Théophile
Gautier 1811 - 1872
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chapitre IX
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Lorsque les valets eurent porté à sa voiture le vrai comte Labinski chassé de son paradis terrestre par le faux ange gardien debout sur le seuil, lOctave transfiguré rentra dans le petit salon blanc et or pour attendre le loisir de la comtesse. Appuyé contre le marbre blanc de la cheminée dont lâtre était rempli de fleurs, il se voyait répété au fond de la glace placée en symétrie sur la console à pieds tarabiscotés et dorés. Quoiquil fût dans le secret de sa métamorphose, ou, pour parler plus exactement, de sa transposition, il avait peine à se persuader que cette image si différente de la sienne fût le double de sa propre figure, et il ne pouvait détacher ses yeux de ce fantôme étranger qui était cependant devenu lui. Il se regardait et voyait un autre. Involontairement il cherchait si le comte Olaf nétait pas accoudé près de lui à la tablette de la cheminée, projetant sa réflexion au miroir ; mais il était bien seul ; le docteur Cherbonneau avait fait les choses en conscience. Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski ne songea plus au merveilleux avatar qui avait fait passer son âme dans le corps de lépoux de Prascovie ; ses pensées prirent un cours plus conforme à sa situation. Cet événement incroyable, en dehors de toutes les possibilités, et que lespérance la plus chimérique neût pas osé rêver en son délire, était arrivé ! Il allait se trouver en présence de la belle créature adorée, et elle ne le repousserait pas ! La seule combinaison qui pût concilier son bonheur avec limmaculée vertu de la comtesse sétait réalisée ! Près de ce moment suprême, son âme éprouvait des transes et des anxiétés affreuses : les timidités du véritable amour la faisaient défaillir comme si elle habitait encore la forme dédaignée dOctave de Saville. Lentrée de la femme de chambre mit fin à ce tumulte de pensées qui se combattaient. A son approche il ne put maîtriser un soubresaut nerveux, et tout son sang afflua vers son cur lorsquelle lui dit : « Madame la comtesse peut à présent recevoir monsieur. » Octave-Labinski suivit la femme de chambre, car il ne connaissait pas les êtres de lhôtel, et ne voulait pas trahir son ignorance par lincertitude de sa démarche. La femme de chambre lintroduisit dans une pièce assez vaste, un cabinet de toilette orné de toutes les recherches du luxe le plus délicat. Une suite darmoires dun bois précieux, sculptées par Knecht et Lienhart et dont les battants étaient séparés par des colonnes torses autour desquelles senroulaient en spirales de légères brindilles de convolvulus aux feuilles en cur et aux fleurs en clochettes découpées avec un art infini, formait une espèce de boiserie architecturale, un portique dordre capricieux dune élégance rare et dune exécution achevée ; dans ces armoires étaient serrés les robes de velours et de moire, les cachemires, les mantelets, les dentelles, les pelisses de martre-zibeline, de renard bleu, les chapeaux aux mille formes, tout lattirail de la jolie femme. En face se répétait le même motif, avec cette différence que les panneaux peints étaient remplacés par des glaces jouant sur des charnières comme des feuilles de paravent, de façon que lon pût sy voir de face, de profil, par-derrière, et juger de leffet dun corsage ou dune coiffure. Sur la troisième face régnait une longue toilette plaquée dalbâtre-onyx, où des robinets dargent dégorgeaient leau chaude et froide dans dimmenses jattes du Japon enchâssées par des découpures circulaires du même métal ; des flacons en cristal de Bohême, qui, aux feux des bougies, étincelaient comme des diamants et des rubis, contenaient les essences et les parfums. Les murailles et le plafond étaient capitonnés de satin vert deau, comme lintérieur dun