Emile Zola
La Joie de vivre 1884
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La Joie de vivre - 3 Deux jours plus tard, une grande marée découvrait les roches profondes. Dans le coup de passion qui emportait Lazare au début de chaque entreprise nouvelle, il ne voulut pas attendre davantage, il partit jambes nues, une veste de toile simplement jetée sur son costume de bain ; et Pauline était de lenquête, en costume de bain elle aussi, chaussée de gros souliers, quelle réservait pour la pêche aux crevettes. Quand ils furent à un kilomètre des falaises, au milieu du champ des algues ruisselant encore du flot qui se retirait, lenthousiasme du jeune homme éclata, comme sil découvrait cette moisson immense dherbes marines, quils avaient cent fois traversée ensemble. Regarde ! regarde ! criait-il. En voilà de la marchandise ! Et on nen fait rien, et il y en a ainsi jusquà plus de cent mètres de profondeur ! Puis, il lui nommait les espèces, avec une pédanterie joyeuse : les zostères, dun vert tendre, pareilles à de fines chevelures, étalant à linfini une succession de vastes pelouses ; les ulves aux feuilles de laitue larges et minces, dune transparence glauque ; les fucus dentelés, les fucus vésiculeux, en si grand nombre que leur végétation couvrait les roches ainsi quune mousse haute ; et, à mesure quils descendaient en suivant le flot, ils rencontraient des espèces de taille plus grande et daspect plus étrange, les laminaires, surtout le Baudrier de Neptune, cette ceinture de cuir verdâtre, aux bords frisés, qui semble taillée pour la poitrine dun géant. Hein ? quelle richesse perdue ! reprenait-il. Est-on bête ! En Écosse, ils sont au moins assez intelligents pour manger les ulves. Nous autres, nous faisons du crin végétal avec les zostères, et nous emballons le poisson avec les fucus. Le reste est du fumier, de qualité discutable, quon abandonne aux paysans des côtes Dire que la science en est encore à la méthode barbare den brûler quelques charretées, afin den tirer de la soude ! Pauline, dans leau jusquaux genoux, était heureuse de cette fraîcheur salée. Du reste, les explications de son cousin lintéressaient profondément. Alors, demanda-t-elle, tu vas distiller tout ça ? Le mot « distiller » égaya beaucoup Lazare. Oui, distiller, si tu veux. Mais cest joliment compliqué, tu verras, ma chère Nimporte, retiens bien mes paroles : on a conquis la végétation terrestre, nest-ce-pas ? les plantes, les arbres, ce dont nous nous servons, ce que nous mangeons ; eh bien, peut-être la conquête de la végétation marine nous enrichira-t-elle davantage encore, le jour où lon se décidera à la tenter. Tous deux, cependant, enflammés de zèle, ramassaient des échantillons. Ils sen chargèrent les bras, ils soublièrent si loin, quils durent, pour revenir, se mouiller jusquaux épaules. Et les explications continuaient, le jeune homme répétait des phrases de son maître Herbelin : la mer est un vaste réservoir de composés chimiques, les algues travaillaient pour lindustrie, en condensant, dans leurs tissus, les sels que les eaux où elles vivent contiennent en faible proportion. Aussi le problème consistait-il à extraire économiquement de ces algues tous les composés utiles. Il parlait den prendre les cendres, la soude impure du commerce, puis de séparer et de livrer, à létat de pureté parfaite, les bromures, les iodures de sodium et de potassium, le sulfate de soude, dautres sels de fer et de manganèse, de façon à ne laisser aucun déchet de la matière première. Ce qui lenthousiasmait, cétait cet espoir de ne pas perdre un seul corps utile, grâce à la méthode du froid, trouvée par lillustre Herbelin. Il y avait là une grosse fortune. Bon Dieu ! comme vous voilà faits ! cria madame Chanteau, lorsquils rentrèrent. Ne te fâche pas, répondit gaiement Lazare, en jetant son paquet dalgues au milieu de la terrasse. Tiens ! nous te rapportons des pièces de cent sous. Le lendemain, la charrette dun paysan de Verchemont alla prendre toute une charge dherbes marines, et les études commencèrent dans la grande chambre du second étage. Pauline obtint le grade de préparateur. Ce fut une rage pendant un mois, la chambre semplit rapidement de plantes sèches, de bocaux où nageaient des arborescences, dinstruments aux profils bizarres ; un microscope occupait un coin de la table, le piano disparaissait sous des chaudières et des cornues, larmoire elle-même craquait douvrages spéciaux, de collections sans cesse consultées. Du reste, les expériences tentées de la sorte en petit, avec des soins minutieux, donnèrent des résultats encourageants. La méthode du froid portait sur cette découverte que certains corps se cristallisent à de basses températures différentes pour les divers corps ; et il ne sagissait plus que dobtenir et de maintenir les températures voulues : chaque corps se déposait successivement, se trouvait séparé des autres. Lazare brûlait des algues dans une fosse, puis traitait par le froid la lessive des cendres, à laide dun système réfrigérant, basé sur lévaporation rapide de lammoniaque. Mais il fallait exécuter en grand cette manipulation ; la porter du laboratoire dans lindustrie, en installant et en faisant fonctionner économiquement les appareils. Le jour où il eut dégagé des eaux mères jusquà cinq corps bien distincts, la chambre retentit de cris de triomphe. Il y avait surtout une proportion surprenante de bromure de potassium. Ce remède à la mode allait se vendre comme du pain. Pauline, qui dansait autour de la table, reprise de sa gaminerie ancienne, descendit lescalier brusquement, tomba au milieu de la salle à manger, où son oncle lisait un journal, tandis que sa tante marquait des serviettes. Ah bien ! cria-t-elle, vous pouvez être malades, nous vous en donnerons, du bromure ! Madame Chanteau, qui souffrait depuis quelque temps de crises nerveuses, venait dêtre mise au régime du bromure par le docteur Cazenove. Elle sourit, en disant : En aurez-vous assez pour guérir tout le monde, puisque tout le monde est détraqué, maintenant ? La jeune fille, aux membres forts, et dont le visage joyeux éclatait de santé, ouvrit les bras comme pour jeter sa guérison aux quatre coins du ciel. Oui, oui, nous allons en bourrer la terre Fichue, leur grande névrose ! Après avoir visité la côte, discuté les emplacements, Lazare décida quil installerait son usine à la baie du Trésor. Toutes les conditions sy trouvaient réunies : plage immense, comme dallée de roches plates, ce qui facilitait la récolte des algues ; charrois plus directs, par la route de Verchemont ; terrains à bon marché, matériaux sous la main, éloignement suffisant, sans être excessif. Et Pauline plaisantait sur le nom quils avaient donné à la baie autrefois, pour lor fin de son sable : ils ne croyaient pas si bien dire, un vrai « trésor » maintenant quils allaient trouver dans la mer. Les débuts furent superbes, heureux achats de vingt mille mètres de lande déserte, autorisation préfectorale obtenue après un retard de deux mois seulement. Enfin, les ouvriers se mirent aux constructions. Boutigny était arrivé, un petit homme rouge dune trentaine dannées, très commun, qui déplut beaucoup aux Chanteau. Il avait refusé dhabiter Bonneville, ayant découvert à Verchemont, disait-il, une maison très commode ; e t la froideur de la famille augmenta, lorsquelle apprit quil venait dy installer une femme, quelque fille perdue, amenée sans doute dun mauvais lieu de Paris. Lazare haussait les épaules, outré de ces idées de province ; elle était très gentille, cette femme, une blonde qui devait avoir du dévouement, pour consentir à senterrer dans ce pays de loups ; dailleurs, il ninsista pas, à cause de Pauline. Ce quon attendait de Boutigny, en somme, cétait une surveillance active, une organisation intelligente du travail. Or, il se montrait merveilleux, toujours debout, enflammé du génie de ladministration. Sous ses ordres, les murailles montaient à vue dil. Alors, pendant quatre mois, tant que les travaux durèrent pour la construction des bâtiments et linstallation des appareils, lusine du Trésor, comme on avait fini par lappeler, devint un but de promenade quotidienne. Madame Chanteau naccompagnait pas toujours les enfants, Lazare et Pauline reprirent leurs courses de jadis. Mathieu seul les suivait, vite fatigué, traînant ses grosses pattes et se couchant là-bas, la langue pendante, avec une respiration courte et pressée de soufflet de forge. Lui seul aussi se baignait encore, se jetait à la mer quand on lançait un bâton, quil avait lintelligence de prendre contre la vague, pour ne pas avaler deau salée. A chaque visite, Lazare pressait les entrepreneurs ; tandis que Pauline risquait des réflexions pratiques, dune grande justesse parfois. Il avait dû commander les appareils à Caen, sur des plans dessinés par lui, et des ouvriers étaient venus les monter. Boutigny commençait à témoigner des inquiétudes, en voyant les devis augmenter sans cesse. Pourquoi ne pas sêtre contenté dabord des salles strictement nécessaires, des machines indispensables ? pourquoi ces bâtisses compliquées, ces appareils énormes, en vue dune exploitation quil aurait été plus sage délargir peu à peu, lorsquon se serait rendu un compte