ses accusations furieuses contre la jeune fille. Elle ne pouvait plus se contenir. Limmobilité où elle était condamnée, les palpitations qui létouffaient au moindre mouvement, semblaient la jeter à une exaspération croissante. Hein ! que fait-elle en bas ? encore quelque malheur Tu verras quelle ne me montera seulement pas un verre deau. Mais, madame, répondait Véronique, puisque cest vous qui la rebutez ! Laisse donc ! tu ne la connais pas. Il ny a pas de pire hypocrite. Devant les gens, elle fait son bon cur ; puis, derrière, elle vous mange Va, ma fille, toi seule as vu clair, le jour où je lai amenée. Si elle nétait jamais entrée ici, nous ne serions point où nous en sommes Et elle nous finira : Monsieur souffre comme un damné, depuis quelle soccupe de lui ; moi, jai le sang tourné, tellement elle me bouscule ; quant à mon fils, il est en train de perdre la tête Oh ! madame, si lon peut dire ! elle qui est si gentille pour vous tous ! Jusquau soir, madame Chanteau se soulagea. Tout y passait, et le renvoi brutal de Louise, et largent surtout. Aussi, lorsque Véronique put redescendre après le dîner, et quelle trouva Pauline dans la cuisine, soccupant à ranger la vaisselle, lâcha-t-elle à son tour ce quelle avait sur le cur. Depuis longtemps, elle retenait ces confidences indignées ; mais cette fois les mots sortaient deux-mêmes. Ah ! mademoiselle, vous êtes bien bonne de prendre garde à leurs assiettes. Cest moi, à votre place, qui casserais tout ! Pourquoi ça ? demanda la jeune fille étonnée. Parce que vous nen ferez jamais autant quon en dit. Et elle partit de là, et elle remonta aux premiers jours. Nest-ce pas une chose à mettre en colère le bon Dieu lui-même ? elle vous a sucé votre argent sou à sou, et cela dune façon aussi vilaine que possible. Ma parole ! on aurait dit que cétait elle qui vous nourrissait Quand il était dans son secrétaire, votre argent, elle faisait devant toutes sortes de salamalecs, comme si elle avait eu à garder le pucelage dune fille ; ce qui nempêchait pas ses mains crochues dy creuser de jolis trous Ah ! bon sang ! elle en a joué, une comédie, pour vous flanquer sur les bras laffaire de lusine, puis pour faire bouillir la marmite avec le reste du magot. Voulez-vous savoir ? eh bien ! sans vous, ils auraient tous crevé de faim Aussi a-t-elle eu une belle peur, quand les autres de Paris ont failli se fâcher, à propos des comptes ! Dame ! vous pouviez lenvoyer droit en cour dassises Et ça ne la pas corrigée, elle vous mange encore aujourdhui, elle vous grugera jusquau dernier liard Vous croyez peut-être que je mens ? Tenez ! je lève la main. Jai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles, et je ne vous dis pas le plus sale, par respect, mademoiselle, comme lorsque vous étiez malade et quelle rageait seulement de ne pas pouvoir fouiller dans votre commode. Pauline écoutait, sans trouver un mot pour linterrompre. Souvent, cette idée que sa famille vivait sur elle, la dépouillait avec aigreur, avait gâté ses journées les plus heureuses. Mais elle sétait toujours refusée à réfléchir sur ces choses, elle préférait vivre dans laveuglement, en saccusant elle-même davarice. Et, cette fois, il lui fallait bien tout savoir, la brutalité de ces confidences semblait encore aggraver les faits. A chaque phrase, sa mémoire séveillait, elle reconstruisait des histoires anciennes dont le sens exact lui avait échappé, elle suivait, jour par jour, le travail de madame Chanteau autour de sa fortune. Lentement, elle sétait laissée tomber sur une chaise, comme accablée tout à coup dune grande fatigue. Un pli douloureux coupait ses lèvres. Tu exagères, murmura-t-elle. Comment ! jexagère ! continua violemment Véronique. Ce nest pas tant la question des sous qui me met hors de moi. Voyez-vous, ce que je ne lui pardonnerai jamais, cest de vous avoir repris monsieur Lazare, après vous lavoir donné Oui, parfaitement ! vous nétiez plus assez riche, il lui fallait une héritière. Hein ? Quen dites-vous ? on vous pille, puis on vous méprise, parce que vous navez plus rien Non, je ne me tairai pas, mademoiselle ! On ne coupe pas aux gens le cur en quatre, quand on leur a déjà vidé les poches. Puisque vous aimiez votre cousin et quil devait tout vous rembourser en gentillesse, cest une franche abomination que de vous avoir encore volée de ce côté-là Et elle a tout fait, je lai vue. Oui, oui, chaque soir, elle aguichait la petite, elle lallumait pour le jeune homme, avec un tas daffaires malpropres. Aussi vrai que cette lampe nous éclaire, cest elle qui les a jetés lun sur lautre. Enfin, quoi ! elle aurait tenu la chandelle, histoire de rendre le mariage inévitable. Ce nest pas sa faute, sils ne sont pas allés jusquau bout Défendez-la donc, maintenant quelle vous a pilé sous ses pieds, et quelle est en cause que vous pleurez la nuit comme une Madeleine ; car je vous entends bien de ma chambre, jen tomberai malade, de tous ces chagrins et de toutes ces injustices ! Tais-toi, je ten supplie, bégaya Pauline à bout de courage, tu me fais trop de peine. De grosses larmes roulaient sur ses joues. Elle sentait que cette fille ne mentait pas, ses affections déchirées saignaient en elle. Chaque scène évoquée prenait une réalité vive : Lazare étreignait Louise défaillante, tandis que madame Chanteau veillait à la porte. Mon Dieu ! quavait-elle fait, pour que chacun la trompât, lorsquelle était fidèle à tous ? Je ten supplie, tais-toi, ça métouffe. Alors, Véronique, en la voyant si émue, se contenta dajouter sourdement : Cest pour vous, ce nest pas pour elle, si je nen dis pas davantage Eh ! aussi elle est là, depuis la matinée, à vomir sur votre compte un tas dhorreurs ! La patience méchappe à la fin, mon sang bout, quand je lentends tourner en mal le bien que vous lui avez fait Parole dhonneur ! elle prétend que vous les avez ruinés et que vous lui tuez son fils. Allez écouter à la porte, si vous ne me croyez pas. Puis, comme Pauline éclatait en sanglots, Véronique éperdue lui saisit la tête entre ses mains, et lui baisa les cheveux, en répétant : Non, non, mademoiselle, je ne dis plus rien Il faut pourtant que vous sachiez. Ça devient trop bête, dêtre dévorée ainsi Je ne dis plus rien, calmez-vous. Il y eut un silence. La bonne éteignait la braise qui restait dans le fourneau. Mais elle ne put sempêcher de murmurer encore : Je sais pourquoi elle enfle : sa méchanceté lui est tombée dans les genoux. Pauline, qui regardait fixement un des carreaux de la cuisine, la pensée confuse et lourde de chagrin, leva les yeux. Pourquoi Véronique disait-elle cela, est-ce que lenflure avait reparu ? Celle-ci, embarrassée, dut manquer à sa promesse de silence. Elle se permettait bien de juger Madame, mais elle lui obéissait. Enfin, les deux jambes étaient prises depuis la nuit, et il ne fallait pas le répéter devant monsieur Lazare. Pendant que la bonne donnait ces détails, le visage de Pauline changeait, une inquiétude en chassait le morne abattement. Malgré tout ce quelle venait dapprendre, elle seffrayait dun symptôme quelle savait très grave. Mais on ne peut la laisser ainsi, dit-elle en se levant. Elle est en danger. Ah ! oui, en danger ! sécria brutalement Véronique. Elle nen a pas la figure, et elle ny pense guère en tout cas, bien trop occupée à cracher sur les autres et à se carrer comme un pacha dans son lit Dailleurs, elle dort à présent, il faut attendre demain. Cest justement le jour où le docteur vient à Bonneville. Le lendemain, il fut impossible de cacher davantage à Lazare létat de sa mère. Toute la nuit, Pauline avait écouté, éveillée dheure en heure, croyant sans cesse entendre des plaintes au travers du plancher. Puis, au jour, elle sétait endormie dun si profond sommeil, que neuf heures sonnaient, lorsquun bruit de porte lavait fait se lever en sursaut. Comme elle descendait aux nouvelles, après sêtre vêtue à la