Emile Zola
La Joie de vivre 1884
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La Joie de vivre - 4 Ce samedi-là, lorsque Louise, qui venait passer deux mois chez les Chanteau, débarqua sur leur terrasse, elle y trouva la famille réunie. La journée finissait, une journée daoût très chaude, rafraîchie par la brise de mer. Déjà labbé Horteur était là, jouant aux dames avec Chanteau ; tandis que madame Chanteau, près deux, brodait un mouchoir. Et, à quelques pas, debout, Pauline se tenait devant un banc de pierre, où elle avait fait asseoir quatre galopins du village, deux fillettes et deux petits garçons. Comment ! cest déjà toi ! sécria madame Chanteau. Je pliais mon ouvrage, pour aller à ta rencontre jusquà la fourche. Louise expliqua gaiement que le père Malivoire lavait menée comme le vent. Elle était bien, elle ne voulait même pas changer de robe ; et, pendant que sa marraine allait veiller à son installation, elle se contenta daccrocher son chapeau à la ferrure dun volet. Elle les avait tous embrassés, puis elle revint prendre Pauline par la taille, rieuse, très câline. Mais regarde-moi donc ! Hein ? sommes-nous grandes, à présent Tu sais, moi, dix-neuf ans sonnés, me voilà une vieille fille Elle sinterrompit et ajouta vivement : A propos, je te félicite Oh ! ne fais pas la bête, on ma dit que cétait pour le mois prochain. Pauline lui avait rendu ses caresses, dun air gravement tendre de sur aînée, bien quelle fût sa cadette de dix-huit mois. Une rougeur légère lui montait aux joues, il sagissait de son mariage avec Lazare. Mais non, on ta trompée, je tassure, répondit-elle. Rien nest fixé, il est seulement question de cet automne. En effet, madame Chanteau, mise en demeure, avait parlé de lautomne, malgré ses répugnances, dont les jeunes gens commençaient à sapercevoir. Elle était revenue à son premier prétexte, elle aurait préféré, disait-elle, que son fils eût dabord une position. Bon ! reprit Louise, tu es cachottière. Enfin, jen serai, nest-ce pas ? Et Lazare, il nest donc pas là ? Chanteau, que labbé avait battu, fit la réponse. Alors, tu ne las pas rencontré, Louisette ? Nous disions tout à lheure que vous alliez arriver ensemble. Oui, il est à Bayeux, une démarche auprès de notre sous-préfet. Mais il rentrera ce soir, un peu tard peut-être. Et, se remettant à son jeu : Cest moi qui commence, labbé Vous savez que nous les aurons, les fameux épis, car le département ne peut, dans cette affaire, nous refuser une subvention. Cétait une nouvelle aventure qui passionnait Lazare. Aux dernières grandes marées de mars, la mer avait encore emporté deux maisons de Bonneville. Peu à peu mangé sur son étroite plage de galets, le village menaçait dêtre définitivement aplati contre la falaise si lon ne se décidait pas à le protéger par des travaux sérieux. Mais il était dune si mince importance, avec ses trente masures, que Chanteau, en qualité de maire, attirait vainement depuis dix années lattention du sous-préfet sur la situation désespérée des habitants. Enfin, Lazare, poussé par Pauline, dont le désir était de le rejeter dans laction, venait davoir lidée de tout un système dépis et destacades, qui devait museler la mer. Seulement, il fallait des fonds, une douzaine de mille francs au moins. Celui-là, je vous le souffle, mon ami, dit le prêtre, en prenant un pion. Puis, il donna complaisamment des détails sur lancien Bonneville. Les vieux le disent, il y avait une ferme sous léglise même, à un kilomètre de la plage actuelle. Voici plus de cinq cents ans que la mer les mange Cest inconcevable, ils doivent expier de pères en fils leurs abominations. Cependant, Pauline était retournée près du banc où les quatre galopins attendaient, sales, déguenillés, la bouche béante. Quest-ce que cest que ça ? lui demanda Louise, sans trop oser sapprocher. Ça, répondit-elle, ce sont mes petits amis. Maintenant, sa charité active sélargissait sur toute la contrée. Elle aimait dinstinct les misérables, nétait pas répugnée par leurs déchéances, poussait ce goût jusquà raccommoder avec des bâtons les pattes cassées des poules, et à mettre dehors, la nuit, des écuelles de soupe pour les chats perdus. Cétait, chez elle, un continuel souci des souffrants, un besoin et une joie de les soulager. Aussi les pauvres venaient-ils à ses mains tendues, comme les moineaux pillards vont aux fenêtres ouvertes des granges. Bonneville entier, cette poignée de pêcheurs rongés de maux sous lécrasement des marées hautes, montait chez la demoiselle, ainsi quils la nommaient. Mais elle adorait surtout les enfants, les petits aux culottes percées, laissant voir leurs chairs roses, les petites blêmies, ne mangeant pas à leur faim, dévorant des yeux les tartines quelle leur distribuait. Et les parents finauds spéculaient sur cette tendresse, lui envoyaient leur marmaille, les plus troués, les plus chétifs, pour lapitoyer d avantage. Tu vois, reprit-elle en riant, jai mon jour comme une dame, le samedi. On vient me visiter Eh ! toi, petite Gonin, veux-tu bien ne pas pincer cette grande bête de Houtelard ! Je me fâche, si vous nêtes pas sages Tâchons de procéder par ordre. Alors, la distribution commença. Elle les régentait, les bousculait avec maternité. Le premier quelle appela, ce fut le fils Houtelard, un garçon de dix ans, le teint jaune, de mine sombre et terreuse. Il montra sa jambe, il avait au genou une longue écorchure, et son père lenvoyait chez la demoiselle, pour quelle lui mît quelque chose là-dessus. Cétait elle qui fournissait tout le pays darnica et deau sédative. Sa passion de guérir lui avait fait peu à peu acheter une pharmacie très complète, dont elle était fière. Lorsquelle eut pansé lenfant, elle baissa la voix, elle donna des détails à Louise. Ma chère, des gens riches, ces Houtelard, les seuls pêcheurs riches de Bonneville. Tu sais bien, la grande barque est à eux Seulement, une avarice épouvantable, une vie de chien dans une saleté sans nom. Et le pis est que le père, après avoir tué sa femme de coups, a épousé sa bonne, une affreuse fille plus dure que lui. Maintenant, à eux deux, ils massacrent ce pauvre être. Et, sans remarquer la répugnance inquiète de son amie, elle haussa la voix. A toi, petite, as-tu bien bu ta bouteille de quinquina ? Celle-ci était la fille de Prouane, le bedeau. On aurait dit une sainte Thérèse enfant, couverte de scrofules, dune maigreur ardente, avec de gros yeux à fleur de tête, où lhystérie flambait déjà. Elle avait onze ans et en paraissait à peine sept. Oui, mademoiselle, bégaya-t-elle, jai bu. Menteuse ! cria le curé, sans quitter le damier du regard. Ton père sentait encore le vin, hier soir. Du coup, Pauline se fâcha. Les Prouane navaient pas de barque, ramassaient des crabes et des moules, vivaient de la pêche aux crevettes. Mais, grâce à la place de bedeau, ils auraient encore mangé du pain tous les jours, sans leur ivrognerie. On trouvait le père et la mère en travers des portes, assommés par le calvados, la terrible eau-de-vie normande ; tandis que la petite les enjambait, pour égoutter leurs verres. Quand le calvados manquait, Prouane buvait le vin de quinquina de sa fille. Moi qui prends la peine de le fabriquer ! disait Pauline. Écoute, je garde la bouteille, tu viendras le boire ici tous les soirs, à cinq heures Et je te donnerai un peu de viande crue hachée, cest le docteur qui lordonne. Puis, arriva le tour dun grand garçon de douze ans, le fils Cuche, un galopin efflanqué, maigre de vices précoces. A celui-là, elle remit un pain, un pot-au-feu et une pièce de cinq francs. Cétait encore une vilaine histoire. Après la destruction de sa maison, Cuche avait quitté sa femme, pour sinstaller chez une cousine ; et la femme, aujourdhui, réfugiée au fond dun poste de douaniers en ruine, couchait avec tout le pays, malgré sa laideur repoussante. On la payait en nature, des fois on lui donnait trois sous. Le garçon, qui assistait à cela, crevait la faim. Mais il séchappait dun saut de chèvre sauvage, lorsquon parlait de le retirer de ce cloaque. Louise, cependant, se détournait, lair gêné, tandis que Pauline lui racontait cette histoire, sans embarras aucun. Celle-ci, élevée librement, montrait la tranquille bravoure de la charité devant les hontes humaines, savait tout et parlait de tout, avec la franchise de son innocence. Au contraire, lautre, rendue savante par dix années de pensionnat, rougissait aux images que les mots éveillaient dans sa tête, ravagée par les rêves du dortoir. Cétaient des choses auxquelles on pensait, mais dont il ne fallait point parler. Tiens ! justement, continua Pauline, la petite qui reste, cette blondine de neuf ans, si gentille et si rose, est