exact des conditions de la fabrication et de la vente ? Lazare semportait. Il voyait immense, il aurait volontiers donné aux hangars une façade monumentale dominant la mer, développant devant lhorizon sans borne la grandeur de son idée. Puis, la visite sachevait au milieu dune fièvre despoir : à quoi bon liarder, puisquon tenait la fortune ? Et le retour était fort gai, on se souvenait de Mathieu qui sattardait sans cesse. Pauline se cachait brusquement avec Lazare derrière un mur, tous les deux amusés comme des enfants, quand le chien, saisi de se voir seul, se croyant perdu, vagabondait dans un effarement comique. Chaque soir, à la maison, la même question les accueillait. Eh bien, ça marche-t-il, êtes-vous contents ? Et la réponse était toujours la même. Oui, oui Mais ils nen finissent pas. Ce furent des mois dune intimité complète. Lazare témoignait à Pauline une affection vive, où il entrait de la reconnaissance, pour largent quelle avait mis dans son entreprise. Peu à peu, de nouveau, la femme disparaissait, il vivait près delle comme en compagnie dun garçon, dun frère cadet dont les qualités le touchaient chaque jour davantage. Elle était si raisonnable, dun si beau courage, dune bonté si riante, quelle finissait par lui inspirer une estime inavouée, un sourd respect, contre lequel il se défendait encore en la plaisantant. Tranquillement, elle lui avait conté ses lectures, leffroi de sa tante à la vue des planches anatomiques ; et, un instant, il était resté surpris et plein de gêne, devant cette fille déjà savante, avec ses grands yeux candides. Ensuite, leurs rapports sen trouvèrent resserrés, il prit lhabitude de parler de tout librement, dans leurs études communes, lorsquelle laidait : cela en parfaite simplicité scientifique, usant du mot propre, comme sil ny en avait pas eu dautre. Elle-même, sans paraître y mettre autre chose que le plaisir dapprendre et de lui être utile, abordait toutes les questions. Mais elle lamusait souvent, tant son instruction avait de trous, tant il sy trouvait un extraordinaire mélange de connaissances qui se battaient : les idées de sous-maîtresse de sa tante, le train du monde réduit à la pudeur des pensionnats ; puis, les faits précis lus par elle dans les ouvrages de médecine, les vérités physiologiques de lhomme et de la femme, éclairant la vie. Quand elle lâchait une naïveté, il riait si fort, quelle entrait en colère : au lieu de rire, est-ce quil naurait pas mieux fait de lui montrer son erreur ? et, le plus souvent, la dispute se terminait ainsi par une leçon, il achevait de linstruire, en jeune chimiste supérieur aux convenances. Elle en savait trop pour ne pas savoir le reste. Dailleurs, un travail lent sopérait, elle lisait toujours, elle coordonnait peu à peu ce quelle entendait, ce quelle voyait, respectueuse cependant pour madame Chanteau, dont elle continuait à écouter dune mine sérieuse les mensonges décents. Cétait seulement avec son cousin, dans la grande chambre, quelle devenait un garçon, un préparateur, auquel il criait : Dis donc, as-tu regardé cette Floridée ? Elle na quun sexe. Oui, oui, répondait-elle, des organes mâles en gros bouquets. Pourtant, un vague trouble montait en elle. Lorsque Lazare la bousculait parfois fraternellement, elle restait quelques secondes étouffée, le cur battant à grands coups. La femme, quils oubliaient tous deux, se réveillait dans sa chair, avec la poussée même de son sang. Un jour, comme il se tournait, il la heurta du coude. Elle jeta un cri, elle porta les mains à sa gorge. Quoi donc ? il lui avait fait du mal ? mais il lavait à peine touchée ! et, dun geste naturel, il voulut écarter son fichu, pour voir. Elle sétait reculée, ils demeurèrent face à face, confus, souriant dun air contraint. Un autre jour, au courant dune expérience, elle refusa de tremper ses mains dans leau froide. Lui, sétonnait, sirritait : pourquoi ? quel drôle de caprice ! si elle ne laidait pas, elle ferait mieux de descendre. Puis, la voyant rougir, il comprit, il la regarda dun visage béant. Alors, cette gamine, ce frère cadet était décidément une femme ? on ne pouvait leffleurer sans quelle jetât une plainte, on ne devait seulement pas compter sur elle à toutes les époques du mois. A chaque fait nouveau, cétait une surprise, comme une découverte imprévue qui les embarrassait et les émotionnait lun et lautre, dans leur camaraderie de garçons. Lazare semblait nen éprouver que de lennui, ça nallait plus être possible de travailler ensemble, puisquelle nétait pas un homme et quun rien la dérangeait. Quant à Pauline, elle en gardait une sorte de malaise, une anxiété où grandissait un charme délicieux. Dès ce moment, chez la jeune fille, se développèrent des sensations dont elle ne parlait à personne. Elle ne mentait pas, elle se taisait simplement, par une fierté inquiète, par une honte aussi. Plusieurs fois, elle se crut souffrante, sur le point de faire une maladie grave, car elle se couchait fiévreuse, brûlée dinsomnie, emportée tout entière dans le tumulte sourd de linconnu qui lenvahissait ; puis, au jour, elle était seulement brisée, elle ne se plaignait même pas devant sa tante. Cétaient encore des chaleurs brusques, une excitation nerveuse, et des pensées inattendues qui la révoltaient ensuite, et surtout des rêves dont elle sortait fâchée contre elle. Ses lectures, cette anatomie, cette physiologie épelées passionnément, lui avaient laissé une telle virginité de corps, quelle retombait dans des stupeurs denfant, à chaque phénomène. Puis, la réflexion la calmait : elle nétait pas à part, elle devait sattendre à voir se dérouler en elle-même cette mécanique de la vie, faite pour les autres. Après le dîner, un soir, elle discuta la bêtise des rêves : était-ce irritant, dêtre sur le dos, sans défense, en proie aux imaginations baroques ? et ce qui lexaspérait, paraissait être la mort de la volonté dans le sommeil, labandon complet de sa personne. Son cousin, avec ses théories pessimistes, attaquait aussi les rêves, comme troublant le parfait bonheur du néant ; tandis que son oncle distinguait, aimait les songes agréables, abominait les cauchemars de la fièvre. Mais elle sacharnait si fort que madame Chanteau, surprise, la questionna sur ce quelle voyait, la nuit. Alors, elle balbutia : rien, des absurdités, des choses trop vagues pour en garder le souvenir. Et elle ne mentait toujours pas, ses rêves se passaient dans un demi-jour, des apparences la frôlaient, son sexe de femme séveillait à la vie charnelle, sans que jamais une image nette précisât la sensation. Elle ne voyait personne, elle pouvait croire à une caresse du vent de mer, qui, lété, entrait par la fenêtre ouverte. Cependant, la grande affection de Pauline pour Lazare semblait être chaque jour plus ardente ; et ce nétait pas seulement, dans leur camaraderie fraternelle de sept années, léveil instinctif de la femme : elle avait aussi le besoin de se dévouer, une illusion le lui montrait comme le plus intelligent et le plus fort. Lentement, cette fraternité devenait de lamour, avec les bégaiements exquis de la passion naissante, des rires aux frissons sonores, des contacts furtifs et appuyés, tout le départ enchanté pour le pays des nobles tendresses, sous le coup de fouet de linstinct génésique. Lui, protégé par ses débordements du quartier Latin, nayant plus de curiosités à perdre, continuait à voir en elle une sur, que son désir neffleurait pas. Elle, au contraire, vierge encore, dans cette solitude où elle ne trouvait que lui, ladorait peu à peu et se donnait entière. Quand ils étaient ensemble, du matin au soir, elle semblait vivre de sa présence, les yeux cherchant les siens, empressé à le servir. Vers ce temps, madame Chanteau sétonna de la piété de Pauline. Deux fois, elle la vit se confesser. Puis, brusquement, la jeune fille parut en froid avec labbé Horteur ; elle refusa même daller à la messe pendant trois dimanches, et ny retourna que pour ne point chagriner sa tante. Du reste, elle ne sexpliquait pas, elle avait dû être blessée par les questions et les commentaires de labbé, dont la langue était lourde. Et ce fut alors, avec son flair de mère passionnée, que madame Chanteau devina lamour croissant de Pauline. Elle se tut pourtant, nen parla même pas à son mari. Cette aventure fatale la surprenait, car jusque-là une tendresse possible, peut-être un mariage, nétait pas entré dans ses plans. Comme Lazare, elle avait continué à traiter sa pupille en gamine ; et elle voulait réfléchir, elle se promit de les surveiller, nen fit rien, peu soucieuse au fond de ce qui nétait pas le plaisir de son fils. Les chaudes journées daoût étaient venues, le jeune homme décida un soir quon se baignerait le lendemain, en allant à lusine. Travaillée par ses idées de convenances, la mère les accompagna, malgré le terrible soleil de trois heures. Elle sassit près de Mathieu sur les galets brûlants, elle sabrita de son ombrelle, sous laquelle le chien tâchait dallonger sa tête. Eh bien, où va-t-elle donc ? demanda Lazare en voyant Pauline disparaître à demi derrière une roche. Elle va se déshabiller, parbleu ! dit madame Chanteau. Tourne-toi, tu la gênes, ce nest pas convenable. Il demeura très étonné, regarda encore