Le Docteur Pascal
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Le Docteur Pascal - 12 Dès le lendemain, Pascal senferma au fond de la grande maison vide. Il nen sortit plus, cessa complètement les rares visites de médecin quil faisait encore, vécut là, portes et fenêtres closes, dans une solitude et un silence absolus. Et lordre formel était donné à Martine : elle ne devait laisser entrer personne, sous aucun prétexte. Mais, Monsieur, votre mère, Mme Félicité ? Ma mère moins encore que les autres. Jai mes raisons Vous lui direz que je travaille, que jai besoin de me recueillir et que je la prie de mexcuser. Coup sur coup, à trois reprises, la vieille Mme Rougon se présenta. Elle tempêtait au rez-de-chaussée, il lentendait qui élevait la voix, sirritant, voulant forcer la consigne. Puis, le bruit sapaisait, il ny avait plus quun chuchotement de plainte et de complot, entre elle et la servante. Et pas une fois il ne céda, ne se pencha en haut de la rampe, pour lui crier de monter. Un jour, Martine se hasarda à dire : Cest bien dur tout de même, Monsieur, de refuser la porte à sa mère. Dautant plus que Mme Félicité vient dans de bons sentiments, car elle sait la grande gêne de Monsieur et elle ninsiste que pour lui offrir ses services. Exaspéré, il cria : De largent, je nen veux pas, entendez-vous ! Je travaillerai, je gagnerai bien ma vie, que diable ! Cependant, cette question de largent devenait pressante. Il sentêtait à ne pas prendre un sou des cinq mille francs enfermés dans le secrétaire. Maintenant quil était seul, il avait une complète insouciance de la vie matérielle, il se serait contenté de pain et deau ; et, chaque fois que la servante lui demandait de quoi acheter du vin, de la viande, quelque douceur, il haussait les épaules : à quoi bon ? il restait une croûte de la veille, nétait-ce pas suffisant ? Mais elle, dans sa tendresse pour ce maître quelle sentait souffrir, se désolait de cette avarice plus rude que la sienne, de ce dénuement de pauvre homme où il sabandonnait, avec la maison entière. On vivait mieux chez les ouvriers du faubourg. Aussi, pendant toute une journée, parut-elle en proie à un terrible combat intérieur. Son amour de chien docile luttait contre sa passion de largent, amassé sou à sou, caché quelque part, faisant des petits, comme elle disait. Elle aurait mieux aimé donner de sa chair. Tant que son maître navait pas souffert seul, lidée ne lui était pas même venue de toucher à son trésor. Et ce fut un héroïsme extraordinaire, le matin où, poussée à bout, voyant sa cuisine froide et le buffet vide, elle disparut pendant une heure, puis rentra avec des provisions et la monnaie dun billet de cent francs. Justement, Pascal qui descendait, sétonna, lui demanda doù venait cet argent, déjà hors de lui et prêt à jeter tout à la rue, en croyant quelle était allée chez sa mère. Mais non, mais non ! Monsieur, bégayait-elle, ce nest pas cela du tout Et elle finit par dire le mensonge quelle avait préparé. Imaginez-vous que les comptes sarrangent, chez M. Grandguillot, ou du moins ça men a tout lair Jai eu lidée, ce matin, daller voir, et on ma dit quil vous reviendrait sûrement quelque chose, que je pouvais prendre cent francs Oui, on sest même contenté dun reçu de moi. Vous régulariserez ça plus tard. Pascal sembla à peine surpris. Elle espérait bien quil ne sortirait pas, pour vérifier le fait. Pourtant, elle fut soulagée de voir avec quelle facilité insouciante il acceptait son histoire. Ah ! tant mieux ! sécria-t-il. Je disais bien quil ne faut jamais désespérer. Cela va me donner le temps dorganiser mes affaires. Ses affaires, cétait la vente de la Souleiade, à laquelle il avait songé confusément. Mais quelle peine affreuse, quitter cette maison, où Clotilde avait grandi, où il avait vécu près de dix-huit ans avec elle ! Il sétait donné deux ou trois semaines pour y réfléchir. Quand il eut cet espoir, quil rattraperait un peu de son argent, il ny pensa plus du tout. De nouveau, il sabandonnait, mangeait ce que lui servait Martine, ne sapercevait même pas du strict bien-être quelle remettait autour de lui, à genoux, en adoration, déchirée de toucher à son petit trésor, mais si heureuse de le nourrir maintenant, sans quil se doutât que sa vie venait delle. Dailleurs, Pascal ne la récompensait guère. Il sattendrissait ensuite, regrettait ses violences. Mais, dans létat de fièvre désespérée où il vivait, cela ne lempêchait pas de recommencer, de semporter contre elle, au moindre sujet de mécontentement. Un soir quil avait encore entendu sa mère causer sans fin, au fond de la cuisine, il eut un accès de colère furieuse. Écoutez-moi bien, Martine, je ne veux plus quelle entre à la Souleiade Si vous la recevez une seule fois, en bas, je vous chasse ! Saisie, elle restait immobile. Jamais, depuis trente-deux ans quelle le servait, il ne lavait ainsi menacée de renvoi. Oh ! Monsieur, vous auriez ce courage ! Mais je ne men irais pas, je me coucherais en travers de la porte. Déjà, il était honteux de son emportement, et il se fit plus doux. Cest que je sais parfaitement ce qui se passe. Elle vient pour vous endoctriner, pour vous mettre contre moi, nest-ce pas ? Oui, elle guette mes papiers, elle voudrait tout voler, tout détruire, là-haut, dans larmoire. Je la connais, quand elle veut quelque chose, elle le veut jusquau bout Eh bien ! vous pouvez lui dire que je veille, que je ne la laisserai même pas approcher de larmoire, tant que je serai vivant. Et puis, la clef est là, dans ma poche. En effet, toute sa terreur de savant traqué et menacé était revenue. Depuis quil vivait seul, il avait la sensation dun danger renaissant, dun guet-apens continu, dressé dans lombre. Le cercle se resserrait, et sil se montrait si rude contre les tentatives denvahissement, sil repoussait les assauts de sa mère, cétait quil ne se trompait pas sur ses projets véritables et quil avait peur dêtre faible. Quand elle serait là, elle le posséderait peu à peu, au point de le supprimer. Aussi ses tortures recommençaient-elles, il passait les journées en surveillance, il fermait lui-même les portes, le soir, et souvent il se relevait, la nuit, pour sassurer quon ne forçait pas les serrures. Son inquiétude était que la servante, gagnée, croyant assurer son salut éternel, nouvrît à sa mère. Il croyait voir les dossiers flamber dans la cheminée, il montait la garde autour deux, repris dune passion souffrante, dune tendresse déchirée, pour cet amas glacé de papiers, ces froides pages de manuscrits, auxquelles il avait sacrifié la femme, et quil sefforçait daimer assez, afin doublier le reste. Pascal, depuis que Clotilde nétait plus là, se jetait dans le travail, essayait de sy noyer et de sy perdre. Sil senfermait, sil ne mettait plus les pieds dans le jardin, sil avait eu, un jour que Martine était montée lui annoncer le docteur Ramond, la force de répondre quil ne pouvait le recevoir, toute cette volonté âpre de solitude navait dautre but que de sanéantir au fond dun labeur incessant. Ce pauvre Ramond, comme il laurait embrassé volontiers ! car il devinait bien lexquis sentiment qui le faisait accourir, pour consoler son vieux maître. Mais pourquoi perdre une heure ? pourquoi risquer des émotions, des larmes, doù il sortait lâche ? Dès le jour, il était à sa table, y passait la matinée et laprès-midi, continuait souvent à la lampe, très tard. Cétait son ancien projet quil voulait mettre à exécution : reprendre toute sa théorie de lhérédité sur un plan nouveau, se servir des dossiers, des documents fournis par sa famille, pour établir daprès quelles lois, dans un groupe dêtres, la vie se distribue et conduit mathématiquement dun homme à un autre homme, en tenant compte des milieux : vaste bible, genèse des familles, des sociétés, de lhumanité entière. Il espérait que lampleur dun tel plan, leffort nécessaire à la réalisation dune idée si colossale, le posséderait tout entier, lui rendrait sa santé, sa foi, son orgueil, dans la jouissance supérieure de luvre accomplie. Et il avait beau vouloir se passionner, se donner sans réserve, avec acharnement, il narrivait quà surmener son corps et son esprit, distrait quand même, le cur absent de sa besogne, plus malade de jour en jour, et désespéré. Était-ce donc une faillite définitive du travail ? Lui dont le travail avait dévoré lexistence, qui le regardait comme le moteur unique, le bienfaiteur et le consolateur, allait-il donc être forcé de conclure quaimer et être aimé passe tout au monde ? Il tombait par moments à de grandes réflexions, il continuait à ébaucher sa nouvelle théorie de léquilibre des forces, qui consistait à établir que tout ce que lhomme reçoit en sensation, il doit le rendre en mouvement. Quelle vie normale, pleine et heureuse, si lon avait pu la vivre entière, dans un fonctionnement de machine bien réglée, rendant en force ce quelle brûle en combustible, sentretenant elle-même en vigueur et en beauté par le jeu simultané et logique de tous ses organes ! Il y voyait autant de labeur physique que de labeur intellectuel, autant de sentiment que de raisonnement, la part faite à la fonction génésique comme à la fonction cérébrale, sans jamais de surmenage, ni dune part ni dune autre, car le surmenage nest que le déséquilibre et la maladie. Oui, oui ! recommencer la vie et savoir la vivre, bêcher la terre, étudier le monde, aimer la femme, arriver à la perfection humaine, à la cité future de luniversel bonheur, par le juste emploi de lêtre entier, quel beau testament laisserait là un médecin philosophe ! Et ce rêve lointain, cette théorie entrevue achevait de lemplir damertume, à la pensée que, désormais, il nétait plus quune force gaspillée et perdue. Au fond même de son chagrin, Pascal avait cette sensation dominante quil était fini. Le regret de Clotilde, la souffrance de ne plus lavoir, la certitude quil ne laurait jamais plus, lenvahissait, à chaque heure davantage, dun flot douloureux qui emportait tout. Le travail était vaincu, il laissait parfois tomber sa tête sur la page en train, et il pleurait pendant des heures, sans trouver le courage de reprendre la plume. Son acharnement à la besogne, ses journées de volontaire anéantissement aboutissaient à des nuits