la fille des Gonin, le ménage où ce vaurien de Cuche sest installé Ces Gonin, très à leur aise, avaient une barque ; mais le père a été pris par les jambes, une paralysie assez fréquente dans nos villages ; et Cuche, simple matelot dabord, est devenu bientôt le maître de la barque et de la femme. Maintenant, la maison lui appartient, il tape sur linfirme, un grand vieux qui passe les nuits et les jours au fond dun ancien coffre à charbon ; tandis que le matelot et la cousine ont gardé le lit, dans la même chambre Alors, je moccupe de lenfant. Le malheur est quelle attrape des calottes égarées, sans compter quelle est trop intelligente et quelle voit des choses Elle sinterrompit, elle questionna la petite. Comment ça va-t-il chez vous ? Celle-ci avait suivi des yeux le récit fait à demi-voix. Sa jolie figure de gamine vicieuse riait sournoisement aux détails quelle devinait. Ils lont encore battu, répondit-elle sans cesser de rire. Cette nuit, maman sest relevée et a pris une bûche Ah ! mademoiselle, vous seriez bien bonne de lui donner un peu de vin, car ils ont posé une cruche devant le coffre, en criant quil pouvait crever. Louise eut un geste de révolte. Quel monde affreux ! et son amie sintéressait à ces horreurs ! Était-ce possible que, si près dune grande ville comme Caen, il existât des trous de pays, où les habitants vécussent de la sorte, en véritables sauvages ? Car, enfin, il ny avait que les sauvages pour offenser ainsi toutes les lois divines et humaines. Non, ma chère, murmura-t-elle en sasseyant près de Chanteau, jen ai assez, de tes petits amis ! La mer peut bien les écraser, cest moi qui ne les plaindrai plus ! Labbé venait daller à dame. Il cria : Gomorrhe et Sodome ! Je les avertis depuis vingt ans. Tant pis pour eux ! Jai demandé une école, dit Chanteau désolé de voir sa partie compromise. Mais ils ne sont pas assez nombreux, leurs enfants doivent se rendre à Verchemont ; et ils ne vont pas aux classes, ou ils polissonnent le long de la route. Pauline les regardait, surprise. Si les misérables étaient propres, on naurait pas besoin de les nettoyer. Le mal et la misère se tenaient, elle navait aucune répulsion devant la souffrance, même lorsquelle semblait le résultat du vice. Dun geste large, elle se contenta de dire la tolérance de sa charité. Et elle promettait à la petite Gonin daller voir son père, lorsque Véronique parut, en poussant devant elle une autre fillette. Tenez ! mademoiselle, en voici encore une ! Cette dernière, toute jeune, cinq ans au plus, était complètement en loques, la figure noire, les cheveux embroussaillés. Aussitôt, avec laplomb extraordinaire dun petit prodige déjà rompu à la mendicité des grandes routes, elle se mit à geindre. Ayez pitié Mon pauvre père qui sest cassé la jambe Cest la fille des Tourmal, nest-ce pas ? demandait Pauline à la bonne. Mais le curé semportait. Ah ! la gueuse ! Ne lécoutez pas, il y a vingt-cinq ans que son père sest foulé le pied Une famille de voleurs qui ne vit que de rapines ! Le père aide à la contrebande, la mère ravage les champs de Verchemont, le grand-père va la nuit ramasser des huîtres à Roqueboise, dans le parc de lÉtat Et vous voyez ce quils font de leur fille : une mendiante, une voleuse quils envoient chez les gens pour rafler tout ce qui traîne Regardez-la loucher du côté de ma tabatière. En effet, les yeux vifs de lenfant, après avoir fouillé les coins de la terrasse, sétaient allumés dune courte flamme, à la vue de la vieille tabatière du prêtre. Mais elle ne perdait pas son aplomb, elle répéta, comme si le curé navait pas conté leur histoire : La jambe cassée Donnez-moi quelque chose, ma bonne demoiselle Cette fois, Louise sétait mise à rire, tellement cet avorton de cinq ans, déjà canaille comme père et mère, lui semblait drôle. Pauline, restée grave, sortit son porte-monnaie, en tira une nouvelle pièce de cinq francs. Écoute, dit-elle, je ten donnerai autant tous les samedis, si je sais que tu nas pas couru les chemins pendant la semaine. Cachez les couverts ! cria encore labbé Horteur. Elle vous volera. Mais Pauline, sans répondre, congédiait les enfants, qui sen allaient en traînant leurs savates, avec des « merci bien ! » et des « Dieu vous le rende ! » Pendant ce temps, madame Chanteau, qui revenait de donner son coup dil à la chambre de Louise, se fâchait tout bas contre Véronique. Cétait insupportable, la bonne elle aussi introduisait à présent des mendiantes ! Comme si Mademoiselle nen amenait pas assez dans la maison ! Un tas de vermines qui la dévoraient et se moquaient delle ! Certes, son argent lui appartenait, elle pouvait bien le gaspiller à sa guise : mais, en vérité, cela devenait immoral, dencourager ainsi le vice. Madame Chanteau avait entendu la jeune fille promettre cent sous chaque samedi à la petite Tourmal. Encore vingt francs par mois ! la fortune dun satrape ny suffirait point. Tu sais que je ne veux pas revoir ici cette voleuse, dit-elle à Pauline. Si tu es maintenant maîtresse de ta fortune, je ne puis pourtant pas te laisser ruiner si bêtement. Jai une responsabilité morale Oui, ruiner, ma chère, et plus vite que tu ne crois ! Véronique, qui était retournée dans sa cuisine, furieuse de la réprimande de Madame, reparut en criant brutalement : Voilà le boucher Il veut sa note, quarante-six francs dix centimes. Un grand trouble coupa la parole à madame Chanteau. Elle se fouilla, eut un geste de surprise. Puis, à voix basse : Dis donc, Pauline, as-tu assez sur toi ? Je nai pas de monnaie, il me faudrait remonter. Nous compterons. Pauline suivit la bonne, pour payer le boucher. Depuis quelle avait son argent dans sa commode, la même comédie recommençait, chaque fois quon présentait une facture. Cétait une exploitation réglée, par continuelles petites sommes, et qui semblait toute naturelle. La tante navait même plus la peine de prendre au tas, elle demandait, elle laissait la jeune fille se dépouiller de ses mains. Dabord, on avait compté, on lui rendait des dix francs et des quinze francs ; puis, les comptes sétaient embrouillés si fort, quon parlait de régler plus tard, lors du mariage ; ce qui ne lempêchait point, le premier de chaque mois, de payer avec exactitude sa pension, quils avaient portée à quatre-vingt-dix francs. Encore votre argent qui la danse ! grogna Véronique dans le corridor. Cest moi qui laurais envoyée chercher sa monnaie ! Il nest pas Dieu permis quon vous mange ainsi la laine sur le dos ! Quand Pauline revint avec la facture acquittée, quelle remit à sa tante, le curé triomphait bruyamment. Chanteau était battu ; décidément, il nen prendrait pas une. Le soleil se couchait, les rayons obliques empourpraient la mer, qui montait dun flot paresseux. Et Louise, les yeux perdus, souriait à cette joie de limmense horizon. Voilà Louisette partie pour les nuages, dit madame Chanteau. Eh ! Louisette, jai fait monter ta malle Nous sommes donc voisines une fois encore ! Lazare ne fut de retour que le lendemain. Après sa visite au sous-préfet de Bayeux, il avait pris le parti daller à Caen, pour voir le préfet. Et, sil ne rapportait pas la subvention dans sa poche, il était convaincu, disait-il, que le conseil général voterait au moins la somme de douze mille francs. Le préfet lavait accompagné jusquà la porte, en sengageant par des promesses formelles : on ne pouvait abandonner ainsi Bonneville, ladministration était prête à seconder le zèle des habitants de la commune. Seulement, Lazare se désespérait, car il prévoyait des retards de toutes sortes, et le moindre délai à la réalisation dun de ses désirs devenait pour lui une véritable torture. Parole dhonneur ! criait-il, si javais les douze mille francs, jaimerais mieux les avancer Même pour faire une première expérience, on naurait pas besoin de cette somme Et vous verrez quels ennuis, lorsquils auront voté leur subvention ! Nous aurons tous les ingénieurs du département sur le dos. Tandis que, si nous commencions sans eux, ils seraient bien forcés de sincliner devant les résultats Je suis sûr de mon projet. Le préfet, auquel je lai expliqué brièvement, a été émerveillé du bon marché et de la simplicité. Lespoir de vaincre la mer lenfiévrait. Il avait conservé contre elle une rancune, depuis quil laccusait sourdement de sa ruine, dans laffaire des algues. Sil nosait linjurier tout haut, il nourrissait lidée de se venger un jour. Et quelle plus belle vengeance, que de larrêter dans sa destruction aveugle, de lui crier en maître : « Tu niras pas plus loin ! » Il entrait aussi, dans cette entreprise, en dehors de la grandeur du combat, une part de philanthropie qui achevait de lexalter. Lorsque sa mère lavait vu perdre