du côté de la roche, où flottait un coin blanc de chemise, puis ramena les yeux sur sa mère, en se décidant à tourner le dos. Pourtant, il se déshabilla rapidement lui-même, sans rien ajouter. Y sommes-nous ? cria-t-il enfin. En voilà des affaires ! Est-ce que tu mets ta robe couleur du temps ? Légèrement, Pauline accourait, riant dun rire trop gai, où lon sentait un peu dembarras. Depuis le retour de son cousin, ils ne sétaient pas baignés ensemble. Elle avait un costume de grande nageuse, fait dune seule pièce, serré à la taille par une ceinture et découvrant les hanches. Les reins souples, la gorge haute ; elle ressemblait, amincie de la sorte, à un marbre florentin. Ses jambes et ses bras nus, ses petits pieds nus chaussés de sandales, gardaient une blancheur denfant. Hein ? reprit Lazare, allons-nous jusquaux Picochets ? Cest ça, jusquaux Picochets, répondit-elle. Mme Chanteau criait : Ne vous éloignez pas Vous me faites toujours des peurs ! Mais ils sétaient déjà mis à leau. Les Picochets, un groupe de rochers dont quelques-uns restaient découverts à marée haute, se trouvaient éloignés dun kilomètre environ. Et ils nageaient tous deux côte à côte, sans hâte, comme deux amis partis pour une promenade, sur un beau chemin tout droit. Dabord, Mathieu les avait suivis ; puis, les voyant aller toujours, il était revenu se secouer et éclabousser madame Chanteau. Les exploits inutiles répugnaient à sa paresse. Tu es sage, toi, disait la vieille dame. Est-il Dieu permis de risquer sa vie de la sorte ! Elle distinguait à peine les têtes de Lazare et de Pauline, pareilles à des touffes de varech, errantes au ras des vagues. La mer avait une houle assez forte, ils avançaient balancés par de molles ondulations, ils causaient tranquillement, occupés des algues qui passaient sous eux, dans la transparence de leau. Pauline, fatiguée, fit la planche, le visage en plein ciel, perdue au fond de tout ce bleu. Cette mer qui la berçait, était restée sa grande amie. Elle en aimait lhaleine âpre, le flot glacé et chaste, elle sabandonnait à elle, heureuse den sentir le ruissellement immense contre sa chair, goûtant la joie de cet exercice violent, qui réglait les battements de son cur. Mais elle eut une légère exclamation. Son cousin, inquiet, la questionna. Quoi donc ? Je crois que mon corsage a craqué Jai trop raidi le bras gauche. Et tous deux plaisantèrent. Elle sétait remise à nager doucement, elle riait dun rire gêné, en constatant le désastre : cétait la couture de lépaulette qui avait cédé, toute lépaule et le sein se trouvaient à découvert. Le jeune homme, très gai, lui disait de fouiller ses poches, pour voir si elle naurait pas sur elle des épingles. Cependant, ils arrivaient aux Picochets, il monta sur une roche, comme ils en avaient lhabitude, afin de reprendre haleine, avant de retourner à terre. Elle, autour de lécueil, nageait toujours. Tu ne montes pas ? Non, je suis bien. Il crut à un caprice, il se fâcha. Était-ce raisonnable ? les forces pouvaient lui manquer au retour, si elle ne se reposait pas un instant. Mais elle sentêtait, ne répondant même plus, filant à petit bruit avec de leau jusquau menton, enfonçant la blancheur nue de son épaule, vague et laiteuse comme la nacre dun coquillage. La roche était creusée, vers la pleine mer, dune sorte de grotte, où jadis ils jouaient aux Robinsons, en face de lhorizon vide. De lautre côté, sur la plage, madame Chanteau faisait la tache noire et perdue dun insecte. Sacré caractère, va ! finit par crier Lazare en se rejetant à leau. Si tu bois un coup, je te laisse boire, parole dhonneur ! Lentement, ils repartirent. Ils se boudaient, ils ne se parlaient plus. Comme il lentendait sessouffler, il lui dit de faire au moins la planche. Elle ne parut pas entendre. La déchirure augmentait : au moindre mouvement pour se retourner, sa gorge aurait jailli à fleur deau, ainsi quune floraison des algues profondes. Alors, il comprit sans doute ; et, voyant sa fatigue, sentant quelle narriverait jamais à la plage, il sapprocha résolument pour la soutenir. Elle voulut se débattre, continuer seule ; puis, elle dut sabandonner. Ce fut serrés étroitement, elle en travers de lui, quils abordèrent. Épouvantée, madame Chanteau était accourue, tandis que Mathieu hurlait, dans les vagues jusquau ventre. Mon Dieu ! quelle imprudence ! Je le disais bien que vous alliez trop loin ! Pauline sétait évanouie. Lazare la porta comme une enfant sur le sable ; et elle demeurait contre sa poitrine, à demi nue maintenant, tous deux ruisselant deau amère. Aussitôt, elle soupira, ouvrit les yeux. Quand elle reconnut le jeune homme, elle éclata en gros sanglots, elle létouffa dans une étreinte nerveuse, en lui baisant la face à pleines lèvres, au hasard. Cétait comme inconscient, lélan fibre de lamour, qui sortait de ce danger de mort. Oh ! que tu es bon ! Lazare, oh ! que je taime ! Il resta tout secoué de lemportement de ce baiser. Lorsque madame Chanteau la rhabilla, il sécarta de lui-même. La rentrée à Bonneville fut douce et pénible, lun et lautre semblaient brisés de fatigue. Entre eux, la mère marchait, en réfléchissant que lheure était venue de prendre un parti. Dautres inquiétudes agitèrent la famille. Lusine du Trésor était bâtie, on essayait depuis huit jours les appareils, qui donnaient des résultats déplorables. Lazare dut savouer quil avait mal combiné certaines pièces. Il se rendit à Paris, pour consulter son maître Herbelin, et il revint désespéré : tout devait être refait, le grand chimiste avait déjà perfectionné sa méthode, ce qui modifiait absolument les appareils. Cependant, les soixante mille francs étaient mangés, Boutigny refusait de mettre un sou de plus : du matin au soir, il parlait amèrement des gaspillages, avec la ténacité insupportable de lhomme pratique qui triomphe. Lazare avait des envies de le battre. Il aurait peut-être tout planté là, sans langoisse quil éprouvait, à lidée de laisser dans ce gouffre les trente mille francs de Pauline. Son honnêteté, sa fierté se révoltaient : cétait impossible, il devait trouver de largent, on ne pouvait abandonner ainsi une affaire qui rendrait plus tard des millions. Tiens-toi tranquille, répétait sa mère, lorsquelle le voyait malade dincertitude. Nous nen sommes pas encore à ne savoir où prendre quelques billets de mille francs. Madame Chanteau mûrissait un projet. Après lavoir surprise, lidée dun mariage entre Lazare et Pauline lui semblait convenable. Il ny avait, en somme, que neuf années entre eux, différence acceptée tous les jours. Cela narrangeait-il pas les choses ? Lazare désormais travaillerait pour sa femme, il ne se tourmenterait plus de sa dette, il emprunterait même à Pauline la somme dont il avait besoin. Au fond de madame Chanteau, confusément, sagitait bien un scrupule, la crainte dune catastrophe finale, la ruine de leur pupille. Seulement, elle écartait ce dénouement impossible : est-ce que Lazare navait pas du génie ? Il enrichirait Pauline, cétait celle-ci qui faisait une bonne affaire. Son fils avait beau être pauvre, il valait une fortune, si elle le donnait. Le mariage fut décidé très simplement. Un matin, la mère interrogea dans sa chambre la jeune fille, qui, tout de suite, vida son cur avec une tranquillité souriante. Puis, elle lui fit prétexter un peu de fatigue ; et, laprès-midi, elle accompagna seule son fils à lusine. Lorsque, au retour, elle lui expliqua longuement son projet, lamour de la petite cousine, la convenance dun pareil mariage, les avantages que chacun en tirerait, il parut stupéfait dabord. Jamais il navait songé à cela, quel âge avait donc lenfant ? Ensuite, il demeura tout ému ; certes, il laimait bien aussi, il ferait ce quon voudrait. Quand ils rentrèrent, Pauline achevait de mettre la table, pour soccuper ; tandis que son oncle, un journal tombé sur les genoux, regardait Minouche qui se léchait délicatement le ventre. Eh bien, quoi donc ? on se marie, dit Lazare en cachant son émotion sous une gaieté bruyante. Elle était restée une assiette à la main, très rouge, la voix coupée. Qui se marie ? demanda loncle, comme éveillé en sursaut. Sa femme lavait prévenu le matin ; mais, lair gourmand dont la chatte promenait la langue sur son poil labsorbait. Pourtant, il se souvint aussitôt. Ah ! oui, cria-t-il. Et il regarda les jeunes gens dun il malin, la bouche tordue par un élancement douloureux au pied droit. Pauline, doucement, avait reposé lassiette. Elle finit par répondre à Lazare : Si tu veux, toi, moi je veux bien. Allons, cest fait, embrassez-vous, conclut madame Chanteau, en train daccrocher son chapeau de paille. La jeune fille savança la première, les mains tendues. Lui, riant toujours, les prit dans les siennes ; et il la plaisantait. Tu as donc lâché ta poupée ? Voilà pourquoi tu devenais si cachottière, quon ne pouvait seulement plus te voir, quand tu te lavais le bout des doigts ! Et cest ce pauvre Lazare que tu as choisi pour victime ? Oh ! ma tante, fais-le taire, ou je me sauve ! murmura-t-elle, confuse, en essayant de se dégager. Peu à peu, il lattirait, il jouait encore comme à lépoque de leur camaraderie décoliers ; et, brusquement, elle lui planta sur la joue un baiser retentissant, quil