hâte, elle rencontra justement, sur le palier du premier étage, Lazare qui sortait de chez la malade. Lenflure gagnait le ventre, Véronique sétait décidée à prévenir le jeune homme. Eh bien ? demanda Pauline. Lazare, le visage décomposé, ne répondit pas dabord. Dun geste qui lui était familier, il se prenait le menton entre ses doigts convulsifs. Et, quand il parla, sa première parole fut cette phrase à peine bégayée : Elle est perdue. Il montait chez lui dun air dégarement. Pauline le suivit. Lorsquils furent dans la grande chambre du second, où elle nétait pas rentrée depuis quelle ly avait surpris avec Louise, elle ferma la porte, elle tâcha de le rassurer. Voyons, tu ignores même ce quelle a. Attends le docteur au moins Elle est très forte, il y a toujours de lespoir. Mais lui, sentêtait, frappé au cur dune conviction subite. Elle est perdue, elle est perdue. Cétait un coup imprévu qui lassommait. A son lever, il avait comme dhabitude regardé la mer, en bâillant dennui et en se plaignant du vide imbécile de lexistence. Puis, quand sa mère sétait découverte jusquaux genoux, la vue de ces pauvres jambes gonflées par ldème, énormes et pâles, pareilles à des troncs déjà morts, lavait empli dun attendrissement épouvanté. Eh quoi ! dune minute à lautre, le malheur entrait ainsi ! Maintenant encore, assis sur un coin de sa grande table, le corps tremblant, il nosait nommer tout haut la maladie quil venait de reconnaître. Toujours leffroi dune maladie de cur lavait hanté pour les siens et pour lui, sans que ses deux années de médecine lui eussent démontré légalité des maux devant la mort. Être frappé au cur, à la source même de la vie, restait à ses yeux la mort affreuse, impitoyable. Et cétait de cette mort que sa mère allait mourir et que lui-même mourrait certainement ensuite ! Pourquoi te désoler ainsi ? continuait Pauline, il y a des hydropiques qui vivent très longtemps. Tu te rappelles madame Simonnot ? elle a fini par sen aller dune fluxion de poitrine. Mais il hochait la tête, il nétait pas un enfant pour quon le trompât de la sorte. Ses pieds pendants battaient dans le vide, le tremblement de son corps ne cessait point, tandis quil fixait obstinément les yeux sur la fenêtre. Alors, pour la première fois depuis la rupture, elle le baisa au front, comme jadis. Ils se retrouvaient côte à côte dans cette chambre où ils avaient grandi, toute leur rancune sombrait au fond du grand chagrin dont ils étaient menacés. Elle essuya ses yeux. Lui, ne pouvant pleurer, répétait machinalement : Elle est perdue, elle est perdue. Vers onze heures, lorsque le docteur Cazenove entra, ainsi quil le faisait dordinaire chaque semaine, en remontant de Bonneville, il parut très étonné de trouver madame Chanteau au lit. Quavait-elle donc, cette chère dame ? et il plaisantait même : toute la maison était trop douillette, on allait décidément la transformer en ambulance. Mais, quand il eut examiné, palpé, ausculté la malade, il devint plus grave ; même il eut besoin de sa grande habitude, pour ne pas laisser percer un peu deffarement. Du reste, madame Chanteau navait nullement conscience de la gravité de son état. Jespère que vous allez me tirer de là, docteur, dit-elle dune voix gaie. Voyez-vous, je nai quune peur, cest que cette enflure ne métouffe, si elle monte toujours. Soyez tranquille, ça ne monte pas comme ça, répondit-il en riant aussi. Puis, nous saurons bien larrêter. Lazare, qui était rentré après lexamen, lécoutait en frémissant, brûlant de le tenir à lécart et de le questionner, pour savoir enfin. Là, chère madame, continuait le docteur, ne vous tourmentez pas, je reviendrai demain causer avec vous Au revoir, je vais écrire mon ordonnance en bas. Pauline, en bas, les empêcha dentrer dans la salle à manger, car on parlait toujours à Chanteau dune simple courbature. Elle avait déjà préparé de lencre et du papier, sur la table de la cuisine. Devant leur impatience anxieuse, le docteur Cazenove confessa que cétait grave ; mais il employait des phrases longues et embrouillées, évitant de conclure. Enfin, elle est perdue, cria Lazare, dans une sorte dirritation. Cest le cur, nest-ce pas ? Pauline eut un regard suppliant que le médecin comprit. Oh ! le cur, dit-il, jen doute Du reste, si elle ne peut sen relever, elle ira peut-être loin encore, avec des ménagements. Le jeune homme avait eu son haussement dépaules, son geste colère denfant qui nest point dupe des contes dont on lamuse. Il continuait : Et vous ne mavertissez pas, docteur, vous qui lavez soignée dernièrement ! Ces abominations-là ne viennent jamais tout dun coup. Vous naviez donc rien vu ? Si, si, murmura Cazenove, je métais bien aperçu de quelques petites choses. Puis, comme Lazare était pris dun rire méprisant : Écoutez, mon brave, je me crois moins bête quun autre, et ce nest pourtant pas la première fois quil marrive de navoir rien prévu et de rester stupide devant la maladie Vous êtes agaçant, de vouloir quon sache tout, lorsquil est déjà bien joli dépeler les premières lignes, dans cette machine compliquée de la carcasse humaine. Il se fâchait, il écrivait son ordonnance dune plume irritée, qui trouait le papier mince. Le chirurgien de marine reparaissait, dans les mouvements brusques de son grand corps. Mais, quand il se fut remis debout, son vieux visage tanné par les vents du large sadoucit, en voyant devant lui Lazare et Pauline, la tête basse, désespérés. Mes pauvres enfants, reprit-il, nous ferons le possible pour la tirer daffaire Vous savez que je ne veux pas jouer au grand homme avec vous. Eh bien, franchement, je ne peux rien dire. Il me semble pourtant quil ny a aucun danger immédiat. Et il partit, après sêtre assuré que Lazare avait de la teinture de digitale. Lordonnance portait simplement des frictions de cette teinture sur les jambes, et quelques gouttes dans un verre deau sucrée. Cela suffisait pour le moment, il apporterait le lendemain des pilules. Peut-être se déciderait-il à pratiquer une saignée. Pauline, cependant, lavait accompagné jusquà son cabriolet, afin de lui demander la vérité vraie ; mais la vérité vraie était réellement quil nosait se prononcer. Quand elle rentra dans la cuisine, elle trouva Lazare qui relisait lordonnance. Le seul mot de digitale lavait fait blêmir de nouveau. Ne vous tourmentez donc pas si fort ! dit Véronique qui sétait mise à pelurer des pommes de terre, afin de rester et dentendre. Les médecins, cest tous des massacres. Pour que celui-là ne sache quoi dire, ça doit être quil ny a pas grand-chose. Une discussion les retint autour du plat, où la cuisinière coupait ses pommes de terre. Pauline, elle aussi, se montrait rassurée. Le matin, elle était entrée embrasser sa tante, et elle lui avait trouvé une bonne figure : on ne pouvait mourir avec des joues pareilles. Mais Lazare retournait lordonnance entre ses doigts fébriles. Le mot digitale flamboyait : sa mère était perdue. Je remonte, finit-il par dire. A la porte, il hésita, il demanda à sa cousine : Viendras-tu un instant ? Elle aussi eut une légère hésitation. Jai peur de la contrarier, murmura-t-elle. Un silence embarrassé régna, et il monta seul, sans ajouter un mot. Au déjeuner, pour ne pas inquiéter son père, Lazare reparut, très pâle. De temps à autre, un coup de sonnette appelait Véronique, qui se promenait avec des assiettées de potage, auxquelles la malade touchait à peine ; et, quand elle redescendait, elle racontait à Pauline que le pauvre jeune homme perdait la tête, en haut. Cétait une pitié, de le voir grelotter la fièvre devant sa mère, les mains malhabiles, la figure bouleversée, comme sil avait craint, à chaque minute, de la sentir passer entre ses bras. Vers trois heures, la bonne venait encore de monter, lorsquelle appela la jeune fille, en se penchant sur la rampe. Puis, quand celle-ci fut sur le palier du premier étage : Vous devriez