Théophile
Gautier 1811 - 1872
Avatar /
chapitre X
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word )
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
Octave-Labinski descendit sur les pas du valet de chambre, car il ignorait où se trouvait la salle à manger dans cette maison dont il paraissait le maître ; la salle à manger était une vaste pièce au rez-de-chaussée donnant sur la cour, dun style noble et sévère, qui tenait à la fois du manoir et de labbaye : ? des boiseries de chêne brun dun ton chaud et riche, divisées en panneaux et en compartiments symétriques, montaient jusquau plafond, où des poutres en saillie et sculptées formaient des caissons hexagones coloriés en bleu et ornés de légères arabesques dor ; dans les panneaux longs de la boiserie, Philippe Rousseau avait peint les quatre saisons symbolisées, non pas par des figures mythologiques, mais par des trophées de nature morte composés de productions se rapportant à chaque époque de lannée ; des chasses de Jadin faisaient pendant aux natures mortes de Philippe Rousseau, et au-dessus de chaque peintre rayonnait, comme un disque de bouclier, un immense plat de Bernard Palissy ou de Léonard de Limoges, de porcelaine du Japon, de majolique ou de poterie arabe, au vernis irisé par toutes les couleurs du prisme ; des massacres de cerfs, des cornes daurochs alternaient avec les faïences, et, aux deux bouts de la salle, de grands dressoirs, hauts comme des retables déglises espagnoles, élevaient leur architecture ouvragée et sculptée dornements à rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Berruguete, de Cornejo Duque et de Verbruggen ; sur leurs rayons à crémaillère brillaient confusément lantique argenterie de la famille des Labinski, des aiguières aux anses chimériques, des salières à la vieille mode, des hanaps, des coupes, des pièces de surtout contournées par la bizarre fantaisie allemande, et dignes de tenir leur place dans le trésor de la Voûte-Verte de Dresde. En face des argenterie antiques étincelaient les produits merveilleux de lorfèvrerie moderne, les chefs-duvre de Wagner, de Duponchel, de Rudolphi, de Froment-Meurice ; thés en vermeil à figurines de Feuchère et de Vechte, plateaux niellés, seaux à vin de Champagne aux anses de pampre, aux bacchanales en bas-relief ; réchauds élégants comme des trépieds de Pompéi : sans parler des cristaux de Bohême, des verreries de Venise, des services en vieux Saxe et en vieux Sèvres. Des chaises de chêne garnies de maroquin vert étaient rangées le long des murs, et sur la table aux pieds sculptés en serre daigle, tombait du plafond une lumière égale et pure tamisée par les verres blancs dépolis garnissant le caisson central laissé vide. ? Une transparente guirlande de vigne encadrait ce panneau laiteux de ses feuillages verts. Sur la table, servie à la russe, les fruits entourés dun cordon de violettes étaient déjà posés, et les mets attendaient le couteau des convives sous leurs cloches de métal poli, luisantes comme des casques démirs ; un samovar de Moscou lançait en sifflant son jet de vapeur ; deux valets, en culotte courte et en cravate blanche, se tenaient immobiles et silencieux derrière les deux fauteuils, placés en face lun de lautre, pareils à deux statues de la domesticité. Octave sassimila tous ces détails dun coup dil rapide pour nêtre pas involontairement préoccupé par la nouveauté dobjets qui auraient dû lui être familiers. Un glissement léger sur les dalles, un froufrou de taffetas lui fit retourner la tête. Cétait la comtesse Prascovie Labinska qui approchait et qui sassit après lui avoir fait un petit signe amical. Elle portait un peignoir de soie quadrillée vert et blanc, garni dune ruche de même étoffe découpée en dents de loup ; ses cheveux massés en épais bandeaux sur les