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Théophile Gautier 1811 - 1872
Avatar / chapitre III


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Parmi les promeneurs assez rares alors qui suivaient aux Champs-Élysées l’avenue Gabriel, à partir de l’ambassade ottomane jusqu’à l’Élysée Bourbon, préférant au tourbillon poussiéreux et à l’élégant fracas de la grande chaussée l’isolement, le silence et la calme fraîcheur de cette route bordée d’arbres d’un côté et de l’autre de jardins, il en est peu qui ne se fussent arrêtés, tout rêveurs et avec un sentiment d’admiration mêlé d’envie, devant une poétique et mystérieuse retraite, où, chose rare, la richesse semblait loger le bonheur.

A qui n’est-il pas arrivé de suspendre sa marche à la grille d’un parc, de regarder longtemps la blanche villa à travers les massifs de verdure, et de s’éloigner le cœur gros, comme si le rêve de sa vie était caché derrière ces murailles ? Au contraire, d’autres habitations, vues ainsi du dehors, vous inspirent une tristesse indéfinissable ; l’ennui, l’abandon, la désespérance glacent la façade de leurs teintes grises et jaunissent les cimes à demi chauves des arbres ; les statues ont des lèpres de mousse, les fleurs s’étiolent, l’eau des bassins verdit, les mauvaises herbes envahissent les sentiers malgré le racloir ; les oiseaux, s’il y en a, se taisent.

Les jardins en contrebas de l’allée en étaient séparés par un saut-de-loup et se prolongeaient en bandes plus ou moins larges jusqu’aux hôtels, dont la façade donnait sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Celui dont nous parlons se terminait au fossé par un remblai que soutenait un mur de grosses roches choisies pour l’irrégularité curieuse de leurs formes, et qui, se relevant de chaque côté en manière de coulisses, encadraient de leurs aspérités rugueuses et de leurs masses sombres le frais et vert paysage resserré entre elles.

Dans les anfractuosités de ces roches, le cactier raquette, l’asclépiade incarnate, le millepertuis, la saxifrage, le cymbalaire, la joubarbe, la lychnide des Alpes, le lierre d’Irlande trouvaient assez de terre végétale pour nourrir leurs racines et découpaient leurs verdures variées sur le fond vigoureux de la pierre ; ? un peintre n’eût pas disposé, au premier plan de son tableau, un meilleur repoussoir.

Les murailles latérales qui fermaient ce paradis terrestre disparaissaient sous un rideau de plantes grimpantes, aristoloches, grenadilles bleues, campanules, chèvrefeuille, gypsophiles, glycines de Chine, périplocas de Grèce dont les griffes, les vrilles et les tiges s’enlaçaient à un treillis vert, car le bonheur lui-même ne veut pas être emprisonné ; et grâce à cette disposition le jardin ressemblait à une clairière dans une forêt plutôt qu’à un parterre assez étroit circonscrit par les clôtures de la civilisation.

Un peu en arrière des masses de rocaille, étaient groupés quelques bouquets d’arbres au port élégant, à la frondaison vigoureuse, dont les feuillages contrastaient pittoresquement : vernis du Japon, tuyas du Canada, planes de Virginie, frênes verts, saules blancs, micocouliers de Provence, que dominaient deux ou trois mélèzes. Au-delà des arbres s’étalait un gazon de ray-grass, dont pas une pointe d’herbe ne dépassait l’autre, un gazon plus fin, plus soyeux que le velours d’un manteau de reine, de cet idéal vert d’émeraude qu’on n’obtient qu’en Angleterre devant le perron des manoirs féodaux, moelleux tapis naturels que l’œil aime à caresser et que le pas craint de fouler, moquette végétale où, le jour, peuvent seuls se rouler au soleil la gazelle familière avec le jeune baby ducal dans sa robe de dentelles, et, la nuit, glisser au clair de lune quelque Titania du West End la main enlacée à celle d’un Oberon porté sur le livre du peerage et du baronetage.

