Le marquis De Sade
1740 - 1814
Histoire de
Juliette
ou les Prospérités
du vice
DEUXIÈME PARTIE
Une
jolie fille ne doit s'occuper que de foutre et jamais d'engendrer.
[Marquis
de Sade]
La philosophie dans le boudoir
Sade
ou ( Analyse d'un extrait du chapitre XV de La Nouvelle Justine)
"- L'inceste, un crime ! Ah ! Mon enfant, dis-moi, je te prie, comment une action qui fait loi sur la moitié de notre globe, pourrait se trouver criminelle dans l'autre moitié ? Presque dans toute l'Asie, dans la plus grande partie de l'Afrique et de l'Amérique, on épouse publiquement son père, son fils, sa sur, sa mère, etc. ; et quelle plus douce alliance que celle-là, Justine ? en peut-il exister qui resserre mieux les liens de l'amour et de la nature ? Ce fut dans la crainte que les familles, en s'unissant ainsi, ne devinssent trop puissantes, que nos lois en France ont érigé l'inceste en crime ; mais gardons-nous bien de confondre, et ne prenons jamais pour lois de la nature, ce qui n'est que le fruit de la politique. En adoptant même une minute tes systèmes sociaux, je te le demande, Justine, comment serait-il possible que la nature s'opposât à de telles alliances ? Ne resserre-t-elle pas les premiers nuds qu'elle nous impose selon toi ? Peut-il être à ses yeux rien de plus sacré que le mélange du sang ? Ah ! prenons-y bien garde, Justine ; nous nous aveuglons sur ce que la nature nous dicte à cet égard ; et ces sentiments d'amour, fraternels ou filiaux, lorsqu'ils s'exercent d'un sexe à l'autre, ne sont jamais que des désirs lubriques. Qu'un père, qu'un frère, idolâtrant sa fille ou sa sur, descende au fond de son âme, et s'interroge scrupuleusement sur ce qu'il éprouve, il verra si cette pieuse tendresse est autre que le désir de foutre ; qu'il y cède donc sans contrainte, et il sentira bientôt de quelles délices la volupté le couronnera. Or, quelles mains, je lui demande, quelles mains lui préparent cette surabondance de volupté ? si ce ne sont celles de la nature. Et si ce sont les siennes, est-il raisonnable de dire que ces actions puissent l'irriter ? Doublons, triplons donc ces incestes tant que nous pourrons, sans rien craindre ; et plus l'objet de nos désirs nous appartiendra de près, plus nous aurons de charmes à en jouir." Il y a deux raisons pour lesquelles on puisse répugner à lire les écrits du marquis de Sade. La première est qu'on se reconnaisse dans les personnages jouant le rôle de bourreaux, ce qui peut effrayer et provoquer un rejet non pas raisonnable mais apeuré. La seconde est qu'on le rejette après une lecture et une analyse des éléments qui peuvent paraître séduisants ou horribles ou paradoxalement les deux. En effet ses écrits qui débordent de voyeurisme et de cruauté présentent tout du moins un intérêt : révéler une part d'horreur qui sommeille en chacun de nous. Néanmoins il faut garder une certaine distance pour ne pas tomber dans les deux extrêmes qui semblent s'offrir à nous dans l'extrait précité : la vertu telle que l'entend Justine, telle qu'on la prodigue dans les cours de catéchisme et le sadisme pur et simple. En rejetant toute nuance, Sade perd une certaine crédibilité qui reposait justement sur l'opposition de ces deux extrêmes. Si l'on admet la vertu stéréotypée de Justine et le libertinage à son apogée de protagonistes tels Guermande ou Verneuil, on se retrouve face à deux choix : reconnaître que l'on obéit à des codes qui nous ont été dictés sans qu'on les comprenne ou "épouser" la soi disant liberté dont Sade nous fait l'apologie. Mais alors que l'on considère ces deux choix on a oublié de remettre en cause la base du raisonnement : en effet si la société impose des codes, le libertinage n'impose-t-il pas en revanche de violer tous ces codes sans exception, prenant ainsi le pendant inverse mais toujours aussi liberticide? Ainsi le sadisme ne prend son sens que par rapport à la vertu, il ne peut exister par lui même, le plaisir ne se prenant qu'en violant des codes qui, s'ils disparaissent, entraînent sa mort. De même que le satanisme est un miroir déformant ridicule d'une Eglise ridicule, le libertinage tel que l'entend Sade est un miroir déformant ridicule d'une vertu ridicule. L'argument clef de ce passage
repose sur la notion culturelle de l'inceste : selon Guernande, mais
en réalité selon Sade, l'inceste rapproche davantage
des êtres déjà liés par la naissance ou
la fraternité, et a donc été interdit en Occident
pour ne pas affaiblir le royaume face à des familles plus fortes.
Cette fois l'argument est plus fin que le raisonnement dans son ensemble
et peut convaincre tout non croyant à défaut de le persuader.
Sade semble trouver ici le moyen de donner une raison d'être
à sa philosophie qui ne dépend donc plus de l'opposition
d'avec les codes de la société. Où se trouve
donc la faille? L'inceste en soi consiste à ne jamais quitter
le foyer familial et à additionner des relations différentes
entre deux membres d'une même famille : soeur et mère,
père et amant etc. Il n'y a donc pas d'ouverture sur l'extérieur,
et si ces liens qualifiés de "privilégiés"
par Sade renforcent la famille (le peuvent ils réellement?)
ne rendent ils pas l'individu encore davantage dépendant de
sa famille? Ainsi l'acte suprême du libertinage selon Sade est
paradoxalement le plus liberticide. On peut d'ailleurs souligner la
faiblesse de l'argument qui consiste à comparer les moeurs
de l'Occident avec ceux du reste du monde : à l'époque
l'Occident était de très loin la région la plus
civilisée, et l'interdit de l'inceste n'y est pas pour rien
: il oblige l'ouverture sur le reste de la société,
crée des liens sociaux, au delà de la sa valeur psychologique
que nous allons ensuite étudier. |