lui rendit au petit bonheur, dans une oreille. Puis, une pensée inavouée parut lassombrir, il ajouta dune voix triste : Un drôle de marché que tu fais là, ma pauvre enfant ! Si tu savais comme je suis vieux, au fond ! Enfin, puisque tu veux bien de moi ! Le dîner fut tumultueux. Ils parlaient tous ensemble, ils faisaient des projets davenir, comme sils se trouvaient réunis pour la première fois. Véronique, qui était entrée au beau milieu des accordailles, fermait à la volée la porte de la cuisine, sans desserrer les lèvres. Au dessert, on aborda enfin les questions sérieuses. La mère expliqua que le mariage ne pouvait avoir lieu avant deux ans : elle voulait attendre lâge légal démancipation, elle nentendait pas être accusée davoir opéré, à laide de son fils, une pression sur une enfant trop jeune. Ce délai de deux ans consterna Pauline ; mais lhonnêteté de sa tante la touchait beaucoup, elle se leva pour lembrasser. On fixa une date, les jeunes gens patienteraient, et en patientant ils gagneraient les premiers écus des millions futurs. La question dargent se trouva ainsi traitée denthousiasme. Prends dans le tiroir, ma tante, répétait la jeune fille. Tout ce quil voudra, pardi ! Cest à lui autant quà moi, maintenant. Madame Chanteau se récriait. Non, non, il nen sortira pas un sou inutile Tu sais quon peut avoir confiance, on me couperait plutôt la main Vous avez besoin de dix mille francs là-bas ; je vous donne dix mille francs, et je referme à double tour. Cest sacré. Avec dix mille francs, dit Lazare, je suis certain du succès Les grosses dépenses sont faites, ce serait un crime que de se décourager. Vous verrez, vous verrez Et, toi, chérie, je veux thabiller dune robe dor, comme une reine, le jour de notre mariage. La joie fut encore augmentée par larrivée imprévue du docteur Cazenove. Il venait de panser un pêcheur, qui sétait écrasé les doigts sous un bateau ; et on le retint, on le força à boire une tasse de thé. La grande nouvelle ne parut pas le surprendre. Seulement, lorsquil entendit les Chanteau sexalter sur lexploitation des algues, il regarda Pauline dun air inquiet, il murmura. Sans doute, lidée est ingénieuse, on peut faire un essai. Mais avoir des rentes, cest encore plus solide. A votre place, je voudrais être tout de suite heureux, dans mon petit coin Il sinterrompit, en voyant une ombre pâlir les yeux de la jeune fille. La vive affection quil éprouvait pour elle, lui fit reprendre, contre sa pensée : Oh ! largent a du bon, gagnez-en beaucoup Et, vous savez, je danserai à votre noce. Oui, je danserai le zambuco des Caraïbes, que vous ne connaissez pas je parie Tenez ! les deux mains en moulin à vent avec des claques sur les cuisses, et en rond autour du prisonnier, quand il est cuit et que les femmes le découpent. Les mois recommencèrent à couler. Maintenant, Pauline avait retrouvé son calme souriant, seule lincertitude pesait à sa nature franche. Laveu de son amour, la date fixée pour le mariage, semblaient avoir apaisé jusquaux troubles de sa chair ; et elle acceptait sans fièvre la floraison de la vie, ce lent épanouissement de son corps, cette poussée rouge de son sang, qui lavaient un instant tourmentée le jour et violentée la nuit. Nétait-ce point la loi commune ? Il fallait grandir pour aimer. Du reste, ses rapports avec Lazare ne changeaient guère, tous deux continuaient leur existence de travaux communs : lui sans cesse affairé, prévenu contre un coup de désir par ses aventures dhôtels garnis, elle si simple, si droite dans sa tranquillité de fille savante et vierge, quelle était comme protégée par une double armure. Parfois, cependant, au milieu de la chambre encombrée, ils se prenaient les mains, ils riaient dun air tendre. Cétait un traité de Phycologie quils feuilletaient ensemble et qui rapprochait leurs chevelures ; ou bien, en examinant un flacon pourpré de brome, un échantillon violâtre diode, ils sappuyaient un instant lun à lautre ; ou encore, elle se penchait près de lui, au-dessus des instruments qui encombraient la table et le piano, elle lappelait pour quil la soulevât jusquà la plus haute planche de larmoire. Mais il ny avait, dans ces contacts de chaque heure, que la caresse permise échangée sous des yeux de grands-parents, une bonne amitié chauffée à peine dune pointe de joie sensuelle, entre cousin et cousine qui doivent sépouser un jour. Ainsi que le disait madame Chanteau, ils étaient vraiment raisonnables. Lorsque Louise venait et quelle se mettait entre eux, avec ses jolies mines de fille coquette, Pauline ne paraissait même plus jalouse. Toute une année passa de la sorte. Lusine fonctionnait à présent, et peut-être furent-ils gardés surtout par les tracas quelle leur causait. Après une réinstallation difficile des appareils, les premiers résultats semblèrent excellents ; sans doute, le rendement était médiocre ; mais, en perfectionnant la méthode, en redoublant de soins et dactivité, on devait arriver à une production énorme. Boutigny avait créé déjà de larges débouchés, trop larges même. La fortune leur parut certaine. Et, dès lors, cet espoir les entêta, ils réagirent contre les avertissements de ruine, lusine devint un gouffre, où ils jetaient largent à poignées, toujours persuadés quils le retrouveraient en un lingot dor, au fond. Chaque sacrifice nouveau les enrageait davantage. Madame Chanteau, les premières fois, ne prenait pas une somme, dans le tiroir du secrétaire, sans en avertir Pauline. Petite, il y a des paiements à faire samedi, il vous manque trois mille francs Veux-tu monter avec moi pour choisir le titre que nous allons vendre ? Mais tu peux bien le choisir toute seule, répondait la jeune fille. Non, tu sais que je ne fais rien sans toi. Cest ton argent. Puis madame Chanteau se relâcha de cette rigidité. Un soir, Lazare lui avoua une dette quil avait cachée à Pauline : cinq mille francs de tuyaux de cuivre, quon navait pas même utilisés. Et, comme la mère venait justement de visiter le tiroir avec la jeune fille, elle y retourna seule, elle prit les cinq mille francs, devant le désespoir de son fils, en se promettant de les remettre, au premier gain. Mais, à partir de ce jour, la brèche était ouverte, elle saccoutuma, puisa sans compter. Dailleurs, elle finissait par trouver blessante, à son âge, cette continuelle sujétion au bon plaisir dune gamine ; et elle en gardait une rancune. On le lui rendrait, son argent ; sil lui appartenait, ce nétait pas une raison suffisante pour ne plus se permettre un geste, avant de lui en avoir demandé la permission. Dès quelle eut fait un trou dans le tiroir, elle nexigea plus dêtre accompagnée. Pauline en éprouva un soulagement ; car, malgré son bon cur, les visites au secrétaire lui étaient pénibles : sa raison lavertissait dune catastrophe, léconomie prudente de sa mère se révoltait en elle. Dabord, elle sétonna du silence de madame Chanteau, elle sentait bien que largent filait tout de même, et quon se passait delle, simplement. Ensuite, elle préféra cela. Au moins, elle navait pas le désagrément de voir, chaque fois, le tas des papiers diminuer. Il ny eut désormais, entre elles deux, quun échange rapide de regards, à certaines heures : le regard fixe et inquiet de la nièce, quand elle devinait un nouvel emprunt ; le regard vacillant de la tante, irritée davoir à tourner la tête. Cétait comme un ferment de haine qui germait. Malheureusement, cette année-là, Davoine fut déclaré en faillite. Ce désastre était prévu, les Chanteau nen reçurent pas moins un coup terrible. Ils restaient avec leurs trois mille francs de rente. Tout ce quils purent tirer de la débâcle, une douzaine de mille francs, fut aussitôt placé et leur compléta, en tout, trois cents francs par mois. Aussi madame Chanteau, dès la seconde quinzaine, dut-elle prendre cinquante francs sur largent de Pauline : le boucher de Verchemont attendait avec sa note, on ne pouvait le renvoyer. Puis, ce furent cent francs pour lachat dune lessiveuse, jusquà des dix francs de pommes de terre et des cinquante sous de poisson. Elle en était arrivée à entretenir Lazare et lusine, par petites sommes honteuses, au jour le jour ; et elle tomba plus bas, aux centimes du ménage, aux trous de la dette bouchés misérablement. Vers les fins de mois surtout, on la voyait sans cesse disparaître dun pas discret et revenir presque aussitôt, la main dans sa poche, doù elle se décidait à sortir, pour une facture, des sous un à un. Lhabitude se trouvait prise, elle achevait de vivre sur le tiroir du secrétaire, emportée, ne résistant plus. Pourtant, dans lobsession qui la ramenait toujours là, le meuble, lorsquelle baissait le tablier, jetait un léger cri, dont elle restait énervée. Quel vieux bahut ! dire quelle navait jamais pu sacheter un bureau propre ! Ce secrétaire vénérable, qui, bourré dune fortune, avait dabord donné à la maison un air de gaieté et de richesse, la ravageait aujourdhui, était comme la boîte empoisonnée de tous les fléaux, lâchant le malheur par ses fentes. Un soir, Pauline rentra de la cour, en criant : Le boulanger ! On lui doit trois jours, deux francs quatre-vingt-cinq. Madame Chanteau se fouilla. Il faut que je monte, murmura-t-elle. Reste donc, reprit la jeune fille