entrer, mademoiselle, pour lui donner un coup de main. Tant pis si ça la fâche ! Elle veut quil la retourne, et si vous le voyiez frémir, sans oser la toucher seulement ! Avec ça, elle me défend dapprocher. Pauline entra. Carrément assise contre trois oreillers, madame Chanteau aurait paru garder le lit par simple paresse, sans le souffle court et pénible qui soulevait ses épaules. Devant elle, Lazare balbutiait : Alors, tu veux que je te mette sur le côté droit ? Oui, pousse-moi un peu Ah ! mon pauvre enfant, que tu as de peine à comprendre ! Déjà la jeune fille lavait saisie doucement et la retournait. Laisse-moi faire, jai lhabitude avec mon oncle Es-tu bien ? Madame Chanteau, irritée, gronda quon la bousculait. Elle ne pouvait faire un mouvement, sans étouffer aussitôt ; et elle demeura une minute haletante, le visage terreux. Lazare sétait reculé derrière les rideaux du lit, afin de cacher son désespoir. Pourtant, il resta encore, pendant que Pauline frictionnait les jambes de la malade, avec la teinture de digitale. Il détournait la tête, mais un besoin de voir ramenait ses regards sur ces jambes monstrueuses, ces paquets inertes de chair blafarde, dont la vue achevait de létrangler dangoisse. Quand sa cousine laperçut si défait, elle crut prudent de le renvoyer. Elle sapprocha, et comme madame Chanteau sendormait, très lasse davoir été simplement changée de place, elle dit tout bas : Tu ferais mieux de ten aller. Il lutta un instant, des larmes laveuglaient. Mais il dut céder, il descendit, honteux, bégayant : Mon Dieu ! je ne peux pas ! je ne peux pas ! Lorsque la malade se réveilla, elle ne remarqua point dabord labsence de son fils. Une stupeur semblait la prendre, elle se repliait en elle-même, dans le besoin égoïste de se sentir vivre. Seule, la présence de Pauline linquiétait, bien que celle-ci se dissimulât, assise à lécart, sans parler, sans bouger. Sa tante ayant allongé la tête, elle crut pourtant devoir la renseigner dun mot. Cest moi, ne te tourmente pas Lazare est allé jusquà Verchemont, où il a le menuisier à voir. Bon, bon, murmura madame Chanteau. Tu nes pas assez souffrante, nest-ce pas ? pour que ça lempêche de faire ses affaires. Bien sûr. Dès ce moment, elle ne parla plus que rarement de son fils, malgré ladoration quelle lui témoignait la veille encore. Il seffaçait de son reste de vie, après avoir été la cause et le but de son existence entière. La décomposition cérébrale qui commençait à se faire en elle, ne lui laissait que le souci physique de sa santé. Elle accepta les soins de sa nièce, sans paraître se rendre compte de la substitution, simplement préoccupée de la suivre des yeux, comme distraite par la méfiance croissante quelle éprouvait, à la voir toujours aller et venir devant son lit. Et, pendant ce temps, Lazare était descendu dans la cuisine, éperdu, les jambes cassées. La maison entière lui faisait peur : il ne pouvait demeurer dans sa chambre dont le vide lécrasait, il nosait traverser la salle à manger, où la vue de son père, lisant paisiblement un journal, le suffoquait de sanglots. Aussi revenait-il sans cesse à la cuisine, le seul coin chaud et vivant, rassuré dy trouver Véronique, qui se battait avec ses casseroles, comme aux bons jours de tranquillité. Quand elle le vit se rasseoir près du fourneau, sur la chaise de paille quil adoptait, elle lui dit franchement ce quelle pensait de son peu de courage. En vérité, monsieur Lazare, vous nêtes pas dun grand secours. Cest encore cette pauvre mademoiselle qui va tout avoir sur le dos On croirait quil ny a jamais eu de malade ici ; et ce qui est fort, cest que vous avez très bien soigné votre cousine, quand elle a failli mourir de son mal de gorge Hein ? vous ne pouvez dire le contraire, vous êtes resté quinze jours là-haut, à la retourner comme une enfant. Lazare lécoutait, plein de surprise. Il navait pas songé à cette contradiction, pourquoi ces façons de sentir différentes et illogiques ? Cest vrai, répétait-il, cest vrai. Vous ne laissiez entrer personne, continuait la bonne, et Mademoiselle était encore plus triste à regarder que Madame, tellement elle souffrait. Moi, je redescendais toute bousculée, sans avoir seulement lenvie davaler gros comme ça de pain Puis, aujourdhui, voilà le cur qui vous tourne, dès que vous voyez votre mère au lit ! Vous ne lui porteriez pas même des tasses de tisane Votre mère est ce quelle est, mais elle est votre mère. Il nentendait plus, il regardait fixement devant lui, dans le vide. Enfin, il murmura : Que veux-tu ? je ne peux pas Cest peut-être parce que cest maman, mais je ne peux pas Quand je la vois avec ses jambes, en me disant quelle est perdue, il y a quelque chose qui se casse dans mon estomac, je crierais comme une bête, si je ne me sauvais de la chambre. Tout son corps était repris dun tremblement, il avait ramassé par terre un couteau tombé de la table, quil examinait sans le voir, les yeux noyés. Un silence régna. Véronique plongeait la tête dans son pot-au-feu, pour cacher lémotion qui létranglait aussi. Elle finit par reprendre : Tenez ! monsieur Lazare, vous devriez descendre un peu sur la plage. Vous me gênez, à être toujours là, dans mes jambes Et emmenez donc Mathieu. Il est assommant, lui aussi ne sait plus que faire de son corps, et jai toutes les peines du monde à lempêcher de monter chez Madame. Le lendemain, le docteur Cazenove se montra encore hésitant. Une catastrophe brusque était possible, ou peut-être la malade allait-elle se remettre pour un temps plus ou moins long, si ldème diminuait. Il renonça à la saignée, se contenta de prescrire les pilules quil apportait, sans cesser lemploi de la teinture de digitale. Son attitude chagrine, sourdement irritée, confessait quil croyait peu à ces remèdes, dans un de ces cas organiques, où le détraquement successif de tous les organes rend inutile la science du médecin. Dailleurs, il affirmait que la malade ne souffrait point. En effet, madame Chanteau ne se plaignait daucune douleur vive ; ses jambes étaient dune lourdeur de plomb, elle suffoquait de plus en plus, dès quelle bougeait ; mais, étendue sur le dos, immobile, elle avait toujours sa voix forte, ses yeux vifs, qui lillusionnaient elle-même. Autour delle, personne, excepté son fils, ne se résignait à désespérer, en la voyant si brave. Quand le docteur remonta dans sa voiture, il leur dit de ne pas trop se plaindre, car cétait déjà une grâce, pour soi et pour les siens, que de ne pas se voir mourir. La première nuit venait dêtre dure pour Pauline. A demi allongée dans un fauteuil, elle navait pu dormir, les oreilles bourdonnantes du souffle fort de la mourante. Dès quelle sassoupissait, il lui semblait que ce souffle ébranlait la maison et que tout allait craquer. Puis, les yeux ouverts, elle était prise doppression, elle revivait les tourments qui avaient gâté sa vie, depuis quelques mois. Même à côté de ce lit de mort, la paix ne se faisait pas en elle, il lui était impossible de pardonner. Dans le demi-cauchemar de la veillée lugubre, elle souffrait surtout des confidences de Véronique. Ses violences de jadis, ses rancunes jalouses, séveillaient aux détails quelle remâchait péniblement. Ne plus être aimée, mon Dieu ! se voir trahie par ceux quon aime ! se retrouver seule, pleine de mépris et de révolte ! Sa plaie rouverte saignait, jamais elle navait senti à ce point linjure de Lazare. Puisquils lavaient tuée, les autres pouvaient mourir. Et sans cesse le vol de son argent et de son cur recommençait, dans lobsession du souffle fort de sa tante, qui finissait par lui casser la poitrine. Au jour, Pauline resta combattue. Laffection ne revenait pas, seul le devoir la tenait dans cette chambre. Cela achevait de la rendre malheureuse : allait-elle donc devenir mauvaise, elle aussi ? La journée se passa dans ce trouble, elle sempressait, mécontente delle, rebutée par les