écrin. Un épais tapis de Smyrne, aux teintes moelleusement assorties, ouatait le plancher. Au milieu de la chambre, sur un socle de velours vert, était posé un grand coffre de forme bizarre, en acier de Khorassan ciselé, niellé et ramagé darabesques dune complication à faire trouver simples les ornements de la salle des Ambassadeurs à lAlhambra. Lart oriental semblait avoir dit son dernier mot dans ce travail merveilleux, auquel les doigts de fée des Péris avaient dû prendre part. Cétait dans ce coffre que la comtesse Prascovie Labinska enfermait ses parures, des joyaux dignes dune reine, et quelle ne mettait que fort rarement, trouvant avec raison quils ne valaient pas la place quils couvraient. Elle était trop belle pour avoir besoin dêtre riche : son instinct de femme le lui disait. Aussi ne leur faisait-elle voir les lumières que dans les occasions solennelles où le faste héréditaire de lantique maison Labinski devait paraître avec toute sa splendeur. Jamais diamants ne furent moins occupés. Près de la fenêtre, dont les amples rideaux retombaient en plis puissants, devant une toilette à la duchesse, en face dun miroir que lui penchaient deux anges sculptés par Mlle de Fauveau avec cette élégance longue et fluette qui caractérise son talent, illuminée de la lumière blanche de deux torchères à six bougies, se tenait assise la comtesse Prascovie Labinska, radieuse de fraîcheur et de beauté. Un bournous de Tunis dune finesse idéale, rubané de raies bleues et blanches alternativement opaques et transparentes, lenveloppait comme un nuage souple ; la légère étoffe avait glissé sur le tissu satiné des épaules et laissait voir la naissance et les attaches dun col qui eût fait paraître gris le col de neige du cygne. Dans linterstice des plis bouillonnaient les dentelles dun peignoir de batiste, parure nocturne que ne retenait aucune ceinture ; les cheveux de la comtesse étaient défaits et sallongeaient derrière elle en nappes opulentes comme le manteau dune impératrice. ? Certes, les torsades dor fluide dont la Vénus Aphrodite exprimait des perles, agenouillée dans sa conque de nacre, lorsquelle sortit comme une fleur des mers de lazur ionien, étaient moins blondes, moins épaisses, moins lourdes ! Mêlez lambre du Titien et largent de Paul Véronèse avec le vernis dor de Rembrandt ; faites passer le soleil à travers la topaze, et vous nobtiendrez pas encore le ton merveilleux de cette opulente chevelure, qui semblait envoyer la lumière au lieu de la recevoir, et qui eût mérité mieux que celle de Bérénice de flamboyer, constellation nouvelle, parmi les anciens astres ! Deux femmes la divisaient, la polissaient, la crespelaient et larrangeaient en boucles soigneusement massées pour que le contact de loreiller ne la froissât pas. Pendant cette opération délicate, la comtesse faisait danser au bout de son pied une babouche de velours blanc brodée de cannetille dor, petite à rendre jalouse les khanouns et les odalisques du Padischah. Parfois, rejetant les plis soyeux du bournous, elle découvrait son bras blanc, et repoussait de la main quelques cheveux échappés, avec un mouvement dune grâce mutine. Ainsi abandonnée dans sa pose nonchalante, elle rappelait ces sveltes figures de toilettes grecques qui ornent les vases antiques et dont aucun artiste na pu retrouver le pur et suave contour, la beauté jeune et légère ; elle était mille fois plus séduisante encore que dans le jardin de la villa Salviati à Florence ; et si Octave navait pas été déjà fou damour, il le serait infailliblement devenu ; mais, par bonheur, on ne peut rien ajouter à linfini. Octave-Labinski sentit à cet aspect, comme sil eût vu le spectacle le plus terrible, ses genoux sentrechoquer et se dérober sous lui. Sa bouche se sécha, et langoisse lui étreignit la gorge comme la main dun Thugg ; des flammes rouges tourbillonnèrent autour de ses