tempes, et roulés à la naissance de la nuque en une torsade dor semblable à la volute dun chapiteau ionien, lui composaient une coiffure aussi simple que noble, et à laquelle un statuaire grec neût rien voulu changer ; son teint de rose carnée était un peu pâli par lémotion de la veille et le sommeil agité de la nuit ; une imperceptible auréole nacrée entourait ses yeux ordinairement si calmes et si purs ; elle avait lair fatigué et languissant, mais, ainsi attendrie, sa beauté nen était que plus pénétrante, elle prenait quelque chose dhumain ; la déesse se faisait femme ; lange, reployant ses ailes, cessait de planer. Plus prudent cette fois, Octave voila la flamme de ses yeux et masqua sa muette extase dun air indifférent. La comtesse allongea son petit pied chaussé dune pantoufle en peau mordorée, dans la laine soyeuse du tapis-gazon placé sous la table pour neutraliser le froid contact de la mosaïque de marbre blanc et de brocatelle de Vérone qui pavait la salle à manger, fit un léger mouvement dépaules comme glacée par un dernier frisson de fièvre, et, fixant ses beaux yeux dun bleu polaire sur le convive quelle prenait pour son mari, car le jour avait fait évanouir les pressentiments, les terreurs et les fantômes nocturnes, elle lui dit dune voix harmonieuse et tendre, pleine de chastes câlineries, une phrase en polonais ! ! ! Avec le comte elle se servait souvent de la chère langue maternelle aux moments de douceur et dintimité, surtout en présence des domestiques français, à qui cet idiome était inconnu. Le Parisien Octave savait le latin, litalien, lespagnol, quelques mots danglais ; mais, comme tous les Gallo-Romains, il ignorait entièrement les langues slaves. ? Les chevaux de frise de consonnes qui défendent les rares voyelles du polonais lui en eussent interdit lapproche quand bien même il eût voulu sy frotter. ? A Florence, la comtesse lui avait toujours parlé français ou italien, et la pensée dapprendre lidiome dans lequel Mickiewicz a presque égalé Byron ne lui était pas venue. On ne songe jamais à tout. A laudition de cette phrase il se passa dans la cervelle du comte, habitée par le moi dOctave, un très singulier phénomène : les sons étrangers au Parisien, suivant les replis dune oreille slave, arrivèrent à lendroit habituel où lâme dOlaf les accueillait pour les traduire en pensées, et y évoquèrent une sorte de mémoire physique ; leur sens apparut confusément à Octave ; des mots enfouis dans les circonvolutions cérébrales, au fond des tiroirs secrets du souvenir, se présentèrent en bourdonnant, tout prêts à la réplique ; mais ces réminiscences vagues, nétant pas mises en communication avec lesprit, se dissipèrent bientôt, et tout redevint opaque. Lembarras du pauvre amant était affreux ; il navait pas songé à ces complications en gantant la peau du comte Olaf Labinski, et il comprit quen volant la forme dun autre on sexposait à de rudes déconvenues. Prascovie, étonnée du silence dOctave, et croyant que, distrait par quelque rêverie, il ne lavait pas entendue, répéta sa phrase lentement et dune voix plus haute. Sil entendait mieux le son des mots, le faux comte nen comprenait pas davantage la signification ; il faisait des efforts désespérés pour deviner de quoi il pouvait sagir ; mais pour qui ne les sait pas, les compactes langues du Nord nont aucune transparence, et si un Français peut soupçonner ce que dit une Italienne, il sera comme sourd en écoutant parler une Polonaise. ? Malgré lui, une rougeur ardente couvrit ses joues ; il se mordit les lèvres, et, pour se donner une contenance, découpa rageusement le morceau placé sur son assiette. « On dirait en vérité, mon cher seigneur, dit la comtesse, cette fois en français, que vous ne mentendez pas, ou que vous ne me comprenez point... ? En effet, balbutia