étourdiment, je vais monter, moi Où est ta monnaie ? Non, non, tu ne trouverais pas Cest quelque part La tante balbutiait, et toutes deux échangèrent le muet regard qui les faisait pâlir. Il y eut une hésitation pénible, puis madame Chanteau monta, toute froide dune rage contenue, ayant la sensation nette que sa pupille savait où elle allait prendre les deux francs quatre-vingt-cinq. Aussi pourquoi lui avait-elle si souvent montré largent dormant dans le tiroir ? Son ancienne probité bavarde lexaspérait, cette petite devait la suivre en imagination, la voir ouvrir, fouiller, refermer. Quand elle fut redescendue et quelle eut payé le boulanger, sa colère éclata contre la jeune fine. Eh bien, ta robe est propre, doù viens-tu ? Hein ? tu as tiré de leau pour le potager. Laisse donc Véronique faire sa besogne. Ma parole ! tu te salis exprès, tu nas pas lair de savoir ce que ça coûte Ta pension nest pas si grosse, je ne peux plus joindre les deux bouts Et elle continua. Pauline, qui avait dabord tâché de se défendre, lécoutait maintenant sans une parole, le cur gros. Depuis quelque temps, sa tante laimait de moins en moins, elle le sentait bien. Lorsquelle se retrouva seule avec Véronique, elle pleura ; et la bonne se mit à bousculer ses casseroles, comme pour éviter de prendre parti. Elle grondait toujours contre la jeune fille ; mais il y avait à présent, dans sa rudesse, des réveils de justice. Lhiver arriva, Lazare perdit courage. Une fois encore, sa passion avait tourné, lusine le répugnait et lépouvantait. En novembre, la peur le saisit, devant un nouvel embarras dargent. Il en avait surmonté dautres, celui-là le laissa tremblant, désespérant de tout, accusant la science. Son idée dexploitation était stupide, on aurait beau perfectionner les méthodes, on narracherait jamais à la nature ce quelle ne voudrait pas donner ; et il écrasait son maître lui-même, lillustre Herbelin, qui, ayant eu lobligeance de se détourner dun voyage, afin de visiter lusine, était demeuré plein de gêne devant les appareils, trop agrandis peut-être, disait-il, pour fonctionner avec la régularité des petits appareils de son cabinet. En somme, lexpérience semblait faite, la vérité était que, dans ces réactions du froid, on navait pas encore trouvé le moyen de maintenir au degré voulu les basses températures, nécessaires à la cristallisation des corps. Lazare tirait bien des algues une certaine quantité de bromure de potassium ; mais, comme il narrivait point ensuite à isoler suffisamment les quatre ou cinq autres corps quil lui fallait jeter aux déchets, lexploitation devenait un désastre. Il en était malade, il se déclarait vaincu. Le soir où madame Chanteau et Pauline le supplièrent de se calmer, de tenter un suprême effort, il y eut une scène douloureuse, des mots blessants, des larmes, des portes jetées avec une violence telle, que Chanteau effaré sautait dans son fauteuil. Vous me tuerez ! cria le jeune homme en senfermant à double tour, bouleversé par un désespoir denfant. Au déjeuner, le lendemain, il apporta une feuille de papier couverte de chiffres. On avait déjà mangé près de cent mille francs, sur les cent quatre-vingt mille francs de Pauline. Était-ce raisonnable de continuer ? Tout y passerait ; et sa peur de la veille le blêmissait de nouveau. Dailleurs, sa mère à présent lui donnait raison ; jamais elle ne lavait contrarié, elle laimait jusquà la complicité de ses fautes. Seule, Pauline essaya de discuter encore. Le chiffre de cent mille francs venait de létourdir. Comment ! on en était là, il lui avait pris plus de la moitié de sa fortune ! cent mille francs allaient être perdus, sil refusait de lutter davantage ! Mais elle parla vainement, tandis que Véronique ôtait le couvert. Puis, pour ne pas éclater en reproches, elle monta senfermer dans sa chambre, désespérée. Derrière elle, un silence sétait fait, la famille embarrassée soubliait devant la table. Décidément, cette enfant est avare, cest un vilain défaut, dit enfin la mère. Je nai pas envie que Lazare se tue de fatigues et de contrariétés. Le père hasarda dune voix timide : On ne mavait pas parlé dune pareille somme Cent mille francs, mon Dieu ! cest terrible. Eh bien ! quoi, cent mille francs ? interrompit-elle de sa voix brève, on les lui rendra Si notre fils lépouse, il est bien homme à gagner cent mille francs. Tout de suite, on soccupa de liquider laffaire. Cétait Boutigny qui avait terrifié Lazare, en lui présentant un relevé de situation désastreux. La dette montait à près de vingt mille francs. Quand il vit son associé décidé à se retirer, il déclara dabord quil partait lui-même se fixer en Algérie, où lattendait une position superbe. Puis, il voulut bien reprendre lusine ; mais il semblait y apporter une telle répugnance, il compliqua tellement les comptes, quil finit par avoir les terrains, les constructions, les appareils, pour les vingt mille francs de dettes ; et Lazare, au dernier moment, dut considérer comme une victoire de lui tirer cinq mille francs de billets, payables de trois en trois mois. Le lendemain, Boutigny revendait le cuivre des appareils, aménageait les bâtiments pour la fabrication en grand de la soude de commerce, sans aucune recherche scientifique, en plein dans la routine des méthodes connues. Pauline, honteuse de son premier mouvement de fille économe et prudente, était redevenue très gaie, très bonne, comme si elle avait eu une faute à se faire pardonner. Aussi, lorsque Lazare apporta les cinq mille francs de billets, madame Chanteau triompha-t-elle. Il fallut que la jeune fille montât les mettre dans le tiroir. Cest toujours cinq mille francs de rattrapés, ma chère Ils sont à toi, les voici. Mon fils na pas même voulu en garder un, pour toutes ses peines. Depuis quelque temps, Chanteau se tourmentait dans son fauteuil de goutteux. Bien quil nosât lui refuser une signature, la façon dont sa femme administrait la fortune de leur pupille lemplissait de crainte. Toujours le chiffre de cent mille francs sonnait à ses oreilles. Comment boucher un pareil trou, le jour où il aurait à rendre des comptes ? Et le pis était que le subrogé-tuteur, ce Saccard, qui emplissait alors Paris du tapage de ses spéculations, venait de se rappeler Pauline, après avoir paru loublier pendant près de huit ans. Il écrivait, demandait des nouvelles, parlait même de tomber un matin à Bonneville, en allant traiter une affaire à Cherbourg. Que répondre, sil exigeait un état de situation, ainsi quil en avait le droit ? Son brusque réveil, à la suite dune si longue indifférence, devenait menaçant. Lorsque Chanteau aborda enfin ce sujet avec sa femme, il trouva celle-ci travaillée plus de curiosité que dinquiétude. Un instant, elle avait flairé la vérité, en pensant que Saccard, au milieu du galop de ses millions, était peut-être sans un sou et songeait à se faire remettre largent de Pauline, pour le décupler. Puis, elle ségara, elle se demanda si ce nétait pas la jeune fille elle-même qui avait écrit à son subrogé-tuteur, dans une idée de vengeance. Et, cette supposition ayant révolté son mari, elle imagina une histoire compliquée, des lettres anonymes lancées par la créature de Boutigny, cette gueuse quils refusaient de recevoir et qui les mettait plus bas que terre, dans les boutiques de Verchemont et dArromanches. Ce que je me moque deux, après tout ! dit-elle. La petite na pas dix-huit ans, cest vrai ; mais je nai quà la marier tout de suite avec Lazare, le mariage émancipe de plein droit. En es-tu sûre ? demanda Chanteau. Parbleu ! je le lisais encore dans le Code, ce matin. En effet, madame Chanteau lisait le Code, maintenant. Ses derniers scrupules sy débattaient, elle y cherchait des excuses ; puis, tout le travail sourd dune captation légale lintéressait, dans lémiettement continu de son honnêteté, que la tentation de cette grosse somme, dormant près delle, avait détruite un peu à chaque heure. Du reste, madame Chanteau ne se décidait pas à conclure le mariage. Après le désastre dargent, Pauline aurait désiré hâter les choses : pourquoi attendre, pendant six mois, quelle eût dix-huit ans ? Il valait mieux en finir, sans vouloir que Lazare cherchât dabord une position. Elle osa en parler à sa tante, qui, gênée, inventa un mensonge, fermant la porte, baissant la voix, pour lui confier un tourment secret de son fils : il était très délicat, il souffrait beaucoup de lépouser, avant de lui apporter une fortune, maintenant quil avait compromis la sienne. La jeune fille lécoutait, pleine détonnement, ne comprenant pas ce raffinement romanesque ; il aurait pu être très riche, elle laurait épousé quand même puisquelle laimait ; et, dailleurs, combien faudrait-il attendre ? toujours peut-être. Mais madame Chanteau se récriait, elle se chargeait de vaincre ce sentiment exagéré de lhonneur, si lon ne brusquait rien. En terminant, elle fit jurer à Pauline de garder le silence, car elle craignait un coup d e tête, un départ subit du jeune homme, le jour où il se saurait deviné, étalé, discuté. Pauline, prise dinquiétude, dut se résoudre à patienter et à se taire. Cependant, lorsque la peur de Saccard travaillait Chanteau, il disait à sa femme : Si ça doit tout arranger, marie-les donc, ces