Une allée de sable tamisée au crible, de peur qu’une valve de conque ou qu’un angle de silex ne blessât les pieds aristocratiques qui y laissaient leur délicate empreinte, circulait comme un ruban jaune autour de cette nappe verte, courte et drue, que le rouleau égalisait, et dont la pluie factice de l’arrosoir entretenait la fraîcheur humide, même aux jours les plus desséchants de l’été.

Au bout de la pièce de gazon éclatait, à l’époque où se passe cette histoire, un vrai feu d’artifice fleuri tiré par un massif de géraniums, dont les étoiles écarlates flambaient sur le fond brun d’une terre de bruyère.

L’élégante façade de l’hôtel terminait la perspective ; de sveltes colonnes d’ordre ionique soutenant l’attique surmonté à chaque angle d’un gracieux groupe de marbre, lui donnaient l’apparence d’un temple grec transporté là par le caprice d’un millionnaire, et corrigeaient, en éveillant une idée de poésie et d’art, tout ce que le luxe aurait pu avoir de trop fastueux ; dans les entre-colonnements, des stores rayés de larges bandes roses et presque toujours baissés abritaient et dessinaient les fenêtres, qui s’ouvraient de plain-pied sous le portique comme des portes de glace.

Lorsque le ciel fantasque de Paris daignait étendre un pan d’azur derrière ce palazzino, les lignes s’en dessinaient si heureusement entre les touffes de verdure, qu’on pouvait les prendre pour le pied-à-terre de la Reine des fées, ou pour un tableau de Baron agrandi.

De chaque côté de l’hôtel s’avançaient dans le jardin deux serres formant ailes, dont les parois de cristal se diamantaient au soleil entre leurs nervures dorées, et faisaient à une foule de plantes exotiques les plus rares et les plus précieuses l’illusion de leur climat natal.

Si quelque poète matineux eût passé avenue Gabriel aux premières rougeurs de l’aurore, il eût entendu le rossignol achever les derniers trilles de son nocturne, et vu le merle se promener en pantoufles jaunes dans l’allée du jardin comme un oiseau qui est chez lui ; mais la nuit, après que les roulements des voitures venant de l’Opéra se sont éteints au milieu du silence de la vie endormie, ce même poète aurait vaguement distingué une ombre blanche au bras d’un beau jeune homme, et serait remonté dans sa mansarde solitaire, l’âme triste jusqu’à la mort.

C’était là qu’habitaient depuis quelque temps ? le lecteur l’a sans doute déjà deviné ? la comtesse Prascovie Labinska et son mari le comte Olaf Labinski, revenu de la guerre du Caucase après une glorieuse campagne, où, s’il ne s’était pas battu corps à corps avec le mystique et insaisissable Schamyl, certainement il avait eu affaire aux plus fanatiquement dévoués des Mourides de l’illustre cheikh. Il avait évité les balles comme les braves les évitent, en se précipitant au-devant d’elles, et les damas courbes des sauvages guerriers s’étaient brisés sur sa poitrine sans l’entamer. Le courage est une cuirasse sans défaut. Le comte Labinski possédait cette valeur folle des races slaves, qui aiment le péril pour le péril, et auxquelles peut s’appliquer encore ce refrain d’un vieux chant scandinave : « Ils tuent, meurent et rient ! »

Avec quelle ivresse s’étaient retrouvés ces deux époux, pour qui le mariage n’était que la passion permise par Dieu et par les hommes, Thomas Moore pourrait seul le dire en style d’Amour des Anges ! Il faudrait que chaque goutte d’encre se transformât dans notre plume en goutte de lumière, et que chaque mot s’évaporât sur le papier en jetant une flamme et un parfum comme un grain d’encens. Comment peindre ces deux âmes fondues en une seule et pareilles à deux larmes de rosée qui, glissant sur un pétale de lis, se rencontrent, se mêlent, s’absorbent l’une l’autre et ne font plus qu’une perle unique ? Le bonheur est une chose si rare en ce monde, que l’homme n’a pas songé à inventer des paroles pour le rendre, tandis que le vocabulaire des souffrances morales et physiques remplit d’innombrables colonnes dans le dictionnaire de toutes les langues.