terribles, des nuits dinsomnie ardente, pendant lesquelles il mordait ses draps, pour ne pas crier le nom de Clotilde. Elle était partout, dans cette maison morne, où il se cloîtrait. Il la retrouvait traversant chaque pièce, assise sur tous les sièges, debout derrière toutes les portes. En bas, dans la salle à manger, il ne pouvait plus se mettre à table, sans lavoir en face de lui. Dans la salle de travail, en haut, elle continuait à être sa compagne de chaque seconde, elle y avait tant vécu enfermée, elle-même, que son image semblait émaner des choses : sans cesse, il la sentait évoquée près de lui, il la devinait droite et mince devant son pupitre, penchée sur un pastel, avec son fin profil. Et, sil ne sortait pas pour fuir cette hantise du cher et torturant souvenir, cétait quil avait la certitude de la retrouver partout aussi dans le jardin, rêvant au bord de la terrasse, suivant à pas ralentis les allées de la pinède, assise et rafraîchie sous les platanes par léternel chant de la source, couchée sur laire, au crépuscule, les yeux perdus, attendant les étoiles. Mais il existait surtout pour lui un lieu de désir et de terreur, un sanctuaire sacré où il nentrait quen tremblant : la chambre où elle sétait donnée à lui, où ils avaient dormi ensemble. Il en gardait la clef, il ny avait pas dérangé un objet de place, depuis le triste matin du départ ; et une jupe oubliée traînait encore sur un fauteuil. Là, il respirait jusquà son souffle, sa fraîche odeur de jeunesse, restée parmi lair comme un parfum. Il ouvrait ses bras éperdus, il les serrait sur son fantôme, flottant dans le tendre demi-jour des volets fermés, dans le rose éteint de la vieille indienne des murs, couleur daurore. Il sanglotait devant les meubles, il baisait le lit, la place marquée où se dessinait lélancement divin de son corps. Et sa joie dêtre là, son regret de ne plus y voir Clotilde, cette émotion violente lépuisait à un tel point, quil nosait pas visiter tous les jours ce lieu redoutable, couchant dans sa chambre froide, où ses insomnies ne la lui montraient pas si voisine et si vivante. Au milieu de son travail obstiné, Pascal avait une autre grande joie douloureuse, les lettres de Clotilde. Elle lui écrivait régulièrement deux fois par semaine, de longues lettres de huit à dix pages, dans lesquelles elle lui racontait sa vie quotidienne. Il ne semblait pas quelle fût très heureuse, à Paris. Maxime, qui ne quittait plus son fauteuil dinfirme, devait la torturer par des exigences denfant gâté et de malade, car elle parlait en recluse, sans cesse de garde près de lui, ne pouvant même sapprocher des fenêtres, pour jeter un coup dil sur lavenue, où roulait le flot mondain des promeneurs du Bois ; et, à certaines de ses phrases, on sentait que son frère, après lavoir si impatiemment réclamée, la soupçonnait déjà, commençait à la prendre en méfiance et en haine, ainsi que toutes les personnes qui le servaient, dans sa continuelle inquiétude dêtre exploité et dévalisé. Deux fois, elle avait vu son père, lui toujours très gai, débordé daffaires, converti à la République, en plein triomphe politique et financier. Saccard lavait prise à part, pour lui expliquer que ce pauvre Maxime était vraiment insupportable, et quelle aurait du courage, si elle consentait à être sa victime. Comme elle ne pouvait tout faire, il avait même eu lobligeance, le lendemain, denvoyer la nièce de son coiffeur, une petite jeune fille de dix-huit ans, nommée Rose, très blonde, lair candide, qui laidait à présent autour du malade. Dailleurs, Clotilde ne se plaignait pas, affectait au contraire de montrer une âme égale, satisfaite, résignée à la vie. Ses lettres étaient pleines de vaillance, sans colère contre la séparation cruelle, sans appel désespéré à la tendresse de Pascal, pour quil la rappelât. Mais, entre les lignes, comme il la sentait frémissante de révolte, toute élancée vers lui, prête à la folie de revenir sur lheure, au moindre mot ! Et cétait ce mot que Pascal ne voulait pas écrire. Les choses sarrangeraient, Maxime shabituerait à sa sur, le sacrifice devait être consommé jusquau bout, maintenant quil était accompli. Une seule ligne écrite par lui, dans la faiblesse dune minute, et le bénéfice de leffort était perdu, la misère recommençait. Jamais il navait fallu à Pascal un courage plus grand que lorsquil répondait à Clotilde. Pendant ses nuits brûlantes, il se débattait, il la nommait furieusement, il se relevait pour écrire, pour la rappeler tout de suite, par dépêche. Puis, au jour, quand il avait beaucoup pleuré, sa fièvre tombait ; et sa réponse était toujours très courte, presque froide. Il surveillait chacune de ses phrases, recommençait, quand il croyait sêtre oublié. Mais quelle torture, ces affreuses lettres, si brèves, si glacées, où il allait contre son cur, uniquement pour la détacher de lui, pour prendre tous les torts et lui faire croire quelle pouvait loublier, puisquil loubliait ! Il en sortait en sueur, épuisé, comme après un acte violent dhéroïsme. On était dans les derniers jours doctobre, depuis un mois Clotilde était partie, lorsque Pascal, un matin, eut une brusque suffocation. A plusieurs reprises déjà, il avait éprouvé ainsi de légers étouffements, quil mettait sur le compte du travail. Mais, cette fois, les symptômes furent si nets, quil ne put sy tromper : une douleur poignante dans la région du cur, qui gagnait toute la poitrine et descendait le long du bras gauche, une affreuse sensation décrasement et dangoisse, tandis quune sueur froide linondait. Cétait une crise dangine de poitrine. Laccès ne dura guère plus dune minute, et il resta dabord plus surpris queffrayé. Avec cet aveuglement que les médecins gardent parfois sur létat de leur propre santé, jamais, il navait soupçonné que son cur put se trouver atteint. Comme il se remettait, Martine monta justement dire que le docteur Ramond était en bas, insistant de nouveau pour être reçu. Et Pascal, cédant peut-être à un inconscient besoin de savoir, sécria : Eh bien ! quil monte, puisquil sentête. Ça me fera plaisir. Les deux hommes sembrassèrent, et il ny eut pas dautre allusion à labsente, à celle dont le départ avait vidé la maison, quune énergique et désolée poignée de main. Vous ne savez pas pourquoi je viens ? sécria tout de suite Ramond. Cest pour une question dargent Oui, mon beau-père, M. Lévêque, lavoué que vous connaissez, ma parlé hier encore des fonds que vous aviez chez le notaire Grandguillot. Et il vous conseille fortement de vous remuer, car des personnes ont réussi, dit-on, à rattraper quelque chose. Mais, dit Pascal, je sais que ça sarrange. Martine a déjà obtenu deux cents francs, je crois. Ramond parut très étonné. Comment, Martine ? sans que vous soyez intervenu Enfin, voulez-vous autoriser mon beau-père à soccuper de votre cas ? Il tirera les choses au clair, puisque vous navez ni le temps ni le goût de cette besogne. Certainement, jautorise M. Lévêque, et dites-lui que je le remercie mille fois. Puis, cette affaire réglée, le jeune homme ayant remarqué sa pâleur et le questionnant, il répondit avec un sourire : Figurez-vous, mon ami, que je viens davoir une crise dangine de poitrine Oh ! ce nest pas une imagination, tous les symptômes y étaient Et, tenez ! puisque vous vous trouvez là, vous allez mausculter. Dabord, Ramond sy refusa, en affectant de tourner la consultation en plaisanterie. Est-ce quun conscrit comme lui oserait se prononcer sur son général ? Mais il lexaminait pourtant, lui trouvait la face tirée, angoissée, avec un singulier effarement du regard. Il finit par lausculter avec beaucoup dattention, loreille collée longuement contre sa poitrine. Plusieurs minutes sécoulèrent, dans un profond silence. Eh bien ? demanda Pascal, lorsque le jeune médecin se releva. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il sentait les yeux du maître droit dans ses yeux. Aussi ne les détourna-t-il pas ; et, devant la bravoure tranquille de la demande, il répondit simplement : Eh bien ! cest vrai, je crois quil y a de la sclérose. Ah ! vous êtes gentil de ne pas mentir, reprit le docteur. Jai eu peur un instant que vous ne mentiez, et cela maurait fait de la peine. Ramond sétait remis à écouter, disant à demi-voix : Oui, limpulsion est énergique, le premier bruit est sourd, tandis que le second, au contraire, est éclatant On sent que la pointe sabaisse et se trouve reportée vers laisselle Il y a de la sclérose, cest au moins très probable Puis, se relevant : On vit vingt ans avec cela. Sans doute, parfois, dit Pascal. A moins quon nen meure tout de suite, foudroyé. Ils causèrent encore, sétonnèrent au sujet dun cas étrange de sclérose du cur, observé à lhôpital de Plassans. Et, lorsque le jeune médecin partit, il annonça quil reviendrait, dès quil aurait des nouvelles de laffaire Grandguillot. Quand il fut seul, Pascal se sentit perdu. Tout séclairait, ses palpitations depuis quelques semaines, ses vertiges, ses étouffements ; et il y avait surtout cette usure de lorgane, de son pauvre cur surmené de passion et de travail, ce sentiment dimmense fatigue et de fin prochaine, auquel il ne se trompait plus à cette heure. Pourtant, ce nétait pas encore de la crainte quil éprouvait. Sa première pensée venait dêtre que lui aussi, à son tour, payait son hérédité, que la sclérose, cette sorte de dégénérescence, était sa part de misère physiologique, le legs inévitable de sa terrible ascendance. Dautres avaient vu la névrose, la lésion originelle, se tourner en vice ou en vertu, en génie, en crime, en ivrognerie, en sainteté ; dautres étaient morts phtisiques, épileptiques, ataviques ; lui avait vécu de passion et allait mourir du cur. Et il nen tremblait plus, il ne sen irritait plus, de cette hérédité manifeste, fatale et nécessaire sans doute. Au contraire, une humilité le prenait, la certitude que toute révolte contre les lois naturelles est mauvaise. Pourquoi donc, autrefois, triomphait-il, exultant dallégresse, à lidée de nêtre pas de sa famille, de se sentir différent, sans communauté aucune ? Rien nétait moins philosophique. Les monstres seuls poussaient à lécart. Et être de sa famille, mon Dieu ! cela finissait par lui paraître aussi bon, aussi beau que dêtre