ses journées à tailler des morceaux de bois, le nez sur des traités de mécanique, elle sétait rappelé en tremblant le grand-père, le charpentier entreprenant et brouillon, dont le chef-duvre inutile dormait sous une boîte vitrée. Est-ce que le vieux allait renaître, pour achever la ruine de la famille ? Puis, elle sétait laissé convaincre par ce fils adoré. Sil réussissait, et il réussirait naturellement, cétait enfin le premier pas, une belle action, une uvre désintéressée qui le mettrait en lumière ; de là, il irait aisément où il voudrait, aussi haut quil en aurait lambition. Depuis ce jour, toute la maison ne rêvait plus que dhumidifier la mer, de lenchaîner au pied de la terrasse dans une obéissance de chien battu. Le projet de Lazare était du reste, comme il le disait, dune grande simplicité. Il se composait de gros pieux, enfoncés dans le sable, recouverts de planches, et derrière lesquels les galets amenés par le flot formeraient une sorte de muraille inexpugnable, où se briseraient ensuite les vagues : la mer elle-même était ainsi chargée de construire la redoute qui larrêterait. Des épis, de longues poutres portées sur des jambes de force, faisant brise-lames au loin, en avant des murs de galets, devaient compléter le système. On pourrait enfin, si lon avait les fonds nécessaires, construire deux ou trois grandes estacades, vastes planchers établis sur des charpentes, dont les masses touffues couperaient la poussée des marées les plus hautes. Lazare avait trouvé lidée première dans le Manuel du parfait charpentier, un bouquin aux planches naïves, acheté sans doute autrefois par le grand-père ; mais il perfectionnait cette idée, il faisait des recherches considérables, étudiait la théorie des forces, la résistance des matériaux, se montrait surtout très fier dun nouvel assemblage et dune inclinaison des épis, qui, selon lui, rendaient la réussite absolument certaine. Pauline sétait encore une fois intéressée à ces études. Elle avait, comme le jeune homme, la curiosité sans cesse éveillée par les expériences qui la mettaient aux prises avec linconnu. Seulement, de raison plus froide, elle ne sillusionnait plus sur les échecs possibles. Lorsquelle voyait la mer monter, balayer la terre de sa houle, elle reportait des regards de doute vers les joujoux que Lazare avait construits, des rangées de pieux, des épis, , des estacades en miniature. La grande chambre en était maintenant encombrée. Une nuit, la jeune fille resta très tard à sa fenêtre. Depuis deux jours, son cousin parlait de tout brûler ; un soir, à table, il sétait écrié quil allait filer en Australie, puisquil ny avait pas de place pour lui en France. Et elle songeait à ces choses, tandis que la marée, dans son plein, battait Bonneville, au fond des ténèbres. Chaque secousse lébranlait, elle croyait entendre, à intervalles réguliers, le hurlement des misérables mangés par la mer. Alors, le combat que lamour de largent livrait encore à sa bonté devint insupportable. Elle ferma la fenêtre, ne voulant plus écouter. Mais les coups lointains la secouèrent dans son lit. Pourquoi ne pas tenter limpossible ? Quimportait cet argent jeté à leau, sil y avait une seule chance de sauver le village ? Et elle sendormit au jour, en pensant à la joie de son cousin, tiré de ses tristesses noires, mis enfin peut-être sur sa véritable voie, heureux par elle, lui devant tout. Le lendemain, elle lappela, avant de descendre. Elle riait. Tu ne sais pas ? jai rêvé que je te prêtais tes douze mille francs. Il se fâcha, refusa violemment. Veux-tu donc que je parte et que je ne reparaisse plus ? Non, il y a assez de lusine. Jen meurs de honte, sans te le dire. Deux heures après, il acceptait, il lui serrait les mains avec une effusion passionnée. Cétait une avance, simplement ; son argent ne courait aucun risque, car le vote de la subvention par le Conseil général ne faisait pas un doute, surtout devant un commencement dexécution. Et, dès le soir, le charpentier dArromanches fut appelé. Il y eut des conférences interminables, des promenades le long de la côte, une discussion acharnée des devis. La maison entière en perdait la tête. Madame Chanteau, cependant, sétait emportée, lorsquelle avait appris le prêt des douze mille francs. Lazare, étonné, ne comprenait pas. Sa mère laccablait darguments singuliers : sans doute, Pauline leur avançait de temps à autre de petites sommes ; mais elle allait encore se croire indispensable, on aurait bien pu demander au père de Louise louverture dun crédit. Louise elle-même, qui avait une dot de deux cent mille francs, ne faisait pas tant dembarras avec sa fortune. Ce chiffre de deux cent mille francs revenait sans cesse sur les lèvres de madame Chanteau ; et elle semblait avoir un dédain irrité contre les débris de lautre fortune, celle qui avait fondu dans le secrétaire et qui continuait à fondre dans la commode. Chanteau, poussé par sa femme, affecta aussi dêtre contrarié. Pauline en éprouva un gros chagrin ; même en donnant son argent, elle se sentait moins aimée quautrefois ; cétait, autour delle, comme une rancune, dont elle ne pouvait sexpliquer la cause, et qui grandissait de jour en jour. Quant au docteur Cazenove, il grondait également, lorsquelle le consultait pour la forme ; mais il avait bien été obligé de dire oui, à toutes les sommes prêtées, les petites et les grosses. Sa mission de curateur restait illusoire, il se trouvait désarmé, dans cette maison où il était reçu en vieil ami. Le jour des douze mille francs, il renonça à toute responsabilité. Mon enfant, dit-il en prenant Pauline à lécart, je ne veux plus être votre complice. Cessez de me consulter, ruinez-vous selon votre cur Vous savez bien que jamais je ne résisterai devant vos supplications ; et, vraiment, jen souffre ensuite, jen ai la conscience toute barbouillée Jaime mieux ignorer ce que je désapprouve. Elle le regardait, très touchée. Puis, après un silence : Merci, mon bon docteur Mais nest-ce pas le plus sage ? quimporte, si je suis heureuse ! Il lui avait pris les mains, il les serra paternellement, avec une émotion triste. Oui, si vous êtes heureuse Allez, le malheur sachète aussi bien cher quelquefois. Naturellement, dans lardeur de cette bataille quil livrait à la mer, Lazare avait abandonné la musique. Une fine poussière retombait sur le piano, la partition de sa grande symphonie était retournée au fond dun tiroir, grâce à Pauline, qui en avait ramassé les feuillets, jusque sous les meubles. Dailleurs, certains morceaux ne le satisfaisaient plus ; ainsi la douceur céleste de lanéantissement final, rendue dune façon commune par un mouvement de valse, serait peut-être mieux exprimée par un temps de marche très ralenti. Un soir, il avait déclaré quil recommencerait tout, quand il en aurait le temps. Et sa flambée de désir, son malaise dans le continuel contact de la jeune fille, paraissait sen être allé avec sa fièvre de génie. Cétait un chef-duvre remis à une meilleure époque, une grande passion également retardée, dont il semblait pouvoir reculer ou avancer lheure. Il traitait de nouveau sa cousine en vieille amie, en femme légitime, qui se donnerait, le jour où il ouvrirait les bras. Depuis avril, ils ne vivaient plus si étroitement enfermés, le vent emportait la chaleur de leurs joues. La grande chambre était vide, tous deux couraient la plage rocheuse devant Bonneville, étudiant les points où les palissades et les épis devraient être installés. Souvent, les pieds dans leau fraîche, ils rentraient las et purs, comme aux jours lointains de lenfance. Lorsque Pauline, pour le taquiner, jouait la fameuse marche de la Mort, Lazare sécriait : Tais-toi donc ! En voilà des blagues. Le soir même de la visite du charpentier, Chanteau fut pris dun accès de goutte. Maintenant, les crises revenaient presque tous les mois ; le salicylate, après les avoir soulagées, semblait en redoubler la violence. Et Pauline se trouva clouée pendant quinze jours devant le lit de son oncle. Lazare, qui continuait ses études sur la plage, se mit alors à emmener Louise, afin de léloigner du malade, dont les cris leffrayaient. Comme elle occupait la chambre dami, juste au-dessus de Chanteau, elle devait, pour dormir, se boucher les oreilles et senfoncer la tête dans loreiller. Dehors, elle redevenait souriante, ravie de la promenade, oublieuse du pauvre homme qui hurlait. Ce furent quinze jours charmants. Le jeune homme avait dabord regardé sa nouvelle compagne avec surprise. Elle le changeait de lautre, criant pour un crabe qui effleurait sa bottine, ayant une frayeur de leau si grande, quelle se croyait noyée, sil lui fallait sauter une flaque. Les galets blessaient ses