méfiances de la malade. Celle-ci accueillait ses prévenances dun grognement, la poursuivait dun il soupçonneux, regardant derrière elle ce quelle faisait. Si elle lui demandait un mouchoir, elle le flairait avant de sen servir, et quand elle la voyait apporter une bouteille deau chaude, elle voulait toucher la bouteille. Qua-t-elle donc ? disait tout bas la jeune fille à la bonne. Est-ce quelle me croit capable de lui faire du mal ? Après le départ du docteur, comme Véronique présentait une cuillerée de potion à madame Chanteau, celle-ci napercevant pas sa nièce, qui cherchait du linge dans larmoire, murmura : Cest le médecin qui a préparé cette drogue ? Non, madame, cest Mademoiselle. Alors, elle goûta du bout des lèvres, puis elle eut une grimace. Ca sent le cuivre Je ne sais ce quelle me force à prendre, jai le goût du cuivre dans lestomac depuis hier. Et, dun geste brusque, elle jeta la cuillerée derrière le lit. Véronique restait la bouche béante. Eh bien ! quoi donc ? en voilà une idée ! Je nai pas envie de men aller encore, dit madame Chanteau en reposant la tête sur loreiller. Tiens ! écoute, les poumons sont solides. Et elle pourrait bien partir avant moi, car elle na pas la chair très saine. Pauline avait entendu. Elle se tourna, frappée au cur, et regarda Véronique. Au lieu de savancer, elle se reculait davantage, ayant honte pour sa tante de ce soupçon abominable. Une détente se produisait en elle, il lui venait une grande pitié, en face de cette malheureuse ravagée de peur et de haine ; et, loin den éprouver une nouvelle rancune, elle se sentit débordée dun attendrissement douloureux, lorsquen se baissant elle aperçut sous le lit les médicaments que la malade y jetait, par crainte du poison. Jusquau soir, elle montra une douceur vaillante, elle ne parut même pas sapercevoir des regards inquiets qui étudiaient ses mains. Son ardent désir était de vaincre par ses bons soins les terreurs de la moribonde, de ne pas lui laisser emporter dans la terre cette pensée affreuse. Elle défendit à Véronique deffrayer Lazare davantage, en lui contant lhistoire. Une seule fois, depuis le matin, madame Chanteau avait demandé son fils ; et elle sétait contentée de la première réponse venue, sans sétonner de ne plus le voir. Dailleurs, elle parlait moins encore de son mari, elle ne sinquiétait pas de ce quil pouvait faire, seul, dans la salle à manger. Tout disparaissait pour elle, le froid de ses jambes semblait monter et lui glacer le cur, de minute en minute. Et il fallait, à chaque repas, que Pauline descendît, afin de mentir à son oncle. Ce soir-là, elle trompa Lazare lui-même, elle lui assura que lenflure diminuait. Mais, dans la nuit, le mal fit des progrès effrayants. Le lendemain, au grand jour, lorsque la jeune fille et la bonne revirent la malade, elles furent saisies de lexpression égarée de ses yeux. La face nétait pas changée, et elle navait toujours pas de fièvre ; seulement, lintelligence paraissait se prendre, une idée fixe achevait la destruction de ce cerveau. Cétait la phase dernière, lêtre peu à peu mangé par une passion unique, tombé à la fureur. La matinée, avant larrivée du docteur Cazenove, fut terrible. Madame Chanteau ne voulait même plus que sa nièce lapprochât. Laisse-toi soigner, je ten prie, répétait Pauline. Je vais te lever un instant, puisque tu es si mal couchée. Alors, la mourante se débattait, comme si on létouffait. Non, non, tu as tes ciseaux, tu me les enfonces exprès dans la chair Je les sens bien, je saigne de partout. Navrée, la jeune fille devait se tenir à distance ; et elle chancelait de fatigue et de chagrin, elle succombait de bonté impuissante. Pour faire agréer le moindre soin, il lui fallait supporter des rudesses, des accusations qui la mettaient en larmes. Parfois, vaincue, elle tombait sur une chaise, elle pleurait, ne sachant plus comment ramener à elle cette ancienne affection tournée à la rage. Puis, la résignation lui revenait, et elle singéniait encore, elle redoublait de douceur. Mais, ce jour-là, son insistance détermina une crise dont elle resta longtemps tremblante. Ma tante, dit-elle en préparant la cuiller, voici lheure de ta potion. Tu sais que le médecin ta bien recommandé de la prendre exactement. Madame Chanteau voulut voir la bouteille quelle finit par sentir. Cest la même quhier ? Oui, ma tante. Je nen veux pas. Pourtant, à force de supplications caressantes, sa nièce obtint quelle en avalerait encore une cuillerée. Le visage de la malade exprimait une grande méfiance. Et, dès quelle eut la cuillerée dans la bouche, elle la cracha violemment par terre, secouée dun accès de toux, bégayant au milieu des hoquets : Cest du vitriol, ça me brûle. Son exécration et sa terreur de Pauline, peu à peu grandies depuis le jour où elle lui avait pris une première pièce de vingt francs, éclataient enfin dans le suprême détraquement de son mal, en un flot de paroles folles ; tandis que la jeune fille, saisie, lécoutait, sans trouver un mot de défense. Si tu crois que je ne le sens pas ! Tu mets du cuivre et du vitriol dans tout Cest ça qui métouffe. Je nai rien, je me serais levée ce matin, si tu navais pas fait fondre du vert-de-gris dans mon bouillon, hier soir Oui, tu as assez de moi, tu voudrais menterrer. Mais je suis solide, cest moi qui tenterrerai. Ses paroles sembarrassaient de plus en plus, elle suffoquait, et ses lèvres devenaient si noires, quune catastrophe immédiate semblait à craindre. Oh ! ma tante, ma tante, murmura Pauline terrifiée, si tu savais comme tu te fais du mal ! Eh bien ! cest ce que tu veux, nest-ce pas ? Va, je te connais, ton plan est arrêté depuis longtemps, tu es entrée ici dans lunique but de nous assassiner et de nous dépouiller. Ton idée est davoir la maison, et je te gêne Ah ! gueuse, jaurais dû técraser le premier jour Je te hais ! je te hais ! Pauline, immobile, pleurait silencieusement. Un seul mot revenait sur ses lèvres, comme une protestation involontaire. Mon Dieu ! mon Dieu ! Mais madame Chanteau sépuisait, et une terreur denfant succédait à la violence de ses attaques. Elle était retombée sur ses oreillers. Ne mapproche pas, ne me touche pas Je crie au secours, si tu me touches Non, non, je ne veux pas boire. Cest du poison. Et elle ramenait les couvertures de ses mains crispées, et elle se cachait derrière les oreillers, roulant la tête, fermant la bouche. Lorsque sa nièce, éperdue, savança pour la calmer, elle poussa des hurlements. Ma tante, sois raisonnable Je ne te ferai rien boire malgré toi. Si, tu as la bouteille Oh ! jai peur ! oh ! jai peur ! Elle agonisait, sa tête trop basse, renversée dans lépouvante, se tachait de plaques violettes. La jeune fille, croyant quelle expirait dans ses bras, sonna la bonne. Toutes deux eurent beaucoup de peine pour la soulever et la recoucher sur les oreillers. Alors, les souffrances personnelles de Pauline, ses tourments damour furent définitivement emportés dans cette douleur commune. Elle ne songeait plus à sa plaie récente qui saignait encore la veille, elle navait plus ni violence ni jalousie, devant une si grande misère. Tout se noyait au fond dune pitié immense, elle aurait voulu pouvoir aimer davantage, se dévouer, se donner, supporter linjustice et linjure, pour mieux soulager les autres. Cétait comme une bravoure à prendre la grosse part du mal de la vie. Dès ce moment, elle neut pas un abandon, elle montra devant ce lit de mort le calme résigné quelle avait eu lorsque la mort la menaçait elle-même. Toujours prête, elle ne se rebutait de rien. Et sa tendresse était même revenue, elle pardonnait à sa tante lemportement des crises, elle la plaignait de sêtre lentement enragée ainsi, préférant la revoir dans les années anciennes, laimant de nouveau, comme elle laimait à dix ans, lorsquelle était arrivée avec elle à Bonneville, un soir, par un vent de tempête. Ce jour-là, le