dune autre, car toutes ne se ressemblaient-elles pas, lhumanité nétait-elle pas identique partout, avec la même somme de bien et de mal ? Il en arrivait, très modeste et très doux, sous la menace de la souffrance et de la mort, à tout accepter de la vie. Dès lors, Pascal vécut dans cette pensée quil pouvait mourir dune heure à lautre. Et cela acheva de le grandir, de le hausser à loubli complet de lui-même. Il ne cessa pas de travailler, mais jamais il navait mieux compris combien leffort doit trouver en soi sa récompense, luvre étant toujours transitoire et restant quand même inachevée. Un soir, au dîner, Martine lui apprit que Sarteur, louvrier chapelier, lancien pensionnaire de lAsile des Tulettes, venait de se pendre. Toute la soirée, il songea à ce cas étrange, à cet homme quil croyait avoir sauvé de la folie homicide, par sa médication des piqûres hypodermiques, et qui, évidemment, repris dun accès, avait eu assez de lucidité encore pour sétrangler, au lieu de sauter à la gorge dun passant. Il le revoyait, si parfaitement raisonnable, pendant quil lui conseillait de reprendre sa vie de bon ouvrier. Quelle était donc cette force de destruction, le besoin du meurtre se changeant en suicide, la mort faisant sa besogne malgré tout ? Avec cet homme disparaissait son dernier orgueil de médecin guérisseur ; et, chaque matin, quand il se remettait au travail, il ne se croyait plus quun écolier qui épelle, qui cherche la vérité toujours, à mesure quelle recule et quelle sélargit. Mais, cependant, dans cette sérénité, un souci lui restait, lanxiété de savoir ce que deviendrait Bonhomme, son vieux cheval, sil mourait avant lui. Maintenant, la pauvre bête, complètement aveugle, les jambes paralysées, ne quittait plus sa litière. Lorsque son maître la venait voir, elle entendait pourtant, tournait la tête, était sensible aux deux gros baisers quil lui posait sur les naseaux. Tout le voisinage haussait les épaules, plaisantait sur ce vieux parent que le docteur ne voulait pas faire abattre. Allait-il donc partir le premier, avec la pensée quon appellerait léquarrisseur, le lendemain ? Et, un matin, comme il entrait dans lécurie, Bonhomme ne lentendit pas, ne leva pas la tête. Il était mort, il gisait, lair paisible, comme soulagé dêtre mort là, doucement. Son maître sétait agenouillé, et il le baisa une dernière fois, il lui dit adieu, tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Ce fut ce jour-là que Pascal sintéressa encore à son voisin, M. Bellombre. Il sétait approché dune fenêtre, il laperçut, par-dessus le mur du jardin, au pâle soleil des premiers jours de novembre, faisant sa promenade accoutumée ; et la vue de lancien professeur, vivant si parfaitement heureux, le jeta dabord dans létonnement. Il lui semblait navoir jamais songé à cette chose, quun homme de soixante-dix ans était là, sans une femme, sans un enfant, sans un chien, et quil tirait tout son égoïste bonheur de la joie de vivre en dehors de la vie. Ensuite, il se rappela ses colères contre cet homme, ses ironies contre la peur de lexistence, les catastrophes quil lui souhaitait, lespoir que le châtiment viendrait, quelque servante maîtresse, quelque parente inattendue, qui serait la vengeance. Mais non ! il le retrouvait toujours aussi vert, il sentait bien que, longtemps encore, il vieillirait ainsi, dur, avare, inutile et heureux. Et, cependant, il ne lexécrait plus, il laurait plaint volontiers, tellement il le jugeait ridicule et misérable, de nêtre pas aimé. Lui qui agonisait, parce quil restait seul ! Lui dont le cur allait éclater, parce quil était trop plein des autres ! Plutôt la souffrance, la souffrance seule, que cet égoïsme, cette mort à ce quon a de vivant et dhumain en soi ! Dans la nuit qui suivit, Pascal eut une nouvelle crise dangine de poitrine. Elle dura près de cinq minutes, il crut quil étoufferait, sans avoir eu la force dappeler sa servante. Lorsquil reprit haleine, il ne la dérangea pas, il préféra ne parler à personne de cette aggravation de son mal ; mais il garda la certitude quil était fini, quil ne vivrait pas un mois peut-être. Sa première pensée alla vers Clotilde. Pourquoi ne lui écrivait-il pas daccourir ? Justement, il avait reçu une lettre delle, la veille, et il voulait lui répondre, ce matin-là. Puis, lidée de ses dossiers lui apparut soudain. Sil mourût tout dun coup, sa mère resterait la maîtresse, elle les détruirait ; et ce nétaient pas seulement les dossiers, mais ses manuscrits, tous ses papiers, trente années de son intelligence et de son travail. Ainsi se consommerait le crime quil avait tant redouté, dont la seule crainte, pendant ses nuits de fièvre, le faisait se relever frissonnant, loreille aux aguets, écoutant si lon ne forçait pas larmoire. Une sueur le reprit, il se vit dépossédé, outragé, les cendres de son uvre jetées aux quatre vents. Et, tout de suite, il revint à Clotilde, il se dit quil suffisait simplement de la rappeler : elle serait là, elle lui fermerait les yeux, elle défendrait sa mémoire. Déjà, il sétait assis, il se hâtait de lui écrire, pour que la lettre partît par le courrier du matin. Mais, lorsque Pascal fut devant la page blanche, la plume aux doigts, un scrupule grandissant, un mécontentement de lui-même lenvahit. Est-ce que cette pensée des dossiers, le beau projet de leur donner une gardienne et de les sauver, nétait pas une suggestion de sa faiblesse, un prétexte quil imaginait pour ravoir Clotilde ? Légoïsme était au fond. Il songeait à lui, et non à elle. Il la vit rentrer dans cette maison pauvre, condamnée à soigner un vieillard malade ; il la vit surtout, dans la douleur, dans lépouvante de son agonie, lorsquil la terrifierait, un jour, en tombant foudroyé près delle. Non, non ! cétait laffreux moment quil voulait lui éviter, cétaient quelques journées de cruels adieux, et la misère ensuite, triste cadeau quil ne pouvait lui faire, sans se croire un criminel. Son calme, son bonheur à elle seule comptait, quimportait le reste ! Il mourrait dans son trou, heureux de la croire heureuse. Quant à sauver ses manuscrits, il verrait sil aurait la force de sen séparer, en les remettant à Ramond. Et, même si tous ses papiers devaient périr, il y consentait, et il voulait bien que rien de lui nexistât plus, pas même sa pensée, pourvu que rien de lui désormais ne troublât lexistence de sa chère femme ! Pascal se mit donc à écrire une de ses réponses habituelles, quil faisait volontairement, à grand-peine, insignifiante et presque froide. Clotilde, dans sa dernière lettre, sans se plaindre de Maxime, laissait entendre que son frère se désintéressait delle, amusé davantage par Rose, la nièce du coiffeur de Saccard, cette petite jeune fille très blonde, à lair candide. Et il flairait quelque manuvre du père, une savante captation autour du fauteuil de linfirme, que ses vices, si précoces jadis, reprenaient, aux approches de la mort. Mais, malgré son inquiétude, il nen donnait pas moins de très bons conseils à Clotilde, en lui répétant que son devoir était de se dévouer jusquau bout. Quand il signa, des larmes lui obscurcissaient la vue. Cétait sa mort de bête vieillie et solitaire, sa mort sans un baiser, sans une main amie, quil signait. Puis, des doutes lui vinrent : avait-il raison de la laisser là-bas, dans ce milieu mauvais, où il sentait toutes sortes dabominations autour delle ? A la Souleiade, chaque matin, le facteur apportait les lettres et les journaux, vers neuf heures ; et Pascal, quand il écrivait à Clotilde, avait lhabitude de guetter, pour lui remettre la lettre, de façon à être bien certain quon ninterceptait pas sa correspondance. Or, ce matin-là, comme il était descendu lui donner celle quil venait décrire, il fut surpris den recevoir une nouvelle de la jeune femme, dont ce nétait pas le jour. Pourtant, il laissa partir la sienne. Ensuite, il remonta, il reprit sa place devant sa table, déchirant lenveloppe. Et, dès les premières lignes, ce fut un grand saisissement, une stupeur. Clotilde lui écrivait quelle était enceinte de deux mois. Si elle avait tant hésité à lui annoncer cette nouvelle, cétait quelle voulait avoir elle-même une absolue certitude. Maintenant, elle ne pouvait se tromper, la conception remontait sûrement aux derniers jours daoût, à cette nuit heureuse où elle lui avait donné le royal festin de jeunesse, le soir de leur course de misère, de porte en porte. Navaient-ils pas senti passer, dans une de leurs étreintes, la volupté accrue et divine de lenfant ? Après le premier mois, dès son arrivée à Paris, elle avait douté, croyant à un retard, à une indisposition, bien explicable au milieu du trouble et des chagrins de leur rupture. Mais, nayant encore rien vu le second mois, elle avait attendu quelques jours, et elle était aujourdhui certaine de sa grossesse, que tous les symptômes dailleurs confirmaient. La lettre était courte, disant le fait simplement, pleine pourtant dune ardente joie, dun élan dinfinie tendresse, dans un désir de retour immédiat. Éperdu, craignant de ne pas bien comprendre, Pascal recommença la lettre. Un enfant ! cet enfant quil se méprisait de navoir pu faire, le jour du départ, dans le grand souffle désolé du mistral, et qui était là déjà, quelle emportait, lorsquil regardait au loin fuir le train, par la plaine rase ! Ah ! cétait luvre vraie, la seule bonne, la seule vivante, celle qui le comblait de bonheur et dorgueil. Ses travaux, ses craintes de lhérédité avaient disparu. Lenfant allait être, quimportait ce quil serait ! pourvu quil fût la continuation, la vie léguée et perpétuée, lautre soi-même ! Il en restait remué jusquau fond des entrailles, dans un frisson attendri de tout son être. Il riait, il parlait tout haut, il baisait follement la lettre. Mais un bruit de pas le fit se calmer un peu. Il tourna la tête, il vit Martine. Monsieur le docteur Ramond est en bas. Ah ! quil monte, quil monte ! Cétait encore du bonheur qui arrivait. Ramond, dès la porte, cria gaiement : Victoire ! Maître, je vous rapporte votre argent, pas tout, mais une bonne somme ! Et il conta les choses, un cas dimprévue et heureuse chance, que son beau-père, M. Lévêque, avait tiré au clair. Les reçus des cent vingt mille francs, qui