petits pieds, elle ne quittait jamais son ombrelle, gantée jusquaux coudes, avec la continuelle peur de livrer au soleil un coin de sa peau délicate. Puis, après le premier étonnement, il sétait laissé séduire par ces grâces peureuses, cette faiblesse toujours prête à lui demander protection. Celle-là ne sentait pas seulement le grand air, elle le grisait de son odeur tiède dhéliotrope ; et ce nétait plus enfin un garçon qui galopait à son côté, cétait une femme, dont les bas entrevus, dans un coup de vent, faisaient battre le sang de ses veines. Pourtant, elle était moins belle que lautre, plus âgée et déjà pâlie ; mais elle avait un charme câlin, ses petits membres souples sabandonnaient, toute sa personne coquette se fondait en promesses de bonheur. Il lui semblait quil la découvrait brusquement, il ne reconnaissait pas la fillette maigre de jadis. Était-ce possible que les longues années du pensionnat en eussent fait cette jeune fille si troublante, pleine de lhomme dans sa virginité, ayant au fond de ses yeux limpides le mensonge de son éducation ? Et il se prenait peu à peu pour elle dun goût singulier, dune passion perverse, où son ancienne amitié denfant tournait à des raffinements sensuels. Lorsque Pauline put quitter la chambre de son oncle, et quelle se remit à accompagner Lazare, elle sentit tout de suite, entre ce dernier et Louise, un air nouveau, des regards, des rires dont elle nétait pas. Elle voulait se faire expliquer ce qui les égayait, et elle nen riait guère. Les premiers jours, elle resta maternelle, les traitant en jeunes fous quun rien amuse. Mais, bientôt elle devint triste, chaque promenade parut être pour elle une fatigue. Aucune plainte ne lui échappait, dailleurs ; elle parlait de continuelles migraines ; puis, quand son cousin lui conseillait de ne pas sortir, elle se fâchait, ne le quittait plus, même dans la maison. Une nuit, vers deux heures, comme il ne sétait pas couché, pour achever un plan, il ouvrit sa porte, étonné dentendre marcher ; et sa surprise augmenta, lorsquil laperçut, en simple jupon, sans lumière, penchée sur la rampe, écoutant les bruits des chambres, au-dessous. Elle raconta quelle-même avait cru saisir des plaintes. Mais ce mensonge lui empourprait les joues, il rougit aussi, traversé dun doute. Dès lors, sans autre explication, il y eut une fâcherie entre eux. Lui, tournait la tête, la trouvait ridicule de bouder de la sorte, pour des enfantillages ; tandis que, de plus en plus sombre, elle ne le laissait pas une minute seul avec Louise, étudiant leurs moindres gestes, agonisant le soir, dans sa chambre, lorsquelle les avait vus se parler bas, au retour de la plage. Les travaux marchaient. Une équipe de charpentiers, après avoir cloué de fortes planches sur une rangée de pieux, achevait de poser un premier épi. Cétait un simple essai du reste, ils se hâtaient en prévision dune grande marée ; si les pièces de bois résistaient, on compléterait le système de défense. Le temps, par malheur, était exécrable. Des averses tombaient sans relâche, tout Bonneville se faisait tremper pour voir enfoncer les pieux à laide dun pilon. Enfin, le matin du jour où lon attendait la grande marée, un ciel dencre assombrissait la mer ; et, dès huit heures, la pluie redoubla, noyant lhorizon dune brume glaciale. Ce fut une désolation, car on avait projeté la partie daller assister en famille à la victoire des planches et des poutres, sous lattaque des grandes eaux. Madame Chanteau décida quelle resterait près de son mari, encore très souffrant. Et lon fit les plus grands efforts pour retenir Pauline, qui avait la gorge irritée depuis une semaine : elle était enrouée légèrement, un petit mouvement de fièvre la prenait chaque soir. Mais elle repoussa tous les conseils de prudence, elle voulut aller sur là plage, puisque Lazare et Louise sy rendaient. Cette Louise, dallures si fragiles, toujours près de lévanouissement, était au fond dune force nerveuse surprenante, lorsquun plaisir la tenait debout. Tous trois partirent donc après le déjeuner. Un coup de vent venait de balayer les nuages, des rires de triomphe saluèrent cette joie inattendue. Le ciel avait des nappes de bleu si larges, encore traversées de quelques haillons noirs, que les jeunes filles sentêtèrent à nemporter que leurs ombrelles. Lazare seul prit un parapluie. Dailleurs, il répondait de leur santé, il les abriterait bien quelque part, si les averses recommençaient. Pauline et Louise marchaient en avant. Mais, dès la pente raide qui descendait à Bonneville, celle-ci parut faire un faux pas, sur la terre détrempée, et Lazare, courant à elle, lui offrit de la soutenir. Pauline dut les suivre. Sa gaieté du départ était tombée, ses regards soupçonneux remarquaient que le coude de son cousin frôlait dune continuelle caresse la taille de Louise. Bientôt, elle ne vit plus que ce contact, tout disparut, et la plage où les pêcheurs du pays attendaient dun air goguenard, et la mer qui montait, et lépi déjà blanc décume. A lhorizon, grandissait une barre sombre, une nuée au galop de tempête. Diable ! murmura le jeune homme en se retournant, nous allons encore avoir du bouillon Mais la pluie nous laissera bien le temps de voir, et nous nous sauverons en face, chez les Houtelard. La marée, qui avait le vent contre elle, montait avec une lenteur irritante. Sans doute ce vent lempêcherait dêtre aussi forte quon lannonçait. Personne pourtant ne quittait la plage. Lépi, à demi couvert, fonctionnait très bien, coupait les vagues, dont leau abattue bouillonnait ensuite jusquaux pieds des spectateurs. Mais le triomphe fut la résistance victorieuse des pieux. A chaque lame qui les couvrait, charriant les galets du large, on entendait ces galets tomber et samasser de lautre côté des planches, comme la décharge brusque dune charretée de cailloux ; et ce mur en train de se bâtir, cétait le succès, la réalisation du rempart promis. Je le disais bien ! criait Lazare. Maintenant, vous pouvez tous vous moquer delle ! Près de lui, Prouane, qui navait pas dessoûlé depuis trois jours, hochait la tête en bégayant : Faudra voir ça, quand le vent soufflera den haut. Les autres pêcheurs se taisaient. Mais, à la bouche tordue de Cuche et de Houtelard, il était visible quils avaient une médiocre confiance dans toutes ces manigances. Puis, cette mer qui les écrasait, ils nauraient pas voulu la voir battue par ce gringalet de bourgeois. Ils riraient bien le jour où elle lui emporterait ses poutres comme des pailles. Ça pouvait démolir le pays, ça serait farce tout de même. Brusquement, laverse creva. De grosses gouttes tombaient de la nuée livide, qui avait envahi les trois quarts du ciel. Ce nest rien, attendons encore un instant, répétait Lazare enthousiasmé. Voyez donc, voyez donc, pas un pieu ne bouge ! Il avait ouvert son parapluie au-dessus de la tête de Louise. Cette dernière, dun air de tourterelle frileuse, se serrait davantage contre lui. Et Pauline, oubliée, les regardait toujours, prise dune rage sombre, croyant recevoir au visage la chaleur de leur étreinte. La pluie était devenue torrentielle, il se tourna tout dun coup. Quoi donc ? cria-t-il. Es-tu folle ? Ouvre ton ombrelle au moins. Elle était debout, raidie sous ce déluge, quelle semblait ne pas sentir. Elle répondit dune voix rauque : Laisse-moi tranquille, je suis très bien. Oh ! Lazare, je vous en prie, disait Louise désolée, forcez-la donc à venir Nous tiendrons tous les trois. Mais Pauline ne daignait même plus refuser, dans son obstination farouche. Elle était bien, pourquoi la dérangeait-on ? Et, comme, à bout de supplications, il reprenait : Cest imbécile, courons chez Houtelard ! Elle déclara rudement : Courez où vous voudrez Puisquon est venu pour voir, moi je veux voir. Les pêcheurs avaient fui. Elle demeurait sous laverse, immobile, tournée vers les poutres, que les vagues recouvraient complètement. Ce spectacle semblait labsorber, malgré la poussière deau où maintenant tout se confondait, une poussière grise qui montait de la mer, criblée par la pluie. Sa robe ruisselante se marquait, aux épaules et aux bras, de larges taches noires. Et elle ne consentit à quitter la place que lorsque le vent douest eut emporté le nuage. Tous trois revinrent en silence. Pas un mot de laventure ne fut dit à loncle ni à la tante. Pauline était allée rapidement changer de linge, pendant que Lazare racontait la réussite complète de lexpérience. Le soir, à table, elle fut reprise dun accès de fièvre ; mais elle prétendait ne pas souffrir, malgré la gêne évidente quelle éprouvait à avaler chaque bouchée. Même elle finit par répondre brutalement à Louise, qui sinquiétait dun air