docteur Cazenove ne parut quaprès le déjeuner : un accident, le bras cassé dun fermier, quil avait dû remettre, venait de larrêter à Verchernont. Quand il eut vu madame Chanteau et quil redescendit dans la cuisine, il ne cacha pas son impression mauvaise. Justement, Lazare était là, assis près du fourneau, dans cette oisiveté fiévreuse qui le dévorait. Il ny a plus despoir, nest-ce pas ? demanda-t-il. Jai relu cette nuit louvrage de Bouillaud sur les maladies de cur Pauline, descendue avec le médecin, jeta de nouveau à ce dernier un regard suppliant, qui lui fit interrompre le jeune homme de son air courroucé. Chaque fois que les maladies tournaient mal, il se fâchait. Eh ! le cur, mon cher, vous navez que le cur à la bouche ! Est-ce quon peut affirmer quelque chose ? Je crois le foie plus malade encore. Seulement, quand la machine se détraque, tout se prend, parbleu ! les poumons, lestomac, et le cur lui-même Au lieu de lire Bouillaud, la nuit, ce qui ne sert absolument quà vous rendre malade, vous aussi, vous feriez mieux de dormir. Cétait un mot dordre dans la maison, on affirmait à Lazare que sa mère se mourait du foie. Il nen croyait rien, feuilletait ses anciens livres, aux heures dinsomnie ; puis, il sembrouillait sur les symptômes, et cette explication du docteur que les organes se prenaient les uns après les autres, finissait par leffrayer davantage. Enfin, reprit-il péniblement, combien croyez-vous quelle puisse aller encore ? Cazenove eut un geste vague. Quinze jours, un mois peut-être Ne minterrogez pas, je me tromperais, et vous auriez raison de dire que nous ne savons et que nous ne pouvons rien Cest effrayant, le progrès que le mal a fait depuis hier. Véronique, en train dessuyer des verres, le regardait, la bouche ouverte. Eh quoi ! cétait donc vrai, Madame était si malade, Madame allait mourir ? Jusque-là, elle navait pu croire au danger, elle grognait dans les coins, en continuant à parler de malice rentrée, histoire de faire tourner les gens en bourrique. Elle demeura stupide, et comme Pauline lui disait de monter près de Madame, pour que celle-ci ne restât pas seule, elle sortit, sessuyant les mains à son tablier et en ne trouvant que ces mots : Ah bien alors ! ah bien alors ! Docteur, avait repris Pauline, qui seule gardait toute sa tête, il faudrait songer aussi à mon oncle Pensez-vous quon doive le préparer ? Voyez-le donc avant de partir. Mais, à ce moment, labbé Horteur se présenta. Il navait su que le matin ce quil appelait lindisposition de madame Chanteau. Quand il connut la gravité de la maladie, son visage hâlé qui riait au grand air prit une expression de réel chagrin. Cette pauvre dame ! était-ce possible ? elle qui semblait si vaillante, trois jours auparavant ! Puis, après un silence, il demanda : Puis-je la voir ? Il avait jeté sur Lazare un coup dil inquiet, le sachant irréligieux et prévoyant un refus. Mais le jeune homme, accablé, ne paraissait même pas avoir compris. Ce fut Pauline qui répondit nettement : Non, pas aujourdhui, monsieur le curé. Elle ignore son état, votre présence la révolutionnerait Nous verrons demain. Très bien, se hâta de dire le prêtre, rien ne presse, jespère. Mais chacun doit faire son devoir, nest-ce pas ? Ainsi le docteur qui ne croit pas en Dieu Depuis un moment, le docteur regardait fixement un pied de la table, absorbé, perdu dans le doute où il tombait, quand il sentait la nature lui échapper. Il venait dentendre pourtant, il coupa la parole à labbé Horteur. Qui vous a dit que je ne croyais pas en Dieu ? Dieu nest pas impossible, on voit des choses si drôles ! Après tout, qui sait ? Il secoua la tête, il sembla se réveiller. Tenez ! continua-t-il, vous allez entrer avec moi serrer la main à ce brave monsieur Chanteau Il aura bientôt besoin dun grand courage. Si ça pouvait le distraire, offrit obligeamment le curé, je resterais avec lui à faire quelques parties de dames. Alors, tous deux passèrent dans la salle à manger, tandis que Pauline se hâtait de remonter près de sa tante. Lazare, demeuré seul, se leva, hésita un moment à monter lui aussi, alla écouter la voix de son père, sans avoir le courage dentrer ; puis, il revint sabandonner sur la même chaise, dans le désuvrement de son désespoir. Le médecin et le prêtre avaient trouvé Chanteau en train de pousser sur la table une boule de papier, faite avec un prospectus, encarté dans son journal. La Minouche, couchée près de lui, regardait de ses yeux verts. Elle dédaignait ce joujou trop simple, les pattes sous le ventre, reculant devant la fatigue de sortir ses griffes. La boule sétait arrêtée devant son nez. Ah ! cest vous, dit Chanteau. Vous êtes bien aimables, je ne mamuse guère tout seul Eh bien ! docteur, elle va mieux ? Oh ! je ne minquiète pas, elle est la plus solide de la maison, elle nous enterrera tous. Le docteur pensa loccasion bonne pour léclairer. Sans doute, son état ne me paraît pas très grave Seulement, je la trouve bien affaiblie. Non, non, docteur, sécria Chanteau, vous ne la connaissez point. Elle a un ressort incroyable Avant trois jours, vous la verrez sur pied. Et il refusa de comprendre, dans le besoin quil avait de croire à la santé de sa femme. Le médecin, ne voulant pas lui dire brutalement les choses, dut se taire. Dailleurs, autant valait-il attendre encore. La goutte le laissait par bonheur assez tranquille, sans douleurs trop vives, les jambes prises de plus en plus seulement, au point quil fallait le porter de son lit dans son fauteuil. Si ce nétaient ces maudites jambes, répétait-il, je monterais la voir au moins. Résignez-vous, mon ami, dit labbé Horteur, qui de son côté songeait à remplir son ministère consolateur. Chacun doit porter sa croix Nous sommes tous dans la main de Dieu Mais il saperçut que ces paroles, loin de soulager Chanteau, lennuyaient et finissaient même par linquiéter. Aussi, en brave homme, coupa-t-il court à ses exhortations toutes faites, en lui offrant une distraction plus efficace. Voulez-vous faire une partie ? Ça vous débrouillera la tête. Et il alla chercher lui-même le damier sur une armoire. Chanteau, ravi, serra la main du docteur, qui partait. Déjà les deux hommes senfonçaient dans leur jeu, oublieux du monde entier, lorsque la Minouche sans doute énervée à la longue par la boule de papier restée devant elle, bondit brusquement et la fit voler dun coup de patte, puis la poursuivit avec des culbutes folles, autour de la pièce. Sacrée capricieuse ! cria Chanteau, dérangé. Elle ne voulait pas jouer avec moi tout à lheure, et la voilà maintenant qui nous empêche de réfléchir, en samusant toute seule ! Laissez, dit le curé plein de mansuétude, les chats prennent du plaisir pour eux-mêmes. Comme il traversait de nouveau la cuisine, le docteur Cazenove, emporté par une soudaine émotion, à la vue de Lazare toujours écrasé sur la même chaise, le saisit dans ses grands bras et le baisa paternellement, sans prononcer une parole. Justement, Véronique redescendait, en chassant Mathieu devant elle. Il roulait sans cesse dans lescalier, avec son petit sifflement de nez, qui ressemblait à la plainte dun oiseau ; et, dès quil trouvait la chambre de la malade ouverte, il venait y pleurer sur ce ton aigu de flageolet, dont la note persistante trouait les oreilles. Va donc, va donc ! criait la bonne, ce nest pas ta musique qui la remettra. Puis, quand elle aperçut Lazare : Emmenez-le quelque part, ça nous débarrassera et ça vous fera du bien. Cétait un ordre de Pauline. Elle chargeait Véronique de renvoyer Lazare de la maison, de le forcer à de longues courses. Mais il refusait, il lui fallait tout un effort pour se mettre debout. Cependant, le chien était venu se placer devant lui, et il recommençait à pleurer. Ce pauvre Mathieu nest plus jeune, dit le docteur qui le regardait. Dame ! il a quatorze ans, répondit Véronique. Ça ne lempêche pas dêtre encore