constituaient Pascal créancier personnel de Grandguillot, ne servaient à rien, puisque celui-ci était insolvable. Le salut sétait rencontré dans la procuration que le docteur lui avait remise un jour, sur sa demande, à leffet demployer tout ou partie de son argent en placements hypothécaires. Comme le nom du mandataire y était en blanc, le notaire, ainsi que cela se pratique parfois, avait pris un de ses clercs pour prête-nom ; et quatre-vingt mille francs venaient dêtre retrouvés ainsi, placés en bonnes hypothèques, par lintermédiaire dun brave homme, tout à fait en dehors des affaires de son patron. Si Pascal avait agi, était allé au parquet, il aurait débrouillé cela depuis longtemps. Enfin, quatre mille francs de rentes solides rentraient dans sa poche. Il avait saisi les mains du jeune homme, il les lui serrait, dun air exalté. Ah ! mon ami, si vous saviez combien je suis heureux ! Cette lettre de Clotilde mapporte un grand bonheur. Oui, jallais la rappeler près de moi ; mais la pensée de ma misère, des privations que je lui imposerais, me gâtait la joie de son retour Et voilà que la fortune revient, au moins de quoi installer mon petit monde ! Dans lexpansion de son attendrissement, il avait tendu la lettre à Ramond, il le força à la lire. Puis, lorsque le jeune homme la lui rendit en souriant, ému de le sentir si bouleversé, il céda à un besoin débordant de tendresse, il le saisit entre ses deux grands bras, comme un camarade, comme un frère. Les deux hommes se baisèrent sur les joues, vigoureusement. Puisque le bonheur vous envoie, je vais encore vous demander un service. Vous savez que je me défie de tout le monde ici, même de ma vieille bonne. Cest vous qui allez porter ma dépêche au télégraphe. Il sétait assis de nouveau devant sa table, il écrivit simplement : « Je tattends, pars ce soir. » Voyons, reprit-il, nous sommes aujourdhui le 6 novembre, nest-ce pas ? Il est près de dix heures, elle aura ma dépêche vers midi. Cela lui donne tout le temps de faire ses malles et de prendre, ce soir, lexpress de huit heures, qui la mettra demain à Marseille pour le déjeuner. Mais, comme il ny a pas de train qui corresponde tout de suite, elle ne pourra être ici, demain 7 novembre, que par celui de cinq heures. Après avoir plié la dépêche, il sétait levé. Mon Dieu ! à cinq heures, demain ! Que cela est loin encore ! que vais-je faire jusque-là ? Puis, envahi dune préoccupation, devenu grave : Ramond, mon camarade, voulez-vous me faire la grande amitié dêtre très franc avec moi ? Comment ça, maître ? Oui, vous mentendez bien Lautre jour, vous mavez examiné. Pensez-vous que je puisse aller un an encore ? Et il tenait le jeune homme sous la fixité de son regard, il lempêchait de détourner les yeux. Pourtant, celui-ci tâcha de séchapper, en plaisantant : était-ce vraiment un médecin qui posait une question pareille ? Je vous en prie, Ramond, soyons sérieux. Alors, Ramond, en toute sincérité, répondit quil pouvait très bien, selon lui, nourrir lespoir de vivre encore une année. Il donnait ses raisons, létat relativement peu avancé de la sclérose, la santé parfaite des autres organes. Sans doute, il fallait faire la part de linconnu, de ce quon ne savait pas, car laccident brutal était toujours possible. Et tous deux en arrivèrent à discuter le cas, aussi tranquillement que sils sétaient trouvés en consultation, au chevet dun malade, pesant le pour et le contre, donnant chacun leurs arguments, fixant davance la terminaison fatale, selon les indices les mieux établis et les plus sages. Pascal, comme sil ne se fût pas agi de lui, avait repris son sang-froid, son oubli de lui-même. Oui, murmura-t-il enfin, vous avez raison, une année de vie est possible Ah ! voyez-vous, mon ami, ce que je voudrais, ce seraient deux années, un désir fou, sans doute, une éternité de joie Et, sabandonnant à ce rêve davenir : Lenfant naîtra vers la fin de mai Ce serait si bon de le voir grandir un peu, jusquà ses dix-huit mois, à ses vingt mois, tenez ! pas davantage. Le temps seulement quil se débrouille et quil fasse ses premiers pas Je nen demande pas beaucoup, je voudrais le voir marcher, et après, mon Dieu ! après Il compléta sa pensée dun geste. Puis, gagné par lillusion : Mais deux années, ce nest pas impossible. Jai eu un cas très curieux, un charron du faubourg qui a vécu quatre ans, déjouant toutes mes prévisions Deux années, deux années, je les vivrai ! Il faut bien que je les vive ! Ramond, qui avait baissé la tête, ne répondait plus. Un embarras le prenait, à lidée de sêtre montré trop optimiste ; et la joie du maître linquiétait, lui devenait douloureuse, comme si cette exaltation même, troublant un cerveau autrefois si solide, lavait averti dun danger sourd et imminent. Ne vouliez-vous pas envoyer cette dépêche tout de suite ? Oui, oui ! allez vite, mon bon Ramond, et je vous attends après-demain. Elle sera ici, je veux que vous accouriez nous embrasser. La journée fut longue. Et, cette nuit-là, vers quatre heures, comme Pascal venait enfin de sendormir, après une insomnie heureuse despoirs et de rêves, il fut réveillé brutalement par une crise effroyable. Il lui sembla quun poids énorme, toute la maison, sétait écroulé sur sa poitrine, à ce point que le thorax, aplati, touchait le dos ; et il ne respirait plus, la douleur gagnait les épaules, le cou, paralysait le bras gauche. Dailleurs, sa connaissance restait entière, il avait la sensation que son cur sarrêtait, que sa vie était sur le point de séteindre, dans cet affreux écrasement détau qui létouffait. Avant que la crise fût à sa période aiguë, il avait eu la force de se lever, de taper au plancher avec une canne, pour faire monter Martine. Puis, il était retombé sur son lit, ne pouvant plus ni bouger ni parler, trempé dune sueur froide. Martine, heureusement, dans le grand silence de la maison vide, avait entendu. Elle shabilla, senveloppa dun châle, monta vivement, avec sa bougie. La nuit était profonde encore, le petit jour allait paraître. Et, quand elle aperçut son maître dont les yeux seuls vivaient, qui la regardait, les mâchoires serrées, la langue liée, le visage ravagé par langoisse, elle sépouvanta, seffara, ne put que se jeter vers le fit, criant : Mon Dieu ! mon Dieu ! Monsieur, quavez-vous ? Répondez-moi, Monsieur, vous me faites peur ! Pendant une grande minute, Pascal étouffa davantage, ne parvenant pas à retrouver son souffle. Puis, létau de ses côtes se desserrant peu à peu, il murmura très bas : Les cinq mille francs du secrétaire sont à Clotilde Vous lui direz que cest arrangé chez le notaire, quelle retrouvera là de quoi vivre Alors, Martine qui lavait écouté, béante, se désespéra, confessa son mensonge, ignorant les bonnes nouvelles apportées par Ramond. Monsieur, il faut me pardonner, jai menti. Mais ce serait mal de mentir davantage Quand je vous ai vu seul et si malheureux, jai pris sur mon argent Ma pauvre fille, vous avez fait ça ! Oh ! jai bien espéré un peu que Monsieur me le rendrait un jour ! La crise se calmait, il put tourner la tête et la regarder. Il était stupéfait et attendri. Que sétait-il donc passé dans le cur de cette vieille fille avare, qui pendant trente années avait durement amassé son trésor, qui nen avait jamais sorti un sou, ni pour les autres ni pour elle ? Il ne comprenait pas encore, il voulut simplement se montrer reconnaissant et bon. Vous êtes une brave femme, Martine. Tout cela vous sera rendu Je crois bien que je vais mourir Elle ne le laissa pas achever, se révoltant, dans un sursaut de tout son être, dans un cri de protestation. Mourir, vous, Monsieur ! Mourir avant moi ! Je ne veux pas, je ferai tout, je lempêcherai bien ! Et elle sétait jetée à genoux devant le lit, elle lavait saisi de ses mains éperdues, tâtant pour savoir où il souffrait, le retenant, comme si elle avait espéré quon noserait pas le lui prendre. Il faut me dire ce que vous avez, je vous soignerai, je vous sauverai. Sil est nécessaire de vous donner de ma vie, à moi, je vous en donnerai, Monsieur Je puis bien passer mes jours, mes nuits. Je suis encore forte, je serai plus forte que le mal, vous verrez Mourir, mourir, ah ! non, ce nest pas possible ! Le bon Dieu ne peut pas vouloir une injustice pareille, Je lai tant prié dans mon existence, quil doit mécouter un peu, et il mexaucera, Monsieur, il vous sauvera ! Pascal la regardait, lécoutait, et une clarté brusque se faisait en lui. Mais elle laimait, cette misérable fille, elle lavait toujours aimé ! Il se rappelait ses trente années de dévouement aveugle, son adoration muette dautrefois, quand elle le servait à genoux, et quelle était jeune, ses jalousies sourdes contre Clotilde plus tard, tout ce quelle avait dû souffrir inconsciemment à cette époque. Et elle était là, à genoux encore aujourdhui, devant son lit de mort, en cheveux grisonnants, avec ses yeux couleur de cendre, dans sa face blême de nonne abêtie par le célibat. Et il la sentait ignorante de tout, ne sachant même pas de quel amour elle lavait aimé, naimant que lui pour le bonheur de laimer, dêtre avec lui et de le servir. Des larmes roulèrent sur les joues de Pascal. Une pitié douloureuse, une tendresse humaine, infinie, débordaient de son pauvre cur à moitié brisé. Il la tutoya. Ma pauvre fille, tu es la meilleure des filles Tiens ! embrasse-moi comme tu maimes, de toute ta force ! Elle sanglotait, elle aussi. Elle laissa tomber, sur la poitrine de son maître, sa tête grise, sa face usée par sa longue domesticité. Éperdument, elle le baisa, mettant dans ce baiser toute sa vie. Bon ! ne nous attendrissons pas, parce que, vois-tu, on aura beau faire, ce sera la fin tout de même Si tu veux que je taime bien, tu vas mobéir. Dabord, il sentêta à ne pas rester dans sa chambre. Elle lui semblait glacée, haute, vide, noire. Le désir lui était venu de mourir dans lautre chambre, celle de Clotilde, celle où tous deux sétaient aimés, où lui nentrait plus quavec un frisson religieux. Et il fallut que Martine eût cette dernière abnégation, quelle laidât à se lever, quelle le soutînt, le conduisît, chancelant, jusquau lit tiède encore. Il avait pris, sous son oreiller, la clef de larmoire, quil gardait là, chaque nuit ; et il remit cette clef sous lautre