tendre, et lui demandait sans cesse comment elle se trouvait. Vraiment, elle devient insupportable avec son mauvais caractère, avait murmuré derrière elle madame Chanteau. Cest à ne plus lui adresser la parole. Cette nuit-là, vers une heure, Lazare fut réveillé par une toux gutturale, dune sécheresse si douloureuse, quil se mit sur son séant, pour écouter. Il pensa dabord à sa mère ; puis, comme il tendait toujours loreille, la chute brusque dun corps dont le plancher tremblait, le fit sauter du lit et se vêtir à la hâte. Ce ne pouvait être que Pauline, le corps semblait être tombé derrière la cloison. De ses doigts égarés, il cassait les allumettes. Enfin, il put sortir avec son bougeoir, et il eut la surprise de trouver la porte den face ouverte. Barrant le seuil, étendue sur le flanc, la jeune fille était là, en chemise, les jambes et les bras nus. Quest-ce donc ? sécria-t-il, tu as glissé ? La pensée quelle rôdait pour lépier encore venait de lui traverser lesprit. Mais elle ne répondait pas, elle ne bougeait pas, et il la vit comme assommée, les yeux clos. Sans doute, au moment où elle allait chercher du secours, un étourdissement lavait jetée sur le carreau. Pauline, réponds-moi, je ten supplie Où souffres-tu ? Il sétait baissé, il lui éclairait la face. Très rouge, elle semblait brûler dune fièvre intense. Le sentiment instinctif de gêne qui le tenait hésitant devant cette nudité de vierge, nosant la prendre à bras le corps pour la porter sur le lit, céda tout de suite à son inquiétude fraternelle. Il ne la voyait plus ainsi dénudée, il la saisit aux reins et aux cuisses, sans avoir seulement conscience de cette peau de femme sur sa poitrine dhomme. Et, quand il leut recouchée, il la questionna encore, avant même de songer à rabattre les couvertures. Mon Dieu ! parle-moi Tu tes blessée peut-être ? La secousse venait de lui faire ouvrir les yeux. Mais elle ne parlait toujours pas, elle le regardait fixement ; et, comme il la pressait davantage, elle porta enfin la main à son cou. Cest à la gorge que tu souffres ? Alors, dune voix changée, difficile et sifflante, elle dit très bas : Ne me force pas à parler, je ten prie Ça me fait trop de mal. Et elle fut aussitôt prise dun accès de toux, cette toux gutturale quil avait entendue de sa chambre. Son visage bleuit, la douleur devint telle, que ses yeux semplirent de grosses larmes. Elle portait les deux mains à sa pauvre tête ébranlée, où battaient les marteaux dune céphalalgie affreuse. Cest aujourdhui que tu as empoigné ça, bégayait-il éperdu. Aussi était-ce raisonnable, malade déjà comme tu létais ! Mais il sarrêta, en rencontrant de nouveau ses regards suppliants. Dune main tâtonnante, elle cherchait les couvertures. Il la recouvrit jusquau menton. Veux-tu ouvrir la bouche, pour que je regarde ? Elle put à peine desserrer les mâchoires. Il avançait la flamme de la bougie, il vit avec difficulté larrière-gorge, luisante, sèche, dun rouge vif. Cétait évidemment une angine. Seulement, cette fièvre terrible, ce mal de tête effroyable, lépouvantaient sur la nature de cette angine. La face de la malade exprimait une sensation détranglement si pleine dangoisse, quil eut dès lors la peur folle de la voir étouffer devant lui. Elle navalait plus, chaque mouvement de déglutition la secouait tout entière. Un nouvel accès de toux lui fit encore perdre connaissance. Et il acheva de saffoler, il courut ébranler à coups de poing la porte de la bonne. Véronique ! Véronique ! lève-toi ! Pauline se meurt. Lorsque Véronique, effarée, à demi vêtue, entra chez Mademoiselle, elle le trouva jurant et se débattant au milieu de la chambre. Quel pays de misère ! on y crèverait comme un chien Plus de deux lieues pour aller chercher du secours ! Il revint vers elle. Tâche denvoyer quelquun, quon ramène le docteur tout de suite ! Elle sétait approchée du lit, elle regardait la malade, saisie de la voir si rouge, terrifiée dans son affection croissante pour cette enfant, quelle avait détestée dabord. Jy vais moi-même, dit-elle simplement. Ce sera plus tôt fait Madame peut bien allumer le feu, en bas, si vous en avez besoin. Et, mal éveillée, elle mit de grosses bottines, senveloppa dans un châle ; puis, après avoir averti madame Chanteau, en descendant, elle sen alla à grandes enjambées, le long de la route boueuse. Deux heures sonnaient à léglise, la nuit était si noire, quelle butait contre les tas de pierres. Quest-ce donc ? demanda madame Chanteau, lorsquelle monta. Lazare répondait à peine. Il venait de fouiller violemment larmoire, pour retrouver ses anciens livres de médecine ; et, penché devant la commode, feuilletant les pages de ses doigts tremblants, il essayait de se rappeler ses cours dautrefois. Mais tout se brouillait, se confondait, il retournait sans cesse à la table des matières, ne trouvant plus rien. Ce nest sans doute quune forte migraine, répétait madame Chanteau, qui sétait assise. Le mieux serait de la laisser dormir. Alors, il éclata. Une migraine ! une migraine ! Écoute, maman, tu magaces, à rester là tranquille. Descends faire chauffer de leau. Il est inutile de déranger Louise, nest-ce pas ? demanda-t-elle encore. Oui, oui, complètement inutile Je nai besoin de personne. Jappellerai. Quand il fut seul, il revint prendre la main de Pauline, pour compter les pulsations. Il en compta cent quinze. Et il sentit cette main brûlante qui serrait longuement la sienne. La jeune fille, dont les paupières lourdes restaient fermées, mettait dans son étreinte un remerciement et un pardon. Si elle ne pouvait sourire, elle voulait lui faire comprendre quelle avait entendu, quelle était bien touchée de le savoir là, seul avec elle, ne pensant plus à une autre. Dhabitude, il avait lhorreur de la souffrance, il se sauvait à la moindre indisposition des siens, en mauvais garde-malade, si peu sûr de ses nerfs, disait-il, quil craignait déclater en sanglots. Aussi éprouvait-elle une surprise pleine de gratitude, à le voir se dévouer de la sorte. Lui-même naurait pu dire quelle chaleur le soulevait, quel besoin de sen fier uniquement à lui, pour la soulager. La pression ardente de cette petite main le bouleversa, il voulut lui donner du courage. Ce nest rien, ma chérie. Jattends Cazenove Surtout ne te fais pas peur. Elle resta les yeux clos, et elle murmura péniblement : Oh ! je nai pas peur Ça te dérange, cest ce qui me fait de la peine. Puis, à voix plus basse encore, dune légèreté de souffle : Hein ? tu me pardonnes Jai été vilaine, aujourdhui. Il sétait penché, pour la baiser au front, comme sa femme. Et il sécarta, car les larmes létouffaient. Lidée lui venait de préparer au moins une potion calmante, en attendant le médecin. La petite pharmacie de la jeune fille était là, dans un étroit placard. Seulement, il craignait de se tromper, il linterrogea sur les flacons, finit par verser quelques gouttes de morphine dans un verre deau sucrée. Lorsquelle en avalait une cuillerée, la douleur était si vive, quil hésitait chaque fois à lui en donner une autre. Ce fut tout, il se sentait impuissant à essayer davantage. Son attente devenait horrible. Quand il ne pouvait plus la voir souffrir, les jambes cassées dêtre debout devant le lit, il rouvrait ses livres, croyant quil allait enfin trouver le cas et le remède. Était-ce donc une angine couenneuse ? pourtant, il navait pas remarqué de fausses membranes sur les piliers du voile du palais ; et il sentêtait dans la lecture de la description et du traitement de langine couenneuse, perdu au fil de longues phrases dont le sens lui échappait, appliqué à épeler les détails inutiles, comme un enfant qui apprend de mémoire une leçon obscure. Puis, un soupir le ramenait près du lit, frémissant, la tête bourdonnante de mots scientifiques, dont les syllabes rudes redoublaient son anxiété. Eh bien ? demanda madame Chanteau, qui était remontée doucement. Toujours la même chose, répondit-il. Et, semportant : Cest épouvantable, ce médecin On aurait le temps de mourir vingt fois. Les portes étant restées ouvertes, Mathieu, qui couchait sous la table de la cuisine, venait de monter lescalier, par cette manie quil avait de suivre les gens dans toutes les pièces de la maison. Ses grosses pattes faisaient sur le carreau le bruit de vieux chaussons de laine. Il était très gai de cette équipée de nuit, il voulut sauter près de Pauline, se lança après sa queue, en bête inconsciente du deuil de ses maîtres. Et Lazare, exaspéré de cette joie inopportune, lui allongea un coup de pied. Va-t-en ou je tétrangle ! Tu ne vois donc pas, imbécile ! Le chien, saisi dêtre battu, flairant lair comme sil eût compris tout dun coup, alla se coucher humblement sous