enfants. Rien ne presse, répondait-elle. Le danger nest pas à la porte. Mais puisque tu les marieras un jour Tu nas pas changé didée, je pense ? Ils en mourraient. Oh ! ils en mourraient Tant quune chose nest pas faite, on peut ne pas la faire, si elle devient mauvaise. Et puis, quoi ? ils sont bien libres, nous verrons si ça leur plaît toujours autant. Pauline et Lazare avaient recommencé leur ancienne vie commune, tous deux bloqués dans la maison par la rudesse dun terrible hiver. La première semaine, elle le vit si triste, si honteux de lui et si enragé contre les choses, quelle le soigna comme un malade, avec des complaisances infinies ; même il y avait chez elle de la pitié pour ce grand garçon, dont la volonté courte, le courage simplement nerveux, expliquaient les avortements ; et elle prenait peu à peu sur lui une autorité grondeuse de mère. Dabord il semporta, déclara quil allait se faire paysan, entassa des projets fous de fortune immédiate, rougissant du pain quil mangeait, ne voulant pas rester une heure de plus à la charge de sa famille. Puis, les journées passèrent, il remettait toujours à plus tard lexécution de ses idées, il se contentait de changer chaque matin son plan, le plan qui devait en quelques bonds le mener au sommet des honneurs et des richesses. Elle, effrayée par les fausses confidences de sa tante, le bousculait alors : est- ce quon lui demandait de se casser la tête ainsi ? il chercherait une position au printemps, il la trouverait tout de suite ; mais, jusque-là, on le forcerait bien à prendre du repos. Dès la fin du premier mois, elle parut lavoir dompté, il était tombé dans une oisiveté vague, dans une résignation goguenarde à ce quil appelait « les embêtements de lexistence ». Chaque jour davantage, Pauline sentait chez Lazare un inconnu troublant, qui la révoltait. Elle regrettait les colères, les feux de paille dont il brûlait trop vite, quand elle le voyait ricaner de tout, professer le néant dune voix blanche et aigre. Cétait, dans la paix de lhiver, au fond de ce trou perdu de Bonneville, comme un réveil de ses anciennes relations de Paris, de ses lectures, de ses discussions entre camarades dÉcole. Le pessimisme avait passé par là, un pessimisme mal digéré, dont il ne restait que les boutades de génie, la grande poésie noire de Schopenhauer. La jeune fille comprenait bien que, sous ce procès fait à lhumanité, il y avait surtout, chez son cousin, la rage de la défaite, le désastre de lusine dont la terre semblait avoir craqué. Mais elle ne pouvait descendre plus avant dans les causes, elle protestait ardemment, quand il reprenait sa vieille thèse, la négation du progrès, linutilité finale de la science. Est-ce que cette brute de Boutigny nétait pas en train de gagner u ne fortune, avec sa soude de commerce ? alors, à quoi bon sêtre ruiné pour trouver mieux, pour dégager des lois nouvelles, puisque lempirisme lemportait ? Et, chaque fois, il partait de là, il concluait, les lèvres pincées dun mauvais rire, que la science aurait seulement une utilité certaine, si elle donnait jamais le moyen de faire sauter lunivers dun coup, à laide de quelque cartouche colossale. Puis, défilaient, en plaisanteries froides, les ruses de la Volonté qui mène le monde, la bêtise aveugle du vouloir-vivre. La vie était douleur, et il aboutissait à la morale des fakirs indiens, à la délivrance par lanéantissement. Lorsque Pauline lentendait affecter lhorreur de laction, lorsquil annonçait le suicide final des peuples, culbutant en masse dans le noir, refusant dengendrer des générations nouvelles, le jour où leur intelligence développée les convaincrait de la parade imbécile et cruelle quune force inconnue leur faisait jouer, elle semportait, cherchait des arguments, restait sur le carreau, ignorante de ces questions, nayant pas la tête métaphysique, comme il le disait. Mais elle refusait de savouer vaincue, elle envoyait carrément au diable son Schopenhauer, dont il avait voulu lui lire des passages : un homme qui écrivait un mal atroce des femmes ! elle laurait étranglé, sil navait pas eu au moins le cur daimer les bêtes. Bien portante, toujours droite dans le bonheur de lhabitude et dans lespoir du lendemain, elle le réduisait à son tour au silence par léclat de son rire sonore, elle triomphait, de toute la poussée vigoureuse de sa puberté. Tiens ! criait-elle, tu racontes des bêtises Nous songerons à mourir quand nous serons vieux. Lidée de la mort, quelle traitait si gaiement, le rendait chaque fois sérieux, le regard fuyant. Il détournait dordinaire la conversation, après avoir murmuré : On meurt à tout âge. Pauline finit par comprendre que la mort épouvantait Lazare. Elle se souvenait de son cri terrifié, autrefois, en face des étoiles ; elle le voyait maintenant pâlir à certains mots, se taire comme sil avait eu à cacher un mal inavouable ; et cétait pour elle une grosse surprise, cet effroi du néant, chez le pessimiste enragé qui parlait de souffler les astres, ainsi que des chandelles, sur le massacre universel des êtres. Le mal datait de loin, elle nen soupçonnait même pas la gravité. A mesure quil avançait en âge, Lazare voyait se dresser la mort. Jusquà ses vingt ans, à peine un souffle froid lavait-il effleuré le soir, quand il se couchait. Aujourdhui, il ne pouvait poser la tête sur loreiller, sans que lidée du plus jamais vînt lui glacer la face. Des insomnies le prenaient, il était sans résignation, devant la nécessité fatale qui se déroulait en images lugubres. Puis, lorsquil avait cédé à la fatigue, un sursaut léveillait parfois, le mettait debout, les yeux grands dhorreur, les mains jointe s, bégayant dans les ténèbres : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Sa poitrine craquait, il croyait mourir ; et il devait rallumer, il attendait dêtre éveillé complètement pour retrouver un peu de calme. Une honte lui restait de cette épouvante : était-ce imbécile, cet appel à un Dieu quil niait, cette hérédité de la faiblesse humaine criant au secours, dans lécrasement du monde ! Mais la crise revenait quand même chaque soir, pareille à une passion mauvaise, qui laurait épuisé, malgré sa raison. Durant le jour, dailleurs, tout ly ramenait aussi, une phrase jetée au hasard, une pensée rapide, née dune scène entrevue, dune lecture faite. Comme Pauline lisait un soir le journal à son oncle, Lazare était sorti, bouleversé davoir entendu la fantaisie dun conteur, qui montrait le ciel du vingtième siècle empli par des vols de ballons, promenant des voyageurs dun continent à lautre : il ne serait plus là, ces ballons, quil ne verrait pas, disparaissaient au fond de ce néant des siècles futurs, dont le cours en dehors de son être lemplissait dangoisse. Ses philosophes avaient beau lui répéter que pas une étincelle de vie ne se perdait, son moi refusait violemment de finir. Déjà, dans cette lutte, sa gaieté était partie. Lorsque Pauline le regardait, ne comprenant pas toujours les sauts de son caractère, aux heures où il cachait sa plaie avec une pudeur inquiète, elle éprouvait une compassion, elle avait le besoin dêtre très bonne et de le rendre heureux. Leurs journées traînaient dans la grande chambre du second étage, au milieu des algues, des bocaux, des instruments, dont Lazare navait pas même eu la force de se débarrasser ; et les algues tombaient en miettes, les bocaux se décoloraient, tandis que les instruments se détraquaient sous la poussière. Ils étaient perdus, ils avaient chaud, dans ce désordre. Souvent, du matin au soir, les averses de décembre battaient les ardoises de la toiture, le vent douest ronflait comme un orgue par les fentes des boiseries. Des semaines entières passaient sans un rayon de soleil, ils ne voyaient que la mer grise, une immensité grise où la terre semblait fondre. Pauline, pour occuper les longues heures vides, samusait à classer une collection de Floridées, recueillies au printemps. Dabord, Lazare, promenant son ennui, sétait contenté de la regarder coller les délicates arborescences, dont le rouge et le bleu tendres gardaient des tons daquarelle ; puis, malade de désuvrement, oublieux de sa théorie de linaction, il avait déterré le piano sous les appareils bossués et les flacons sales qui lencombraient. Huit jours plus tard, la passion de la musique le reprenait tout entier. Cétait en lui la lésion première, la fêlure de lartiste, que lon aurait retrouvée chez le savant et lindustriel avortés. Un matin, comme il jouait sa marche de la Mort, lidée de la grande symphonie de la Douleur quil voulait écrire autrefois lavait échauffé de nouveau. Tout le reste lui paraissait mauvais, il garderait seulement la marche ; mais quel sujet ! quelle uvre à faire ! et il y résumait sa philosophie. Au début, la vie naîtrait du caprice égoïste dune force ; ensuite, viendrait lillusion du bonheur, la duperie de lexistence, en traits saisissants, un accouplement damoureux, un massacre de soldats, un dieu expirant sur une croix ; toujours le cri du mal monterait, le hurlement des êtres emplirait le ciel, jusquau chant final de la délivrance, un chant dont la douceur céleste exprimerait la joie de lanéantissement universel. Dès l e lendemain, il était au travail, tapant sur le piano, couvrant le