yeux. Cette beauté le médusait. Il fit un effort de courage, se disant que ces manières effarées et stupides, convenables à un amant repoussé, seraient parfaitement ridicules de la part dun mari, quelque épris quil pût être encore de sa femme, et il marcha assez résolument vers la comtesse. « Ah ! cest vous, Olaf ! comme vous rentrez tard ce soir ! » dit la comtesse sans se retourner, car sa tête était maintenue par les longues nattes que tressaient ses femmes, et la dégageant des plis du bournous, elle lui tendit une de ses belles mains. Octave-Labinski saisit cette main plus douce et plus fraîche quune fleur, la porta à ses lèvres et y imprima un long, un ardent baiser, ? toute son âme se concentrait sur cette petite place. Nous ne savons quelle délicatesse de sensitive, quel instinct de pudeur divine, quelle intuition irraisonnée du cur avertit la comtesse : mais un nuage rose couvrit subitement sa figure, son col et ses bras, qui prirent cette teinte dont se colore sur les hautes montagnes la neige vierge surprise par le premier baiser du soleil. Elle tressaillit et dégagea lentement sa main, demi-fâchée, demi-honteuse ; les lèvres dOctave lui avaient produit comme une impression de fer rouge. Cependant elle se remit bientôt et sourit de son enfantillage. « Vous ne me répondez pas, cher Olaf ; savez-vous quil y a plus de six heures que je ne vous ai vu ; vous me négligez, dit-elle dun ton de reproche ; autrefois vous ne mauriez pas abandonnée ainsi toute une longue soirée. Avez-vous pensé à moi seulement ? ? Toujours, répondit Octave-Labinski. ? Oh ! non, pas toujours ; je sens quand vous pensez à moi, même de loin. Ce soir, par exemple, jétais seule, assise à mon piano, jouant un morceau de Weber et berçant mon ennui de musique ; votre âme a voltigé quelques minutes autour de moi dans le tourbillon sonore des notes ; puis elle sest envolée je ne sais où sur le dernier accord, et nest pas revenue. Ne mentez pas, je suis sûre de ce que je dis. » Prascovie, en effet, ne se trompait pas ; cétait le moment où chez le docteur Balthazar Cherbonneau le comte Olaf Labinski se penchait sur le verre deau magique, évoquant une image adorée de toute la force dune pensée fixe. A dater de là, le comte, submergé dans locéan sans fond du sommeil magnétique, navait plus eu ni idée, ni sentiment, ni volition. Les femmes, ayant achevé la toilette nocturne de la comtesse, se retirèrent ; Octave-Labinski restait toujours debout, suivant Prascovie dun regard enflammé. ? Gênée et brûlée par ce regard, la comtesse senveloppa de son bournous comme la Polymnie de sa draperie. Sa tête seule apparaissait au-dessus des plis blancs et bleus, inquiète, mais charmante. Bien quaucune pénétration humaine neût pu deviner le mystérieux déplacement dâmes opéré par le docteur Cherbonneau au moyen de la formule du sannyâsi Brahma-Logum, Prascovie ne reconnaissait pas, dans les yeux dOctave-Labinski, lexpression ordinaire des yeux dOlaf, celle dun amour pur, calme, égal, éternel comme lamour des anges ; ? une passion terrestre incendiait ce regard, qui la troublait et la faisait rougir. ? Elle ne se rendait pas compte de ce qui sétait passé, mais il sétait passé quelque chose. Mille suppositions étranges lui traversèrent la pensée : nétait-elle plus pour Olaf quune femme vulgaire, désirée pour sa beauté comme une courtisane ? laccord sublime de leurs âmes avait-il été rompu par quelque dissonance quelle ignorait ? Olaf en aimait-il une autre ? les corruptions de Paris avaient-elles souillé ce chaste cur ? Elle se posa rapidement ces questions sans pouvoir y répondre dune manière satisfaisante, et se dit quelle était folle ; mais, au fond, elle sentait quelle avait raison. Une terreur secrète lenvahissait comme si elle eût été en présence dun danger inconnu, mais deviné par cette seconde vue de lâme, à laquelle on a toujours tort de ne pas