le lit. Mais cette brutalité avait indigné madame Chanteau. Sans attendre, elle redescendit à la cuisine, en disant dune voix sèche : Quand tu voudras Leau va être chaude. Lazare lentendit, dans lescalier, gronder que cétait révoltant de frapper ainsi une bête, quil finirait par la battre elle-même, si elle restait là. Lui qui, dhabitude, était aux genoux de sa mère, eut derrière elle un geste de folle irritation. A chaque minute, il retournait jeter un coup dil sur Pauline. Maintenant, écrasée par la fièvre, elle semblait anéantie ; et il ny avait plus delle, dans le silence frissonnant de la pièce, que le raclement de son haleine, qui semblait se changer en un râle dagonisante. La peur le reprit, irraisonnée, absurde : elle allait sûrement étrangler, si les secours narrivaient pas. Il piétinait dun bout à lautre de la chambre, consultait sans cesse la pendule. A peine trois heures, Véronique nétait pas encore chez le médecin. Le long de la route dArromanches, il la suivait dans la nuit noire : elle avait dépassé le bois de chênes, elle arrivait au petit pont, elle gagnerait cinq minutes en descendant la côte à la course. Alors, un besoin violent de savoir lui fit ouvrir la fenêtre, bien quil ne pût rien distinguer, dans cet abîme de ténèbres. Une seule lumière brûlait au fond de Bonneville, sans doute la lanterne dun pêcheur allant en mer. Cétait dune tristesse lugubre, un abandon immense où il croyait sentir toute vie rouler et séteindre. Il ferma la fenêtre, puis la rouvrit pour la refermer bientôt. La notion du temps finissait par lui échapper, il sétonna dentendre sonner trois heures. A présent, le docteur avait fait atteler, le cabriolet filait sur le chemin, trouant lombre de son il jaune. Et Lazare était si hébété dimpatience, devant la suffocation croissante de la malade, quil séveilla comme en sursaut, lorsque, vers quatre heures, un bruit rapide de pas vint de lescalier. Enfin, cest vous ! cria-t-il. Le docteur Cazenove fit tout de suite allumer une seconde bougie, pour examiner Pauline. Lazare en tenait une, tandis que Véronique, dépeignée par le vent, crottée jusquà la taille, approchait lautre, au chevet du lit. Madame Chanteau regardait. La malade, somnolente, ne put ouvrir la bouche sans jeter des plaintes. Quand il leut recouchée doucement, le docteur, très inquiet à son entrée, revint au milieu de la chambre, dun air plus tranquille. Cette Véronique ma fait une belle peur ! murmura-t-il. Daprès les choses extravagantes quelle me racontait, jai cru à un empoisonnement Vous voyez, je métais bourré les poches de drogues. Cest une angine, nest-ce pas ? demanda Lazare. Oui, une simple angine Il ny a pas de danger immédiat. Madame Chanteau eut un geste triomphant, pour dire quelle le savait bien. Pas de danger immédiat, répéta Lazare, repris de crainte, est-ce que vous redoutez des complications ? Non, répondit le médecin après avoir hésité ; mais, avec ces diables de maux de gorge, on ne sait jamais. Et il avoua quil ny avait rien à faire. Il désirait attendre le lendemain, avant de saigner la malade. Puis, comme le jeune homme le suppliait de tenter au moins de la soulager, il voulut bien essayer des sinapismes. Véronique monta une cuvette deau chaude, le médecin posa lui-même les feuilles mouillées, en les faisant glisser le long des jambes, depuis les genoux jusquaux chevilles. Ce ne fut quune souffrance de plus, la fièvre persistait, la céphalalgie devenait insupportable. Des gargarismes émollients se trouvaient aussi indiqués, et madame Chanteau prépara une décoction de feuilles de ronces, quil fallut abandonner dès la première tentative, tellement la douleur rendait impossible tout mouvement de la gorge. Il était près de six heures, le jour se levait, lorsque le médecin se retira. Je reviendrai vers midi, dit-il à Lazare dans le corridor. Tranquillisez-vous Il ny a que de la souffrance. Nest-ce donc rien, la souffrance ! cria le jeune homme que le mal indignait. On ne devrait pas souffrir. Cazenove le regarda, puis leva les bras au ciel, devant une prétention si extraordinaire. Lorsque Lazare revint dans la chambre, il envoya sa mère et Véronique se coucher un instant : lui, naurait pu dormir. Et il vit le jour se lever dans la pièce en désordre, cette aube lugubre des nuits dagonie. Le front contre une vitre, il regardait désespérément le ciel livide, lorsquun bruit lui fit tourner la tête. Il croyait que Pauline se levait. Cétait Mathieu, oublié de tous, qui avait enfin quitté le dessous du lit, pour sapprocher de la jeune fille, dont une main pendait hors des couvertures. Le chien léchait cette main avec tant de douceur, que Lazare, très ému, le prit par le cou, en disant : Tu vois, mon pauvre gros, la maîtresse est malade Mais ce ne sera rien, va ! Nous irons encore galoper tous les trois. Pauline avait ouvert les yeux, et malgré la contraction douloureuse de sa face, elle souriait. Alors, commença lexistence dangoisses, le cauchemar que lon vit dans la chambre dun malade. Lazare, cédant à un sentiment daffection sauvage, en chassait tout le monde ; cétait à peine sil laissait sa mère et Louise entrer le matin, pour prendre des nouvelles, et il nadmettait que Véronique, chez laquelle il sentait une tendresse véritable. Les premiers jours, madame Chanteau avait voulu lui faire comprendre linconvenance de ces soins donnés par un homme à une jeune fille ; mais il sétait récrié, est-ce quil nétait pas son mari ? puis, les médecins soignaient bien les femmes. Entre eux, il ny avait, en effet, aucune gêne pudique. La souffrance, la mort prochaine peut-être, emportaient les sens. Il lui rendait tous les petits services, la levait, la recouchait, en frère apitoyé qui ne voyait de ce corps désirable que la fièvre dont il frissonnait. Cétait comme le prolongement de leur enfance bien portante, ils retournaient à la nudité chaste de leurs premiers bains, lorsquil la traitait en gamine. Le monde disparaissait, rien nexistait plus, rien que la potion à boire, le mieux annoncé attendu vainement dheure en heure, les détails bas de la vie animale prenant soudain une importance énorme, décidant de la joie ou de la tristesse des journées. Et les nuits suivaient les jours, lexistence de Lazare était comme balancée au-dessus du vide, avec la peur, à chaque minute, dune chute dans le noir. Tous les matins, le docteur Cazenove visitait Pauline ; même, il revenait parfois le soir, après son dîner. Dès la seconde visite, il sétait décidé à une saignée copieuse. Mais la fièvre, un instant coupée, avait reparu. Deux jours se passèrent, il était visiblement préoccupé, ne comprenant pas cette ténacité du mal. Comme la jeune fille éprouvait une peine de plus en plus grande à ouvrir la bouche, il ne pouvait examiner larrière-gorge, qui lui apparaissait gonflée et dune rougeur livide. Enfin, Pauline se plaignant dune tension croissante dont son cou semblait éclater, le docteur dit un matin à Lazare : Je soupçonne un phlegmon. Le jeune homme lemmena dans sa chambre. Il avait relu justement la veille, en feuilletant son ancien manuel de pathologie, les pages sur les abcès rétropharyngiens, qui font saillie dans lsophage, et qui peuvent amener la mort par suffocation, en comprimant la trachée. Très pâle, il demanda : Alors, elle est perdue ? Jespère que non, répondit le médecin. Il faut voir. Mais lui-même ne cachait plus son inquiétude. Il confessait son impuissance à peu près complète, dans le cas qui se présentait. Comment aller chercher un abcès au fond de cette bouche contractée ? et, du reste, louvrir trop tôt présentait des inconvénients graves. Le mieux était den abandonner la terminaison à la nature, ce qui serait très long et très douloureux. Je ne suis pas le bon Dieu ! criait-il, lorsque Lazare lui reprochait linutilité de sa science. La tendresse que le docteur Cazenove éprouvait pour Pauline se traduisait chez lui par un redoublement de brusquerie fanfaronne. Ce grand vieillard, sec comme une tige déglantier, venait dêtre touché au cur. Pendant plus de trente années, il avait battu le monde, passant de vaisseau en vaisseau, faisant le service dhôpital aux quatre coins de nos colonies ; il avait soigné les épidémies du bord, les maladies monstrueuses des tropiques, léléphantiasis à Cayenne, les piqûres de serpent dans lInde ; il avait tué des hommes de toutes les couleurs, étudié les poisons sur des Chinois, risqué des nègres dans des expériences délicates de vivisection. Et, aujourdhui, cette petite fille, avec son bobo à la gorge, le retournait au point quil ne dormait plus ; ses mains de fer tremblaient, son habitude de la mort défaillait, à la crainte dune issue fatale. Aussi, voulant cacher