papier de barres noires. Comme linstrument râlait, de plus en plus affaibli, il chantait lui-même les notes, avec un bourdonnement de cloche. Jamais encore une besogne ne lavait emporté à ce point, il en oubliait les repas, il cassait les oreilles de Pauline, qui, bonne enfant, trouvait ça très bien et lui recopiait proprement les morceaux. Cette fois, il tenait son chef-duvre, il en était sûr. Pourtant, Lazare finit par se calmer. Il ne lui restait quà écrire le début, dont linspiration le fuyait. Tout cela devait dormir. Et il fuma des cigarettes devant sa partition étalée sur la grande table. Pauline, à son tour, en jouait des phrases, avec des maladresses délève. Ce fut à ce moment que leur intimité devint dangereuse. Lui, navait plus le cerveau pris, les membres fatigués des tracas de lusine ; et, maintenant quil se trouvait enfermé près delle, inoccupé, le sang tourmenté de paresse, il laimait dune tendresse croissante. Elle était si gaie, si bonne ! elle se dévouait si joyeusement ! Il avait dabord cru céder à un simple élan de gratitude, à un redoublement de cette affection fraternelle, quelle lui inspirait depuis lenfance. Mais, peu à peu, le désir, endormi jusque-là, sétait éveillé : il voyait enfin une femme, dans ce frère cadet, dont il avait si longtemps bousculé les épaules larges, sans être troublé par leur odeur. Alors, il se mit à rougir comme elle, quand il leffleurait. I l nosait plus sapprocher, se pencher derrière son dos pour donner un coup dil à la musique quelle copiait. Si leurs mains se rencontraient, ils demeuraient tous les deux balbutiants, lhaleine courte, les joues brûlées dune flamme. Désormais, les après-midi entières passaient ainsi dans un malaise, doù ils sortaient brisés, tourmentés du besoin confus dun bonheur qui leur manquait. Parfois, afin déchapper à un de ces embarras dont ils souffraient déficieusement, Pauline plaisantait, avec sa belle hardiesse de vierge savante. Ah ! je ne tai pas dit ? jai rêvé que ton Schopenhauer apprenait notre mariage dans lautre monde et quil revenait la nuit nous tirer par les pieds. Lazare riait dun rire contraint. Il entendait bien quelle se moquait de ses perpétuelles contradictions ; mais une tendresse infinie le pénétrait, emportait sa haine du vouloir-vivre. Sois gentille, murmurait-il, tu sais que je taime. Elle prenait une mine sévère. Méfie-toi ! tu vas ajourner la délivrance Te voilà retombé dans légoïsme et lillusion. Veux-tu te taire, mauvaise gale ! Et il la poursuivait autour de la chambre, tandis quelle continuait à débiter des lambeaux de philosophie pessimiste, dune voix chargée de docteur en Sorbonne. Puis, quand à la tenait, il nosait la garder comme jadis dans ses bras, et la pincer pour la punir. Un jour, cependant, la poursuite fut si chaude, quil la saisit violemment par les reins. Elle était toute sonore de rires. Lui, la renversait contre larmoire, éperdu de la sentir se débattre. Ah ! je te tiens, cette fois Dis ? quest-ce que je vais te faire ? Leurs visages se touchaient, elle riait toujours, mais dun rire mourant. Non, non, lâche-moi, je ne recommencerai plus. Il lui planta un rude baiser sur la bouche. La chambre tournait, il leur sembla quun vent de flamme les emportait dans le vide. Elle tombait à la renverse lorsque dun effort, elle se dégagea. Ils restèrent oppressés, un instant, très rouges, tournant la tête. Puis, elle sassit pour respirer, et sérieuse, mécontente : Tu mas fait du mal, Lazare. A partir de ce jour, il évita jusquà la tiédeur de son haleine, jusquau frôlement de sa robe. La pensée dune faute bête, dune chute derrière une porte, révoltait son honnêteté. Malgré la résistance instinctive de la jeune fille, il la voyait à lui, étourdie par le sang à la première étreinte, laimant au point de se donner entière, sil lexigeait ; et il voulait avoir de la sagesse pour deux, il comprenait quil serait le grand coupable, dans une aventure dont son expérience pouvait seule prévoir le danger. Mais son amour augmentait de cette lutte soutenue contre lui-même. Tout en avait soufflé lardeur, linaction des premières semaines, son prétendu renoncement, son dégoût de la vie où repoussait la furieuse envie de vivre, daimer, de combler lennui des heures vides par des souffrances nouvelles. Et la musique achevait maintenant de lexalter, la musique qui les soulevait ensemble au pays du rêve, sur les ailes sans cesse élargies du rythme. Alors, il crut tenir une grande passion, il se jura dy cultiver son génie. Cela ne faisait plus aucun doute : il serait un musicien illustre, car il lui suffirait de puiser dans son cur. Tout sembla sépurer, il affectait dadorer son bon ange à genoux, la pensée ne lui venait même pas de hâter le mariage. Tiens ! lis donc cette lettre que je reçois à linstant, dit un jour Chanteau effrayé à sa femme, qui remontait de Bonneville. Cétait encore une lettre de Saccard, menaçante cette fois. Depuis novembre, il écrivait pour demander un état de situation ; et, comme les Chanteau répondaient par des faux-fuyants, il annonçait enfin quil allait saisir de leur refus le conseil de famille. Tout en ne lavouant pas, madame Chanteau était prise des terreurs de son mari. Le misérable ! murmura-t-elle, après avoir lu la lettre. Ils se regardèrent en silence, très pâles. Déjà, dans lair mort de la petite salle à manger, ils entendaient le retentissement dun procès scandaleux. Tu nas plus à hésiter, reprit le père, marie-la, puisque le mariage émancipe. Mais cet expédient paraissait répugner à la mère chaque jour davantage. Elle exprimait des craintes. Qui savait si les deux enfants se conviendraient ? On peut être une bonne paire damis et faire un ménage détestable. Dans les derniers temps, disait-elle, bien des remarques fâcheuses lavaient frappée. Non, vois-tu, ce serait mal de les sacrifier à notre paix. Attendons encore Et, du reste, pourquoi la marier maintenant, puisquelle a eu dix-huit ans le mois dernier, et que nous pouvons demander lémancipation légale ? Sa confiance revenait, elle monta chercher son Code, tous deux létudièrent. Larticle 478 les tranquillisa, mais ils restèrent embarrassés devant larticle 480, où il est dit que le compte de tutelle doit être rendu devant un curateur, nommé par le conseil de famille. Certes, elle tenait dans sa main tous les membres du conseil, elle leur ferait nommer qui elle voudrait ; seulement, quel homme choisir, où le prendre ? Le problème était de substituer à un subrogé-tuteur redouté un curateur complaisant. Tout dun coup, elle eut une inspiration. Hein ? le docteur Cazenove Il est un peu dans nos confidences, il ne refusera pas. Chanteau approuvait dun hochement de tête. Mais il regardait fixement sa femme, une idée le préoccupait. Alors, finit-il par demander, tu rendras largent, je veux dire ce qui reste ? Elle ne répondit pas tout de suite. Ses yeux sétaient baissés, elle feuilletait le Code dune main nerveuse. Puis, avec effort : Sans doute, je le rendrai, et ce sera même un bon débarras pour nous. Tu vois ce dont on nous accuse déjà Ma parole ! on en viendrait à douter de soi-même, je donnerais cent sous pour ne plus lavoir ce soir dans mon secrétaire. Et, dailleurs, il aurait toujours fallu le rendre. Dès le lendemain, le docteur Cazenove étant venu faire à Bonneville sa tournée du samedi, madame Chanteau lui parla du grand service quils attendaient de son amitié. Elle lui avoua la situation, largent englouti dans le désastre de lusine, sans quon eût jamais consulté le conseil de famille ; ensuite, elle insista sur le mariage projeté, sur le lien de tendresse qui les unissait tous et que le scandale dun procès allait rompre. Avant de promettre son aide, le docteur désira causer avec Pauline. Depuis longtemps, il la sentait exploitée, mangée peu à peu ; si, jusque-là, il avait pu se taire, de crainte de la chagriner, son devoir était de la prévenir, à présent quon tentait de le prendre pour complice. Laffaire se débattit dans la chambre de la jeune fille. Sa tante assista au début de lentretien ; elle avait accompagné le docteur pour déclarer que le mariage dépendait maintenant de lémancipation, car jamais Lazare ne consentirait à épouser sa cousine, tant quon pourrait laccuser de vouloir escamoter la reddition des comptes. Puis, elle se retira, en affectant de ne pas chercher à peser sur les idées de celle quelle appelait déjà sa fille adorée. Tout de suite, Pauline, très émue, supplia le docteur de leur rendre le service délicat dont on venait, devant elle, dexpliquer la nécessité. Vainement, il essaya de léclairer sur sa situation : elle se dépouillait, elle renonçait à tout recours, même il laissa voir sa peur de lavenir, la ruine complète, lingratitude, beaucoup de souffrances. A chaque trait plus noir ajouté au tableau, elle se récriait, refusait dentendre, montrait une hâte fébrile du sacrifice. Non, ne me donnez pas de regret. Je suis une avare sans que ça paraisse, jai déjà assez de mal pour me vaincre Quils prennent tout. Je leur laisse le reste, sils veulent maimer davantage. Enfin, demanda le docteur, cest par amitié pour votre cousin que vous vous dépouillez ? Elle rougit sans répondre. Et si, plus tard, votre cousin ne vous aimait plus ? Effarée, elle