Octave-Labinski, ne sachant trop ce quil disait... cette diable de langue est si difficile ! ? Difficile ! oui, peut-être pour des étrangers, mais pour celui qui la bégayée sur les genoux de sa mère, elle jaillit des lèvres comme le souffle de la vie, comme leffluve même de la pensée. ? Oui, sans doute, mais il y a des moments où il me semble que je ne la sais plus. ? Que contez-vous là, Olaf ? quoi ! vous lauriez oubliée, la langue de vos aïeux, la langue de la sainte patrie, la langue qui vous fait reconnaître vos frères parmi les hommes, et, ajouta-t-elle plus bas, la langue dans laquelle vous mavez dit la première fois que vous maimiez ! ? Lhabitude de me servir dun autre idiome..., hasarda Octave-Labinski à bout de raisons. ? Olaf, répliqua la comtesse dun ton de reproche, je vois que Paris vous a gâté ; javais raison de ne pas vouloir y venir. Qui meût dit que lorsque le noble comte Labinski retournerait dans ses terres, il ne saurait plus répondre aux félicitations de ses vassaux ? » Le charmant visage de Prascovie prit une expression douloureuse ; pour la première fois la tristesse jeta son ombre sur ce front pur comme celui dun ange ; ce singulier oubli la froissait au plus tendre de lâme, et lui paraissait presque une trahison. Le reste du déjeuner se passa silencieusement : Prascovie boudait celui quelle prenait pour le comte. Octave était au supplice, car il craignait dautres questions quil eût été forcé de laisser sans réponse. La comtesse se leva et rentra dans ses appartements. Octave, resté seul, jouait avec le manche dun couteau quil avait envie de se planter au cur, car sa position était intolérable : il avait compté sur une surprise, et maintenant il se trouvait engagé dans les méandres sans issue pour lui dune existence quil ne connaissait pas : en prenant son corps au comte Olaf Labinski, il eût fallu lui dérober aussi ses notions antérieures, les langues quil possédait, ses souvenirs denfance, les mille détails intimes qui composent le moi dun homme, les rapports liant son existence aux autres existences : et pour cela tout le savoir du docteur Balthazar Cherbonneau neût pas suffi. Quelle rage ! être dans ce paradis dont il osait à peine regarder le seuil de loin ; habiter sous le même toit que Prascovie, la voir, lui parler, baiser sa belle main avec les lèvres mêmes de son mari, et ne pouvoir tromper sa pudeur céleste, et se trahir à chaque instant par quelque inexplicable stupidité ! « Il était écrit là-haut que Prascovie ne maimerait jamais ! Pourtant jai fait le plus grand sacrifice auquel puisse descendre lorgueil humain : jai renoncé à mon moi et consenti à profiter sous une forme étrangère de caresses destinées à un autre ! » Il en était là de son monologue quand un groom sinclina devant lui avec tous les signes du plus profond respect, en lui demandant quel cheval il monterait aujourdhui... Voyant quil ne répondait pas, le groom se hasarda, tout effrayé dune telle hardiesse, à murmurer : « Vultur ou Rustem ? ils ne sont pas sortis depuis huit jours. ? Rustem », répondit Octave-Labinski, comme il eût dit Vultur, mais le dernier nom sétait accroché à son esprit distrait. Il shabilla de cheval et partit pour le bois de Boulogne, voulant faire prendre un bain dair à son exaltation nerveuse. Rustem, bête magnifique de la race Nedji, qui portait sur son poitrail, dans un sachet oriental de velours brodé dor, ses titres de noblesse remontant aux premières années de lhégire, navait pas besoin dêtre excité. Il semblait comprendre la pensée de celui qui le montait, et dès quil eut quitté le pavé et pris la terre, il partit comme une flèche sans quOctave lui fit sentir léperon. Après deux heures dune course furieuse, le cavalier et la bête rentrèrent à lhôtel, lun calmé, lautre fumant et les naseaux rouges.