cette émotion indigne, tâchait-il daffecter le mépris de la souffrance. On naissait pour souffrir, à quoi bon sen émouvoir ? Chaque matin, Lazare lui disait : Essayez quelque chose, docteur, je vous en supplie Cest affreux, elle ne peut même plus sassoupir un instant. Toute la nuit, elle a crié. Mais, tonnerre de Dieu ! ce nest pas ma faute, finissait-il par répondre, exaspéré. Je ne puis pourtant pas lui couper le cou, histoire de la guérir. Le jeune homme se fâchait à son tour. Alors, la médecine ne sert à rien. A rien du tout, lorsque la machine se détraque La quinine coupe la fièvre, une purge agit sur les intestins, on doit saigner un apoplectique Et, pour le reste, cest au petit bonheur. Il faut sen remettre à la nature. Cétaient là des cris arrachés par la colère de ne savoir comment agir. Dhabitude, il nosait nier la médecine si carrément, tout en ayant trop pratiqué pour ne pas être sceptique et modeste. Il perdait des heures entières, assis près du lit, à étudier la malade ; et il repartait sans même laisser une ordonnance, les poings liés, ne pouvant quassister à lentier développement de cet abcès, qui, pour une ligne de moins ou une ligne de plus, allait être la vie ou la mort. Lazare se traîna huit jours entiers, dans des transes terribles. Lui aussi, attendait de minute en minute larrêt de la nature. A chaque respiration pénible, il croyait que tout finissait. Le phlegmon se matérialisait en une image vive, il le voyait énorme, barrant la trachée ; encore un peu de gonflement, lair ne passerait plus. Ses deux années de médecine mal digérées redoublaient son effroi. Et cétait surtout la douleur qui le jetait hors de lui, dans une révolte nerveuse, une protestation affolée contre lexistence. Pourquoi cette abomination de la douleur ? nétait-ce pas monstrueusement inutile, ce tenaillement des chairs, ces muscles brûlés et tordus, lorsque le mal sattaquait à un pauvre corps de fille, dune blancheur si délicate ? Une obsession du mal le ramenait sans cesse près du lit. Il linterrogeait, au risque de la fatiguer : souffrait-elle davantage ? où était-ce maintenant ? Parfois, elle lui prenait la main, la posait sur son cou : cétait là, comme un poids intolérable, une boule de plomb ardente, qui battait à létouffer. La migraine ne la quittait pas, elle ne savait de quelle façon poser la tête, torturée par linsomnie ; depuis dix jours que la fièvre la secouait, elle navait pas dormi deux heures. Un soir, pour comble de misère, des maux doreilles atroces sétaient déclarés ; et, dans ces crises, elle perdait connaissance, il lui semblait quon lui broyait les os des mâchoires. Mais elle navouait pas tout ce martyre à Lazare, elle montrait un beau courage, car elle le sentait presque aussi malade quelle, le sang brûlé de sa fièvre, la gorge étranglée de son abcès. Souvent même elle mentait, elle arrivait à sourire, au moment des plus vives angoisses : ça devenait sourd, disait-elle, et elle lengageait à se reposer un peu. Le pis était quelle ne pouvait plus avaler sa salive sans jeter un cri, tellement son arrière-gorge se trouvait tuméfiée. Lazare se réveillait en sursaut : ça recommençait donc ? De nouveau, il la questionnait, il voulait savoir à quel endroit ; tandis que la face douloureuse, les yeux clos, elle luttait encore pour le tromper, en balbutiant que ce nétait rien, quelque chose qui lavait chatouillée, simplement. Dors, ne te dérange pas je vais dormir aussi. Le soir, elle jouait cette comédie du sommeil, pour quil se couchât. Mais il sentêtait à veiller près delle, dans un fauteuil. Les nuits étaient si mauvaises, quil ne voyait plus tomber le jour sans une terreur superstitieuse. Est-ce que le soleil reparaîtrait jamais ? Une nuit, Lazare, assis contre le lit même, tenait dans sa main la main de Pauline, comme il le faisait souvent, pour dire quil restait là, quil ne labandonnait pas. Le docteur Cazenove était parti à dix heures, furieux, ne répondant plus de rien. Jusquà ce moment, le jeune homme avait eu la consolation de croire quelle ne se voyait pas en danger. Autour delle, on parlait dune simple inflammation de la gorge, très douloureuse, mais qui passerait aussi aisément quun rhume de cerveau. Elle-même semblait tranquille, le visage brave, toujours gaie, malgré la souffrance. Quand on faisait des projets, en causant de sa convalescence, elle souriait. Et, cette nuit-là encore, elle venait découter Lazare arranger, pour sa première sortie, une promenade sur la plage. Puis, le silence était tombé, elle paraissait dormir, lorsquelle murmura dune voix distincte, au bout dun grand quart dheure : Mon pauvre ami, je crois que tu épouseras une autre femme. Il resta saisi, un petit frisson lui glaçait la nuque. Comment ça ? demanda-t-il. Elle avait ouvert les yeux, elle le regardait de son air de résignation courageuse. Va, je sais bien ce que jai Et jaime mieux savoir, pour vous embrasser tous au moins. Alors, Lazare se fâcha : cétait fou, des idées pareilles ! avant une semaine, elle serait sur pied ! Il lui lâcha la main, il se sauva dans sa chambre sous un prétexte, car les sanglots létranglaient. Là, dans lobscurité, il sabandonna, tombé en travers du lit, où il ne couchait plus. Une certitude affreuse lui avait serré le cur tout dun coup : Pauline allait mourir, peut-être ne passerait-elle pas la nuit. Et lidée quelle le savait, que son silence jusque-là était une bravoure de femme ménageant dans la mort même la sensibilité des autres, achevait de le désespérer. Elle le savait, elle verrait venir lagonie, et il serait là, impuissant. Déjà, il se croyait aux derniers adieux, la scène se déroulait avec des détails lamentables, sur les ténèbres de la chambre. Cétait la fin de tout, il prit loreiller entre ses bras convulsifs, il y enfonça la tête, pour étouffer le hoquet de ses larmes. Cependant, la nuit se termina sans catastrophe. Deux journées passèrent encore. Mais, à présent, il y avait entre eux un nouveau lien, la mort toujours présente. Elle ne faisait plus aucune allusion à la gravité de son état, elle trouvait la force de sourire ; lui-même parvenait à feindre une tranquillité parfaite, un espoir de la voir se lever dune heure à lautre ; et, pourtant, chez elle comme chez lui, tout se disait adieu, continuellement, dans la caresse plus longue de leurs regards qui se rencontraient. La nuit surtout, lorsquil veillait près delle, ils finissaient lun et lautre par sentendre penser, la menace de léternelle séparation attendrissait jusquà leur silence. Rien nétait dune douceur si cruelle, jamais ils navaient senti leurs êtres se confondre à ce point. Lazare, un matin, au lever du soleil, sétonna du calme où lidée de la mort le laissait. Il tâcha de se rappeler les dates : depuis le jour où Pauline était tombée malade, il navait pas une seule fois senti, de son crâne à ses talons, passer lhorreur froide de ne plus être. Sil tremblait de perdre sa compagne, cétait une autre épouvante, où il nentrait rien de la destruction de son moi. Le cur saignait en lui, mais il semblait que cette bataille, livrée à la mort, légalait à elle, lui donnait le courage de la regarder en face. Peut-être aussi ny avait-il que de la fatigue et de lhébétement, dans le sommeil qui engourdissait sa peur. Il ferma les yeux pour ne pas voir le soleil grandir, il voulut retrouver son frisson dangoisse, en sexcitant à la crainte, en se répétant que lui aussi mourrait un jour : rien ne répondit, cela lui était devenu indifférent, les choses avaient pris une légèreté singulière. Son pessimisme même sombrait devant ce lit de douleur ; au lieu de lenfoncer dans la haine du monde, sa révolte contre la douleur nétait que le désir ardent de la santé, lamour exaspéré de la vie. Il ne parlait plus de faire sauter la terre comme une vieille construction inhabitable ; la seule image qui le hantait, était Pauline bien portante, sen allant à son bras, sous un gai soleil ; et il navait quun besoin, lemmener encore, rieuse, le pied solide, par les sentiers où ils avaient passé. Ce fut ce jour-là que Lazare crut la mort venue. Dès huit heures, la malade se trouva prise de nausées, chaque effort déterminait une crise détouffement très inquiétante. Bientôt des frissons parurent, elle était secouée dun tremblement tel quon entendait claquer ses dents. Terrifié, Lazare cria par la fenêtre denvoyer un gamin à Arromanches, bien quil attendît le docteur vers onze heures, comme dhabitude. La maison était plongée dans un silence morne, un vide sy faisait, depuis que Pauline ne lanimait plus de son activité vibrante. Chanteau passait les journées en bas, silencieux, les regards sur ses jambes, avec la peur dun accès, pendant que