oreiller, pour veiller sur elle, tant quil serait vivant. Le petit jour naissait à peine, la servante avait posé la bougie sur la table. A présent que me voilà couché, et que je respire un peu mieux, tu vas me faire le plaisir de courir chez le docteur Ramond Tu le réveilleras, tu le ramèneras avec toi. Elle partait, lorsquil fut saisi dune crainte. Et, surtout, je te défends daller avertir ma mère. Embarrassée, suppliante, elle revint vers lui. Oh ! Monsieur, Mme Félicité qui ma tant fait lui promettre Mais il fut inflexible. Toute sa vie, il sétait montré déférent pour sa mère, et il croyait avoir acquis le droit de se protéger contre elle, au moment de sa mort. Il refusait de la voir. La servante dut lui jurer dêtre muette. Alors, seulement, il retrouva un sourire. Va vite Oh ! tu me reverras, ce nest pas pour maintenant. Le jour se levait enfin, un petit jour triste, dans une pâle matinée de novembre. Pascal avait fait ouvrir les volets ; et, quand il se trouva seul, il regarda croître cette lumière, celle de la dernière journée quil vivrait sans doute. La veille, il avait plu, le soleil était resté voilé, tiède encore. Des platanes voisins, il entendait venir tout un réveil doiseaux, tandis que, très loin, au fond de la campagne ensommeillée, une locomotive sifflait, dune plainte continue. Et il était seul, seul, dans la grande maison morne, dont il sentait autour de lui le vide, dont il écoutait le silence. Le jour grandissait lentement, il continuait à en suivre, sur les vitres, la tache élargie et blanchissante. Puis, la flamme de la bougie fut noyée, la chambre apparut, tout entière. Il en attendait un soulagement, et il ne fut pas déçu, des consolations lui arrivèrent de la tenture couleur daurore, de chacun des meubles familiers, du vaste lit où il avait tant aimé et où il sétait couché pour mourir. Sous le haut plafond, par la pièce frissonnante, flottaient toujours une pure odeur de jeunesse, une infinie douceur damour, dont il était enveloppé comme dune caresse fidèle, et réconforté. Cependant, Pascal, bien que la crise aiguë eût cessé, souffrait affreusement. Une douleur poignante restait au creux de la poitrine, et son bras gauche, engourdi, pesait à son épaule ainsi quun bras de plomb. Dans linterminable attente du secours que Martine allait ramener, il avait fini par fixer toute sa pensée sur cette souffrance dont criait sa chair. Et il se résignait, il ne retrouvait pas la révolte que soulevait en lui, autrefois, le seul spectacle de la douleur physique. Elle lexaspérait, comme une cruauté monstrueuse et inutile. Au milieu de ses doutes de guérisseur, il ne soignait plus ses malades que pour la combattre. Sil finissait par laccepter, aujourdhui que lui-même en subissait la torture, était-ce donc quil montait dun degré encore dans sa foi en la vie, à ce sommet de sérénité, doù la vie apparaît totalement bonne, même avec la fatale condition de la souffrance, qui en est le ressort peut-être ? Oui ! vivre toute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rébellion, sans croire quon la rendrait meilleure en la rendant indolore, cela éclatait nettement, à ses yeux de moribond, comme le grand courage et la grande sagesse. Et, pour tromper son attente, pour amuser son mal, il reprenait ses théories dernières, il rêvait au moyen dutiliser la souffrance, de la transformer en action, en travail. Si lhomme, à mesure quil sélève dans la civilisation, sent la douleur davantage, il est très certain quil y devient aussi plus fort, plus armé, plus résistant. Lorgane, le cerveau qui fonctionne, se développe, se solidifie, pourvu que léquilibre ne soit pas rompu, entre les sensations quil reçoit et le travail quil rend. Dès lors, ne pouvait-on faire le rêve dune humanité où la somme du travail équivaudrait si bien à la somme des sensations, que la souffrance sy trouverait elle-même employée et comme supprimée ? Maintenant, le soleil se levait, Pascal roulait confusément ces lointains espoirs, dans le demi-sommeil de son mal, lorsquil sentit une nouvelle crise naître du fond de sa poitrine. Il eut un moment danxiété atroce : est-ce que cétait la fin ? est-ce quil allait mourir seul ? Mais, justement, des pas rapides montaient lescalier, Ramond entra, suivi de Martine. Et le malade eut le temps de lui dire, avant détouffer : Piquez-moi, piquez-moi tout de suite, avec de leau pure ! et deux fois, au moins dix grammes ! Malheureusement, le médecin dut chercher la petite seringue, puis tout préparer. Cela dura quelques minutes, et la crise fut effrayante. Il en suivait les progrès avec anxiété, le visage qui se décomposait, les lèvres qui bleuissaient. Enfin, lorsquil eut fait les deux piqûres, il remarqua que les phénomènes, un instant stationnaires, diminuaient ensuite dintensité, lentement. Cette fois encore, la catastrophe était évitée. Mais, dès quil nétouffa plus, Pascal, jetant un regard sur la pendule, dit de sa voix faible et tranquille : Mon ami, il est sept heures Dans douze heures, à sept heures, ce soir, je serai mort. Et, comme le jeune homme voulait protester, prêt à la discussion : Non, ne mentez pas. Vous avez assisté à la crise, vous êtes renseigné aussi bien que moi Tout va désormais se passer dune façon mathématique ; et, heure par heure, je pourrais vous décrire les phases du mal Il sinterrompit pour respirer difficilement ; puis, il ajouta : Dailleurs, tout est bien, je suis content Clotilde sera ici à cinq heures, je ne demande plus quà la voir et à mourir entre ses bras. Bientôt pourtant, il éprouva un mieux sensible. Leffet de la piqûre était vraiment miraculeux ; et il put sasseoir sur le lit, le dos appuyé contre des oreillers. La voix redevenait facile, jamais la lucidité du cerveau navait paru plus grande. Vous savez, maître, dit Ramond, que je ne vous quitte pas. Jai prévenu ma femme, nous allons passer la journée ensemble ; et, quoi que vous en disiez, jespère bien que ce ne sera pas la dernière Nest-ce pas ? vous permettez que je minstalle comme chez moi. Pascal souriait. Il donna des ordres à Martine, il voulut quelle soccupât du déjeuner, pour Ramond. Si lon avait besoin delle, on lappellerait. Et les deux hommes restèrent seuls dans une bonne intimité de causerie, lun couché, avec sa grande barbe blanche, discourant comme un sage, lautre assis au chevet, écoutant, montrant la déférence dun disciple. En vérité, murmura le maître, comme sil se fût parlé à lui-même, cest extraordinaire, leffet de ces piqûres Puis, haussant la voix, presque gaiement : Mon ami Ramond, ce nest peut-être pas un gros cadeau que je vous fais, mais je vais vous laisser mes manuscrits. Oui, Clotilde a lordre, quand je ne serai plus, de vous les remettre Vous fouillerez là-dedans, vous y trouverez peut-être des choses pas trop mauvaises. Si vous en tirez un jour quelque bonne idée, eh bien ! ce sera tant mieux pour tout le monde. Et il partit de là, il donna son testament scientifique. Il avait la nette conscience de navoir été, lui, quun pionnier solitaire, un précurseur, ébauchant des théories, tâtonnant dans la pratique, échouant à cause de sa méthode encore barbare. Il rappela son enthousiasme, lorsquil avait cru découvrir la panacée universelle, avec ses injections de substance nerveuse, puis ses déconvenues, ses désespoirs, la mort brutale de Lafouasse, la phtisie emportant quand même Valentin, la folie victorieuse reprenant Sarteur et létranglant. Aussi sen allait-il plein de doute, nayant plus la foi nécessaire au médecin guérisseur, si amoureux de la vie, quil avait fini par mettre en elle son unique croyance, certain quelle devait tirer delle seule sa santé et sa force. Mais il ne voulait pas fermer lavenir, il était heureux au contraire de léguer son hypothèse à la jeunesse. Tous les vingt ans, les théories changeaient, il ne restait dinébranlables que les vérités acquises, sur lesquelles la science continuait à bâtir. Si même il navait eu le mérite que dapporter lhypothèse dun moment, son travail ne serait pas perdu, car le progrès était sûrement dans leffort, dans lintelligence toujours en marche. Puis, qui savait ? Il avait beau mourir troublé et las, nayant point réalisé son espoir avec les piqûres : dautres ouvriers viendraient, jeunes, ardents, convaincus, qui reprendraient lidée, léclairciraient, lélargiraient. Et peut-être tout un siècle, tout un monde nouveau partirait de là. Ah ! mon cher Ramond, continua-t-il, si lon revivait une autre vie ! Oui, je recommencerai, je reprendrai mon idée, car jai été frappé dernièrement par ce singulier résultat que les piqûres faites avec de leau pure étaient presque aussi efficaces Le liquide injecté nimporte donc pas, il ny a donc là quune action simplement mécanique Tout ce mois dernier, jai écrit beaucoup là-dessus. Vous trouverez des notes, des observations curieuses En somme, jen serais arrivé à croire uniquement au travail, à mettre la santé dans le fonctionnement équilibré de tous les organes, une sorte de thérapeutique dynamique, si jose risquer ce mot. Il se passionnait peu à peu, il en arrivait à oublier la mort prochaine, pour ne songer quà sa curiosité ardente de la vie. Et il ébauchait, dun trait large, sa théorie dernière. Lhomme baignait dans un milieu, la nature, qui irritait perpétuellement par des contacts les terminaisons sensitives des nerfs. De là, la mise en uvre, non seulement des sens, mais de toutes les surfaces du corps, extérieures et intérieures. Or, cétaient ces sensations qui en se répercutant dans le cerveau, dans la moelle, dans les centres nerveux, sy transformaient en tonicité, en mouvements et en idées ; et il avait la conviction que se bien porter consistait dans le train normal de ce travail : recevoir les sensations, les rendre en idées et en mouvements, nourrir la machine humaine par le jeu régulier des organes. Le travail devenait ainsi la grande loi, le régulateur de lunivers vivant. Dès lors, il était nécessaire que, si léquilibre se rompait, si les excitations venues du dehors cessaient dêtre suffisantes, la thérapeutique en créât dartificielles, de façon à rétablir la tonicité, qui est létat de santé parfaite. Et il rêvait toute une médication nouvelle : la suggestion, lautorité toute-puissante du médecin pour