obéir. Elle se leva agitée et nerveuse et se dirigea vers la porte de sa chambre à coucher. Le faux comte laccompagna, un bras sur la taille, comme Othello reconduit Desdémone à chaque sortie dans la pièce de Shakespeare ; mais quand elle fut sur le seuil, elle se retourna, sarrêta un instant, blanche et froide comme une statue, jeta un coup dil effrayé au jeune homme, entra, ferma la porte vivement et poussa le verrou. « Le regard dOctave ! » sécria-t-elle en tombant à demi évanouie sur une causeuse. Quand elle eut reprit ses sens, elle se dit : « Mais comment se fait-il que ce regard, dont je nai jamais oublié lexpression, étincelle ce soir dans les yeux dOlaf ? Comme en ai-je vu la flamme sombre et désespérée luire à travers les prunelles de mon mari ? Octave est-il mort ? Est-ce son âme qui a brillé un instant devant moi comme pour me dire adieu avant de quitter cette terre ? Olaf ! Olaf ! si je me suis trompée, si jai cédé follement à de vaines terreurs, tu me pardonneras ; mais si je tavais accueilli ce soir, jaurais cru me donner à un autre. » La comtesse sassura que le verrou était bien poussé, alluma la lampe suspendue au plafond, se blottit dans son lit comme un enfant peureux avec un sentiment dangoisse indéfinissable, et ne sendormit que vers le matin ; des rêves incohérents et bizarres tourmentèrent son sommeil agité. ? Des yeux ardents ? les yeux dOctave ? se fixaient sur elle du fond dun brouillard et lui lançaient des jets de feu, pendant quau pied de son lit une figure noire et sillonnée de rides se tenait accroupie, marmottant des syllabes dune langue inconnue ; le comte Olaf parut aussi dans ce rêve absurde, mais revêtu dune forme qui nétait pas la sienne. Nous nessayerons pas de peindre le désappointement dOctave lorsquil se trouva en face dune porte fermée et quil entendit le grincement intérieur du verrou. Sa suprême espérance sécroulait. Eh quoi ! il avait eu recours à des moyens terribles, étranges, il sétait livré à un magicien, peut-être à un démon, en risquant sa vie dans ce monde et son âme dans lautre pour conquérir une femme qui lui échappait, quoique livrée à lui sans défense par les sorcelleries de lInde. Repoussé comme amant, il létait encore comme mari ; linvincible pureté de Prascovie déjouait les machinations les plus infernales. Sur le seuil de la chambre à coucher elle lui était apparue comme un ange blanc de Swedenborg foudroyant le mauvais esprit. Il ne pouvait rester toute la nuit dans cette situation ridicule : il chercha lappartement du comte, et au bout dune enfilade de pièces il en vit une où sélevait un lit aux colonnes débène, aux rideaux de tapisserie, où parmi les ramages et les arabesques étaient brodés des blasons. Des panoplies darmes orientales, des cuirasses et des casques de chevaliers atteints par le reflet dune lampe, jetaient des lueurs vagues dans lombre ; un cuir de Bohême gaufré dor miroitait sur les murs. Trois ou quatre grands fauteuils sculptés, un bahut tout historié de figurines complétaient cet ameublement dun goût féodal, et qui neût pas été déplacé dans la grande salle dun manoir gothique ; ce nétait pas de la part du comte frivole imitation de mode, mais pieux souvenir. Cette chambre reproduisait exactement celle quil habitait chez sa mère, et quoiquon leût souvent raillé ? sur ce décor de cinquième acte ?, il avait toujours refusé den changer le style. Octave-Labinski, épuisé de fatigues et démotions, se jeta sur le lit et sendormit en maudissant le docteur Balthazar Cherbonneau. Heureusement, le jour lui apporta des idées plus riantes ; il se promit de se conduire désormais dune façon plus modérée, déteindre son regard, et de prendre les manières dun mari ; aidé par le valet de chambre du comte, il fit une toilette sérieuse et se rendit dun pas tranquille dans la salle à manger, où madame la comtesse lattendait pour déjeuner |