comme un fou après les souris Vous voyez, il a le nez écorché et les yeux rouges. Cest quil en a senti une sous le fourneau, la nuit dernière ; et il na pas fermé lil, il a bouleversé ma cuisine avec son nez, il a encore la fièvre aux pattes. Un si gros chien, pour une si petite bête, est-ce ridicule ! Dailleurs, il ny a pas que les souris, tout ce qui est petit et tout ce qui grouille, les poussins un jour, les enfants de Minouche, ça lallume à en perdre le boire et le manger. Des fois, il reste des heures, à souffler sous un meuble où a passé un cafard En ce moment, il faut dire quil sent des choses pas ordinaires dans la maison Elle sarrêta, en voyant des larmes emplir les yeux de Lazare. Faites donc un tour, mon enfant, reprit le docteur. Vous nêtes pas utile ici, vous seriez mieux dehors. Le jeune homme avait fini par se lever péniblement. Allons, dit-il, viens, mon pauvre Mathieu. Quand il eut mis le médecin en voiture, il séloigna avec le chien, le long des falaises. De temps à autre, il devait sarrêter pour attendre Mathieu, car celui-ci en effet vieillissait beaucoup. Son arrière-train se paralysait, on entendait ses grosses pattes traîner à terre comme des chaussons. Il ne faisait plus de trou dans le potager, il tombait vite étourdi, lorsquil se lançait après sa queue. Mais il se fatiguait surtout rapidement, toussant sil se jetait à leau, se couchant et ronflant au bout dun quart dheure de promenade. Sur la plage, il vint marcher dans les jambes de son maître. Lazare restait une minute immobile, à regarder un bateau pêcheur de Port-en-Bessin, dont la voile grise rasait leau comme laile dune mouette. Puis, il se remettait à marcher. Sa mère allait mourir ! cela retentissait à grands coups dans son être. Quand il ny pensait plus, un nouveau coup, plus profond, lébranlait ; et cétaient des surprises continuelles, une idée à laquelle il ne pouvait shabituer, une stupeur sans cesse renaissante, qui ne laissait pas de place pour dautres sensations. Même, par moments, cette idée perdait de sa netteté, il y avait en lui le vague pénible dun cauchemar, où ne surnageait de précise que lattente anxieuse dun grand malheur. Pendant des minutes entières, tout ce qui lentourait, disparaissait ; ensuite, lorsquil revoyait les sables, les algues, la mer au loin, cet horizon immense, il sétonnait un instant, sans le reconnaître. Était-ce donc là quil avait passé si souvent ? Le sens des choses lui semblait changé, jamais il nen avait ainsi pénétré les formes ni les couleurs. Sa mère allait mourir ! et il marchait toujours, comme pour échapper à ce bourdonnement qui létourdissait. Brusquement, il entendit un souffle derrière lui. Il se tourna et reconnut le chien, la langue pendante, à bout de force. Alors, il parla tout haut. Mon pauvre Mathieu, tu nen peux plus Nous rentrons, va ! On a beau se secouer, on pense quand même ! Le soir, on mangeait rapidement. Lazare, dont lestomac resserré ne tolérait que quelques bouchées de pain, se hâtait de remonter chez lui, en inventant pour son père le prétexte dun travail qui pressait. Au premier étage, il entrait chez sa mère, où il sefforçait de sasseoir cinq minutes, avant de lembrasser et de lui souhaiter une bonne nuit. Elle, dailleurs, loubliait complètement, ne sinquiétait jamais de ce quil devenait dans la journée. Quand il se penchait, elle tendait la joue, paraissait trouver naturel ce bonsoir rapide, absorbée à chaque heure davantage dans légoïsme instinctif de sa fin. Et il séchappait, Pauline abrégeait la visite, en inventant un prétexte pour le renvoyer. Mais chez lui, dans la grande chambre du second, le tourment de Lazare redoublait. Cétait surtout la nuit, la longue nuit, qui pesait à son esprit troublé. Il montait des bougies pour ne pas rester sans lumière ; il les allumait les unes après les autres, jusquau jour, saisi de lhorreur des ténèbres. Quand il sétait couché, vainement, il tâchait de lire, ses anciens livres de médecine seuls lintéressaient encore ; et il les repoussait, il avait fini par en avoir peur. Alors, les yeux ouverts, il demeurait sur le dos, avec lunique sensation quil se passait près de lui, derrière le mur, une chose affreuse dont le poids létouffait. Le souffle de sa mère moribonde était dans ses oreilles, ce souffle devenu si fort, que, depuis deux jours, il lentendait de chaque marche de lescalier, où il ne se risquait plus sans presser le pas. Toute la maison semblait lexhaler comme une plainte, il croyait en être remué dans son lit, inquiet des silences qui se faisaient parfois, courant pieds nus sur le palier, pour s e pencher au-dessus de la rampe. En bas, Pauline et Véronique qui veillaient ensemble, laissaient la porte ouverte, afin daérer la chambre. Et il apercevait le pâle carré de lumière dormante que la veilleuse jetait sur le carreau, et il retrouvait le souffle-fort, élargi, prolongé dans lombre. Lui aussi, quand il rentrait se coucher, laissait sa porte ouverte, car il avait le besoin dentendre ce râle, cétait une obsession qui le poursuivait jusque dans les somnolences où il glissait enfin, au petit jour. Comme à lépoque de la maladie de sa cousine, son épouvante de la mort avait disparu. Sa mère allait mourir, tout allait mourir, il sabandonnait à cet effondrement de la vie, sans autre sentiment que lexaspération de son impuissance à rien changer. Ce fut le lendemain que lagonie de madame Chanteau commença, une agonie bavarde, qui dura vingt-quatre heures. Elle sétait calmée, leffroi du poison ne laffolait plus ; et, sans arrêt, elle parlait toute seule, dune voix claire, en phrases rapides, sans lever la tête de loreiller. Ce nétait pas une causerie, elle ne sadressait à personne, il semblait seulement que, dans le détraquement de la machine, son cerveau se hâtât de fonctionner comme une horloge qui se déroule, et que ce flot de petites paroles pressées fût les derniers tic-tac de son intelligence à bout de chaîne. Tout son passé défilait, il ne lui venait pas un mot du présent, de son mari, de son fils, de sa nièce, de cette maison de Bonneville, où son ambition avait souffert dix années. Elle était encore mademoiselle de la Vignière, lorsquelle courait le cachet dans les familles distinguées de Caen ; elle prononçait familièrement des noms que ni Pauline ni Véronique navaient jamais entendus ; elle racontait de longues histoires, sans suite, coupées dincidentes, et dont les détails échappaient à la bonne elle-même, vieillie pourtant à son service. Comme ces coffres que lon vide des lettres jaunies dautrefois, il semblait quelle se débarrassât la tête des souvenirs de sa jeunesse, avant dexpirer. Pauline, malgré son courage, en éprouvait un frisson, troublée devant cet inconnu, cette confession involontaire qui revenait à la surface, dans le travail même de la mort. Et ce nétait plus dun souffle, cétait de ce bavardage terrifiant que la maison maintenant semplissait. Lazare, lorsquil passait devant la porte, en emportait des phrases. Il les retournait, ne leur trouvait pas de sens, sen effarait comme dune histoire ignorée, que sa mère contait déjà, de lautre côté de la vie, au milieu de gens invisibles. Lorsque le docteur Cazenove arriva, il trouva Chanteau et labbé Horteur dans la salle à manger, en train de jouer aux dames. On aurait pu croire quils navaient pas bougé de là, et quils continuaient la partie de la veille. Assise près deux sur son derrière, la Minouche paraissait absorbée dans létude du damier. Le curé était venu de grand matin reprendre son poste de consolateur. Pauline, à présent, ne voyait plus dinconvénient à ce quil montât, et lorsque le médecin fit sa visite, il quitta son jeu, il laccompagna près de la malade, se présenta à elle en ami, simplement désireux davoir de ses nouvelles. Madame Chanteau les reconnut encore, elle voulut quon la relevât contre ses oreillers, elle les accueillit en belle femme de