le regarda. Ses yeux semplirent de grosses larmes, et son cur éclata dans ce cri damour révolté : Oh ! non, oh ! non Pourquoi me faites-vous tant de peine ? Alors, le docteur Cazenove consentit. Il ne se sentait pas le courage dopérer ce grand cur de lillusion de ses tendresses. Assez vite lexistence serait dure. Madame Chanteau mena la campagne avec une étonnante supériorité dintrigue. Cette bataille la rajeunissait. Elle était partie de nouveau pour Paris, en emportant les pouvoirs nécessaires. Vivement, les membres du conseil de famille furent acquis à ses idées ; jamais, du reste, ils ne sétaient préoccupés de leur mission : ils y apportaient lindifférence ordinaire. Ceux de la branche Quenu, les cousins Naudet, Liardin et Delorme, opinaient comme elle ; et elle neut, sur les trois de la branche Lisa, quà convaincre Octave Mouret, les deux autres, Claude Lantier et Rambaud, alors à Marseille, sétant contentés de lui envoyer une approbation écrite. Elle avait raconté à tous une histoire attendrissante et embrouillée, laffection du vieux médecin dArromanches pour Pauline, lintention où il semblait être de laisser sa fortune à la jeune fille, si on lui permettait de soccuper delle. Quant à Saccard, il céda également, après trois visites de madame Chanteau, qui lui apportait une idée superbe, laccaparement de s beurres du Cotentin, grâce à un système nouveau de transport. Et lémancipation fut prononcée par le conseil de famille, on nomma curateur lancien chirurgien de marine Cazenove, sur lequel le juge de paix avait reçu les meilleurs renseignements. Quinze jours après le retour de madame Chanteau à Bonneville, la reddition des comptes de tutelle eut lieu de la façon la plus simple. Le docteur avait déjeuné, on sétait un peu attardé autour de la table, à commenter les dernières nouvelles de Caen, où Lazare venait de passer quarante-huit heures, pour un procès dont lavait menacé cette canaille de Boutigny. A propos, dit le jeune homme, Louise doit nous surprendre, la semaine prochaine Je ne la reconnaissais pas, elle vit chez son père à présent, et elle devient dune élégance ! Oh ! nous avons ri ! Pauline le regardait, étonnée de lémotion chaude de sa voix. Tiens ! en parlant de Louise, sécria madame Chanteau, jai voyagé avec une dame de Caen qui connaît les Thibaudier. Je suis tombée de mon haut, Thibaudier donnerait une dot de cent mille francs à sa fille. Avec les cent mille francs de sa mère, la petite en aurait deux cent mille Hein ? deux cent mille francs, la voilà riche ! Bah ! reprit Lazare, elle na pas besoin de ça, elle est jolie comme un amour Et si chatte ! Les yeux de Pauline sétaient assombris, une légère contraction nerveuse serrait ses lèvres. Alors, le docteur, qui ne la quittait pas du regard, leva le petit verre de rhum quil achevait. Dites donc, nous navons pas trinqué Oui, à votre bonheur, mes amis. Mariez-vous vite, et ayez beaucoup denfants. Madame Chanteau avança lentement son verre, sans un sourire, tandis que Chanteau, auquel les liqueurs étaient défendues, se contentait de hocher la tête, dun air dapprobation. Mais Lazare venait de saisir la main de Pauline, dans un geste dabandon charmant, qui avait suffi pour rendre aux joues de la jeune fille tout le sang de son cur. Nétait-elle pas le bon ange, comme il la nommait, la passion toujours ouverte doù il ferait couler le sang de son génie ? Elle lui rendit son étreinte. Tous trinquèrent. A vos cent ans ! continuait le docteur, qui avait pour théorie que cent ans sont le bel âge de lhomme. Lazare, à son tour, pâlissait. Ce chiffre jeté le traversait dun frisson, évoquait les temps où il aurait cessé dêtre, et dont léternelle peur veillait au fond de sa chair. Dans cent ans, que serait-il ? quel inconnu boirait à cette place, devant cette table ? Il vida son petit verre dune main tremblante, pendant que Pauline, qui lui avait repris lautre main, la serrait de nouveau, maternellement, comme si elle voyait passer, sur ce visage blême, le souffle glacé du jamais plus. Après un silence, madame Chanteau dit avec gravité : Maintenant, si nous terminions laffaire ? Elle avait décidé quon signerait dans sa chambre : cétait plus solennel. Depuis quil prenait du salicylate, Chanteau marchait mieux. Il monta derrière elle, en saidant de la rampe ; et, comme Lazare parlait daller fumer un cigare sur la terrasse, elle le rappela, elle exigea quil fût présent, au moins par convenance. Le docteur et Pauline étaient passés les premiers. Mathieu, étonné de cette procession, suivit le monde. Est-il ennuyeux, ce chien, à vous accompagner partout ! cria madame Chanteau, quand elle voulut refermer la porte. Allons, entre, je ne veux pas que tu grattes Là, personne ne viendra nous déranger Vous voyez, tout est prêt. En effet, un encrier et des plumes se trouvaient sur le guéridon. La chambre avait cet air lourd, ce silence mort des pièces dans lesquelles on pénètre rarement. Minouche seule y vivait des journées de paresse, quand elle pouvait sy glisser le matin. Justement, elle dormait au fond de lédredon, elle avait levé la tête, surprise de cet envahissement, regardant de ses yeux verts. Asseyez-vous, asseyez-vous, répétait Chanteau. Alors les choses furent vivement réglées. Madame Chanteau affectait de disparaître, laissant jouer à son mari le rôle quelle lui faisait répéter depuis la veille. Pour se conformer à la loi, celui-ci, dix jours auparavant, avait remis à Pauline, assistée du docteur, les comptes de tutelle, qui formaient un épais cahier, les recettes dun côté, les dépenses de lautre ; on avait tout déduit, non seulement la pension de la pupille mais encore les frais dactes, les voyages à Caen et à Paris. Il ne sagissait donc plus que daccepter les comptes par sous-seings privés. Mais Cazenove, prenant sa mission de curateur au sérieux, voulut élever une contestation au sujet des affaires de lusine ; et il força Chanteau à entrer dans certains détails. Pauline regardait le docteur dun air suppliant. A quoi bon ? elle avait elle-même aidé à collationner ces comptes, que sa tante avait écrits de son anglaise la plus déliée. Cependant, la Minouche sétait assise au milieu de lédredon, pour mieux regarder cette étrange besogne. Mathieu, après avoir sagement allongé sa grosse tête au bord du tapis, venait de se mettre sur le dos, cédant à la jouissance dêtre dans de la bonne laine chaude ; et il se frottait, il se roulait, en poussant des grognements daise. Lazare, fais-le donc taire ! dit enfin madame Chanteau impatientée. On ne sentend pas. Debout devant la fenêtre, le jeune homme suivait au loin une voile blanche, pour dissimuler sa gêne. Il éprouvait une honte, à écouter son père, qui détaillait précisément les sommes englouties dans le désastre de lusine. Tais-toi, Mathieu, dit-il en allongeant le pied. Le chien crut à une claque sur le ventre, ce quil adorait, et grogna plus fort. Heureusement, il ne restait quà donner les signatures. Pauline, dun trait de plume, se hâta de tout approuver. Puis, le docteur, comme à regret, balafra le papier timbré dun parafe immense. Un silence pénible sétait fait. Lactif, reprit madame Chanteau, est donc de soixante-quinze mille deux cent dix francs trente centimes Je vais remettre cet argent à Pauline. Elle sétait dirigée vers le secrétaire, dont le tablier jeta le cri sourd, qui lavait si souvent émotionnée. Mais, en ce moment, elle était solennelle, elle ouvrit le tiroir, où lon aperçut la vieille couverture de registre ; cétait la même, marbrée de vert, piquetée de taches de graisse ; seulement, elle avait maigri, les titres diminués nen crevaient plus le dos de basane. Non, non ! sécria Pauline, garde ça, ma tante. Madame Chanteau se formalisa. Nous rendons nos comptes, nous devons rendre largent Cest ton bien. Tu te rappelles ce que je tai dit, il y a huit ans, en le mettant là ? Nous ne voulons pas garder un sou. Elle sortit les titres, elle força la jeune fille à les compter. Il y en avait pour soixante-quinze mille francs, un petit paquet dor, plié dans un morceau de journal, faisait lappoint. Mais où vais-je mettre ça ? demandait Pauline, dont le maniement de cette grosse somme colorait les joues. Enferme-le dans ta commode, répondit la tante. Tu es assez grande fille pour veiller sur ton argent. Moi, je ne veux plus même le voir Tiens ! sil tembarrasse, donne-le à la Minouche qui te regarde. Les Chanteau avaient payé, leur gaieté revenait. Lazare, soulagé, jouait avec le chien, le lançait après sa queue, léchine tordue, tournant sans fin comme une toupie ; tandis que le docteur Cazenove, entrant dans son rôle de curateur, promettait à Pauline de toucher ses rentes et de lui indiquer des placements. Et, à ce moment même, en bas, Véronique bousculait ses casseroles. Elle était montée, elle avait surpris des chiffres, loreille collée contre la porte. Depuis quelques semaines, le sourd travail de sa tendresse pour la jeune fille chassait ses dernières préventions. Ils lui en ont mangé la moitié, ma parole ! grondait-elle furieusement. Non, ce nest pas propre Bien sûr quelle navait pas besoin de tomber chez nous, mais était-ce une raison pour la mettre nue comme un ver ? Non, moi je suis juste, je finirai par laimer, cette enfant ! |