les sens ; lélectricité, les frictions, le massage pour la peau et les tendons ; les régimes alimentaires pour lestomac ; les cures dair, sur les hauts plateaux, pour les poumons ; enfin, les transfusions, les piqûres deau distillée pour lappareil circulatoire. Cétait laction indéniable et purement mécanique de ces dernières qui lavait mis sur la voie, il ne faisait quétendre à présent lhypothèse, par un besoin de son esprit généralisateur, il voyait de nouveau le monde sauvé dans cet équilibre parfait, autant de travail rendu que de sensation reçue, le branle du monde rétabli dans son labeur éternel. Puis, il se mit à rire franchement. Bon ! me voilà parti encore ! Et moi qui crois, au fond, que lunique sagesse est de ne pas intervenir, de laisser faire la nature ! Ah ! le vieux fou incorrigible ! Mais Ramond lui avait saisi les deux mains, dans un élan de tendresse : et dadmiration. Maître, maître ! cest avec de la passion, de la folie comme la vôtre quon fait du génie ! Soyez sans crainte, je vous ai écouté, je tâcherai dêtre digne de votre héritage ; et, je le crois comme vous, peut-être le grand demain est-il là tout entier. Dans la chambre attendrie et calme, Pascal se remit à parler, avec 1a tranquillité brave dun philosophe mourant qui donne sa dernière leçon. Maintenant, il revenait sur ses observations personnelles, il expliquait quil sétait souvent guéri lui-même par le travail, un travail réglé et méthodique, sans surmenage. Onze heures sonnèrent, il voulut que Ramond déjeunât, et il continua la conversation, très loin, très haut, pendant que Martine servait. Le soleil avait fini par percer les nuées grises de la matinée, un soleil à demi voilé encore et très doux, dont la nappe dorée tiédissait la vaste pièce. Puis, comme il achevait de boire quelques gorgées de lait, il se tut. A ce moment, le jeune médecin mangeait une poire. Est-ce que vous souffrez davantage ? Non, non, finissez. Mais il ne put mentir. Cétait une crise, et terrible. La suffocation vint en coup de foudre, le renversa sur loreiller, le visage déjà bleu. Des deux mains, il avait saisi le drap à poignée, il sy cramponnait, comme pour trouver un point dappui et soulever leffroyable masse qui lui écrasait la poitrine. Atterré, livide, il tenait ses yeux grands ouverts, fixés sur la pendule, avec une effrayante expression de désespoir et de douleur. Et, pendant dix longues minutes, il faillit expirer. Tout de suite, Ramond lavait piqué. Le soulagement fut lent à se produire, lefficacité était moindre. De grosses larmes parurent dans les yeux de Pascal, dès que la vie lui revint. Il ne parlait pas encore, il pleurait. Puis, regardant toujours la pendule, de ses regards obscurcis : Mon ami, je mourrai à quatre heures, je ne la verrai pas. Et, comme Ramond, pour distraire sa pensée, affirmait contre lévidence que la terminaison nétait pas si prochaine, lui fut repris de sa passion de savant, voulant donner à son jeune confrère une dernière leçon, basée sur lobservation directe. Il avait soigné plusieurs cas pareils au sien, il se souvenait surtout davoir disséqué, à lhôpital, le cur dun vieux, pauvre atteint de sclérose. Je le vois, mon cur Il est couleur de feuille morte, les fibres en sont cassantes, on le dirait amaigri, bien quil ait augmenté un peu de volume. Le travail inflammatoire a dû le durcir, on le couperait difficilement Il continua à voix plus basse. Tout à lheure, il avait bien senti son cur qui mollissait, dont les contractions devenaient molles et lentes. Au lieu du jet de sang normal, il ne sortait plus par laorte quune bave rouge. Derrière, les veines étaient gorgées de sang noir, létouffement augmentait, à mesure que se ralentissait la pompe aspirante et foulante, régulatrice de toute la machine. Et, après la piqûre, il avait suivi, malgré sa souffrance, le réveil progressif de lorgane, le coup de fouet qui lavait remis en marche, déblayant le sang noir des veines, soufflant de nouveau la force avec le sang rouge des artères. Mais la crise allait revenir, dès que leffet mécanique de la piqûre aurait cessé. Il pouvait la prédire à quelques minutes près. Grâce aux injections, il y aurait encore trois crises. La troisième lemporterait, il mourrait à quatre heures. Puis, dune voix de plus en plus faible, il eut un dernier enthousiasme, sur la vaillance du cur, de cet ouvrier obstiné de la vie, sans cesse au travail, à toutes les secondes de lexistence, même pendant le sommeil, lorsque les autres organes, paresseux, se reposaient. Ah ! brave cur ! comme tu luttes héroïquement ! Quelle foi, quelle générosité de muscle jamais las ! Tu as trop aimé, tu as trop battu, et cest pourquoi tu te brises, brave cur qui ne veux pas mourir et qui te soulèves pour battre encore ! Mais la première crise annoncée se produisit. Pascal nen sortit, cette fois, que pour rester haletant, hagard, la parole sifflante et pénible. De sourdes plaintes lui échappaient, malgré son courage : mon Dieu ! cette torture ne finirait donc pas ? Et, pourtant, il navait plus quun ardent désir, prolonger son agonie, vivre assez pour embrasser une dernière fois Clotilde. Sil se trompait, comme Ramond sobstinait à le répéter ! sil pouvait vivre jusquà cinq heures ! Ses yeux étaient retournés à la pendule, il ne quittait plus les aiguilles, donnant aux minutes une importance déternité. Autrefois, ils avaient plaisanté souvent sur cette pendule Empire, une borne de bronze doré, contre laquelle lAmour souriant contemplait le Temps endormi. Elle marquait trois heures. Puis, elle marqua trois heures et demie. Deux heures de vie seulement, encore deux heures de vie, mon Dieu ! Le soleil sabaissait à lhorizon, un grand calme tombait du pâle ciel dhiver ; et il écoutait, par moments, les lointaines locomotives qui sifflaient, à travers la plaine rase. Ce train-là était celui qui passait aux Tulettes. Lautre, celui qui venait de Marseille, narriverait donc jamais ! A quatre heures moins vingt, Pascal fit signe à Ramond de sapprocher. Il ne parlait plus assez fort, il ne pouvait se faire entendre. Il faudrait, pour que je vécusse jusquà six heures, que le pouls fût moins bas. Jespérais encore, mais cest fini Et, dans un murmure, il nomma Clotilde. Cétait un adieu bégayé et déchirant, laffreux chagrin quil éprouvait à ne pas la revoir. Ensuite, le souci de ses manuscrits reparut. Ne me quittez pas La clef est sous mon oreiller. Vous direz à Clotilde de la prendre, elle a des ordres. A quatre heures moins dix, une nouvelle piqûre resta sans effet. Et quatre heures allaient sonner, lorsque la deuxième crise se déclara. Brusquement, après avoir étouffé, il se jeta hors de son lit, il voulut se lever, marcher, dans un réveil de ses forces. Un besoin despace, de clarté, de grand air, le poussait en avant, là-bas. Puis, cétait un appel irrésistible de la vie, de toute sa vie, quil entendait venir à lui, du fond de la salle voisine. Et il y courait, chancelant, suffoquant, courbé à gauche, se rattrapant aux meubles. Vivement, le docteur Ramond sétait précipité pour le retenir. Maître, maître ! recouchez-vous, je vous en supplie ! Mais Pascal, sourdement, sentêtait à finir debout. La passion dêtre encore, lidée héroïque du travail, persistaient en lui, lemportaient comme une masse. Il râlait, il balbutiait. Non, non là-bas, là-bas Il fallut que son ami le soutînt, et il sen alla ainsi, trébuchant et hagard, jusquau fond de la salle, et il se laissa tomber sur sa chaise, devant sa table, où une page commencée traînait, parmi le désordre des papiers et des livres. Là, un moment, il souffla, ses paupières se fermèrent. Bientôt, il les rouvrit, tandis que ses mains tâtonnantes cherchaient le travail. Elles rencontrèrent lArbre généalogique, au milieu dautres notes éparses. Lavant-veille encore, il y avait rectifié des dates. Et il le reconnut, lattira, létala. Maître, maître ! vous vous tuez ! répétait Ramond frémissant, bouleversé de pitié et dadmiration. Pascal nécoutait pas, nentendait pas. Il avait senti un crayon rouler sous ses doigts. Il le tenait, il se penchait sur lArbre, comme si ses yeux à demi éteints ne voyaient plus. Et, une dernière fois, il passait en revue les membres de la famille. Le nom de Maxime larrêta, il écrivit : « Meurt ataxique, en 1873 », dans la certitude que son neveu ne passerait pas lannée. Ensuite, à côté, le nom de Clotilde le frappa, et il compléta aussi la note, il mit : « A, en 1874, de son oncle Pascal, un fils. » Mais il se cherchait, sépuisant, ségarant. Enfin, quand il se fut trouvé, sa main se raffermit, il sacheva, dune écriture haute et brave : « Meurt, dune maladie de cur, le 7 novembre 1873. » Cétait leffort suprême, son râle augmentait, il étouffait, lorsquil aperçut, au-dessus de Clotilde, la feuille blanche. Ses doigts ne pouvaient plus tenir le crayon. Pourtant, en lettres défaillantes, où passait la tendresse torturée, le désordre éperdu de son pauvre cur, il ajouta encore : « Lenfant inconnu, à naître en 1874. Quel sera-t-il ? » Et il eut une faiblesse, Martine et Ramond purent à grand-peine le reporter sur le lit. La troisième crise eut lieu à quatre heures un quart. Dans cet accès final de suffocation, le visage de Pascal exprima une effroyable souffrance. Jusquau bout, il devait endurer son martyre dhomme et de savant. Ses yeux troubles semblèrent chercher encore la pendule, pour constater lheure. Et Ramond, le voyant remuer les lèvres, se pencha, colla son oreille. En effet, il murmurait des paroles, si légères, quelles étaient un souffle. Quatre heures Le cur sendort, plus de sang rouge dans laorte La valvule mollit et sarrête Un râle affreux le secoua, le petit souffle devenait très lointain. Ça marche trop vite Ne me quittez pas, la clef est sous loreiller Clotilde, Clotilde Au pied du lit, Martine était tombée à genoux, étranglée de sanglots. Elle voyait bien que Monsieur se mourait. Elle navait point osé courir chercher un prêtre, malgré sa grande envie ; et elle récitait elle-même les prières des agonisants, elle priait ardemment le bon Dieu, pour quil pardonnât à Monsieur et que Monsieur allât droit en paradis. Pascal mourut. Sa face était toute bleue. Après quelques secondes dune immobilité complète, il voulut respirer, il avança