Caen qui recevait dans un délire lucide et souriant. Ce brave docteur devait être satisfait delle, nest-ce pas ? elle se lèverait bientôt ; et elle questionna labbé poliment sur sa propre santé. Celui-ci, monté dans lintention de remplir son devoir de prêtre, nosa ouvrir l a bouche, saisi de cette agonie bavarde. Du reste, Pauline était là, qui laurait empêché daborder certains sujets. Elle-même avait la force de feindre une gaieté confiante. Quand les deux hommes se retirèrent, elle les reconduisit sur le palier, où le médecin lui donna à voix basse des instructions pour les derniers moments. Les mots de décomposition rapide, de phénol, revenaient, pendant que, de la chambre, sortait encore le bourdonnement confus, le flux de paroles intarissables de la mourante. Alors, vous pensez quelle passera la journée ? demanda la jeune fille. Oui, elle ira sans doute jusquà demain, répondit Cazenove. Mais ne la levez plus, elle pourrait vous rester entre les bras Dailleurs, je reviendrai ce soir. Il fut convenu que labbé Horteur demeurerait avec Chanteau et quil le préparerait à la catastrophe. Véronique, sur le seuil de la chambre, écoutait prendre ces dispositions dun air effaré. Depuis quelle croyait à la possibilité de la mort de Madame, elle ne desserrait plus les lèvres, sempressait autour delle avec son dévouement de bête de somme. Mais tous se turent, Lazare montait, errant par la maison, sans trouver la force dassister aux visites du docteur et de connaître au juste le danger. Ce brusque silence qui laccueillait, le renseigna malgré lui. Il devint très pâle. Mon cher enfant, dit le médecin, vous devriez maccompagner. Vous déjeuneriez avec moi, et je vous ramènerais ce soir. Le jeune homme avait pâli encore. Non, merci, murmura-t-il, je ne veux pas méloigner. Dès lors, Lazare attendit, dans un affreux serrement de poitrine. Une ceinture de fer semblait lui boucler les côtes. La journée séternisait, et elle passait pourtant, sans quil sût de quelle façon coulaient les heures. Il ne se rappela jamais ce quil avait fait, montant, descendant, regardant au loin la mer, dont le bercement immense achevait de létourdir. La marche invincible des minutes, par instants, se matérialisait, devenait en lui la poussée dune barre de granit qui balayait tout à labîme. Puis, il sexaspérait, il aurait voulu que tout fût terminé, pour se reposer enfin de cette abominable attente. Vers quatre heures, comme il montait une fois de plus à sa chambre, il entra brusquement chez sa mère : il voulait voir, il avait le besoin de lembrasser encore. Mais, quand il se pencha, elle continua de dévider lécheveau embrouillé de ses phrases, elle ne tendit même pas la joue, du mouvement fatigué dont elle laccueillait depuis sa maladie. Peut-être ne le vit-elle point. Ce nétait plus sa mère, ce visage plombé, aux lèvres noires déjà. Va-ten, lui dit Pauline avec douceur, sors un peu Je tassure que lheure nest pas venue. Et, au lieu de monter chez lui, Lazare se sauva. Il sortit, en emportant la vision de ce visage douloureux, quil ne reconnaissait plus. Sa cousine lui mentait, lheure allait venir ; seulement, il étouffait, il lui fallait de lespace, il marchait comme un fou. Ce baiser était le dernier. Lidée de ne revoir jamais sa mère, jamais, le secouait furieusement. Mais il crut que quelquun courait après lui, il se tourna ; et, quand il reconnut Mathieu, qui tâchait de le rejoindre avec ses pattes lourdes, il entra dans une rage, sans raison aucune, il prit des pierres quil lança au chien, en bégayant des injures, pour le renvoyer à la maison. Mathieu, stupéfait de cet accueil, séloignait, puis se retournait et le regardait dun il doux, où semblaient luire des larmes. Il fut impossible à Lazare de chasser cette bête, qui laccompagna de loin, comme pour veiller sur son désespoir. La mer immense lirritait elle aussi, il sétait jeté dans les champs, il cherchait les coins perdus, afin de sy sentir seul et caché. Jusquà la nuit, il vagabonda, traversa des terres labourées, sauta des haies vives. Enfin, il rentrait exténué, lorsquun spectacle, devant lui, le frappa dune épouvante superstitieuse : cétait au bord dun chemin désert, un grand peuplier isolé et noir, que la lune à son lever surmontait dune flamme jaune ; et lon aurait dit un grand cierge brûlant dans le crépuscule, au chevet de quelque grande morte, couchée en travers de la campagne. Allons, Mathieu ! cria-t-il dune voix étranglée. Dépêchons-nous. Il rentra en courant, comme il était parti. Le chien avait osé se rapprocher, et il lui léchait les mains. Malgré la nuit tombée, il ny avait pas de lumière dans la cuisine. La pièce était vide et sombre, rougie au plafond par le reflet dun fourneau de braise. Ces ténèbres saisirent Lazare, qui ne trouva pas le courage daller plus loin. Éperdu, debout au milieu du désordre des pots et des torchons, il écouta les bruits dont la maison frissonnait. A côté, il entendait une petite toux de son père, auquel labbé Horteur parlait, dune voix sourde et continue. Mais ce qui leffrayait surtout, cétaient, dans lescalier, des pas rapides, des chuchotements, puis, à létage supérieur, un bourdonnement quil ne sexpliquait pas, comme le tumulte étouffé dune besogne vivement faite. Il nosait comprendre, était-ce donc fini ? Et il demeurait immobile, sans avoir la force de monter chercher une certitude, lorsquil vit descendre Véronique : elle courait, elle alluma une bougie et lemporta, si pressée, quelle ne lui jeta ni une parole ni même un regard. La cuisine, éclairée un moment, était retombée dans le noir. En haut, les piétinements sapaisaient. Il y eut encore une apparition de la bonne, qui, cette fois, descendait prendre une terrine ; et toujours la même hâte effarée et muette. Lazare ne douta plus, cétait fini. Alors, défaillant, il sassit au bord de la table, il attendit au fond de cette ombre, sans savoir ce quil attendait, les oreilles sonnantes du grand silence qui venait de se faire. Dans la chambre, lagonie suprême durait depuis deux heures, une agonie atroce qui épouvantait Pauline et Véronique. La peur du poison avait reparu aux derniers hoquets, madame Chanteau se soulevait, causant toujours de sa voix rapide, mais peu à peu agitée dun délire furieux. Elle voulait sauter de son lit, senfuir de la maison où quelquun allait lassassiner. La jeune fille et la bonne devaient mettre toutes leurs forces à la retenir. Laissez-moi, vous me ferez tuer Il faut que je parte, tout de suite, tout de suite Véronique tâchait de la calmer. Madame, regardez-nous Vous ne nous pensez pas capables de vous faire du mal. La mourante, épuisée, soufflait un instant. Elle semblait chercher dans la pièce, de ses yeux troubles, qui ne voyaient sans doute plus. Puis, elle reprenait : Fermez le secrétaire. Cest dans le tiroir La voilà qui monte. Oh ! jai peur, je vous dis que je lentends ! Ne lui donnez pas la clef, laissez-moi partir, tout de suite, tout de suite Et elle se débattait sur ses oreillers, tandis que Pauline la maintenait. Ma tante, il ny a personne, il ny a que nous. Non, non, écoutez, la voilà Mon Dieu ! je vais mourir, la coquine ma tout fait boire Je vais mourir ! je vais mourir ! Ses dents claquaient, elle se réfugiait entre les bras de sa nièce, quelle ne reconnaissait pas. Celle-ci la serrait douloureusement sur son cur, cessant de combattre labominable soupçon, se résignant à le lui laisser emporter dans la terre. Heureusement, Véronique veillait. Elle avança les mains, en murmurant : Mademoiselle, prenez garde ! Cétait la crise finale. Madame Chanteau, dun violent effort, avait réussi à jeter ses jambes enflées hors du lit ; et, sans laide de la bonne, elle serait tombée par terre. Une folie lagitait, elle ne poussait plus que des cris inarticulés, les poings serrés comme pour une lutte corps à corps, ayant lair de se défendre contre une vision qui la tenait à