« Eh bien, lui dit-elle avec un gracieux sourire, car la bouderie ne pouvait rester longtemps sur ses belles lèvres, avez-vous rattrapé votre mémoire en courant dans les allées du bois ? ? Mon Dieu, non, ma chère, répondit Octave-Labinski ; mais il faut que je vous fasse une confidence. ? Ne connais-je pas davance toutes vos pensées ? ne sommes-nous plus transparents lun pour lautre ? ? Hier, je suis allé chez ce médecin dont on parle tant. ? Oui, le docteur Balthazar Cherbonneau, qui a fait un long séjour aux Indes et a, dit-on, appris des brahmes une foule de secrets plus merveilleux les uns que les autres. ? Vous vouliez même memmener ; mais je ne suis pas curieuse, ? car je sais que vous maimez, et cette science me suffit. ? Il a fait devant moi des expériences si étranges, opéré de tels prodiges, que jen ai lesprit encore troublé. Cet homme bizarre, qui dispose dun pouvoir irrésistible, ma plongé dans un sommeil magnétique si profond, quà mon réveil je ne me suis plus trouvé les mêmes facultés : javais perdu la mémoire de bien des choses ; le passé flottait dans un brouillard confus : seul, mon amour pour vous était demeuré intact. ? Vous avez eu tort, Olaf, de vous soumettre à linfluence de ce docteur. Dieu, qui a créé lâme, a le droit dy toucher ; mais lhomme, en lessayant, commet une action impie, dit dun ton grave la comtesse Prascovie Labinska. ? Jespère que vous ny retournerez plus, et que, lorsque je vous dirai quelque chose daimable ? en polonais ?, vous me comprendrez comme autrefois. » Octave, pendant sa promenade à cheval, avait imaginé cette excuse de magnétisme pour pallier les bévues quil ne pouvait manquer dentasser dans son existence nouvelle ; mais il nétait pas au bout de ses peines. ? Un domestique, ouvrant le battant de la porte, annonça un visiteur. « M. Octave de Saville. » Quoiquil dût sattendre un jour où lautre à cette rencontre, le véritable Octave pâlit à ces simples mots comme si la trompette du jugement dernier lui eût brusquement éclaté à loreille. Il eut besoin de faire appel à tout son courage et de se dire quil avait lavantage de la situation pour ne pas chanceler ; instinctivement il enfonça ses doigts dans le dos dune causeuse, et réussit ainsi à se maintenir debout avec une apparence ferme et tranquille. Le comte Olaf, revêtu de lapparence dOctave, savança vers la comtesse quil salua profondément. « M. le comte Labinski... M. Octave de Saville... » fit la comtesse Labinska en présentant les gentilshommes lun à lautre. Les deux hommes se saluèrent froidement en se lançant des regards fauves à travers le masque de marbre de la politesse mondaine, qui recouvre parfois tant datroces passions. « Vous mavez tenu rigueur depuis Florence, monsieur Octave, dit la comtesse dune voix amicale et familière, et javais peur de quitter Paris sans vous voir. ? Vous étiez plus assidu à la villa Salviati, et vous comptiez alors parmi mes fidèles. ? Madame, répondit dun ton contraint le faux Octave, jai voyagé, jai été souffrant, malade même, et, en recevant votre gracieuse invitation, je me suis demandé si jen profiterais, car il ne faut pas être égoïste et abuser de lindulgence quon veut bien avoir pour un ennuyeux. ? Ennuyé peut-être ; ennuyeux, non, répliqua la comtesse ; vous avez toujours été mélancolique, ? mais un de vos poètes ne dit-il pas de la mélancolie : Après loisiveté, cest
le meilleur des maux. La comtesse jeta un regard dune ineffable douceur sur le comte, enfermé dans la forme dOctave, comme pour lui demander pardon de lamour quelle lui avait involontairement inspiré. « Vous me croyez plus frivole que je ne suis ; toute douleur vraie a ma pitié, et, si je ne puis la soulager, jy sais compatir. ? Je vous aurais voulu heureux, cher monsieur Octave ; mais pourquoi vous êtes-vous cloîtré dans votre tristesse, refusant obstinément la vie qui venait à vous avec ses bonheurs, ses enchantements et ses devoirs ? Pourquoi avez-vous refusé lamitié que je vous offrais ? » Ces phrases si simples et si franches impressionnaient diversement les deux auditeurs. ? Octave y entendait la confirmation de la sentence prononcée au jardin Salviati, par cette belle bouche que jamais ne souilla le mensonge ; Olaf y puisait une preuve de plus de linaltérable vertu de la femme, qui ne pouvait succomber que par un artifice diabolique. Aussi une rage subite sempara de lui en voyant son spectre animé par une autre âme installé dans sa propre maison, et il sélança à la gorge du faux comte. « Voleur, brigand, scélérat, rends-moi ma peau ! » A cette action si extraordinaire, la comtesse se pendit à la sonnette, des laquais emportèrent le comte. « Ce pauvre Octave est devenu fou ! » dit Prascovie pendant quon emmenait Olaf, qui se débattait vainement. « Oui, répondit le véritable Octave, fou damour ! Comtesse, vous êtes décidément trop belle ! » |