les lèvres, ouvrit sa pauvre bouche, un bec de petit mieux, tu vas me faire le plaisir de courir chez le docteur Ramond Tu le réveilleras, tu le ramèneras avec toi. Elle partait, lorsquil fut saisi dune crainte. Et, surtout, je te défends daller avertir ma mère. Embarrassée, suppliante, elle revint vers lui. Oh ! Monsieur, Mme Félicité qui ma tant fait lui promettre Mais il fut inflexible. Toute sa vie, il sétait montré déférent pour sa mère, et il croyait avoir acquis le droit de se protéger contre elle, au moment de sa mort. Il refusait de la voir. La servante dut lui jurer dêtre muette. Alors, seulement, il retrouva un sourire. Va vite Oh ! tu me reverras, ce nest pas pour maintenant. Le jour se levait enfin, un petit jour triste, dans une pâle matinée de novembre. Pascal avait fait ouvrir les volets ; et, quand il se trouva seul, il regarda croître cette lumière, celle de la dernière journée quil vivrait sans doute. La veille, il avait plu, le soleil était resté voilé, tiède encore. Des platanes voisins, il entendait venir tout un réveil doiseaux, tandis que, très loin, au fond de la campagne ensommeillée, une locomotive sifflait, dune plainte continue. Et il était seul, seul, dans la grande maison morne, dont il sentait autour de lui le vide, dont il écoutait le silence. Le jour grandissait lentement, il continuait à en suivre, sur les vitres, la tache élargie et blanchissante. Puis, la flamme de la bougie fut noyée, la chambre apparut, tout entière. Il en attendait un soulagement, et il ne fut pas déçu, des consolations lui arrivèrent de la tenture couleur daurore, de chacun des meubles familiers, du vaste lit où il avait tant aimé et où il sétait couché pour mourir. Sous le haut plafond, par la pièce frissonnante, flottaient toujours une pure odeur de jeunesse, une infinie douceur damour, dont il était enveloppé comme dune caresse fidèle, et réconforté. Cependant, Pascal, bien que la crise aiguë eût cessé, souffrait affreusement. Une douleur poignante restait au creux de la poitrine, et son bras gauche, engourdi, pesait à son épaule ainsi quun bras de plomb. Dans linterminable attente du secours que Martine allait ramener, il avait fini par fixer toute sa pensée sur cette souffrance dont criait sa chair. Et il se résignait, il ne retrouvait pas la révolte que soulevait en lui, autrefois, le seul spectacle de la douleur physique. Elle lexaspérait, comme une cruauté monstrueuse et inutile. Au milieu de ses doutes de guérisseur, il ne soignait plus ses malades que pour la combattre. Sil finissait par laccepter, aujourdhui que lui-même en subissait la torture, était-ce donc quil montait dun degré encore dans sa foi en la vie, à ce sommet de sérénité, doù la vie apparaît totalement bonne, même avec la fatale condition de la souffrance, qui en est le ressort peut-être ? Oui ! vivre toute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rébellion, sans croire quon la rendrait meilleure en la rendant indolore, cela éclatait nettement, à ses yeux de moribond, comme le grand courage et la grande sagesse. Et, pour tromper son attente, pour amuser son mal, il reprenait ses théories dernières, il rêvait au moyen dutiliser la souffrance, de la transformer en action, en travail. Si lhomme, à mesure quil sélève dans la civilisation, sent la douleur davantage, il est très certain quil y devient aussi plus fort, plus armé, plus résistant. Lorgane, le cerveau qui fonctionne, se développe, se solidifie, pourvu que léquilibre ne soit pas rompu, entre les sensations quil reçoit et le travail quil rend. Dès lors, ne pouvait-on faire le rêve dune humanité où la somme du travail équivaudrait si bien à la somme des sensations, que la souffrance sy trouverait elle-même employée et comme supprimée ? Maintenant, le soleil se levait, Pascal roulait confusément ces lointains espoirs, dans le demi-sommeil de son mal, lorsquil sentit une nouvelle crise naître du fond de sa poitrine. Il eut un moment danxiété atroce : est-ce que cétait la fin ? est-ce quil allait mourir seul ? Mais, justement, des pas rapides montaient lescalier, Ramond entra, suivi de Martine. Et le malade eut le temps de lui dire, avant détouffer : Piquez-moi, piquez-moi tout de suite, avec de leau pure ! et deux fois, au moins dix grammes ! Malheureusement, le médecin dut chercher la petite seringue, puis tout préparer. Cela dura quelques minutes, et la crise fut effrayante. Il en suivait les progrès avec anxiété, le visage qui se décomposait, les lèvres qui bleuissaient. Enfin, lorsquil eut fait les deux piqûres, il remarqua que les phénomènes, un instant stationnaires, diminuaient ensuite dintensité, lentement. Cette fois encore, la catastrophe était évitée. Mais, dès quil nétouffa plus, Pascal, jetant un regard sur la pendule, dit de sa voix faible et tranquille : Mon ami, il est sept heures Dans douze heures, à sept heures, ce soir, je serai mort. Et, comme le jeune homme voulait protester, prêt à la discussion : Non, ne mentez pas. Vous avez assisté à la crise, vous êtes renseigné aussi bien que moi Tout va désormais se passer dune façon mathématique ; et, heure par heure, je pourrais vous décrire les phases du mal Il sinterrompit pour respirer difficilement ; puis, il ajouta : Dailleurs, tout est bien, je suis content Clotilde sera ici à cinq heures, je ne demande plus quà la voir et à mourir entre ses bras. Bientôt pourtant, il éprouva un mieux sensible. Leffet de la piqûre était vraiment miraculeux ; et il put sasseoir sur le lit, le dos appuyé contre des oreillers. La voix redevenait facile, jamais la lucidité du cerveau navait paru plus grande. Vous savez, maître, dit Ramond, que je ne vous quitte pas. Jai prévenu ma femme, nous allons passer la journée ensemble ; et, quoi que vous en disiez, jespère bien que ce ne sera pas la dernière Nest-ce pas ? vous permettez que je minstalle comme chez moi. Pascal souriait. Il donna des ordres à Martine, il voulut quelle soccupât du déjeuner, pour Ramond. Si lon avait besoin delle, on lappellerait. Et les deux hommes restèrent seuls dans une bonne intimité de causerie, lun couché, avec sa grande barbe blanche, discourant comme un sage, lautre assis au chevet, écoutant, montrant la déférence dun disciple. En vérité, murmura le maître, comme sil se fût parlé à lui-même, cest extraordinaire, leffet de ces piqûres Puis, haussant la voix, presque gaiement : Mon ami Ramond, ce nest peut-être pas un gros cadeau que je vous fais, mais je vais vous laisser mes manuscrits. Oui, Clotilde a lordre, quand je ne serai plus, de vous les remettre Vous fouillerez là-dedans, vous y trouverez peut-être des choses pas trop mauvaises. Si vous en tirez un jour quelque bonne idée, eh bien ! ce sera tant mieux pour tout le monde. Et il partit de là, il donna son testament scientifique. Il avait la nette conscience de navoir été, lui, quun pionnier solitaire, un précurseur, ébauchant des théories, tâtonnant dans la pratique, échouant à cause de sa méthode encore barbare. Il rappela son enthousiasme, lorsquil avait cru découvrir la panacée universelle, avec ses injections de substance nerveuse, puis ses déconvenues, ses désespoirs, la mort brutale de Lafouasse, la phtisie emportant quand même Valentin, la folie victorieuse reprenant Sarteur et létranglant. Aussi sen allait-il plein de doute, nayant plus la foi nécessaire au médecin guérisseur, si amoureux de la vie, quil avait fini par mettre en elle son unique croyance, certain quelle devait tirer delle seule sa santé et sa force. Mais il ne voulait pas fermer lavenir, il était heureux au contraire de léguer son hypothèse à la jeunesse. Tous les vingt ans, les théories changeaient, il ne restait dinébranlables que les vérités acquises, sur lesquelles la science continuait à bâtir. Si même il navait eu le mérite que dapporter lhypothèse dun moment, son travail ne serait pas perdu, car le progrès était sûrement dans leffort, dans lintelligence toujours en marche. Puis, qui savait ? Il avait beau mourir troublé et las, nayant point réalisé son espoir avec les piqûres : dautres ouvriers viendraient, jeunes, ardents, convaincus, qui reprendraient lidée, léclairciraient, lélargiraient. Et peut-être tout un siècle, tout un monde nouveau partirait de là. Ah ! mon cher Ramond, continua-t-il, si lon revivait une autre vie ! Oui, je recommencerai, je reprendrai mon idée, car jai été frappé dernièrement par ce singulier résultat que les piqûres faites avec de leau pure étaient presque aussi efficaces Le liquide injecté nimporte donc pas, il ny a donc là quune action simplement mécanique Tout ce mois dernier, jai écrit beaucoup là-dessus. Vous trouverez des notes, des observations curieuses En somme, jen serais arrivé à croire uniquement au travail, à mettre la santé dans le fonctionnement équilibré de tous les organes, une sorte de thérapeutique dynamique, si jose risquer ce mot. Il se passionnait peu à peu, il en arrivait à oublier la mort prochaine, pour ne songer quà sa curiosité ardente de la vie. Et il ébauchait, dun trait large, sa théorie dernière. Lhomme baignait dans un milieu, la nature, qui irritait perpétuellement par des contacts les terminaisons sensitives des nerfs. De là, la mise en uvre, non seulement des sens, mais de toutes les surfaces du corps, extérieures et intérieures. Or, cétaient ces sensations qui en se répercutant dans le cerveau, dans la moelle, dans les centres nerveux, sy transformaient en tonicité, en mouvements et en idées ; et il avait la conviction que se bien porter consistait dans le train normal de ce travail : recevoir les sensations, les rendre en idées et en mouvements, nourrir la machine humaine par le jeu régulier des organes. Le travail devenait ainsi la grande loi, le régulateur de lunivers vivant. Dès lors, il était nécessaire que, si léquilibre se rompait, si les excitations venues du dehors cessaient dêtre suffisantes, la thérapeutique en créât dartificielles, de façon à rétablir la tonicité, qui est létat de santé parfaite. Et il rêvait toute une médication nouvelle : la suggestion, lautorité toute-puissante du médecin pour les sens ; lélectricité, les frictions, le massage pour la peau et les tendons ; les régimes alimentaires pour lestomac ; les cures dair, sur