la gorge. Dans cette minute dernière, elle dut se voir mourir, elle rouvrit des yeux intelligents, dilatés par lhorreur. Une souffrance affreuse lui fit un instant porter les mains à sa poitrine. Puis, elle retomba sur les oreillers et devint noire. Elle était morte. Il y eut un grand silence. Pauline, épuisée, voulut encore lui fermer les yeux : cétait le terme quelle avait fixé à ses forces. Quand elle quitta la chambre, laissant comme garde, avec Véronique, la femme Prouane quelle avait envoyé chercher après la visite du docteur, elle se sentit défaillir dans lescalier ; et elle dut sasseoir un moment sur une marche, car elle ne trouvait plus le courage de descendre pour annoncer la mort à Lazare et à Chanteau. Les murs, autour delle, tournaient. Quelques minutes se passèrent, elle reprit la rampe, entendit dans la salle à manger la voix de labbé Horteur, et préféra entrer dans la cuisine. Mais, là, elle aperçut Lazare, dont la silhouette sombre se détachait sur le reflet rouge du fourneau. Sans parler, elle savança, les bras ouverts. Il avait compris, il sabandonna contre lépaule de la jeune fille, tandis quelle le serrait dune longue étreinte. Puis, ils se baisèrent au visage. Elle pleurait silencieusement, et lui ne pouvait verser une larme, si étranglé, q uil ne respirait plus. Enfin, elle desserra les bras, elle dit la première phrase qui lui venait aux lèvres : Pourquoi es-tu sans lumière ? Il fit un geste, comme pour répondre quil navait pas besoin de lumière dans son chagrin. Il faut allumer une bougie, reprit-elle. Lazare était tombé sur une chaise, incapable de se tenir debout. Mathieu, très inquiet, faisait le tour de la cour, flairant lair humide de la nuit. Il rentra, les regarda fixement lun après lautre, alla poser sa grosse tête sur un genou de son maître ; et il resta immobile à linterroger de tout près, les yeux dans les yeux. Alors, Lazare se mit à trembler devant ce regard de chien. Brusquement, les larmes jaillirent, il éclata en sanglots, les mains nouées autour de cette vieille bête domestique, que sa mère aimait depuis quatorze ans. Il bégayait des mots entrecoupés. Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros Nous ne la verrons plus. Pauline, malgré son trouble, avait fini par trouver et par allumer une bougie. Elle ne tenta pas de le consoler, heureuse de ses larmes. Une tâche pénible lui restait, celle davertir son oncle. Mais, comme elle se décidait à passer dans la salle à manger, où Véronique avait porté une lampe dès le crépuscule, labbé Horteur venait, par de longues phrases ecclésiastiques, damener Chanteau à cette idée que sa femme était perdue et quil y avait seulement là une question dheures. Aussi, quand le vieillard vit entrer sa nièce, bouleversée, les yeux rouges, devina-t-il la catastrophe. Son premier cri fut : Mon Dieu ! je naurais demandé quune chose, la revoir vivante une fois encore Ah ! ces saletés de jambes ! ces saletés de jambes ! Il ne sortit guère de là. Il pleurait des petites larmes vite séchées, poussait de faibles soupirs de malade ; et il revenait vite à ses jambes, les injuriait, en arrivait à se plaindre lui-même. Un instant, on discuta la possibilité de le monter au premier étage, pour quil pût embrasser la morte ; puis, outre la difficulté dune telle besogne, on jugea dangereux de lui donner lémotion de cet adieu suprême, quil nexigeait plus dailleurs. Et il demeura dans la salle à manger, devant le damier en désordre, ne sachant à quoi occuper ses pauvres mains dinfirme, nayant pas même assez de tête, disait-il, pour lire et comprendre son journal. Quand on le coucha, des souvenirs lointains durent séveiller, car il pleura beaucoup. Alors, deux longues nuits et un jour sans fin sécoulèrent, ces heures terribles où la mort habite le foyer. Cazenove navait reparu que pour constater le décès, surpris une fois de plus dune fin si rapide. Lazare, qui ne se coucha pas la première nuit, écrivit jusquau jour des lettres à des parents éloignés. On devait transporter le corps au cimetière de Caen, dans le caveau de la famille. Le docteur sétait obligeamment chargé de toutes les formalités ; et il ny en eut quune de pénible, à Bonneville, la déclaration que Chanteau était chargé de recevoir en qualité de maire. Pauline, nayant pas de robe noire convenable, se hâta de sen arranger une, à laide dune ancienne jupe et dun châle de mérinos, dans lequel elle se tailla un corsage. La première nuit, puis la journée passèrent encore, au milieu de la fièvre de ces occupations ; mais ce fut la seconde nuit qui séternisa, rendue interminable par la douloureuse attente du lendemain. Personne ne put dormir, les portes restaient ouvertes, des bougies allumées traînaient sur les marches et sur les meubles ; tandis quune odeur de phénol avait envahi jusquaux pièces écartées. Tous en étaient à cette courbature de la douleur, la bouche empâtée, les yeux troubles ; et ils navaient plus que le sourd besoin de ressaisir la vie. Enfin, le lendemain, à dix heures, la cloche de la petite église se mit à sonner, de lautre côté de la route. Par égard pour labbé Horteur, qui sétait conduit en brave homme dans ces tristes circonstances, on avait résolu de faire célébrer la cérémonie religieuse à Bonneville, avant le départ du corps pour le cimetière de Caen. Dès quil entendit la cloche, Chanteau se remua dans son fauteuil. Je veux la voir partir au moins, répétait-il. Ah ! les saletés de jambes ! quelle misère que davoir des saletés de jambes pareilles ! Vainement, on essaya de lui éviter laffreux spectacle. La cloche sonnait plus vite, il se fâchait, il criait : Roulez-moi dans le corridor. Jentends bien quon la descend Tout de suite, tout de suite. Je veux la voir partir. Et il fallut que Pauline et Lazare, en grand deuil, déjà gantés, lui obéissent. Lun à droite, lautre à gauche, poussèrent le fauteuil au pied de lescalier. En effet, quatre hommes descendaient le corps, dont le poids leur cassait les membres. Quand le cercueil parut, avec son bois neuf, ses poignées luisantes, sa plaque de cuivre gravée fraîchement, Chanteau eut un effort instinctif pour se lever ; mais ses jambes de plomb le clouaient, il dut rester dans son fauteuil, agité dun tremblement tel, que ses mâchoires faisaient un petit bruit, comme sil eût parlé tout seul. Lescalier étroit rendait la descente difficile, il regardait la grande caisse jaune venir avec lenteur ; et lorsquelle lui effleura les pieds, il se pencha pour voir ce quon avait écrit sur la plaque. Maintenant, le corridor était plus large, les hommes se dirigeaient vivement vers le brancard, déposé devant le perron. Lui, regardait toujours, regardait sen aller quarante années de sa vie, les choses dautrefois, les bonnes et les mauvaises, quil regrettait éperdument comme on regrette la jeunesse. Derrière le fauteuil, Pauline et Lazare pleuraient. Non, non, laissez-moi, leur dit-il, quand ils sapprêtèrent à le rouler de nouveau à sa place, dans la salle à manger. Allez-vous-en. Je veux voir. On avait déposé le cercueil sur le brancard, dautres hommes le soulevaient. Le cortège sorganisait dans la cour, pleine de gens du pays. Mathieu, enfermé depuis le matin, gémissait sous la porte de la remise, au milieu du grand silence ; tandis que la Minouche, assise sur la fenêtre de la cuisine, examinait dun air surpris tout ce monde et cette boîte quon emportait. Comme on ne partait pas assez vite, la chatte, ennuyée, se lécha le ventre. Tu ny vas donc pas ? demanda Chanteau à Véronique, quil venait dapercevoir près de lui. Non, monsieur, répondit-elle dune voix étranglée. Mademoiselle ma dit de rester avec vous. La cloche de léglise sonnait toujours, le corps quittait enfin la cour, suivi de Lazare et de Pauline, en noir au grand soleil. Et, de son fauteuil dinfirme, dans lencadrement de la porte du vestibule laissée ouverte, Chanteau le regardait partir. |