Olaf et Prascovie s’étaient aimés tout enfants ; jamais leur cœur n’avait battu qu’à un seul nom ; ils savaient presque dès le berceau qu’ils s’appartiendraient, et le reste du monde n’existait pas pour eux ; on eût dit que les morceaux de l’androgyne de Platon, qui se cherchent en vain depuis le divorce primitif, s’étaient retrouvés et réunis en eux ; ils formaient cette dualité dans l’unité, qui est l’harmonie complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt ils volaient à travers la vie d’un essor égal, soutenu, planant comme deux colombes que le même désir appelle, pour nous servir de la belle expression de Dante.

Afin que rien ne troublât cette félicité, une fortune immense l’entourait comme d’une atmosphère d’or. Dès que ce couple radieux paraissait, la misère consolée quittait ses haillons, les larmes se séchaient ; car Olaf et Prascovie avaient le noble égoïsme du bonheur, et ils ne pouvaient souffrir une douleur dans leur rayonnement.

Depuis que le polythéisme a emporté avec lui ces jeunes dieux, ces génies souriants, ces éphèbes célestes, aux formes d’une perfection si absolue, d’un rythme si harmonieux, d’un idéal si pur, et que la Grèce antique ne chante plus l’hymne de la beauté en strophes de Paros, l’homme a cruellement abusé de la permission qu’on lui a donnée d’être laid, et, quoique fait à l’image de Dieu, le représente assez mal. Mais le comte Labinski n’avait pas profité de cette licence ; l’ovale un peu allongé de sa figure, son nez mince, d’une coupe hardie et fine, sa lèvre fermement dessinée, qu’accentuait une moustache blonde aiguisée à ses pointes, son menton relevé et frappé d’une fossette, ses yeux noirs, singularité piquante, étrangeté gracieuse, lui donnaient l’air d’un de ces anges guerriers, saint Michel ou Raphaël, qui combattent le démon, revêtus d’armures d’or. Il eût été trop beau sans l’éclair mâle de ses sombres prunelles et la couche hâlée que le soleil d’Asie avait déposée sur ses traits.

Le comte était de taille moyenne, mince, svelte, nerveux, cachant des muscles d’acier sous une apparente délicatesse ; et lorsque dans quelque bal d’ambassade, il revêtait son costume de magnat, tout chamarré d’or, tout étoilé de diamants, tout brodé de perles, il passait parmi les groupes comme une apparition étincelante, excitant la jalousie des hommes et l’amour des femmes, que Prascovie lui rendait indifférentes. ? Nous n’ajoutons pas que le comte possédait les dons de l’esprit comme ceux du corps ; les fées bienveillantes l’avaient doué à son berceau, et la méchante sorcière qui gâte tout s’était montrée de bonne humeur ce jour-là.

Vous comprenez qu’avec un tel rival, Octave de Saville avait peu de chance, et qu’il faisait bien de se laisser tranquillement mourir sur les coussins de son divan, malgré l’espoir qu’essayait de lui remettre au cœur le fantastique docteur Balthazar Cherbonneau. ? Oublier Prascovie eût été le seul moyen, mais c’était là chose impossible ; la revoir, à quoi bon ? Octave sentait que la résolution de la jeune femme ne faiblirait jamais dans son implacabilité douce, dans sa froideur compatissante. Il avait peur que ses blessures non cicatrisées ne se rouvrissent et ne saignassent devant celle qui l’avait tué innocemment, et il ne voulait pas l’accuser, la douce meurtrière aimée !