les hauts plateaux, pour les poumons ; enfin, les transfusions, les piqûres deau distillée pour lappareil circulatoire. Cétait laction indéniable et purement mécanique de ces dernières qui lavait mis sur la voie, il ne faisait quétendre à présent lhypothèse, par un besoin de son esprit généralisateur, il voyait de nouveau le monde sauvé dans cet équilibre parfait, autant de travail rendu que de sensation reçue, le branle du monde rétabli dans son labeur éternel. Puis, il se mit à rire franchement. Bon ! me voilà parti encore ! Et moi qui crois, au fond, que lunique sagesse est de ne pas intervenir, de laisser faire la nature ! Ah ! le vieux fou incorrigible ! Mais Ramond lui avait saisi les deux mains, dans un élan de tendresse : et dadmiration. Maître, maître ! cest avec de la passion, de la folie comme la vôtre quon fait du génie ! Soyez sans crainte, je vous ai écouté, je tâcherai dêtre digne de votre héritage ; et, je le crois comme vous, peut-être le grand demain est-il là tout entier. Dans la chambre attendrie et calme, Pascal se remit à parler, avec 1a tranquillité brave dun philosophe mourant qui donne sa dernière leçon. Maintenant, il revenait sur ses observations personnelles, il expliquait quil sétait souvent guéri lui-même par le travail, un travail réglé et méthodique, sans surmenage. Onze heures sonnèrent, il voulut que Ramond déjeunât, et il continua la conversation, très loin, très haut, pendant que Martine servait. Le soleil avait fini par percer les nuées grises de la matinée, un soleil à demi voilé encore et très doux, dont la nappe dorée tiédissait la vaste pièce. Puis, comme il achevait de boire quelques gorgées de lait, il se tut. A ce moment, le jeune médecin mangeait une poire. Est-ce que vous souffrez davantage ? Non, non, finissez. Mais il ne put mentir. Cétait une crise, et terrible. La suffocation vint en coup de foudre, le renversa sur loreiller, le visage déjà bleu. Des deux mains, il avait saisi le drap à poignée, il sy cramponnait, comme pour trouver un point dappui et soulever leffroyable masse qui lui écrasait la poitrine. Atterré, livide, il tenait ses yeux grands ouverts, fixés sur la pendule, avec une effrayante expression de désespoir et de douleur. Et, pendant dix longues minutes, il faillit expirer. Tout de suite, Ramond lavait piqué. Le soulagement fut lent à se produire, lefficacité était moindre. De grosses larmes parurent dans les yeux de Pascal, dès que la vie lui revint. Il ne parlait pas encore, il pleurait. Puis, regardant toujours la pendule, de ses regards obscurcis : Mon ami, je mourrai à quatre heures, je ne la verrai pas. Et, comme Ramond, pour distraire sa pensée, affirmait contre lévidence que la terminaison nétait pas si prochaine, lui fut repris de sa passion de savant, voulant donner à son jeune confrère une dernière leçon, basée sur lobservation directe. Il avait soigné plusieurs cas pareils au sien, il se souvenait surtout davoir disséqué, à lhôpital, le cur dun vieux, pauvre atteint de sclérose. Je le vois, mon cur Il est couleur de feuille morte, les fibres en sont cassantes, on le dirait amaigri, bien quil ait augmenté un peu de volume. Le travail inflammatoire a dû le durcir, on le couperait difficilement Il continua à voix plus basse. Tout à lheure, il avait bien senti son cur qui mollissait, dont les contractions devenaient molles et lentes. Au lieu du jet de sang normal, il ne sortait plus par laorte quune bave rouge. Derrière, les veines étaient gorgées de sang noir, létouffement augmentait, à mesure que se ralentissait la pompe aspirante et foulante, régulatrice de toute la machine. Et, après la piqûre, il avait suivi, malgré sa souffrance, le réveil progressif de lorgane, le coup de fouet qui lavait remis en marche, déblayant le sang noir des veines, soufflant de nouveau la force avec le sang rouge des artères. Mais la crise allait revenir, dès que leffet mécanique de la piqûre aurait cessé. Il pouvait la prédire à quelques minutes près. Grâce aux injections, il y aurait encore trois crises. La troisième lemporterait, il mourrait à quatre heures. Puis, dune voix de plus en plus faible, il eut un dernier enthousiasme, sur la vaillance du cur, de cet ouvrier obstiné de la vie, sans cesse au travail, à toutes les secondes de lexistence, même pendant le sommeil, lorsque les autres organes, paresseux, se reposaient. Ah ! brave cur ! comme tu luttes héroïquement ! Quelle foi, quelle générosité de muscle jamais las ! Tu as trop aimé, tu as trop battu, et cest pourquoi tu te brises, brave cur qui ne veux pas mourir et qui te soulèves pour battre encore ! Mais la première crise annoncée se produisit. Pascal nen sortit, cette fois, que pour rester haletant, hagard, la parole sifflante et pénible. De sourdes plaintes lui échappaient, malgré son courage : mon Dieu ! cette torture ne finirait donc pas ? Et, pourtant, il navait plus quun ardent désir, prolonger son agonie, vivre assez pour embrasser une dernière fois Clotilde. Sil se trompait, comme Ramond sobstinait à le répéter ! sil pouvait vivre jusquà cinq heures ! Ses yeux étaient retournés à la pendule, il ne quittait plus les aiguilles, donnant aux minutes une importance déternité. Autrefois, ils avaient plaisanté souvent sur cette pendule Empire, une borne de bronze doré, contre laquelle lAmour souriant contemplait le Temps endormi. Elle marquait trois heures. Puis, elle marqua trois heures et demie. Deux heures de vie seulement, encore deux heures de vie, mon Dieu ! Le soleil sabaissait à lhorizon, un grand calme tombait du pâle ciel dhiver ; et il écoutait, par moments, les lointaines locomotives qui sifflaient, à travers la plaine rase. Ce train-là était celui qui passait aux Tulettes. Lautre, celui qui venait de Marseille, narriverait donc jamais ! A quatre heures moins vingt, Pascal fit signe à Ramond de sapprocher. Il ne parlait plus assez fort, il ne pouvait se faire entendre. Il faudrait, pour que je vécusse jusquà six heures, que le pouls fût moins bas. Jespérais encore, mais cest fini Et, dans un murmure, il nomma Clotilde. Cétait un adieu bégayé et déchirant, laffreux chagrin quil éprouvait à ne pas la revoir. Ensuite, le souci de ses manuscrits reparut. Ne me quittez pas La clef est sous mon oreiller. Vous direz à Clotilde de la prendre, elle a des ordres. A quatre heures moins dix, une nouvelle piqûre resta sans effet. Et quatre heures allaient sonner, lorsque la deuxième crise se déclara. Brusquement, après avoir étouffé, il se jeta hors de son lit, il voulut se lever, marcher, dans un réveil de ses forces. Un besoin despace, de clarté, de grand air, le poussait en avant, là-bas. Puis, cétait un appel irrésistible de la vie, de toute sa vie, quil entendait venir à lui, du fond de la salle voisine. Et il y courait, chancelant, suffoquant, courbé à gauche, se rattrapant aux meubles. Vivement, le docteur Ramond sétait précipité pour le retenir. Maître, maître ! recouchez-vous, je vous en supplie ! Mais Pascal, sourdement, sentêtait à finir debout. La passion dêtre encore, lidée héroïque du travail, persistaient en lui, lemportaient comme une masse. Il râlait, il balbutiait. Non, non là-bas, là-bas Il fallut que son ami le soutînt, et il sen alla ainsi, trébuchant et hagard, jusquau fond de la salle, et il se laissa tomber sur sa chaise, devant sa table, où une page commencée traînait, parmi le désordre des papiers et des livres. Là, un moment, il souffla, ses paupières se fermèrent. Bientôt, il les rouvrit, tandis que ses mains tâtonnantes cherchaient le travail. Elles rencontrèrent lArbre généalogique, au milieu dautres notes éparses. Lavant-veille encore, il y avait rectifié des dates. Et il le reconnut, lattira, létala. Maître, maître ! vous vous tuez ! répétait Ramond frémissant, bouleversé de pitié et dadmiration. Pascal nécoutait pas, nentendait pas. Il avait senti un crayon rouler sous ses doigts. Il le tenait, il se penchait sur lArbre, comme si ses yeux à demi éteints ne voyaient plus. Et, une dernière fois, il passait en revue les membres de la famille. Le nom de Maxime larrêta, il écrivit : « Meurt ataxique, en 1873 », dans la certitude que son neveu ne passerait pas lannée. Ensuite, à côté, le nom de Clotilde le frappa, et il compléta aussi la note, il mit : « A, en 1874, de son oncle Pascal, un fils. » Mais il se cherchait, sépuisant, ségarant. Enfin, quand il se fut trouvé, sa main se raffermit, il sacheva, dune écriture haute et brave : « Meurt, dune maladie de cur, le 7 novembre 1873. » Cétait leffort suprême, son râle augmentait, il étouffait, lorsquil aperçut, au-dessus de Clotilde, la feuille blanche. Ses doigts ne pouvaient plus tenir le crayon. Pourtant, en lettres défaillantes, où passait la tendresse torturée, le désordre éperdu de son pauvre cur, il ajouta encore : « Lenfant inconnu, à naître en 1874. Quel sera-t-il ? » Et il eut une faiblesse, Martine et Ramond purent à grand-peine le reporter sur le lit. La troisième crise eut lieu à quatre heures un quart. Dans cet accès final de suffocation, le visage de Pascal exprima une effroyable souffrance. Jusquau bout, il devait endurer son martyre dhomme et de savant. Ses yeux troubles semblèrent chercher encore la pendule, pour constater lheure. Et Ramond, le voyant remuer les lèvres, se pencha, colla son oreille. En effet, il murmurait des paroles, si légères, quelles étaient un souffle. Quatre heures Le cur sendort, plus de sang rouge dans laorte La valvule mollit et sarrête Un râle affreux le secoua, le petit souffle devenait très lointain. Ça marche trop vite Ne me quittez pas, la clef est sous loreiller Clotilde, Clotilde Au pied du lit, Martine était tombée à genoux, étranglée de sanglots. Elle voyait bien que Monsieur se mourait. Elle navait point osé courir chercher un prêtre, malgré sa grande envie ; et elle récitait elle-même les prières des agonisants, elle priait ardemment le bon Dieu, pour quil pardonnât à Monsieur et que Monsieur allât droit en paradis. Pascal mourut. Sa face était toute bleue. Après quelques secondes dune immobilité complète, il voulut respirer, il avança les lèvres, ouvrit sa pauvre bouche, un bec de petit oiseau qui cherche à prendre une dernière gorgée dair. Et ce fut la mort, très simple |