personne nétait là pour le soigner ; madame Chanteau forçait Louise à sortir, toutes deux vivaient dehors, rapprochées, très intimes maintenant ; et il ny avait que le pas lourd de Véronique, montant et descendant sans cesse, qui troublait la paix de lescalier et des pièces vides. Trois fois, Lazare était allé se pencher sur la rampe, impatient de savoir si l a bonne avait pu décider quelquun à faire la course. Il venait de rentrer, il regardait la malade un peu plus calme, lorsque la porte, laissée entrouverte, craqua légèrement. Eh bien, Véronique ? Mais cétait sa mère. Ce matin-là, elle devait mener Louise chez des amis, du côté de Verchemont. Le petit Cuche est parti tout de suite, répondit-elle. Il a de bonnes jambes. Puis, après un silence, elle demanda : Ça ne va donc pas mieux ? Dun geste désespéré, Lazare, sans une parole, lui montra Pauline immobile, comme morte, le visage baigné dune sueur froide. Alors, nous nirons pas à Verchemont, continua-t-elle. Est-ce tenace, ces maladies où lon ne comprend rien ? La pauvre enfant est vraiment bien éprouvée. Elle sétait assise, elle dévida des phrases, de la même voix basse et monotone. Nous qui voulions nous mettre en route à sept heures ! Cest une chance que Louise ne se soit pas réveillée assez tôt Et tout qui tombe ce matin ! on dirait quils le font exprès. Lépicier dArromanches a passé avec sa note, jai dû le payer. Maintenant, il y a en bas le boulanger Encore un mois de quarante francs de pain ! Je ne peux pas mimaginer ou ça passe Lazare ne lécoutait pas, absorbé tout entier par la crainte de voir reparaître le frisson. Mais le bruit sourd de ce flot de paroles lirritait. Il tâcha de la renvoyer. Tu donneras à Véronique deux serviettes, pour quelle me les monte. Naturellement, il faut le payer, ce boulanger, poursuivit-elle, comme si elle navait pas entendu. Il ma parlé, on ne peut lui raconter que je suis sortie Ah ! jen ai assez, de la maison ! Ca devient trop lourd, je finirai par tout planter là Si Pauline seulement nallait pas si mal, elle nous avancerait les quatre-vingt-dix francs de sa pension. Nous sommes au vingt, ça ne ferait jamais que dix jours La pauvre petite paraît bien faible Dun mouvement brusque, Lazare se tourna. Quoi ? quest-ce que tu veux ? Tu ne sais pas où elle met son argent ? Non. Ça doit être dans sa commode Si tu regardais. Il refusa dun geste exaspéré. Ses mains tremblaient. Je ten prie, maman Par pitié, laissez-moi. Ces quelques phrases étaient chuchotées rapidement, au fond de la chambre. Un silence pénible se faisait, lorsquune voix légère séleva du lit. Lazare, prends la clef sous mon oreiller, donne à ma tante ce quelle voudra. Tous deux restèrent saisis. Lui, protestait, ne voulait pas fouiller dans la commode. Mais il dut céder, pour ne point tourmenter Pauline. Lorsquil eut remis un billet de cent francs à sa mère, et quil revint glisser la clef sous loreiller, il trouva la malade en proie à un nouveau frisson, qui la secouait comme un jeune arbre, près de se rompre. Et deux grosses larmes coulaient sur ses joues, de ses pauvres yeux fermés. Le docteur Cazenove ne parut quà son heure habituelle. Il navait pas même vu le petit Cuche, qui polissonnait sans doute dans les fossés. Dès quil eut écouté Lazare et jeté un coup dil sur Pauline, il cria : Elle est sauvée ! Ces nausées, ces frissons terribles étaient simplement les indices que labcès perçait enfin. On navait plus à craindre la suffocation, désormais le mal allait se résoudre de lui-même. La joie fut grande, Lazare accompagna le docteur, et comme Martin, lancien matelot resté au service de ce dernier, avec sa jambe de bois, buvait un verre de vin dans la cuisine, tout le monde voulut trinquer. Madame Chanteau et Louise prirent du brou de noix. Je nai jamais été sérieusement inquiète, disait la première. Je sentais que ça ne serait rien. Nempêche que la chère enfant en a vu de grises ! répliquait Véronique. Vrai ! on me donnerait cent sous que je ne serais pas si contente. A ce moment, labbé Horteur entra. Il venait chercher des nouvelles, et il accepta une goutte de liqueur, pour faire comme tout le monde. Chaque jour, il sétait ainsi présenté, en bon voisin ; car, dès la première visite, Lazare lui ayant signifié quil ne le laisserait pas voir la malade, de peur de leffrayer, le prêtre avait répondu tranquillement quil comprenait ça. Il se contentait de dire ses messes à lintention de cette pauvre demoiselle. Chanteau, en trinquant avec lui, le loua de sa tolérance. Vous voyez bien quelle sen est tirée sans orémus. Chacun se sauve comme il lentend, déclara le curé dun ton sentencieux, en achevant de vider son verre. Quand le docteur fut parti, Louise voulut monter embrasser Pauline. Celle-ci souffrait encore atrocement, mais il semblait que la souffrance ne comptât plus. Lazare lui criait gaiement de prendre courage ; et il cessait de feindre, il exagérait même le danger passé, en lui racontant quil avait cru trois fois la tenir morte entre ses bras. Elle, cependant, ne témoignait pas si haut sa joie dêtre sauvée. Mais elle était pénétrée de la douceur de vivre, après avoir eu le courage de shabituer à la mort. Des attendrissements passaient sur son visage douloureux, elle lui avait serré la main, en murmurant avec un sourire : Allons, mon ami, tu ne peux téchapper : je serai ta femme. Enfin, la convalescence commença par de grands sommeils. Elle dormait des journées entières, très calmes, lhaleine douce, dans un néant réparateur. La Minouche, quon avait chassée de la chambre, aux heures énervées de la maladie, profitait de cette paix pour sy glisser ; elle sautait légèrement sur le lit, se couchait vite en rond contre le flanc de sa maîtresse, passait là elle aussi les journées, à jouir de la tiédeur des draps ; parfois, elle y faisait dinterminables toilettes, susant le poil à coups de langue, mais dun mouvement si souple, que la malade ne la sentait même pas remuer. Pendant ce temps, Mathieu, admis également dans la chambre, ronflait comme un homme, en travers de la descente de lit. Un des premiers caprices de Pauline fut, le samedi suivant, de faire monter ses petits amis du village. On commençait à lui permettre les ufs à la coque, après la diète sévère quelle venait de garder pendant trois semaines. Elle put recevoir les enfants, assise, toujours très faible. Lazare avait dû fouiller de nouveau dans la commode, pour lui remettre des pièces de cent sous. Mais, lorsquelle eut questionné ses pauvres, et quelle se fut entêtée à régler avec eux ce quelle appelait ses comptes en retard, elle éprouva une telle lassitude, quil fallut la recoucher sans connaissance. Elle sintéressait également à lépi et aux palissades, demandait chaque jour sils tenaient bon. Des poutres avaient déjà faibli, son cousin lui mentait, en ne parlant que de deux ou trois planches déclouées. Un matin, restée seule, elle sétait échappée des draps, voulant voir la marée haute battre au loin les charpentes ; et, cette fois encore, ses forces renaissantes lavaient trahie, elle serait tombée si Véronique nétait entrée à temps, pour la recevoir dans ses bras. Méfie-toi ! je tattache, si tu nes pas sage, répétait Lazare en plaisantant. Lui, sobstinait toujours à la veiller ; mais, brisé de fatigue, il sendormait dans son fauteuil. Dabord, il avait goûté des joies vives, à la regarder boire ses premiers bouillons. Cette santé qui revenait dans ce corps jeune, était une chose exquise, un renouveau de lexistence, où lui-même se sentait revivre. Puis, lhabitude de la santé lavait repris, il cessait de sen réjouir comme dun bienfait inespéré, depuis que la douleur nétait plus là. Et un hébétement seul lui restait, une détente nerveuse après la lutte, lidée confuse que le vide de tout recommençait. Une nuit, Lazare dormait profondément, lorsque Pauline lentendit séveiller avec un soupir dangoisse. Elle le voyait, à la faible clarté de la veilleuse, la face épouvantée, les yeux élargis dhorreur, les mains jointes dans un geste de supplication. Il balbutiait des mots entrecoupés. Mon Dieu ! mon Dieu ! Inquiète, elle sétait penchée vivement. Quas-tu donc, Lazare ? Souffres-tu ? Cette voix le fit tressaillir. On le voyait donc ? Il demeura gêné, ne finit par trouver quun mensonge maladroit. Mais je nai rien Cest toi qui te plaignais tout à lheure. La peur de la mort venait de reparaître dans son sommeil, une peur sans cause, comme sortie du néant lui-même, une peur dont le souffle glacé lavait éveillé dun grand frisson. Mon Dieu ! il faudrait mourir un jour ! Cela montait, létouffait, tandis que Pauline, qui avait reposé la tête sur loreiller, le regardait de son air de compassion maternelle. |